Anachroniques

26/10/2025

Pour les petits

SERVANT Servant, Esprits d’enfance, WISNIEWSKI Gaya, rouergue, 2025, 144 p. 17€50

à Élisabeth Bing et Bruno Duborgel

Voici un livre pour les petits lecteurs, les enfants de l’école primaire. C’est un livre magnifique, édité avec grand soin, une couverture en relief, une grande abondance d’illustrations en couleurs directement accessibles aux enfants. Le travail à la peinture et, sauf erreur de notre part, au fusain, épouse étroitement la thématique du livre. La succession des illustrations liées à la maison de la grand-mère suscite une narration renforçant l’unité du propos et portant le personnage narrateur Esteban et sa petite sœur, personnage illustratrice Gayouchka, au rang de piliers d’un récit cohérent.

L’objet du livre est d’évoquer vingt-et-une créatures que tout un chacun a pu créer au cours de sa vie, soit dans une situation de peur, d’angoisse, d’exaltation, d’élan vers l’autre, de tristesse, de comique en société, etc. Les auteurs du livre défendent ce droit à imaginer, comme un droit à vivre et de vivre en paix avec ses rêves. L’ouvrage évoque des esprits tous associés à quelque génie, celui de la baignoire, du jeu du feu, de l’invisible, de l’humeur, de la créativité, des prédictions du goût, de la raison etc.

Phénoménisme, animisme, magie, sont présents puisqu’ils gouvernent la représentation du monde des enfants. Car le livre est un appel à libérer l’enfance, il est une défense de l’imaginaire, une exhortation faite à la société pour qu’elle retrouve ses esprits et cesse de mécaniser les rapports humains, de les médier par des écrans, des activités programmées et planifiées ; L’esprit n’est libre que s’il sait vagabonder, que s’il en a l’opportunité. Alors, l’enfant s’attarde aux choses minuscules, aux faits banals, aux êtres qui passent, aux rencontrent que se font. La production imaginaire devient une offrande à la vie humaine, à soi comme aux autres et accueillir les créations enfantines devient un enjeu de socialisation pénétrée de respect.

Vibrant à l’onirisme, au rêve, à la fantaisie, à la fabulation, l’esprit enfantin joue l’accordeur des sentiments, des émotions, des réflexions. Laisser libre l’enfant dans cette conquête du continent imaginaire pour qu’il sache dans sa vie nouer les liens avec l’au-delà des apparences, celles des cœurs, des corps, des situations, des objets.

Le livre suppose que l’enfant ensemence le monde de figures, que l’expérience a suscité au cœur de sa mentalité. Et l’enfant, qui rêve, les organise en mythes personnels. Il se crée un cabinet des curiosités fabulées dont les chuchoteurs d’histoires, les crapauds de Bonaventure, boud’bois, l’ombre des toilettes, les charivaris, le lapin blanc, la vieille maison, le dessin-ciel, l’arbre qui pleure, le placard grinçant, soukapat, croque-chaussette, doudou… sont les visiteurs et visiteuses, actrices et acteurs dans un bal à rêves.

L’harmonie de cet univers est si fragile que le livre de Stéphane Servant et Gaya Wisniewski tourne au manifeste pour l’imaginaire contre les tendances de notre société à le subordonner au préfabriqué, à le conditionner à des marchandises, à l’exténuer dans la reproduction de clichés, à le diluer dans l’ornementation démotivée, à le déraciner de son terreau d’enfance pour le planifier par des programmes pour la jeunesse. Esprits d’enfance est une invitation passionnée faite aux enfants pour qu’ils explorent leur imaginaire, prospectent dans les recoins de leurs inventions mentales, acceptent les lois des rêves, rencontrent l’inexprimé de leur corps et de leur esprit. L’humain se prépare dans cet accordage de l’enfant à son imaginaire. La faculté de connaissance s’y construit, y puise aussi de son pouvoir. Le travail de l’imaginaire mène le petit d’homme vers le monde et vers sa personne, tâche éducative qu’il conviendrait de prendre au sérieux, c’est-à-dire de ne pas enfermer le connaître dans des grilles de compétences.

« Renseigner l’homme sur lui-même constitue, dès l’enfance, une tâche éducative par excellence » disait Bruno Duborgel (1), Esprits d’enfance en propose une voie réalisatrice.

Philippe Geneste

(1) Doborgel, Bruno, Imaginaire et pédagogie, de l’iconoclasme scolaire à la culture des songes, préface de Gilbert Durand, Paris, le sourire qui mord, 1983, 480 p. – p.419.

 

19/10/2025

Au cœur des voix, une empreinte de l’enfance

RESTE DE ROCA, Michèle-Alex, Lily au pensionnat de la Légion d’honneur ou l’art de la soumission, L’Harmattan, 2025, 120 p. 14€

« Le miroir ne vise pas à narrer, mais plutôt à déployer intelligiblement une représentation des choses, ou du sujet qui les connaît, tout en ménageant la possibilité de renvois d’un lieu en un autre, et celle d’ajouts dans les lieux déjà parcourus. »

Michel Beaujour, Miroir d’encre. Rhétorique de l’autoportrait, Paris, Le Seuil, 1980, 377 p. – p.31.

L’ouvrage paraît dans la collection « Graveurs de Mémoire » où des récits personnels côtoient des témoignages. Lily au pensionnat de la Légion d'honneur est un récit à teneur autobiographique où l’autrice raconte ses années de pensionnat dans une maison d’éducation des Demoiselles de la légion d’honneur. Cette institution fondée en 1805 par Napoléon Bonaparte, accueille, certes en priorité, des enfants de militaires, mais aussi orphelins placés là par leurs parents. C’est la mère de Michèle-Alex Reste de Broca, afin de pouvoir vivre sa vie librement qui l’a inscrite, ainsi que sa sœur. Le livre s’apparente donc à un témoignage mais l’autrice se détourne du genre en empruntant celui de l’autobiographie à la troisième personne. En effet, la narratrice raconte l’histoire de Lily pensionnaire. Ce n’est pas une nouveauté que de lire une autobiographie à la troisième personne, on connaît celle du grand écrivain suédois Harry Martinson, Même les Orties fleurissent qui repose sur un passage de la troisième personne à la première. Toutefois, Michèle-Alex Reste de Roca compose son récit autour de trois voix et d’une voix non identifiée :

- La première voix est celle de la narratrice principale. L’histoire est ici celle de Lily, vue à distance par l’autrice. La fiction littéraire autorise ce dédoublement. Il est en effet probable que la prudence narrative choisie corresponde à une recherche de liberté pour pouvoir organiser les faits mémoriels sans la contrainte de la certitude. Cette première voix narrative œuvre par licence avec le souvenir. Elle est la voix principale en ce qu’elle couvre le plus grand nombre de pages et surtout répond directement au titre. Il s’agit d’une narratrice omnisciente qui décrit, raconte, précise.

- Signalée par les italiques, la seconde voix est toujours celle de la narratrice principale mais elle s’appuie, cette fois, sur la vie antérieure à la maison d’éducation de la Légion d’honneur. Cette voix rassemble les souvenirs et faits mémoriels heureux vécus par l’enfant encore non s éparée de sa famille. Une enfant rêveuse qui aime la nature et s’y fond. Ces passages, second en importance d’ordre de pages concernées, donnent corps aux échappées de la jeune pensionnaire en son for intérieur. Car celle-ci s’ennuie dans son nouvel état, où tout, des exercices religieux quotidiens à la discipline générale, concourt à soumettre les jeunes filles à l’ordre militaro-patriarcal dispensé par les femmes dirigeantes et éducatrices. Cette seconde voix est celle de la narratrice participante, celle détentrice de la mémoire globale de Lily mais encore confondue avec la jeune fille. C’est la narratrice du passé de la première enfance.

- Signalée par les italiques gras, et l’annonce titrée « Les mots de la vieille », la troisième voix est encore celle de la narratrice principale mais qui se confond, cette fois-ci, avec l’autrice et qui dialogue avec Lily, c’est-à-dire elle-même, dans de brefs passages inclus dans ou après le texte soit de la première soit de la seconde voix. Ce n’est que quand intervient cette troisième voix que l’interlocution subjective fait son apparition. Ces passages interpellent Lily, à la seconde personne, c’est donc bien qu’une première personne lui parle. Cette première personne est celle de l’autrice qui l’interpelle, et avec qui Lily plonge dans un examen de conscience de ses états d’âme ou de pensée du moment.

- La quatrième voix, moins présente, est signalée par des italiques. On la trouve à la page 23 avec la précision générique « témoignage » puis aux pages 45-46 dans un texte informatif rejeté par parenthèses à la fin d’un chapitre. Cette quatrième voix raconte l’organisation de la Maison d’éducation du temps de sa première instigatrice, madame Campan. On retrouve cette voix-là page 37, en appendice et entre parenthèses d’un récit de la seconde voix.

Aux quatre voix correspondent quatre types de discours :

- à la première se raconte le récit au présent de la vie au pensionnat. La troisième personne apporte une objectivation des faits qui se mélangent, avec le présent, à la subjectivation de leur ressentiment par Lily. 

- à la seconde correspond au récit de vie mémoriel, avec un style plus ouateux, doux, parfois s’appuyant sur les temps au passé parfois sur les temps du présent.

- à la troisième correspond une prose poétique combattante, enlevée et lourde de la révolte accumulée par les brimades subies. Avec cette voix, on sort du récit pour rejoindre le commentaire mais par le rythme, les sensations, les sentiments, les émotions nourries de toute une expérience.

- à la quatrième correspond le texte informatif.

La première et la seconde voix épousent la vie affective et sensitive de Lily : sensation que chaque jour recommence le précédent, plongée libératrice vers les « origines » c’est-à-dire l’enfance heureuse en Dordogne. La troisième voix scande la nécessité d’ouvrir des perspectives dans cette vie, pour briser le carcan des interdits, de l’instruction à la tristesse.

Cette composition de l’entrelacement des récits et du nuancement de la charge dialogale de la voix narrative a pour effet de briser la chronologie, ce qui déstabiliserait le texte s’il s’était annoncé comme une autobiographie. En revanche, le personnage de Lily permet à l’autrice et narratrice de prendre en main un moment de son histoire à la manière d’un autoportrait. S’y ajoute, en sous-jacence profonde, une référence à Rousseau, celui des Confessions, en cela que Lily au pensionnat de la Légion d'honneur est une protestation contre une Maison d’éducation qui contraint les corps (le passage sur les règles des jeunes filles est éloquent à cet égard), cultive l’hypocrisie au nom de la bonté sociale d’État, aliène les cerveaux par l’éducation religieuse (ce qui surprend dans l’institution d’un État laïque) et disciplinaire. Ode à l’imagination, à la rêverie, à la contemplation, l’autoportrait de Michèle-Alex Reste de Roca est une dénonciation de l’éducation comprise comme inculcation de la soumission. Elle est aussi motivée par une volonté de résister à l’écroulement du temps pour se réapproprier dans leur vérité les chapitres temporels de sa vie. En paraphrasant Sophie Mijolla, disons qu’écrire son autoportrait c’est survivre à son passé, y re-passer pour le dé-passer sans l’étriquer dans une cohérence a posteriori de sa personne, sans le faire servir à l’édification d’une destinée gravée dans le marbre de l’origine. Dans Lily au pensionnat de la Légion d'honneur, le fourmillement des voix et la pluralité des types de racontage épousent le vivant de l’existence non sa rééducation en un tout ordonné et à jamais fixé, de la naissance à la mort. Le travail mémoriel de l’autoportrait de Michèle-Alex Reste de Roca confinerait alors à se nourrir du kaléidoscope de sa vie pour objectiver ses choix et son être présents, sans s’inscrire dans une éternité du toujours déjà là ni de l’immobilité de sa personne : un sur-passement de soi, en quelque sorte, contre toutes les mauvaises fois.

En ces temps de régression sociale et de militarisation des esprits, voilà une lecture salutaire, vivante et généreusement littéraire.

Philippe Geneste

12/10/2025

La littérature contre ce qui broie

FONTENAILLE Élise, Julien de la Révolte, rouergue, 2025, 93 p., 11€50

Élise Fontenaille œuvre aux confins du nouveau journalisme et du récit de reportage, tissant des histoires vraies dans l’étoffe de la fiction, puisant dans la distance dont la littérature irrigue le réel le poids des argumentations sociales qui s’affrontent, des comportements humains qui se confrontent, des visées politiques, écologiques qui s’entrechoquent.

Le 20 mai 2017, à Sailly, en Saône et Loire, en plein cœur du Bourgonnais, un agriculteur de 37 ans est assassiné par les gendarmes. Son délit : questionner l’obsession de la traçabilité du bétail et la lutte contre l’agro-business qui empoisonne les terres, pressure les paysans, fait régner la terreur dans les campagnes à l’encontre des récalcitrants. Jérôme Laronze en est un, puisqu’il pratique l’agriculture biologique contre tous les dogmes de la FNSEA et de tous les gouvernements qui la couvrent. Les services de la mal nommée Direction Départementale de la Protection de la Population (DDPP) traquent les bêtes de son troupeau, accusent l’agriculteur, désormais porte-parole de la Confédération paysanne du département, de ne pas les avoir toutes déclarées. Le 11 mai, excédé, n’en pouvant plus, Jérôme Laronze fuit son domicile pour fuir les contrôleurs. Repéré au bout de neuf jours, les gendarmes l’abattent de deux balles dans le dos, et d’une troisième au flanc… En 2025, l’instruction de l’affaire n’est toujours pas bouclée (1)…

Élise Fontenaille bâtit sa fiction sur de nombreux détails avérés dans la réalité. Par exemple, la cheffe de la délégation de la DDPP était bien une cheffe, son comportement et celui de son administration relevait bien du harcèlement et de la morgue contre l’agriculteur hors les clous. Mais la fiction a sa propre cohérence, elle nécessite la construction d’une distance d’avec le réel pour mieux pénétrer la logique des faits. Julien Vauquier remplace Jérôme Laronze, Elen Rivière, la fugueuse n’existe pas. Ainsi, au début, Julien de la Révolte prend une allure de conte, avec cette jeune fille qui arrive par hasard, déboussolée, dans une ferme hors du temps avec un fermier hors des normes.

Le roman prend alors l’allure d’un récit d’apprentissage, la jeune Elen Rivière devient peu à peu fermière, bénéficiant des conseils de l’éleveur solitaire et de ses amis écologistes anti-productivistes. Le lieu se fait utopique, des règles neuves y sont expérimentées, des relations humaines souveraines s’y construisent. Hymne à la nature, le récit est aussi une ode à la littérature capable de pénétrer le cœur des humains, de saisir les nécessaires liens de sympathie totalement réfractaires aux relations d’intérêts et de profit. L’écriture est précise, comme toujours chez Fontenaille. Le rythme des phrases est abrupt, les paragraphes ficelés, alors qu’un art exceptionnel de l’évocation se fait enveloppant, tendu sur la corde d’un suspense savamment orchestré.

Philippe Geneste

Note : (1) Plusieurs sites relatent l’affaire dont : https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_J%C3%A9r%C3%B4me_Laronze. et https://larotative.info/jerome-laronze-chroniques-et-etats-3390.html

 

05/10/2025

Réalité sociale et mystère villageois, réalité humaine et mystère de soi

VIGNOLLE François, GUERRIER Vincent, Albertine a disparu, dessin et couleur Vincenzo BIZZARI, Glénat, 2025, 144 p. 25€

L’album volumineux de Guerrier, Vignolle et Bizzari puise sa motivation dans un fait divers dont les trois artistes réalisent une transposition en bande dessinée. L’effet de réel est impliqué par le sujet, la connivence avec le roman policier se dessine par l’énigme soulevée. Enrichi par le travail d’invention du scénario et la créativité du dessin et des couleurs, le fait divers prend une dimension générale, qui ne se rapproche pas du mythe mais d’une épopée des temps modernes de la vieillesse. Toute la force des auteurs est dans leur capacité à inventer une écriture du réel qui en perce la surface pour interroger une problématique sociale majeure des sociétés occidentales contemporaines. Cette problématique est celle de la solitude dans laquelle le vieillissement tend à pousser les personnes jusqu’au décrochage de leur vie comme vie sociale et de leur personne comme membre d’un village, d’un groupe social, d’une famille. Et au fond de cette problématique, tapie en ses rets, veille celle de la mort, toujours repoussée hors de la vue, hors de l’empirie humaine, hors des discussions sociales.

Même si l’on suit l’enquête autour de la disparition d’Albertine, même si des indices sont dispersés de ci de là, l’enquête policière se retourne vers les villageois et donc les lecteurs, pour initier une enquête sur l’isolement des personnes âgées. Elle pointe du doigt l’écart entre l’idéologie courante (il fait bon vivre à la campagne, tout le monde se connaît) et la réalité du fait divers transposé. L’album dit l’expérience de l’exclusion par l’oubli, celle des troubles provoqués par la forme individualisée des vies. Il développe l’expérience familiale prise entre sa fonction de conservatisme social, pilier de l’ordre bourgeois, et le délitement intérieur suscité par l’égonomie galopante des sociétés occidentales.

Dans Albertine a disparu, les clichés sont mis à l’épreuve, et avec eux les calmants sociétaux qui endorment les consciences et déforment le réel des environnements de vies. Les ragots et commérages entonnent leur rengaine, la haine sourde, les pulsions de mort, les règlements de compte, s’insinuent dans la brèche du fait divers où ces sentiments troubles trouvent leur autorisation à s’exercer. Ainsi se déploie insidieusement la sanction sociale à l’encontre d’une personne, d’une famille, d’un groupe humain. Par son personnage principal, typiquement issu du monde de la BD et du fanzine, le vernis social qui entoure le vieillissement s’écaille peu à peu, sans pour autant mettre à découvert la cloison de la vérité. C’est là travail de lectrice et de lecteur. Mais nul doute qu’à travers le peuple du fait divers se dessine une sociologie et une psychologie sociale du monde contemporain. L’album y apporte ses traits, ses couleurs et ses mots. Les dialogues puisent dans les conversations quotidiennes bien de leurs répliques et fragments de répliques. Et, richesse supplémentaire, l’album n’occulte pas le rôle de la presse dans la ferveur contemporaine pour l’élucubration sensationnaliste de ce qui touche au désordre social et que signale les drames survenus au sein des gens du peuple.

Albertine a disparu n’est pas un album à thèse, comme il existe des romans à thèses, mais il est un récit qui se fait réceptacle des interrogations sociales qui surgissent du tréfond de la conception politique de la vieillesse. Apparaissent alors nombre d’émotions négatives qui, très vite, s’emparent des curiosités divertissantes pour rappeler les normes et les interdits grâce auxquels la société peut vivre en paix.

 

LEDUC, Émilie, La Soupe au lait, éditions Monsieur Ed, 2025, 64 p., 21€

Le récit de Cécil, un être timide, solitaire et volontiers asocial, voit sa vie perturbée par un oiseau bavard, insistant, amical, blagueur, et surtout fabulateur.

Dès lors la bande dessinée quitte la description de la vie repliée sur lui-même de Cécil pour observer son comportement face à l’intrusif oiseau de fables. Grincheux, séduit, attentif, Cécil reprend vie parmi les autres, avec les autres et grâce aux autres. Mais lui aussi partagera sa vie, lui aussi créera de l’attention, de l’écoute, lui aussi saura être dans l’offrande. La Soupe au lait est un récit de la renaissance à moins que ce ne soit une allégorie de la vie humaine.

Que peut, aujourd’hui, dans un monde en guerre, la littérature ? Émilie Leduc donne sa réponse pour les enfants de six ans à qui on lit l’histoire, dès 7 à 8 ans si l’enfant est seul car, sans qu’il y ait beaucoup de textes, il y en a quand même. Le graphisme nonsensique d’Émilie Leduc, le jeu des couleurs variées, douces bien que vives, la fantaisie de l’ordonnancement en cases de la bande dessinée chassent tout ennui et stimulent sans cesse la curiosité de l’enfant pour l’histoire à venir.

Allégorique, le récit n’en est pas moins livré avec la simplicité des composants propres à l’histoire. Ici les métaphores, les comparaisons s’offrent à travers les personnages dessinés, les couleurs et les transformations corporelles de Cécil, si bien que l’enfant ne perd pas pied. Il ne perd pas pied, non plus, parce qu’Émilie Leduc utilise, entre autres techniques, les crayons de couleur, ce qui parle aux enfants. Et pourtant, c’est bien un sens figuré couvrant l’ensemble de l’album qui se construit et se construit par la lecture y compris celle visuelle des dessins.

Ajoutez, à l’intérêt propre de la création littéraire, le soin éditorial apporté, tranche en tissu, livre relié, papier épais, mat légèrement granuleux. Un beau livre.

Philippe Geneste