Anachroniques

02/11/2025

Chaque histoire à inventer, à vue d’œil

WU Hugo, Leur Regard, illustrations Pei-Hsiu CHEN, CotCotCot éditions, 2025, 44 p. 16€50

Hugo Wu écrit un texte gigogne où il tente d’approcher la relation spontanée des enfants au monde. C’est à la fois une apologie du regard naïf au sens étymologique : qui naît au monde. La culture occidentale a dérivé de ce sens l’idée de la pureté contre, par conséquent, l’impureté du regard construit par les règles esthétiques et éthiques de la vision. L’adjectif possessif « Leur » du titre marque la distance entre le regard enfantin et celui des adultes, et inscrit l’album dans la dichotomie du eux et nous.

Voilà qui n’est pas commun. Leur Regard serait alors un album pour les adultes bien plus que pour les enfants, même si ceux-ci y trouveront plus que leur compte et même si, de par le média de l’édition CotCotCot il s’adresse à eux. Leur Regard souligne combien le genre de l’album défie les frontières du répertitoire lectoral et sa hiérarchie liée aux âges de la vie. Hugo Wu transgresse ce compartimentage des âges de lecture en articulant la simplicité du texte avec une structure narrative qui repose sur des choix syntaxiques précis. En effet, les seize premières pages rassemblent huit phrases réparties chacune sur deux lignes, sauf la huitième, sur trois. Il s’agit donc de phrases courtes. La syntaxe emprunte à la langue orale : les sept premières reposent sur une topicalisation suivie de l’assertion qui l’informe. Le segment phrastique topicalisé est le champ d’application du prédicat : par exemple, dans

« Aux yeux de l’univers,

La Terre est encore toute neuve. »,

le segment topicalisé, « Aux yeux de l’univers » concentre l’apport du rhème ou prédicat « est encore toute neuve ». L’essentiel n’est donc pas dans le sujet grammatical (« la Terre ») mais dans le prédicat. Il faut disloquer l’ordre des choses pour mieux comprendre celles-ci. Ce pas de côté par rapport à l’ordre canonique est une première indication du devoir de désaccoutumance qu’ont à faire les adultes avec les normes qui régissent leur observation et leur contemplation de ce qui les entoure. La huitième phrase pose une question et y répond, c’est la seule de ces huit premières à comporter deux propositions. Mais là encore, la forme interrogative signale l’attitude relationnelle enfantine au monde, qu’il s’agit de re-trouver : questionner le monde, et user du langage comme d’un outil d’exploration et de -vélation. Toute phrase, tout énoncé, au fond, est une interrogation qui livre sa réponse. L’adulte ne saisit que la réponse, masque la question ou l’élide, l’omet, l’oublie ; l’enfant, lui, la conserve, la cultive, l’entoure de tous les soins de ses sens et du sens qu’elle peut -véler.

Et là intervient, dans la structure de l’album, une suite de doubles pages (trois en tout) où Pei-Hsiu Chen laisse libre cours à l’imagination graphique, jouant toujours exclusivement de deux couleurs, dans des planches à l’allure de sérigraphie, créations à l’ordinateurs supportant des aquarelles voire des collages. Ce n’est qu’après ce voyage en cet imaginaire imprégné des propos précédents que le texte reprend, mais cette fois-ci sous la forme d’une phrase complexe qui court sur sept pages. Puis c’est la clôture de l’album avec une phrase simple, qui ménage un effet de dislocation sur le complément, sans topicalisation mais par antéposition et mise en relief de l’adverbe « Alors ». Le dernier mot est choisi pour souligner la structure, « nouveau » c’est-à-dire que « aux yeux des enfants… tout est encore nouveau ». Les points de suspension semblent signifier l’invitation faite aux adultes de réussir, dans leur relation au monde, la transgression des âges.

 

CHEVEAU Sarah, Nuit de chance, éditions La Partie, 2023, 72 p. 20€

Voici un album rare. Il est épais, entièrement conçu au charbon de bois avec une multitude d’outils fabriqués main par l’artiste et que trois doubles pages présentent, à la manière de ces tiroirs que l’on tire au Museum d’Histoire Naturelle. Ces doubles pages sont suivies par deux autres consacrées au nuancier de bois brûlés, l’autrice donnant un nom d’arbuste ou d’arbre à chaque élément. Histoire naturelle, peinture, les deux références de l’artiste sont posées en cette fin d’ouvrage. S’y ajoutent, toutefois, et pour le souvenir, des notes graphiques silhouettant les feuilles des végétaux convoqués, elles aussi dessinées par des bois brûlés.

Quant à l’histoire, elle repose sur la vue, tout simplement, mise en abyme de la lecture. Il s’agit à chaque fois de faire se dégager de la forêt représentée et graphiée, des silhouettes qui avancent vers celle d’un sanglier onirique qui emporte au final un petit garçon, figure allégorique du jeune lecteur ou de la jeune lectrice, vers une histoire à inventer.

Philippe Geneste