Anachroniques

29/06/2025

Prendre le handicap et la différence à bras le corps

Pour les plus jeunes et les petits

NOËL Sophie, Une Maman pour Tiki, illustrations Emmanuelle MOREAU, Utopiques, 2025, 32 p.

De beau format, le livre de Sophie Noël et Emmanuelle Moreau est un conte tendre qui se passe au Congo. Il réunit une petite fille, Kimya, et un petit garçon à peine plus âgé, Nono, autour de la naissance d’un agneau dans la bergerie dont s’occupe Kimya. L’intelligence de l’album provient du croisement subtil entre plusieurs thématiques : celle du handicap introduite par l’agneau né aveugle, celle de l’amitié qui solidarise les deux enfants face aux épreuves qui forment les péripéties de l’histoire, celle de la condition des enfants congolais dont la fonction de travailleur ou travailleuse participant à la condition économique de la famille est présente en arrière-plan. Kimya, l’héroïne, a tout pour plaire au jeune lectorat : elle est insouciante, généreuse, maline, vivant à fleur d’émotions. De plus, l’histoire étant aussi un récit animalier, avec l’agneau et une brebis devenant mère de substitution, comble les enfants lecteurs.

Tout, dans la création des autrices, vise à présenter un monde de simplicité, traversé de bout e bout d’empathie, et laisse percer les rêves de Kimya. Le présent de la situation dressée par la narration s’empreint ainsi d’un futur hypothétique dans lequel les petites lectrices ou petits lecteurs sont libres de pénétrer ou non. Plusieurs niveaux de lecture s’offrent, aucun n’ayant de prévalence sur l’autre, comme si les autrices avaient cherché par une tendresse compositionnelle à redoubler la tendresse diégétique. La générosité des illustrations, la douceur des couleurs, la finesse des détails, le jeu rêveur des arrière-plans mais aussi les contrastes d’atmosphères entre le sombre de l’inquiétude, de la crainte du danger et le clair dominant de la vie qui se tisse, de l’amitié qui s’y développe, tout ce travail graphique et pictural rehausse sans cesse la motivation des enfants à lire l’histoire d’Une Maman pour Tiki.

 

Pour les pré-adolescents et préadolescentes

VIGIER, Patricia, Bobine et pop-corn, le muscadier, 2025, 89 p. 11€50

En juillet 2013, dans la continuation de la Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005, la Loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République (1) introduisait dans le Code de l’Éducation la notion d’école inclusive. Elle mettait ses pas dans un mouvement entamé le 11 février 2005 avec la Loi pour l’égalité des chances et des droits (2), et que le décret paru au Journal Officiel du 6 juillet 2024 en application de la Loi pour une école de la confiance (juillet 2019) poursuit. L’inclusion scolaire est donc montée en puissance au fil de ce premier quart du vingt-et-unième siècle.

Le récit de Patricia Vigier nous en fait partager quelques facettes à travers la vie d’une Unité Locale pour l’Inclusion Scolaire (ULIS) sise dans un collège. On y suit les élèves de l’ULIS : Émilie, la principale héroïne, Max, Ninon, Fabien, Élie, Rafaëla, Youri, leur enseignante Amaïa et un Accompagnant d’Élève en Situation de Handicap (AESH). Le livre n’aborde pas l’inclusion à proprement parler, les élèves n’étant jamais vu à l’intérieur des classes différentes où ils sont intégrés, mais seulement dans la salle de l’ULIS du collège, ce qui donne l’impression qu’ils sont toujours ensemble. Peut-être est-ce parce que l’ouvrage veut s’intéresser à l’inclusion de la structure dans l’établissement et au rapport général qu’entretiennent les élèves de l’ULIS avec les autres élèves et réciproquement.

Ainsi sont pointés les préjugés projetés sur les membres de l’ULIS, d’une part, et les difficultés affectives, psychologiques et socio-affectives rencontrées par les jeunes de l’ULIS. L’intrigue se noue autour du cas du harcèlement (3) d’Émilie par un groupe de garçons de classes générales du collège. En même temps, le roman raconte le travail interne à la classe de l’ULIS pour une émission radio qui donnera le titre au roman. L’autrice épouse sans distance le discours officiel sur l’inclusion scolaire, lissant son propos autour de sentiments, certes généreux, mais qui tendent à édulcorer les situations réelles.

Ce réalisme feutré est commun à de nombreux ouvrages du secteur de la littérature jeunesse (4), et on peut se demander s’il ne nuit pas au propos des auteurs. Ici, par exemple, Patricia Vigier propose, de manière presque documentaire, le suivi de la création de l’émission de radio, alors que dans le même temps, les relations conflictuelles trouvent toutes une solution heureuse, ce qui contrevient au réalisme affiché. Le feutrage d’empathie a cet effet de quitter l’exigence réaliste pour se projeter dans l’univers du souhait. La fin ainsi évite d’être déceptive mais l’univers scolaire s’en trouve édulcoré.

Quoi qu’il en soit, Bobine et pop-corn propose un roman pour tous les collégiens dont les collégiens « en situation de handicap » dans un langage adapté à tous. Nul doute que les CDI de collège et les bibliothèques des écoles primaires (pour les CM2) auront à cœur de le proposer aux élèves et que les médiathèques municipales sauront le mettre en avant dans leurs rayons.

Philippe Geneste

Notes

(1) Sur cette loi, lire Geneste Philippe, Le Travail de l’école, contribution à une critique prolétarienne de l’éducation. Contre l’école du tri social. Pour une éducation commune, polyvalente et polytechnique affronter les cohérences institutionnelles et patronales sur la formation, Yainville, éditions le Scorpion brun, 2018, 170 p. notamment les pages 25-32. Lire aussi : Geneste Philippe, Le Travail de l’école, contribution à une critique prolétarienne de l’éducation, La Bussière, éditions Acratie, 2009, 185 p. notamment les pages 15-80.

(2) Sur cette loi, lire Séro-guillaume, Philippe, Langue des signes, surdité et accès au langage, Chambéry, CNFEDS – Université Savoie Mont Blanc, 2020302 p. + 11 feuillets détachables détaillant les composantes et le principe d’une transcription de la langue des signes française (LSF).

 

 

22/06/2025

Poésies et rêveuses pérégrinations

COULIOU Chantal, Dans les Coulisses du jardin, illustrations d’Évelyne BOUVIER, éditions Voix Tissées, 59 p. 15€

Voici un recueil mémoriel où des enfants (Le syntagme « avant de nous quitter » p.66 – avec dans l’illustration deux fillettes –, succède au « je » du premier poème, illustré par une petite fille, identifiable peut-être à la poétesse) se remémorent leur grand-père mort. Tout le recueil, tant du point de vue du texte que du travail graphique et des couleurs, établit la correspondance entre la vie humaine et les lieux traversés, les lieux de vie, les lieux choyés, choisis. Ici, c’est le jardin du grand-père, jardinier au cordeau. Héros du recueil, il l’est mais rejoint par le jardin qui, par ses métamorphoses, signifie le devenir d’une vie et son accompagnement par la nature domestiquée au cordeau puis laissée en liberté.

Chantal Couliou prise ici une poésie narrative. Comme dans un récit, des scènes se font échos comme la scène des pages 18/19 rappelle celle de la page 7 ou bien comme celle des pages 22/23 rappelle celle des pages 12/13. La poétesse s’adresse aux lectrices et lecteurs (p.27) après s’être adressée au grand-père

« Sur le vieil épouvantail

ton chapeau de guingois

devient le lieu

de conversation préféré

des moineaux. » (p.24).

Grâce aux jeux de correspondance avec la nature, les accents de nostalgie qui affleurent ici et là laissent place à la vie qui continue dont la vie mémorielle de l’absent dans le cœur et les mots du recueil. Le grand-père s’en est allé sur les ailes du poème au pays imaginaire qui conforte le réel. L’enfant qui lit peut s’appuyer sur les claires illustrations d’Évelyne Bouvier, qui à la fois confortent la compréhension du texte et ouvrent des espaces de pérégrinations mentales au creux même du chemin tracé par Chantal Couliou.

 

LISON-LEROY Françoise & MEULEMAN Marie, Le Livre en fugue, CotCotCot éditions, 2025, 44 p. 11€

Tercets et distiques dominants, deux monovers (ou vers isolés), rares quatrains, s’accompagnent de photographies argentiques qui donnent du grain aux images en regard des mots. L’art du flou poétique y invalide la référence trop abrupte au réel du milieu, tendant à filer une représentation de sens général qui se hisse hors du propos versifié. Le livre est là, dans cet entrelacement, un livre en poche, un monde en tête, une histoire qui vibrionne, des vers qui scande des séquences, souvent fugitives, de la vie si quotidienne.

L’histoire commence à l’intérieur d’une maison avant, par le souffle du vent, de s’élancer par la fenêtre en libre conquête de lieux du monde, extérieurs pour la plupart, intérieurs parfois et intérieur final d’une salle de classe où se partage la lecture. En retour, la lecture s’offre en partage, elle est le libre partage des liseurs et liseuses ensorcelés par de nouvelles visions des choses, des êtres et du monde.

Un livre est la mémoire de l’espace où le lecteur, la lectrice le saisit, l’effeuille, le lit, le referme, s’en évade, y replonge. Le livre est vagabond, la personne lectrice est une nomade. De lieu en lieu, le livre s’échange ; de main en main, il se partage ; d’attente en attention, il croise les compréhensions, tisse les interprétations. Son espace imaginaire ajouté à l’espace du réel, champêtre ou urbain, se prête à la divagation dans les contrées sans horizons aux lieux oniriques du sommeil et de la rêverie.

Le livre est la lampe de chevet qui relie les femmes et les hommes, les enfants et les sens, l’imaginaire et le réel. Le livre assure la continuité des mal nommés clichés photographiques des faits expérientiels. Les photographies tentent d’en retracer les lieux, d’en révéler les significations. Par-delà son contenu littéral, le livre vient saisir le propos de l’expérience, sinon ses raisons. +

Ainsi, la lecture entraîne-t-elle vers le monde, se jouant de l’actualité du sens de l’histoire contée. Mots en images, photos en vers, Le Livre en fugue est un appel incessant aux significations vaguant à fleur d’interprétation transcriptrice.

Toute littérature, par le port et transport du livre assurée, parcourt la vie en y créant un surréel. Lecteurs et lectrices y éprouvent leur conscience du temps, la durée de la lecture, mais aussi, ici, la durée insaisissable de l’histoire d’une fugue.

Prenant place dans la bien nommée collection « Les baladeurs, des livres qui aiment à se déplacer, sans but précis », le livre investit des fonctions toutes en rapport avec le lien donc aussi avec l’attachement. On pourrait dire qu’il est un objet transitionnel, en ce qu’il met la constellation humaine à hauteur de vie enfantine ou vieillissante, mais toujours nouvelle et recommencée. Mais comme déjà écrit dans ce blog (1), sa vraie vie, au livre, c’est sa lecture au présent.

Philippe Geneste

(1) Lire le blog « Quand le vent ouvre le livre, les nuages s’y déposent » du 16 septembre 2018.

 


16/06/2025

Qui l’eut cru ? Et pourquoi les macaques ont les fesses rouges ?

ERLEND, Loe, Qui a fait disparaître la ville du roi. Une enquête insolite du génial Fluffenberg, le meilleur détective du monde, illustrations de Kim HIORTHØY, éditions L’Agrume, 2025, 48 p. 16€50

Il fait même chavirer l’autorité suprême du roi.

Les enfants de 7 à 12 ans se régalent à lire l’enquête insolite du génial Fluffenberg, car, comme le héros de cette bande dessinée, eux aussi commencent à porter leur action sur des situations hypothétiques. L’insolite des représentations exprimées par Fluffenberg les surprennent toutefois, mais le rire s’empare d’eux et qui rit trouve accommodation avec l’étrange. De plus, cet étrange qui gouverne l’histoire porte à la réflexion. En effet, l’ouvrage met en question le respect unilatéral pour l’autorité… au profit du respect pour l’imaginaire et l’invention.

Approfondissons. Le raisonnement du héros s’appuie non pas sur le réalisme moral mais sur un irréalisme moral, ce qui n’est pas la moindre innovation hilarante de la bande dessinée. Pourquoi les enfants aiment-ils cet aspect de l’album ? parce qu’entre eux, le mensonge est autorisé, alors qu’il est interdit quand ils s’adressent à leurs parents. Qui dit mensonge dit énoncé sans correspondant dans le réel et le vrai. Eh bien, comme dans l’univers enfantin jusqu’à 11 ans, le jugement des protagonistes de Qui a fait disparaître la ville du roi (…) s’appuie sur le verbalisme et comme chez les enfants, leur raisonnement convoque des règles intemporelles mais qui sortent de l’autorité conforme des adultes.

Ainsi, les enfants se délectent-ils du labyrinthique raisonnement de Fluffenberg. Ils aiment le moment où, à la fin de l’intrigue (mais est-ce une intrigue ?), son verdict tombe. Ils aiment ce moment, parce qu’il tombe à la manière d’un raisonnement enfantin, sans fouiller le fond de la conscience des faits.

L’enfant est passionné par la problématique : qu’est-ce qui a causé la disparition de la ville d’Oslo ? Comment trouver le coupable ? Quelle sanction lui infliger ? L’enfant aime les élucubrations morales sur lesquelles repose l’enquête du formidable détective. C’est que, comme Fluffenberg, l’enfant se délecte à trouver des normes. Pour la plus grande réjouissance des enfants lecteurs, l’ouvrage pastiche le discours juridique normatif.

Le livre est impertinent en ce qu’il remet en cause les règles sociales du respect hiérarchique. Par ce biais, l’album remet en cause ces normes impersonnelles que l’éducation tend à faire intérioriser par les enfants. Il le fait par la dérision. Et il entraîne le rire du lectorat, un rire nourri par l’impossibilité d’identifier les valeurs normatives avec lesquelles procède Fluffenberg. L’imagination triomphe, entraînant sur son terrain l’enfant lectrice ou lecteur. D’ailleurs, si la fin établit une sanction, ce n’est que pour la détourner en mutuelle compréhension.

Mine de rien, la bande dessinée d’Erlend et Hiorthøy est un éloge à la libération des contraintes. L’autorité n’y est pas représentée par une personne mais par une approche de la vie. La méthode de Fluffenberg est de briser les croyances issues des normes pour les remplacer par des fantaisies auxquelles on ne peut certes pas croire, mais qui suscitent le plaisir de suivre une enquête joyeuse et carnavalesque. Avec Fluffenberg les normes sont ridiculisées, mais dans le respect d’autrui… Dans nos temps individualistes et où l’agressivité verbale et guerrière suinte à chaque minute, voilà qui est une heureuse contribution à un monde autre, un monde humain. Que le coupable renonce à son point de vue propre, pour l’inscrire parmi l’ensemble des points de vue des protagonistes, confirme cette interprétation de la fantaisie dessinée et verbale d’Erlend et Hiorthøy. Tout est donc affaire de langage, heureux monde de la vie mutuelle des mots… et du triomphe, il faut bien le dire, de la fiction.

 

LÂM Chin-Lan, La Porteuse d’eau et les singes / Cô gái gánh nu’ó’c và loài khí, illustrations de Jean-François LUU, L’Harmattan jeunesse, 2025, 32 p. 10€

Ce conte vietnamien est abondamment illustré avec un travail pictural à l’ordinateur qui valorise les paysages des arrière-plans et livre, sur les visages de personnages, toute une gamme d’émotions liées à l’histoire. Le conte est traditionnel et repose sur la métamorphose. La Porteuse d’eau et les singes illustre ce qu’écrit Valérie Pérez : « la métamorphose est la manifestation d’une vérité, celle de la perfectibilité de l’homme dont l’éducation doit penser les conditions de possibilité de son développement » (1). Elle se double d’une autre dimension, sociale, celle-ci, qui consiste à l’éducation par les exploités de leurs exploiteurs.

Comme dans tout conte traditionnel, on suit une jeune servante humiliée et maltraitée par ses maîtres. Grâce à sa rencontre avec Bouddha, alors qu’elle est de corvée d’eau, une tâche lourde et ingrate qui impose de nombreux aller-retours entre la maison et le puits, elle va revenir richement habillée et sans sentir le fardeau des seaux d’eau suspendus à sa palanche.

Dès lors, les riches propriétaires interrogent la jeune fille et se ruent au puits où Bouddha se trouve encore. Il répond à leurs demandes et leur enjoint la même tâche que celle demandée à la jeune fille innocente et généreuse. Les riches se ruent, certains de faire fortune… Or, leur malhonnêteté et leur appât du gain, leur cruauté envers leurs serviteurs et servantes, amène une métamorphose qui les rend disgracieux, les transformant en macaques aux fesses rouges. On retrouve ici une constante des mythes où le singe est représenté comme un personnage non recommandable, lubrique et cupide. 

Repliés dans la forêt, les exploiteurs devenus macaques laissent les ouvriers, servantes et employés administrer en bonne entente la propriété, devenue collective, afin d’y construire un monde de bonheur.

Mais le conte comporte une autre dimension, elle aussi chère à la littérature du merveilleux. Elle explique par les péripéties de l’histoire, pourquoi les macaques ont les fesses rouges.

Philippe Geneste

Notes

(1) Pérez Valérie, Eduquer, gouverner, lire l’Emile ou de l’éducation de Rousseau avec Michel Foucault, Paris, L’Harmattan, 2017, 240 p. 24€50 – p.145.

08/06/2025

Briser les silences

CARMONA Antonio, On ne dit pas « Sayonara », Gallimard jeunesse, 2023, 217 p., 13€50 euros.

Élise est l’héroïne et la narratrice de cette histoire. Collégienne en classe de 6ème, la petite fille vit en France avec son père. Il est français et a rencontré sa mère, Sumire, une pianiste japonaise talentueuse et renommée, à Kyoto. Élise est donc métisse, moitié française et moitié japonaise.

Hélas, alors qu’elle n’avait que huit ans, sa maman est soudainement décédée. À partir de ce moment-là, son père a instauré toutes sortes de règles : interdiction pour Élise de poser des questions sur sa mère, de parler en japonais, de profiter de la culture japonaise (plus de mangas ou d’animés, plus de cuisine japonaise, plus aucun contact avec sa famille maternelle). Aucune photographie de la mère d’Élise n’est affichée dans la maison. Le piano, que sa mère affectionnait tant, prend la poussière dans une pièce fermée. Le cerisier dans le jardin, l’arbre préféré de Sumire, est laissé à l’abandon, en décrépitude, puisque personne ne doit l’arroser. Pour Élise, c’est comme si une sombre créature, représentant l’intense chagrin, la colère et l’incompréhension de son père face à ce décès, prenait possession de lui. Pour elle, il essaie de « gommer » l’existence de Sumire. Seulement, il reste une seule chose qu’il ne peut pas effacer : Élise elle-même. Elle sait que son père l’aime malgré sa ressemblance frappante avec sa mère et fait tout pour le protéger en évitant de le heurter.

Au collège, Élise devient amie avec Stella, une fille de sa classe. Stella l’invite régulièrement chez elle pour regarder Naruto (1) en cachette. Son père trompe son propre chagrin avec des rituels : préparer une tarte aux oignons (un prétexte pour pleurer à cause des oignons, rien d’autre...), offrir des puzzles à Élise, qui adore ça, se convaincre qu’ils sont heureux tous les deux… Pourtant, Élise est malheureuse. Elle n’ose pas reposer LA question à son père, celle qui la tourmente et qu’elle lui a déjà posée lorsqu’il lui a appris le décès de sa mère. Son père a catégoriquement refusé d’y répondre et Élise s’est heurtée à « la créature », à un mur. Cette question sans réponse, dont le lecteur devine la teneur au fil des pages, bouleverse de plus en plus Élise.

Mais un beau jour, sans prévenir, la grand-mère maternelle d’Élise, Sonoka, débarque chez eux, depuis le Japon ! Cela faisait quatre ans qu’elle n’a aucune nouvelle et n’a pas vu ni parlé à sa petite fille ! Sonoka ne parle pas du tout le français, ce qui oblige le père d’Élise à reparler le japonais, cette langue bannie. Petit à petit, Sonoka va apporter de l’apaisement au père d’Élise qui va commencer à se réconcilier avec sa femme défunte : une photo d’elle est déposée dans la maison et ils vont lui rendre hommage en y déposant des mandarines à côté. La chambre au piano est ré-ouverte et son père finit par ré-accorder l’instrument. Le cerisier dans le jardin est arrosé à nouveau. Si la présence de sa mamie arrange un peu les choses, elle ne règle cependant pas tout. Lorsque cette dernière s’en va, Élise sait qu’elle doit absolument poser LA question à son père...

Mon avis

J’ai beaucoup aimé ce livre, qui se lit assez facilement. La thématique du deuil y est bien traitée avec une héroïne touchante. Le lecteur voit Élise grandir et son père évoluer doucement pour faire son deuil et pardonner à sa femme. Si le sujet du livre est assez grave, l’histoire est ponctuée de touches d’humour et de légèreté, notamment grâce à Stella, la meilleure amie rigolote qui va aider Élise à « affronter » son père en osant poser LA question.

J’avais deviné de quelle question il s’agit, à savoir la cause du décès de Sumire. Pendant tout ce temps, Élise ne savait pas comment sa maman est morte et n’a pas assisté à l’enterrement. En effet, le père d’Élise finit par enfin expliquer ce secret. Je m’attendais à ce que Sumire se soit suicidée vu le mystère entourant sa mort et la colère de son mari. Mais finalement, cette dernière est décédée lors d’un accident alors qu’elle partait faire un concert au Japon, où elle est enterrée. Si le père d’Élise a ressenti autant de colère, c’est parce qu’il avait lu un article disant qu’un séisme risquait de se produire. Il avait supplié sa femme de ne pas y aller mais Sumire ne l’a pas écouté.

L’histoire se termine avec le père d’Élise qui emmène sa fille au Japon puis sur la tombe de sa mère. Il lui présente également des excuses. Tous deux vont enfin pouvoir dire « Sayonara », qui signifie « adieu » en japonais.

Milena Geneste-Mas

Note : (1) Naruto est un manga qui existe en dessin animé.

Nota Bene : En 2023, ce roman a remporté le Concours du premier roman organisé par Gallimard jeunesse, Télérama et RTL. Il faisait partie de la sélection des romans du Prix Collégiens lecteurs de Gironde pour l’année scolaire 2024-2025 (on n’a pas encore connaissance du roman gagnant). Il fait également partie de la sélection du Prix des Incorruptibles pour l’année scolaire 2025-2026 pour la catégorie CM2-6e.

 

01/06/2025

L’enfance, le mal, sortir de l’aliénation ?

ROJZMAN Théa, Mary Bell, l’enfance meurtrière, Dessin BELARDO Vanessa, couleurs Stefano RONCONI / ARANCIA STUDIO, Glénat, 126 p. 21€

Si « l’événement est toujours la violation d’un interdit, un fait qui a eu lieu, bien qu’il n’eût pas dû avoir lieu » (1), alors le fait divers de 1968 à Newcastle en Angleterre en relève. Mary Bell, petite fille de 12 ans, a défrayé la chronique après avoir tué deux petits voisins. La justice a surfé sur la réprobation publique et la part d’horreur sensationnalisée par les tabloïds. Or, à l’époque, une journaliste, Gitta Sereny, s’était interrogée. Voici les deux personnages principaux plantés, l’enfant criminelle, la journaliste d’investigation.

Mary Bell est placée dans un centre pour jeunes délinquants, jusqu’à l’âge autorisant son incarcération. Plusieurs années plus tard, la journaliste la rencontre pour reprendre le fil des crimes et sortir de l’ornière de la monstruosité où justice et opinion publique l’ont enfermée. Mary Bell accepte le projet, comme elle accepte que son histoire soit écrite dans un livre sur lequel elle touchera des droits d’auteur. Entre temps, elle est libérée, vit en couple et donne naissance à une petite fille.

Un tel sujet présente deux travers à éviter. Le premier est de tomber dans la crudité des faits pour, à la manière des tabloïds, accentuer le sensationnel, outrer le personnage criminel, tout en se focalisant sur l’innocence des deux enfants assassinés. Le second travers est d’entrer en empathie avec l’héroïne jusqu’à abstraire du récit sa part criminelle. Théa Rozman et Belardo ne tombent dans aucun des deux. Pour ce faire, ils font alterner trois époques auxquelles correspondent trois modalités de narration des faits et trois univers de couleur orchestrés par S. Ronconi et Arcancia Studio. À l’époque du présent, soit celle de la rencontre, pour l’écriture du livre entre Gitta Sereny et Mary Bell, correspond un dessin coloré, réaliste ; à l’époque du passé, celui des faits de 1968, correspondent des planches d’ocre, de marron et de jaune sombre, avec un dessin, lui aussi réaliste. Quant à la troisième époque, elle est celle du hors temps du rêve, de l’hallucination et du cauchemar. À elle sont réservées des couleurs froides aux fonds striés, noirs et gris où la narration ouvre un univers surréaliste par lequel Rozman et Belardo plongent dans la psyché de l’enfant criminelle et les affres de la vie mentale de la jeune adulte.

Par cette articulation des trois temporalités, la composition crée un espace où s’équilibrent l’enquête quasi psychanalytique à laquelle coffinent les dialogues pour l’écriture du livre, les événements tels qu’ils se sont déroulés ou qu’ils ont été rapportés, et enfin les raisons du crime qu’explore l’imaginaire a-temporel de planches intrigantes. Cet équilibre évite et le voyeurisme et le sensationnel tout en généralisant la problématique de la complexité de la condition humaine car la psyché et les conditions de vie ne sont pas indépendantes. Par cet équilibre, le récit du fait divers déconstruit la notion de destin comme celle de nature ou d’innéisme de la criminalité.

L’enfance meurtrière met en accusation l’ordre normal des choses. Le personnage de Mary Bell se déplace à travers la frontière des interprétations de sa personnalité pour les faire vaciller. Pour autant, la fin de la bande dessinée qui voit, dans une scène onirique, Gitta Sereny partir avec les deux enfants victimes, rappelle la nécessité de maintenir l’équilibre entre les trois temps de la narration. Le temps de la justice n’est pas suffisant pour aborder le crime, il y faut le temps social et le temps des raisons c’est-à-dire des significations qui l’ont construit.

En interrogeant l’ordre social, où la mort de deux enfants a été transformée en fait-divers par les médias et la justice, les autrices interrogent la définition des valeurs qui ont fondé le jugement et donc approfondissent le sens de la référentialité avérée des faits. Ici, pas de recherche de l’exhaustivité dans la relation des faits mais la quête des motivations souterraines, des mouvements à l’œuvre non pas seulement dans le fond de la personne mais aussi de la société et de ses institutions sociales pris en leurs liens intimes.

La bande dessinée défait le regard extérieur porté sur les faits et, à l’inverse, installe une vision intérieure de l’événement où se fraie un chemin chaotique non de compréhension mais de révélation, de chose dite sortie du puits des oublis. La réalité des faits est plus profonde que l’apparence ne le laisse voir et croire. La complexité des affects et des raisonnements d’une personne ne peuvent pas être appréhendés isolément des affects et des raisonnements codifiés de la société. En effet, l’opinion publique, les discours des institutions judiciaires, policières, éducatives, politiques, imprègnent la pensée des sujets. Quand Gitta Sereny déclare à son mari « c’est la racine du mal qui m’intéresse », elle impose à son livre de couvrir tout l’éventail de la réalité économique, sociale, psychologique, affective de ce qui fait l’humain et tout événement humain.

Philippe Geneste

(1) Lotman, Iouri, La Structure du texte artistique, traduction du russe par Anne Fournier, Bernard Kreise, Ève Malleret et Joëlle Yong sous la direction d’Henri Meschonic, préface d’Henri Meschonic, Paris, Gallimard, 1975, 415 p. – p.330.