WU Hugo, Leur Regard, illustrations Pei-Hsiu CHEN, CotCotCot éditions, 2025, 44 p. 16€50
Hugo
Wu écrit un texte gigogne où il tente d’approcher la relation spontanée des
enfants au monde. C’est à la fois une apologie du regard naïf au sens
étymologique : qui naît au monde. La culture occidentale a dérivé de ce
sens l’idée de la pureté contre, par conséquent, l’impureté du regard construit
par les règles esthétiques et éthiques de la vision. L’adjectif possessif
« Leur » du titre marque la distance entre le regard enfantin
et celui des adultes, et inscrit l’album dans la dichotomie du eux et nous.
Voilà
qui n’est pas commun. Leur Regard serait alors un album pour les
adultes bien plus que pour les enfants, même si ceux-ci y trouveront plus que
leur compte et même si, de par le média de l’édition CotCotCot il s’adresse à
eux. Leur Regard souligne combien le genre de l’album défie les
frontières du répertitoire lectoral et sa hiérarchie liée aux âges de la vie.
Hugo Wu transgresse ce compartimentage des âges de lecture en articulant la
simplicité du texte avec une structure narrative qui repose sur des choix
syntaxiques précis. En effet, les seize premières pages rassemblent huit
phrases réparties chacune sur deux lignes, sauf la huitième, sur trois. Il
s’agit donc de phrases courtes. La syntaxe emprunte à la langue orale :
les sept premières reposent sur une topicalisation suivie de l’assertion qui
l’informe. Le segment phrastique topicalisé est le champ d’application du
prédicat : par exemple, dans
« Aux
yeux de l’univers,
La
Terre est encore toute neuve. »,
le
segment topicalisé, « Aux yeux de l’univers » concentre
l’apport du rhème ou prédicat « est encore toute neuve ».
L’essentiel n’est donc pas dans le sujet grammatical (« la Terre »)
mais dans le prédicat. Il faut disloquer l’ordre des choses pour mieux
comprendre celles-ci. Ce pas de côté par rapport à l’ordre canonique est une
première indication du devoir de désaccoutumance qu’ont à faire les adultes
avec les normes qui régissent leur observation et leur contemplation de ce qui
les entoure. La huitième phrase pose une question et y répond, c’est la seule
de ces huit premières à comporter deux propositions. Mais là encore, la forme
interrogative signale l’attitude relationnelle enfantine au monde, qu’il s’agit
de re-trouver : questionner le monde, et user du langage comme d’un
outil d’exploration et de ré-vélation. Toute phrase, tout énoncé, au
fond, est une interrogation qui livre sa réponse. L’adulte ne saisit que la
réponse, masque la question ou l’élide, l’omet, l’oublie ; l’enfant, lui,
la conserve, la cultive, l’entoure de tous les soins de ses sens et du sens
qu’elle peut ré-véler.
Et
là intervient, dans la structure de l’album, une suite de doubles pages (trois
en tout) où Pei-Hsiu Chen laisse libre cours à l’imagination graphique, jouant
toujours exclusivement de deux couleurs, dans des planches à l’allure de
sérigraphie, créations à l’ordinateurs supportant des aquarelles voire des
collages. Ce n’est qu’après ce voyage en cet imaginaire imprégné des propos
précédents que le texte reprend, mais cette fois-ci sous la forme d’une phrase
complexe qui court sur sept pages. Puis c’est la clôture de l’album avec une
phrase simple, qui ménage un effet de dislocation sur le complément, sans
topicalisation mais par antéposition et mise en relief de l’adverbe « Alors ».
Le dernier mot est choisi pour souligner la structure, « nouveau »
c’est-à-dire que « aux yeux des enfants… tout est encore nouveau ».
Les points de suspension semblent signifier l’invitation faite aux adultes de
réussir, dans leur relation au monde, la transgression des âges.
CHEVEAU
Sarah, Nuit de chance, éditions La Partie, 2023, 72 p. 20€
Voici
un album rare. Il est épais, entièrement conçu au charbon de bois avec une
multitude d’outils fabriqués main par l’artiste et que trois doubles pages
présentent, à la manière de ces tiroirs que l’on tire au Museum d’Histoire
Naturelle. Ces doubles pages sont suivies par deux autres consacrées au
nuancier de bois brûlés, l’autrice donnant un nom d’arbuste ou d’arbre à chaque
élément. Histoire naturelle, peinture, les deux références de l’artiste sont
posées en cette fin d’ouvrage. S’y ajoutent, toutefois, et pour le souvenir,
des notes graphiques silhouettant les feuilles des végétaux convoqués, elles
aussi dessinées par des bois brûlés.
Quant
à l’histoire, elle repose sur la vue, tout simplement, mise en abyme de la
lecture. Il s’agit à chaque fois de faire se dégager de la forêt représentée et
graphiée, des silhouettes qui avancent vers celle d’un sanglier onirique qui
emporte au final un petit garçon, figure allégorique du jeune lecteur ou de la
jeune lectrice, vers une histoire à inventer.
Philippe
Geneste