Anachroniques

23/02/2025

Quand le présent dystopique rattrape le réalisme futuriste

Bande dessinée roman graphique, roman social migrant, immigration

FEREY Caryl (scénario), ROUGE Corentin (dessin), LABRIET Céline et ROUGE Corentin (couleur), Islander -1- L’exil, Glénat, 2025, 159 p. 25€

Voici une BD qui traite un futur proche : « Dans quelques années ». La thématique centrale est celle des migrations. Les discours contemporains sont mis en scène, appliqués aux européens désormais : peur du « Grand remplacement »,– thème d’extrême droite qui signifie la montée de l’extrême droite politique au sein du parlement islandais –, thèses xénophobes liées à l’identité nationale, militarisation de l’espace civil, chasse à toute déviance idéologique et sociale.

Dans ce futur proche représenté par le récit, ce sont les européens qui migrent pour échapper à la catastrophe écologique autant qu’économique en cours entretenue par le réchauffement climatique. Mais seule l’Écosse accueille encore des groupes de réfugiés « triés sur le volet ». Les bords de mer sont aménagés en camp de réfugiés et de candidats et candidates au départ, soumis à une administration tatillonne et à un appareil de répression acharné. C’est sur les quais du port du Havre que tout commence.

Le professeur Zizek, spécialiste du développement en temps de crise, a sous son aile protectrice deux sœurs Francesca et Livia. Il est présent et accompagné d’un mercenaire, Raph, qu’il a engagé pour l’amener en Islande. Or, l’Islande a fermé ses frontières aux migrants… Sur ce même quai du port du Havre, des illégaux tentent de s’infiltrer parmi les réfugiés munis du pass qui autorise leur sortie du territoire. C’est le cas du personnage, Liam dont le portrait en plan rapproché illustre la couverture de l’album.

C’est du grand art dessiné qui sert le scénario au cordeau de Caryl Ferey. Les couleurs créent l’atmosphère de déréliction et le dessin impose l’action par la multiplicité des points de vue et des plans. L’humanité flétrie, en déshérence, sombre dans le chaos, la violence, la brutalité. Et le réalisme du dessin de Corentin Rouge intensifie cette problématique.

 

Au cœur de la BD, se trouve la question du double ou de la dualité :

-Élektra et Érika sont demi-sœurs (Érika est la fille d’Eylin et d’Uffe Barensten ; Élektra est la fille d’Hafey et d’Uffe Barensten). Elelektra vit en ville où elle côtoie les marginaux résistants installés dans un squat à Reykjavik, Erika travaille dans une milice de la région du nord de l’Islande sécessionniste sous le commandement de sa mère, Eylin. Les deux demi-sœurs sont donc séparées géographiquement. Le père, lui, est membre du parlement de Reykjavik.

L’évolution d’Eylin vers la xénophobie l’oppose à sa fille Érika partisane de leur accueil.

-Érika a un frère Jon, qui suit la décision des communautés sécessionnistes du nord, de refouler et abattre tout migrant s’aventurant sur leur territoire. À l’inverse, Érika croit à la nécessité d’intégrer les migrants comme citoyens à part entière.

-Eylin fut mariée à Uffe Barensten, elle est cheffe des communautés sécessionnistes du nord et a glissé vers des positions xénophobes. Uffe, son ex-mari est remarié avec Hafey et se bat au parlement de Reykjavik en tant que chargé de la justice, pour un accueil humain des migrants

-Francesca et Livia sont sœurs, également, mais on ne sait rien de leur ascendance sinon qu’elles sont italiennes. Au moment de l’embarquement, elles vont être séparées, Livia partant sur le navire alors que Francesca reste coincée sur le quai, s’étant faite volée son pass par Liam, le fugitif.

-les couleurs opposent nettement l’univers concentrationnaire des camps où sont concentrés les réfugiés (couleurs sombres, bleu et marron dominant) et l’univers d’Elektra à Reykjavik (couleurs chaudes, jaune, orange, ocre).

-Le double est aussi géographique avec la bipartition de l’Islande entre le sud loyaliste et le nord sécessionniste. Il y a bien un troisième clan, celui des survivalistes repliés sur les Hautes Terres et qui ne veulent voir personne.

Les variantes du motif de la dualité et du double vont probablement tenir une place centrale dans la vision de l’évolution géopolitique de la terre au cours des prochains volumes. Leur insistance ne saurait être présente sans inciter à l’interprétation suivie au cours du récit…

 

Liam lui, est un solitaire fugitif. Il fuit on ne sait quoi ou qui, mais son destin se trouve lié à celui de Francesca, Livia et de Zizek. Qu’est-ce qui lie ces trois personnages ? Que fuit Liam ? Pour qui travaille Raph et comment Zizek l’a-t-il contacté ? Le squat des résistants de Reykjavik va-t-il éviter sa destruction ? Le parlement de la zone loyaliste va-t-il épouser les thèses ségrégationnistes de la droite ? Comment et pourquoi Uffe Barensten, alors mari d’Eylin, l’a-t-il laissée seule avec les enfants (Érika et Jon) ? Érika réussira-t-elle à convaincre le parlement de Reykjavik à repousser les mesures discriminatoires à l’encontre des migrants ? Le nord sécessionniste va-t-il sombrer dans l’apartheid social ? Quel type de relation va se nouer entre la population islandaise et la population des migrants entassés dans les camps ou en fuite ? Quel avenir pour celles et ceux qui refusent le nouvel ordre social ? Comment les héros et héroïnes vont-ils se libérer de l’inhumanité galopante qui ravage l’Europe et l’ensemble de la planète ? Quelle est la teneur du projet « Islander » dont Zizek est la pièce centrale et pour lequel la sœur d’Eylin, la botaniste Bryndis Jonson, complote ? Zizek est mort au camp de concentration des migrants refoulés en zone loyaliste : quel est donc le message à destination de Bryndis, message qu’il a vainement tenté d’exprimer à Liam qui cherchait à le secourir ?

Philippe Geneste


16/02/2025

De la capacité à voir le monde

COUSSEAU Alex, Indigo, illustrations Charles DUTERTRE, rouergue, 2024, 64 p. 18€

Est-ce un récit graphique absorbé par le genre de l’album ? Est-ce un album tendant au récit graphique ? Cette ambiguïté générique sied à cet ouvrage de haute exigence graphique et textuelle.

La narration à la première personne est assurée par un enfant, Gaspard, né en 1789. Gaspard raconte sa vie dans la fabrique de tissus, dans laquelle travaillent son père, sa mère et son oncle. Il décrit leur besogne d’indienneurs (personnes employées dans une indiennerie, fabrique de toiles de coton peintes ou imprimées) mais aussi les outils, les motifs, les toiles. Gaspard va être intrigué par le parcours du commerce de ces toiles peintes, et par ce que leurs dessins racontent. Pour percer le secret, il se crée un double dessiné qu’il va introduire dans les motifs des toiles : un savant, Melchior aussi roi mage… Melchior sera la taupe de Gaspard et va permettre à la narration de poursuivre son œuvre quand les toiles seront embarquées dans les cales d’un bateau à destination de l’Afrique et des Caraïbes.

Le personnage-narrateur prend donc un double en la personne du personnage dessiné. Projeté sur la toile, ce dernier va permettre à Gaspard, le narrateur premier, de comprendre l’histoire : il s’agit de marchandises qui servent de monnaie d’échange avec des esclaves noirs du continent Africain : « 800 pièces d’indienne pour l’achat de 300 esclaves ».

Et là intervient un autre jeu de doublure : celui des indienneurs imprimant secrètement, sous les dessins des toiles aux histoires anodines, la véritable histoire des peuples d’Afrique sacrifiés par les colonisateurs occidentaux européens et, en l’occurrence français. L’album conte alors en récit graphique les conditions inhumaines des êtres arrachés à leurs terres, à leurs familles, enchaînés sur les bateaux négriers, mourant pour beaucoup durant le voyage. Par le palimpseste, l’histoire est redoublée ; de même, le personnage de Gaspard possède son double en Melchior, et l’enchaînement des dessins narrent l’histoire hors de portée du petit Gaspard qui n’est ni sur le bateau ni n’aborde les terres de « l’Angole » ou des Antilles.

Et si on réfléchit bien, la toile elle-même, œuvre d’art, se dédouble en une marchandise aliénée à l’échange capitaliste. La doublure est une expansion de la conscience personnelle de Gaspard grâce à son propre double Melchior. Mais le double est aussi le symbole de la duplicité de l’échange marchand et du colonialisme.

La doublure des toiles témoigne quand le double de Gaspard, Melchior, porte la tentative d’une action sur la fiction contre l’exploitation, l’asservissement et le racisme. La création artistique peut-elle contrer l’inhumanité des actions coloniales ? Peut-elle vaincre la généralisation de la marchandisation et de l’aliénation des capacités créatives des ouvriers, des ouvrières, de l’enfant narrateur qui lui veut « imaginer un monde meilleur » ?

On l’aura compris, Indigo a le plus grand respect pour les enfants lectrices ou lecteurs. Alex Cousseau porte haut l’exigence de la composition du récit ; Charles Dutertre se signale tout autant par l’exigence de la création dessinée et des couleurs, sans reproduire des toiles en indiennes mais en les imitant dans une forme soulignée par la prolifération des détails, la fusion des couleurs, et leurs dégradés divers. Et la fin, qu’on laissera au jeune lectorat le soin de découvrir pleinement est d’une intelligence qui projette le récit de 1802 à nos jours. Cette fin met l’accent sur la politique de la perception, ce regard qui juge, qui classe ou alors qui accueille et comprend. La perception (aesthèsis) est politique en ce qu’elle contraint la signification du perçu. Or, la couleur indigo des yeux du voyageur qui débarque à Nantes où vit Gaspard ne désigne-t-elle pas, métaphoriquement, la capacité de percevoir en vrai le monde, capacité ouverte par la fiction ?

Philippe Geneste

 

09/02/2025

Légende et mythologie, intimité et consentement. La littérature de jeunesse face à l’adultocentrisme légalitaire

MONSABERT Marie, Tali et le monstre d’Odin, illustrations Clémence POLLET, Milan, 2024, 40 p. 13€90

Le secteur du livre pour la jeunesse tente de diverses manières d’aborder la question de l’inceste, parce qu’il s’agit d’une question à laquelle les jeunes enfants ou moins jeunes sont confrontés et ce bien plus que la loi sociale l’a longtemps prétendu. Elle préférait, en effet, faire silence sur le phénomène afin de ne pas abîmer l’autorité de l’univers adulte. L’éclosion dans le secteur éditorial de la jeunesse d’ouvrages sur l’inceste vient briser cet adultocentrisme légalitaire.

La couverture de Tali et le monstre d’Odin établit un horizon d’attente mythologique. Les peintures puissantes de Clémence Pollet, sombres sur papier mat, emportent le lectorat dans un univers inidentifiable, sans référence temporelle sinon lointaine. Tali porte aux nues son frère aîné, Odin. C’est l’expérience traumatisante de Tali soumis à la convoitise du bel Odin que nul ne soupçonne de perversité criminelle que conte l’histoire de Marie Monsabert. Ses tourments commencent dans le déni et la honte, dans la peur de ne pas être cru. Tout le cheminement, que la grand-mère permettra à Tali d’accomplir sera d’identifier l’interdit qui existe entre les êtres humains, puis de trouver une modalité pour exprimer la violence subie. Le découpage des peintures en tableau de pleine double-page retient le lectorat dans l’avancée lente du drame.

 

PAULIC Manon, L’intimité et le consentement, illustrations de Cynthia THIÉRY, Milan, 2024, 40 p. 9€50

L’album documentaire de Mann Paulic et de l’illustratrice Cynthia Thiéry explore, pour les enfants de l’âge de l’école primaire, la notion d’intimité : c’est quoi l’intimité ? Pourquoi on ne se montre pas nu ? Pourquoi les statues sont nues ? C’est quoi les parties intimes ? Pourquoi mon corps change ? Pourquoi je dois demander la permission avant de toucher quelqu’un ? C’est quoi le consentement ? Comment réagir en cas de situation où on se sent mal à l’aise ? Comment on reconnaît une agression sexuelle ? C’est quoi l’inceste ? Pourquoi il faut faire attention sur internet ? Est-ce que l’intimité est un droit ? Ça sert à quoi les cours d’éducation sexuelle ?

Le livre sera lu avec le plus de profit par les enfants de 9 à 11 ou 12 ans. La multitude des situations évoquées et décrites permettent au jeune lectorat, par la clarté du texte et le support de l’illustration accompagnatrice du propos, de retrouver des situations, des interrogations parfois jamais partagées, de trouver des réponses, des marches à suivre. L’intimité et le consentement est donc un livre pratique autant qu’un documentaire. Les problématiques soulevées indiquent la nécessité de renforcer le droit à la vie privée notifié dans la Convention internationale des droits de l’enfant qu’un bon nombre d’États ont signé dont la France. Livre sur le corps, sur le rapport de l’enfant à son corps, L’intimité et le consentement emprunte la voie de la vie sociale et ouvre sur des questions de société.

Philippe Geneste

 

02/02/2025

Pour une terre sans patrie ni frontière

SAADE Ernesto, Un Espoir ordinaire. Récit illustré d’une migration, traduit de l’anglais par Mathilde Tamae-Bouhon, Steinkis, 2024, 216 p., 20€

« Personne n’était là par choix » Saade E.

L’ouvrage raconte la migration de migrants sud-américains vers les USA. L’héroïne et le héros sont, comme l’auteur, salvadoriens. C’est le périple de leur voyage qui constitue la trame de la bande dessinée. Pour la raconter l’auteur-dessinateur a choisi un montage alterné qui le met en scène sous les traits d’un cousin du héros préparant une bande dessinée et recueillant rétrospectivement les faits du voyage. Par un jeu des couleurs, lecteur ou la lectrice sait toujours très aisément où il se situe dans l’histoire. Partant du Salvador, on traverse le Guatemala par Nentὁn, on entre au Mexique, passe au Chiapas direction Vera Cruz puis Poza Rica, Tampico, Tamaulipas, Reynosa, la frontière entre le Mexique et les USA puis enfin, la Californie.

Rapporté par un dessin réaliste et propre aux comics, avec un attrait pour le jeu des lumières sur les couleurs, Un Espoir ordinaire explicite la migration comme besoin humain et non comme désir individuel. Bien que la subjectivation de l’épopée, centrée sur les personnages, tienne la composition, le livre met l’accent sur les liens humains qu’entretiennent les migrants et migrantes des diverses nationalités qui partagent les mêmes affres, les mêmes peurs, les mêmes espoirs et les raisons proches qui les ont menés dans cette situation.

Un Espoir ordinaire interroge avec insistance l’imaginaire du retour (le personnage d’Elena) autant que l’imaginaire de l’exil (Elena et Carlos, son fils). Pour ce dernier, la confrontation entre le besoin raisonné d’Elena de partir et le désir de rester de Carlos, alimentent une réflexion chez le lectorat. Quant à l’imaginaire du retour, la même confrontation l’impose à l’esprit. Mais c’est surtout le personnage d’Elena qui le porte. Se trouve alors creusée l’ambiguïté du motif du retour au pays d’origine chez une exilée. Le Salvador est présenté comme le pays rêvé, comme un idéal mais en même temps, il est le pays du malheur. L’exil lui est lié tout comme les souffrances endurées durant la migration qui a mené Elena jusqu’en Californie. Ce paradoxe, que recèle le motif du retour, façonne la psychologie du personnage : être enfin fixé et pourtant en mouvement imaginaire vers la terre qu’elle a volontairement quittée. Or, si l’identité se noue dans le mouvement, dans le déplacement entre les pays, d’un pays vers un autre, où trouver l’espace social partagé qui reposerait sur cette identité ? Et si cet espace n’existe pas, faudrait-il le créer ? Faire de la Terre une terre de sociabilité sans patrie ni frontière ? Et le migrant, alors, serait juste un humain parmi les humains.

Philippe Geneste