ANDERLE Ernesto, Modigliani, traduction de l’italien Agathe Lauriot dit Prévost, Paolo Bellomo, Steinkis, 2024, 176 p. 23€
Il
fait partie de ces étrangers qui travaillent à Paris et dont la production est
jugée, à l’époque, secondaire dans l’avant-garde de ce que le critique Warnod
nomme en 1920 l’École de Paris (1). C’est par le portrait érotique qu’on y
rattache Amadeo Modigliani (1894-1920). Mais Modigliani oblige à comprendre le
portrait pour plus essentiel et c’est ce qui est particulièrement analysé par
la fiction biographique d’Anderle. Celui-ci apporte un regard d’artiste et, à
propos de l’art du portrait, fait dire à Modigliani : « C’est
comme si, avec un œil je cherchais dans le monde extérieur et qu’avec l’autre,
je regardais à l’intérieur des gens » (p.103). Le portrait
n’est pas un genre, mais devient l’essence de l’art : « Le futur
de l’art se trouve dans le visage d’une femme » (p.59). Une exposition
de 2016, à Villeneuve d’Ascq consacrée à Modigliani a pris pour titre L’œil
intérieur.
Anderle
construit sa bande dessinée biographique en imaginant la quête de son père par
la fille de Modigliani et Jeanne Hébuterne, qui se suicida peu après la mort de
son amant. La fille rend visite à Utrillo, ami de débauche de Modigiani.
Utrillo, qui s’adonne aux peintures figuratives et colorées, est un autre
membre de l’École de Paris. C’est lui qui révèle à l’enfant la vie de son père
et de sa mère.
Cette
composition par mise en abyme épouse les entrelacs ténébreux et torturés de
l’esprit de Modigliani, souligne la misère dans laquelle il vivait ainsi
qu’Utrillo et Jeanne Hébuterne bien sûr. C’est dans ces ténèbres qu’est évoquée
la haine de la famille Hébuterne pour l’artiste, introduisant le conflit de
société entre la morale bourgeoise et la réalité de la psyché humaine aux
prises avec l’inconscient dont Freud, à l’époque, faisait la révélation. Le
catholicisme du père de Jeanne, en cette seconde décennie du vingtième siècle
(Jeanne rencontre Modigliani en 1917, rencontre magistralement contée par
Ernesto Anderle), alimente sa haine antisémite à l’encontre de l’amant de sa
fille. Cette composition permet à Anderle d’aborder le milieu de l’art et de
rendre compte du rapport de Modigliani avec Zborowski qui soutenait Modigliani
depuis 1915. C’est lui qui organisa l’exposition Modigliani chez Berthe Weil,
exposition qui fit scandale et dont la bande dessinée raconte des détails. Zborowski
fut aussi l’artisan de l’exposition londonienne de Modigliani où son art fut
reconnu, même si les ventes de tableau ne suivirent pas (2).
Bien
sûr, la biographie en bande dessinée d’un peintre relève toujours du défi pour
le dessinateur. Comment rendre compte de l’art de Modigliani, sans l’imiter,
évidemment car ce serait suicidaire, tout en épousant l’esprit ? Ernesto
Anderle lui-même artiste aux multiples facettes, choisit de rendre compte de la
coulée des couleurs sur les corps nus, des torsions, et déformations. Le
travail sur les mains et le visage d’Utrillo, avec le détail de déformations
des chairs et du corps, sont exemplaires de ce choix. Anderle joue aussi,
ingénieusement, des regards hallucinés ou bien de la figuration des personnages
aux yeux sans pupilles : yeux se retournant vers l’intérieur ? De
plus, par la composition des planches et le dégradé des couleurs, qui
s’opposent parfois, Ernesto Anderle rend l’effet d’ivresse sauvage de la
peinture des portraits de Modigliani.
Cet
album est à la fois une biographie fiévreuse du peintre, une interprétation
passionnée de son art. Entrant dans les traits et les couleurs de la peinture
et du dessin de Modigliani, Ernesto Anderle compose une œuvre nouvelle, album à
lire comme leg spirituel élevé à la mémoire du peintre.
Philippe
Geneste
(1) Joyeux-Prunel, Béatrice, Les Avant-gardes artistiques, 918-1945. Une histoire transnationale, Paris, Gallimard, 2017, 1186 p. – p.66. (2) Ce même Zborowski fonda en 1926 une galerie où il exposait les Modigliani, pariant « sur la célébrité posthume de l’artiste mort dans des circonstances misérables » Joyeux-Prunel, Ibid., p.215.