Bande dessinée roman graphique, roman social migrant, immigration
FEREY
Caryl (scénario), ROUGE Corentin (dessin), LABRIET Céline et ROUGE Corentin
(couleur), Islander -1- L’exil, Glénat, 2025, 159 p. 25€
Voici
une BD qui traite un futur proche : « Dans quelques années ».
La thématique centrale est celle des migrations. Les discours contemporains
sont mis en scène, appliqués aux européens désormais : peur du « Grand
remplacement »,– thème d’extrême droite qui signifie la montée de
l’extrême droite politique au sein du parlement islandais –, thèses
xénophobes liées à l’identité nationale, militarisation de l’espace civil,
chasse à toute déviance idéologique et sociale.
Dans
ce futur proche représenté par le récit, ce sont les européens qui migrent pour
échapper à la catastrophe écologique autant qu’économique en cours entretenue
par le réchauffement climatique. Mais seule l’Écosse accueille encore des
groupes de réfugiés « triés sur le volet ». Les bords de mer
sont aménagés en camp de réfugiés et de candidats et candidates au départ,
soumis à une administration tatillonne et à un appareil de répression acharné.
C’est sur les quais du port du Havre que tout commence.
Le
professeur Zizek, spécialiste du développement en temps de crise, a sous son
aile protectrice deux sœurs Francesca et Livia. Il est présent et accompagné d’un
mercenaire, Raph, qu’il a engagé pour l’amener en Islande. Or, l’Islande a
fermé ses frontières aux migrants… Sur ce même quai du port du Havre, des
illégaux tentent de s’infiltrer parmi les réfugiés munis du pass qui autorise
leur sortie du territoire. C’est le cas du personnage, Liam dont le portrait en
plan rapproché illustre la couverture de l’album.
C’est
du grand art dessiné qui sert le scénario au cordeau de Caryl Ferey. Les
couleurs créent l’atmosphère de déréliction et le dessin impose l’action par la
multiplicité des points de vue et des plans. L’humanité flétrie, en déshérence,
sombre dans le chaos, la violence, la brutalité. Et le réalisme du dessin de
Corentin Rouge intensifie cette problématique.
Au
cœur de la BD, se trouve la question du double ou de la dualité :
-Élektra et Érika sont demi-sœurs (Érika est la fille d’Eylin
et d’Uffe Barensten ; Élektra est la fille d’Hafey et d’Uffe Barensten).
Elelektra vit en ville où elle côtoie les marginaux résistants installés dans un
squat à Reykjavik, Erika travaille dans une milice de la région du nord de
l’Islande sécessionniste sous le commandement de sa mère, Eylin. Les deux demi-sœurs
sont donc séparées géographiquement. Le père, lui, est membre du parlement de
Reykjavik.
L’évolution
d’Eylin vers la xénophobie l’oppose à sa fille Érika partisane de leur accueil.
-Érika
a un frère Jon, qui suit la décision des communautés sécessionnistes du nord,
de refouler et abattre tout migrant s’aventurant sur leur territoire. À
l’inverse, Érika croit à la nécessité d’intégrer les migrants comme citoyens à
part entière.
-Eylin
fut mariée à Uffe Barensten, elle est cheffe des communautés sécessionnistes du
nord et a glissé vers des positions xénophobes. Uffe, son ex-mari est remarié
avec Hafey et se bat au parlement de Reykjavik en
tant que chargé de la justice, pour un accueil humain des migrants
-Francesca
et Livia sont sœurs, également, mais on ne sait rien de leur ascendance sinon
qu’elles sont italiennes. Au moment de l’embarquement, elles vont être
séparées, Livia partant sur le navire alors que Francesca reste coincée sur le
quai, s’étant faite volée son pass par Liam, le fugitif.
-les
couleurs opposent nettement l’univers concentrationnaire des camps où sont
concentrés les réfugiés (couleurs sombres, bleu et marron dominant) et
l’univers d’Elektra à Reykjavik (couleurs chaudes, jaune, orange, ocre).
-Le
double est aussi géographique avec la bipartition de l’Islande entre le sud
loyaliste et le nord sécessionniste. Il y a bien un troisième clan, celui des
survivalistes repliés sur les Hautes Terres et qui ne veulent voir personne.
Les
variantes du motif de la dualité et du double vont probablement tenir une place
centrale dans la vision de l’évolution géopolitique de la terre au cours des
prochains volumes. Leur insistance ne saurait être présente sans inciter à
l’interprétation suivie au cours du récit…
Liam
lui, est un solitaire fugitif. Il fuit on ne sait quoi ou qui, mais son destin
se trouve lié à celui de Francesca, Livia et de Zizek. Qu’est-ce qui lie ces
trois personnages ? Que fuit Liam ? Pour qui travaille Raph et
comment Zizek l’a-t-il contacté ? Le squat des résistants de Reykjavik
va-t-il éviter sa destruction ? Le parlement de la zone loyaliste va-t-il
épouser les thèses ségrégationnistes de la droite ? Comment et pourquoi
Uffe Barensten, alors mari d’Eylin, l’a-t-il laissée seule avec les enfants
(Érika et Jon) ? Érika réussira-t-elle à convaincre le parlement de
Reykjavik à repousser les mesures discriminatoires à l’encontre des
migrants ? Le nord sécessionniste va-t-il sombrer dans l’apartheid
social ? Quel type de relation va se nouer entre la population islandaise
et la population des migrants entassés dans les camps ou en fuite ? Quel
avenir pour celles et ceux qui refusent le nouvel ordre social ? Comment
les héros et héroïnes vont-ils se libérer de l’inhumanité galopante qui ravage
l’Europe et l’ensemble de la planète ? Quelle est la teneur du projet
« Islander » dont Zizek est la pièce centrale et pour lequel
la sœur d’Eylin, la botaniste Bryndis Jonson, complote ? Zizek est mort au
camp de concentration des migrants refoulés en zone loyaliste : quel est donc
le message à destination de Bryndis, message qu’il a vainement tenté d’exprimer
à Liam qui cherchait à le secourir ?
Philippe
Geneste