CANNAVÒ Marco, Frankenstein. Au nom du père, dessin et couleurs Corrado ROI, d’après l’œuvre de Mary Shelley, Glénat, 2025, 112 p. 22€50
« Une
espèce nouvelle me bénirait comme son créateur. Combien de natures heureuses et
excellentes, me devraient l’existence ! Aucun père n’aurait jamais aussi
complètement mérité la gratitude de ses enfants que moi je mériterais la leur ».
(Ainsi s’exprime le personnage du savant Victor Frankenstein, au chapitre 3 du
livre de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne)
Cette
adaptation dessinée est une exploration du sous-titre du chef-d’œuvre de Mary
Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne. Marco Cannavò avec
la complicité de Corrado Roi, se centre sur la
relation entre le désir du savant Victor Frankenstein à créer la vie et
l’inconnu de la créature qui en naît.
Pour
ce faire, Marco Cannavò fait intervenir le savant italien Luigi Galvani
(1737-1798) à travers la figure de son neveu. Galvani avait expérimenté l’effet
de l’électricité sur les muscles d’êtres vivants. Marco Cannavò introduit aussi
le savant Frederik Ruisch (1638-1731) spécialiste de la conservation des
cadavres et de la momification. À travers Ruisch, c’est le poète italien
Léopardi qui s’immisce dans les références de l’histoire de la bande dessinée
(1). L’histoire, certes à distance, convoque aussi La Vénus d’Ille
de Prosper Mérimée.
Quant
à Corrado Roi, il ramène à la surface de l’histoire le Dracula de
Bram Stocker ainsi que l’atmosphère propre au roman gothique anglais. Bien sûr,
il joue aussi de l’imagerie de la peur dès la couverture : squelettes,
monstre, et nom de Frankenstein. Le dessin, les lavis, les jeux entre le noir
et le gris et le blanc, façonnent une atmosphère de mystère et d’épouvante. Le
graphisme correspond à la collection où paraît le volume, « Les
classiques de l’horreur ». Le lavis noir et blanc, l’expressionnisme
des dessins (choix des lieux typés, torturés ou oppressants qualifiant
moralement voire psychologiquement les personnages, jeu du clair et de
l’obscur, action des ombres accompagnant le mouvement rendu inquiétant), la
faveur donnée aux plans moyens et rapprochés, instruisent un récit sombre, un
récit d’action au rythme enlevé.
Enfin,
création textuelle et création graphique entretiennent des rapports évidents
avec le cinéma, de Norferatu aux films consacrés à ou dérivés de Frankenstein,
mais aussi la production cinématographique sur les zombies. Toute cette
intertextualité foisonnante renvoie au fond à la complexité du personnage de la
créature qui porte sur son corps les traces de son origine cadavérique et
celles des objets utilisés pour son montage par Victor Frankenstein. Fait
remarquable est le soin entretenu par Corrado Roi de tenir à distance la figure
du Frankenstein incarné par Boris Karlov… La complexité du personnage en
ressort magnifiée, créature vivante faite d’organes morts, c’est-à-dire figure
symbole du mort-vivant.
S’il
y a des gros plans, c’est sans abus car l’œuvre de Cannavò et Roi vise la
réflexion à partir du fantastique et au-delà de la peur. De plus, ce Frankenstein.
Au nom du père ne joue pas que sur l’émotion. L’adaptation joue de
l’actualité de l’interrogation centrale de Mary Shelley quant au progrès
scientifique et à ses dérives. Dans quelle mesure la science peut-elle
s’affranchir d’une éthique de l’humaine condition ? Aujourd’hui où le
clonage, les mères-porteuses, la procréation médicale assistée, la sélection
génétique des embryons sont devenus des réalités, le mythe de Frankenstein
trouve à nouveau de quoi s’imposer.
L’œuvre de Marco Cannavò et Corrado
Roi ne réduit pas, comme il est souvent de coutume en bande dessinée, la trame
dramaturgique du roman de Mary Shelley aux événements qui la composent, ni aux seules péripéties que la postérité a retenues pour en
faire des symboles liés à la situation sociale. Aussi, plutôt que
d’adaptation, il serait plus juste, suivant en cela la classification proposée
par Gérard Genette dans Palimpseste (2),
de parler de transposition du roman en bande dessinée. Mais on ne peut pas
dire, ici, que le motif stylistique qui transporte le texte du registre de la
littérature à celui de la bande dessinée s’identifie au passage à un registre
jugé moins soutenu, celui de la bande dessinée. Frankenstein. Au nom du
père est un chef-d’œuvre graphique et vient titiller les adaptations
littéraires dont il dépasse bon nombre par son exigence de composition et la
richesse de l’intertextualité. Et ceci d’autant plus que, grâce au dessin, la
bande dessinée ajoute une dimension nouvelle à l’œuvre ainsi retravaillée.
C’est ainsi que, comme il est dit au
début de cette chronique, Frankenstein. Au nom du père vient
enrichir le mythe qui s’origine dans le roman, mythe de l’homme prométhéen.
Parmi les enrichissements, il y a l’approfondissement du thème de la
solitude : « Je suis méchant parce que je suis seul » ;
« Tout le monde a droit à une compagne pour son cœur, même les
bêtes ! Moi seul suis destiné à la solitude » dit la créature. Et
ce thème est étroitement articulé à celui du rejet, de l’expulsion, de la
discrimination : « Tous les êtres doués de raison vivent, comme
c’est leur droit, leur propre bonheur. Mais moi, il m’a été brutalement refusé.
Les humains ne veulent rien partager avec ce que je suis, une créature horrible
et difforme ».
Un
premier réseau thématique se structure ainsi au fil des planches : peur,
rejet de l’autre, solitude et donc désir de l’autre, quête du bonheur sur la
terre. Et ce réseau s’articule à un second auquel il doit, d’une certaine
façon, son déploiement : volonté de savoir, désir de dominer la nature et
l’engendrement de la vie, institutions humaines et leur envers (catacombes,
expérimentations, secrets). Cette articulation est si forte qu’encore
aujourd’hui, la plupart des gens croient que Frankenstein est le nom de la
créature et non du savant créateur.
Frankenstein.
Au nom du père
allie la dynamique de l’effroi et l’interrogation de la solitude, dans une
interprétation éblouissante qui se fait nouvelle création. L’album interroge le
mal à travers la croyance absolue au progrès de la science. Et cela dans deux
directions.
D’abord,
dans un monde contemporain assailli par la terreur, les appels aux tueries
guerrières, dans un monde où les gouvernants font retour au thème de la
destruction finale par l’atome, où ils plébiscitent, pour beaucoup, le génocide
au cœur d’une économie qui mène à la mort de la terre, l’album de Marco Cannavò
et Corrado Roi endosse une résonnance d’évidence : ne s’agit-il pas de
ressusciter de l’humanité au cœur des êtres humains ? Mary Shelley
a imaginé la résurrection d’un corps composé de membres et d’organes
disparates, elle n’avait pas songé à la résurrection d’un corps complet, d’un
mort. L’invention est présente dans l’album non sans lien, là encore, avec
l’actualité transhumaniste.
Ensuite,
c’est la seconde direction, Frankenstein. Au nom du père pointe
les dérives de la volonté de maîtriser l’autre en le façonnant selon les
représentations positivistes et scientistes. L’album est une critique sourde de
ce pouvoir recherché de contrôle total des individus et, à l’inverse, Marco
Cannavò et Corrado Roi laissent percer la nécessité de laisser l’homme se
construire lui-même grâce à sa relation aux autres. Fabriquer l’autre c’est
aller à la mort et à la destruction de l’humanité. En une époque où
l’autoritarisme gagne les sommets des États, l’album acquiert un intérêt
supplémentaire dans cette invitation à approfondir la réflexion.
Philippe
Geneste
Notes : (1) Comme le développe Marco Grasso dans la riche postface à l’album « Frankenstein, célèbre et inconnu ». – (2) Genette, Gérard, Palimpseste. La littérature au second degré, Paris, éditions du Seuil, 1992 (1ère édition 1992), 576 p.