Anachroniques

30/03/2025

À quelle hauteur voir le monde ?

LOMBÉ Lisette, À Hauteur d’enfant, illustrations 10° Rue (Elisa SATORI & Almudena PANO), CotCotCot éditions, 2023, 22€44 p. 22€

Cet album, format A4 au papier à grain, épais, agréable à manipuler, âpre et doux à la fois, propose une poésie graphique pleine de sobriété et pourtant d’une richesse à chaque relecture renouvelée. La pixélisation des illustrations d’Elisa Satori et Almudena Pano image les tableaux qui représentent en un art pourrait-on dire néo-pointilliste des choses, des lieux, que nombre d’enfants peuvent parcourir au quotidien. C’est tout le banal dans lequel et à travers lequel et par rapport auquel s’expérimente la vie mais aussi se construit la personne qui sert d’espace à la déambulation poétique proposée par Lisette Lombé.

Mais l’apport principal du livre est peut-être ailleurs. Il pourrait bien être dans la sollicitation à dire le banal, à en dire quelque chose, à en parler sinon le parler, à sortir, donc, de l’intransitivité que nous nous imposons face au banal pour en faire une expérience transitive, c’est-à-dire à y entendre, à y toucher, à y sentir, à y voir, à y goûter la vie en partage. À Hauteur d’enfant serait alors une quête en mouvement d’une éthique de la vie, une quête de régénération de la vie. Les images ne seraient plus seulement l’espace des mots mais elles s’offriraient aux imaginaires des mots.

Le long poème, où se succèdent six binômes de strophes – importance de la dualité contre l’unique – à savoir un sizain et un tercet liés (sauf l’exception sur laquelle se termine l’ouvrage et sauf le poème initial, un quatrain isolé), fait d’abord l’éloge de la perception. Voir le monde c’est se mettre à bonne hauteur, celle de l’enfant parce qu’il découvre, parce qu’il regarde vraiment : bref l’enfant montre que pour comprendre la vie encore faut-il faire attention. Sentir le monde ? Mais alors, faut-il se défaire des artifices et se mettre à l’écoute ? Mais alors, faut-il prendre le parti du bas, de ceux et celles d’en bas, pour retrouver valorisation humaine, terrienne, imaginante autant que rationnelle ?

L’enjeu est d’être touché par ce qui nous entoure, de savoir l’être. Comment ? Peut-être en écartant les intermédiaires artificiels, les fausses médiations, peut-être, comme nous l’apprend le savoir d’aimer en supprimant les monnaies d’échange. À Hauteur d’enfant est une poésie interrogative qui pousse son lectorat à sortir des bottes des lieux communs pour chausser à pieds nus les nuages du multiple.

Peut-être pensez-vous qu’en prenant la figure de l’enfant pour aune de la vie instituée des adultes, la poétesse en particulier façonne, en la figure enfantine, un autre qui serait mythique ? Mais ce serait oublier que cet album est un recueil de poésie graphique. L’échappée des images conserve aux mots leur destination probatoire, en quelque sorte. Ce recueil ne dit pas que l’enfant possède le secret du rapport au monde donc aux autres, mais il esquisse l’idée que parce que l’enfant marche à la rencontre de son devenir adulte, il peut, mieux que l’adulte lui-même comprendre où porter ses pas : pour lever le secret ? un pan du secret ? Les mots se proposent d’être investis par l’imaginaire qu’ils recèlent et où s’enracine l’expression de nos sens. N’est-ce pas le pari de la poésie ?

 

SARTORI Elisa, Déplacements, CotCotCot éditions, 2025, 36p. 16€90

L’album présente l’exil d’une mère, à 20 ans, une pérégrination du Sud vers le Nord. La problématique est posée dès le début et se décline en questionnements : où j’habite ? Qu’est-ce que j’habite ? Qu’est-ce qui m’habite ?

En identifiant la migration à l’exil via le déménagement conçu comme pluriel, l’album et ses illustrations abstraites définissent l’exil comme une impossibilité de reconnaître un chemin comme sien et de se trouver donc dans une obligation d’emprunts. Cette obligation, qui met à mal la personne en reconnaissance d’elle-même, implique aussi une relation aux autres, réelle ou fantasmée. Si s’exiler, c’est marcher sans connaître son chemin, l’exilé est comme cet objet errant sur les étalages d’un marché aux puces en attente d’un « nouveau foyer », mais un « nouveau foyer » à construire soi-même et par sa relation avec les autres. L’histoire familiale cesserait d’être privée pour s’élargir en une histoire de la famille humaine.

Si l’album, par le travail iconographique d’Elisa Satori, met l’accent sur ce travail constructif de l’exilé, il ne masque pas qu’au départ l’exil est un ravage, un mouvement destructeur, au sens de l’exsilium du Moyen âge qui signifie ruine et destruction. À l’heure où la déportation de populations entières est redevenue un thème avalisé par les États se targuant de démocratie et de droit de l’homme, d’humanisme et de liberté, l’album Déplacements mérite toute l’attention requise. En le lisant avec l’enfant, et pourquoi pas, en l’étudiant en classe, on porterait l’attention du jeune lectorat sur le va-et-vient entre le présent de l’exilé (ici une jeune femme) et son passé via la filiation familiale. On traquera avec les enfants les signes du passé dans ce qu’ils prennent sens au présent. L’abstraction des illustrations, leur sobriété extrême, aussi, prennent là tout leur sens en n’étrécissant pas l’horizon interprétatif, mais à l’inverse en l’élargissant, en le laissant ouvert. Loin de la stéréotypie de l’exotisme, au cœur de l’interculturel non pas seulement comme déplacement du regard mais comme filiation inavouée de l’humaine condition, Déplacements serait donc une œuvre ouverte à l’interprétation de notre histoire présente.

Philippe Geneste

 


23/03/2025

Droit du sol, droit du sang, en mémoire

WANG Andrea, CHIN Jason, Le Goût du cresson, traduit de l’américain par Chun-Liang YEH, HongFei Cultures, 2024, 40 p., 16€90

Une famille sino-américaine prend la route pour une balade. Elle n’arrivera jamais à destination, car sur le bord de route les parents décident de ramasser du cresson et demandent à leurs enfants d’en faire autant. Le réalisme des illustrations est consolidé par leur plan moyen. Mais le jeu des couleurs, la variation des points de vue introduisent à plusieurs moments une dimension poétique qui vient renforcer le motif de l’histoire. Celui porte sur la mémoire. Les parents vont parler de leur passé en Chine à leurs enfants. Ceux-ci, victimes de l’ordinaire racisme anti-asiatique, comprennent alors bien des choses.

Le récit à la première personne est raconté par la petite fille, qui, très rétive au départ, s’ouvre à ses parents quand ceux-ci lui racontent des bribes de leur vie et notamment de celle ayant trait au cresson. Le cresson devient ce médiateur de conciliation des parents et de l’enfant, le lien de continuité du passé et du présent.

La mémoire n’est pas que souvenir, elle est plus que le souvenir, elle vient structurer aussi le présent et l’animer : « Du goût du cresson, nous avons fait un nouveau souvenir ».

On l’aura compris, l’album de Wang & Chin est un album qui ravira les enfants par sa qualité graphique et qui stimulera leur esprit sur un sujet difficile mais ici traité par l’action intra-familiale. La postface des deux auteurs fille et petit-fils d’immigrés vient enrichir l’ouvrage soit pour l’adulte qui le lirait à l’enfant, soit à l’enfant lecteur de 9 ans ou plus qui y trouverait à réfléchir sur l’histoire qu’il vient de lire.

 

BROCKENBROUGH Martha et LIN Grace, Je Suis Citoyen américain. Wong Kim Ark, aux racines du droit du sol, illustrations de Julia KUO, HongFei, 2024, 40 p. 16€90

Une fois n’est pas coutume, l’album proposé par les éditions HongFei est une biographie. Le genre biographique est lui-même prétexte à présenter au jeune lectorat dès 8/9 ans la question du droit du sol. Wong Kim Ark est né en 1873 de parents chinois qui ont émigré au « Nouveau Monde », comme de nombreux de leurs compatriotes attirés par l’appel des autorités américaines en quête de main d’œuvre pour intensifier l’industrialisation du pays. Beaucoup de ces migrants se sont retrouvés à travailler dans les mines, à construire les chemins de fer et les routes dans des conditions déplorables aux mains d’un patronat raciste et violent. Mais, pour asseoir le pouvoir blanc, en 1882, une loi fédérale exclut, entre autres populations, les chinois regardés comme une race inférieure, car, on l’oublie parfois, les théories racistes, eugénistes et discriminatoires contre les immigrés non blancs, se développent à grande échelle aux États-Unis d’Amérique au tournant du dix-neuvième et du vingtième siècles.

Le nom de Wong Kim Ark, cuisinier dans les restaurants de Chinatown, est resté dans les mémoires suite au procès qu’il a intenté en 1898 à l’État de Californie qui lui refusait la nationalité américaine alors qu’il était né sur le sol des États-Unis. L’album, magnifiquement illustré par Julia Kuo (1), retrace ce parcours en se centrant sur la personnalité de Wong Kim Ark. La violence raciste, à base économique autant que politique, qui a présidé à l’adoption de la loi de 1882, est peu instruite par l’album qui croit pouvoir contenir l’histoire à la vie individuelle de Wong Kim Ark. C’est quand même une faiblesse de l’album, même si les autrices complètent la biographie par un documentaire précisant la question juridique du droit du sol et du droit du sang. Une belle page est consacrée, alors, aux représentations stéréotypées des différentes nationalités. Grâce au documentaire, l’album fait le raccord avec notre époque dangereusement gangrénée par le racisme, la xénophobie et les guerres qu’ils alimentent. La question des migrations met au cœur des problématiques sociales contemporaines la question du droit du sol et celle du droit du sang dans l’acquisition de la nationalité, tant aux USA qu’en Europe et ailleurs. Alors, malgré la réserve ci-dessus énoncée, nul doute que Je Suis Citoyen américain. Wong Kim Ark, aux racines du droit du sol présente un grand intérêt pour le lectorat de fin d’école primaire et de début de collège, et jusqu’en quatrième.

Philippe Geneste

(1) Lire le blog du 28 décembre 2023, qui rend compte de son travail dans l’album de grande poésie, GOLDSAITO Katrina, Le Son du silence, Julia KUO, HongFei, 2023, 40 p. 16€50

16/03/2025

À la rencontre de la fragilité du monde

MONLOUBOU Laure, Azalée. La rencontre, illustrations Assia LERADI, amaterra, 2024, 48 p. 14€90

Cet album est un conte qui met en scène un grand père haut comme une pomme de pin et demie et sa petite fille Azalée, haute comme une pomme de pin. Le grand-père est calme, sage, herboriste de profession, naturaliste et botaniste. Il élève la petite Azalée, fougueuse, colérique, désobéissante et qui n’écoute rien. Ils vivent sur une île isolée, à l’abri des ravages des colonisations humaines et de leur cohorte de guerres meurtrières. Un jour Azalée va devoir aller chercher une plante mais, elle préfèrera vagabonder avec son ami l’araignée bleue, dompter un scarabée, et se perdre dans la forêt… Heureusement, le grand-père la retrouvera, mais un petit humain et une femme humaine construisent une maison dans les arbres. La vie peut-elle recréer l’équilibre perdu par l’arrivée inopinée de ces deux géants ?

Azalée. La rencontre interroge ainsi la notion même de rencontre, magnifiquement servie par les peintures à la gouache, au numérique aussi, aux pastels et aux crayons d’Assia Leradi. Un album gai dans un monde merveilleux dont la fin demande au tout jeune lectorat d’imaginer ce qu’il adviendrait avec l’irruption du réel humain.

 

GIQUEL Charline, Salade de fruits, L’Agrume, 2024, 48 p. 12€50

Saluons le soin éditorial de ce volume relié, à la couverture de gros carton et aux pages épaisses, le tout avec des coins arrondis pour que l’enfant ne se blesse pas. Ouvrir l’album c’est se voir offrir un bouquet de couleurs et jongler entre le dessin de grande dimension et la peinture miniaturiste…

L’ouvrage pourrait être considéré comme didactique : au fil des doubles pages la corbeille de fruit se remplit par addition…. Chaque fruit est désigné avant d’être déposé, et le livre se fait alors imagier. Mais définir l’ouvrage de didactique serait oublier la dynamique fantaisiste qui considérant chaque fruit comme un espace clos y fait loger un personnage. C’est là qu’intervient le miniaturisme. L’illustrations montre alors des décors, des lieux de vie intérieurs, des objets familiers… L’adulte accompagnant l’enfant dans sa lecture ne manquera pas, alors, de demander à ce dernier de repérer les choses et les êtres présents, et de les désigner de sa petite main.

L’album, on l’a compris se lira avec profit dès l’âge de deux ou trois ans. Mais les plus grands s’y égaieront jusqu’à la surprise de la partie finale avant que la nuit ne tombe sur la corbeille de fruits et son univers de vie.

 

FUJIYAMA Susuka, La Famille Matsuo, bilingue français-japonais, L’Harmattan jeunesse, 2024, 32 p. 10€

À travers une famille de grenouilles, le scénariste illustrateur Suzuka Fujiyama raconte la vie d’une famille japonaise habitant Tokyo et partant en fin de semaine prendre le vert. La mise en page importe, avec une page gauche qui comprend le texte japonais et sa traduction française et trois médaillons imagés représentant des détails de la page exclusivement illustrée de droite. Cette composition de la mise en page enrichit la lecture du jeune enfant lecteur, à la fois en l’invitant à scruter la page de droite et d’autre part en l’invitant à enrichir le sens produit par le texte lui-même. Entre les illustrations et le texte, le rapport est de redoublement. Les illustrations ajoutent une touche d’euphorie et d’humour alors que le texte narre de manière descriptive les différentes étapes de l’histoire. La présence de mots japonais, tous soigneusement explicités, s’ajoute au texte japonais qui court en bas des pages, en regard de la traduction française en haut.

Cette collection des « contes des 4 vents » poursuit ainsi sa route avec bonheur et pertinence en une époque où les replis nationalistes se font menaçants

Philippe Geneste

NB : En complément du conte de Suzuka Fujiyama, on proposera avec pertinence à l’enfant, les planches de bande dessinée de Kazuo Iwamura, Réflexions d’une grenouille. L’intégrale, paru chez Autrement jeunesse, en 2011.

 

MACHIDA, Naoko, Mimi le sumo, traduction d’Alice Hureau, éditions le Cosmographe, 2025, 40 p., 16€50

Les très jeunes lectrices et lecteurs de la commission lisezjeunesse ont beaucoup aimé cet album qui les a fait rire. Un chat boulanger, c’est rigolo. Un chat boulanger qui se prend pour un sumo, c’est surprenant. Des situations réalistes qui se prolongent en tableaux oniriques pour suivre la sieste du chat pendant que cuisent les petits pains, voilà qui installe dans l’imaginaire où l’impossible peut se réaliser. En fin d’ouvrage un petit répertoire des mots japonais ou des situations impliquant ces mots introduit l’enfant, à qui on l’explique, à une part de l’univers japonais. Car, en effet, les différents tableaux de l’album reproduisent dans l’ordre chronologique un combat entre sumotori.

Nul doute qu’en mettant en scène un animal familier, présent dans de nombreux foyers, l’album attire les enfants. Il faut ajouter aux raisons du succès de l’album la part imposante prise par le graphisme et la peinture du chat et des autres chats qui interviennent. Naoko Machida est en effet une peintre de chat qui a publié une vingtaine de livres qui les représentent, les évoquent et parlent deux.

Philippe Geneste avec la Commission Lisezjeunesse

09/03/2025

Un fait-divers

Langlois Denis, La Cavale du babouin, La Villedieu, 2024, 170 p. 14€

Le fait divers offre un scénario avec sa recherche des causes, son déroulement, ses péripéties, son dénouement. Ici, il semble bien que l’auteur recherche une description totale et précise, sans zone d’ombre, de la cavale de l’animal personnage principal du livre. Le lectorat va donc épouser la parole de l’auteur-narrateur pour comprendre et construire son interprétation de l’événement, un événement qui se clôt sur lui-même.

De plus, dans La Cavale du babouin, le fait divers se trouve ici lié à une dimension juridique (rapport de gendarmerie, rapport d’autopsie, ce qui fait approcher l’histoire racontée de la forme simple du cas (André Jolles). Plus que la loi, le narrateur s’enquiert des normes morales qui ont mené à la mort du babouin en cavale. Les normes ici reproduisent les valeurs humaines face à la mort et à la mise à mort. Le récit engage vers une réflexion sur la légitimité de la mise à mort d’un animal. Il interroge de quel côté est la faute : celui de la gendarmerie qui élimine l’animal supposé dangereux ou bien celui de l’anormalité d’un babouin en liberté du côté d’Étampes, situation qui contrevient à la vie paisible des habitants du coin… Littérature oblige, les recours, par l’auteur-narrateur, au Code pénal et aux lois, n’édulcore pas la centralité de cette interrogation à partir des valeurs.

Tout au long du récit, l’auteur-narrateur, soit en s’adressant au lecteur soit en s’adressant au personnage (le babouin) voire en dialoguant avec lui, pèse la véridicité des faits de la cavale : les journaux ont-ils dit la réalité ? Le parcours reconstitué est-il plausible ? le dossier judiciaire que l’auteur-narrateur s’est procuré, lève-t-il des ambiguïtés et efface-t-il des zones obscures ? Le lecteur est ainsi invité à décider au fur et à mesure de ce qui s’apparente de plus en plus à une enquête et non à une narration de faits constituant un événement. L’auteur le sollicite pour suivre la construction de l’histoire. Mais plus, l’auteur révisant et recomposant l’histoire se présente comme un lecteur (un relecteur) de la fable babouine ce qui ne manque pas de recadrer l’interprétation faite de ce qui est raconté par le récit. Les erreurs pointées sur le début de la relation des faits de la cavale servent alors à embarquer le lectorat dans une coopération interprétative de l’histoire.

Le fait divers transformé en nouvelle (l’auteur s’interroge à plusieurs reprises sur la brièveté relative de son livre) se trouve amplifié, quitte l’éphémérité des chroniques journalistiques pour devenir un cas à étudier en y cherchant des valeurs générales, en y interrogeant l’ordre immuable du monde référé (celui du fait-divers) et donc les valeurs qui le fondent. La référentialité est soigneusement instruite. Les lieux géographiques sont précisés même si les précisions sont moins documentaires que liées à la biographie de l’auteur. Malin, ce dernier, singeant la rédaction d’un fait divers dont la règle est la recherche (souvent vaine) de l’exhaustivité des circonstances et des faits, use des aller-retours sur les événements, pour revenir sur sa propre existence, ses actes et engagements. La nouvelle semble alors substituer, au fil des pages, la référentialité biographique à la référentialité du monde objectif. Comment le fait divers va-t-il se transposer en fait littéraire, voilà ce qu’il nous faut analyser.

Un dispositif savant d’énonciation

Ce qui caractérise, évidemment, La cavale du babouin ce sont les modalités du dispositif d’énonciation : un auteur s’affiche dans son identité, livrant au fil du texte maints éléments biographiques vérifiables. Or c’est lui qui raconte, il est donc aussi le narrateur et la nouvelle tend à se vêtir du genre de l’autobiographie. D’ailleurs, dès la première page, on lit : « C’était bien ma vie que je voulais raconter ». Mais cette vie va être narrée à travers le processus d’écriture (intention d’écrire sur un fait divers survenu en 1995, nous est-il dit, difficulté à trouver le ton d’un tel récit, puis remords et reprise du travail, avec mise en place d’une enquête a posteriori vingt-cinq ans plus tard, puis écriture et, enfin, effets sociaux – réels ou fictifs – de l’œuvre achevée).

Les instances d’interlocution sont au nombre de trois : l’auteur-narrateur, le babouin à qui il s’adresse à la deuxième personne et le lecteur qu’il sollicite souvent et interpelle. L’auteur-narrateur parle au babouin, entretient un monologue à lui adressé et, pour cela, prête à l’animal des arguments, des raisonnements et des sentiments. En voici des exemples : « Tu n’as pas de conseil à recevoir d’un petit écrivain » (p.73) ; « Tu le sais mieux que personne » (p.46). La cavale du babouin est, donc, assimilable à un récit animalier. D’autre part, l’auteur-narrateur ne cesse de solliciter le lecteur, l’interrogeant, lui prêtant des réactions et surtout, pointant auprès de lui la construction de son récit, en dévoilant des ficelles sous prétexte, par exemple, de réviser les informations glanées dans les journaux, le dossier judiciaire, les procès-verbaux de gendarmerie, et ce au fil du temps (ainsi cela nous est-il présenté) de l’enquête personnelle de l’auteur. La nouvelle y gagne à paraître une relation de faits authentiques puisque authentifiés par ladite enquête. Souvent l’adresse au babouin se double d’une adresse au lecteur, comme lorsque l’auteur commente la survenue d’un « employé de zoo nommé Dany » (p.24) ainsi : « Un nouveau personnage pour notre livre » (p.24). Il en va de même quand l’auteur déclare « Bon abrégeons, je sens que je te lasse » (p.112) ; ou encore « Reprenons l’histoire où nous l’avons laissée » (p.15). Il est évident que dans ces trois cas, les propos peuvent aussi bien s’adresser au babouin qu’au lecteur.

Ce dispositif énonciatif s’appuie sur une énigme qui reste en suspens (d’où vient le babouin), mais en la déplaçant vers la motivation qui a poussé les gendarmes à tuer l’animal aussi bien que vers les sentiments ambigus des habitants de la région d’Étampes à l’égard du babouin. Comme dans tout fait divers, il y a donc un mystère dans un contexte de peur. Mais alors que le fait divers rapporté dans un journal s’y fixe pour se centrer sur le crime, La cavale du babouin s’en sert pour glisser la fascination vers la victime, privilégiant la cavale de l’animal et la confusion que sa présence engendre dans l’esprit des habitants entre les détails vrais et les purs phantasmes où s’engouffrent leur imagination.

De plus, le dispositif énonciatif mis à découvert organise et fait éprouver le plaisir de la fiction plutôt qu’il n’incite le lectorat à éprouver la situation réelle. Ce triomphe de la littérature opère grâce au glissement du récit animalier en un récit rétrospectif de l’auteur sur sa vie ; par le questionnement sur le rapport criminel-victime ; par la dialectique soupçonneuse protection & sécurité-mise en danger & inconnu. Contrairement au fait divers journalistique, dans La cavale du babouin la conscience morale de la société ne triomphe pas mais se trouve sans cesse interrogée…

Les aller-retours, dont nous avons parlé précédemment, sont l’occasion de mettre en mouvement le jeu des trois instances de l’énonciation : l’auteur-narrateur, le personnage (le babouin), le lecteur. De plus, ces aller-retours ont pour fonction d’empêcher la solidification d’un sens unique à donner aux événements y compris la mort par arme à feu du babouin. En recomposant sans cesse la configuration de la cavale, l’auteur-narrateur repousse un sens objectif factuel pour y substituer une signification concrète traversée par des sentiments et des jugements de valeurs. Le lectorat est invité non pas à épouser seulement les faits, mais le glissement sur la vie de l’auteur de ces faits. Ainsi, la fiction et l’autobiographique l’emportent sur le fait divers journalistique. Dit autrement, La cavale du babouin fait un pied-de-nez à la littérature classique fondée sur le fait divers. Mais la nouvelle affirme les valeurs de l’expression littéraire et orchestre une victoire démultipliée des représentations tout en maintenant l’exigence de la vraisemblance. Soit une victoire de la littérature dans la compréhension du réel…

Du fait divers à la nouvelle

Contrairement au fait divers, le personnage (le babouin) échappe au stéréotype, ne serait-ce que par l’exceptionnalité qu’il soit un animal et que, d’autre part, l’auteur-narrateur s’identifie à lui, ce qui est déclaré page 165 : « Mais je suis porté par toi, par ta cause, par ta mort, par ta vie ». Et dès le début, page 15, un « nous » englobe le babouin (« tu ») et l’auteur-narrateur (« je »).

Comme aurait sûrement dit Roland Barthes des Essais critiques, le fait divers transposé en littérature captive parce qu’il déjoue toute prévisibilité. Et l’auteur s’appuie sur cette fascination. Transfiguré en nouvelle, le fait divers acquiert une dimension éthique sur la vie et la mort, sur la liberté et la contrainte sociale.

La nouvelle prend appui sur des sentiments contradictoires, susceptibles de développer voire susciter la réflexion. Ainsi, le geste des gendarmes pour tuer le Babouin oppose-il le discours socialement décrété « rationnel » de la sécurité des « citoyens » au jugement d’irrationnalité porté sur ce geste par l’opinion publique des habitants de Monnerville, par ailleurs effrayés dans un premier temps par la présence de l’animal sauvage.

Le dialogue incessant avec le babouin, un dialogue post-mortem, annule la distance neutralisante de la chronique judiciaire dont le texte, semble parfois vouloir revêtir le genre. Par-là, c’est le regard extérieur porté sur les faits qui s’amenuise et s’efface pour, à l’inverse, installer une vision intérieure empathique (à l’égard de la victime). Dès lors, les hypothèses d’interprétation des faits par l’auteur-narrateur deviennent celles du lectorat qui s’identifie, à travers l’auteur, à l’animal. On nous dira que c’est un trait souvent présent dans le fait divers : le lecteur tend à s’identifier à la victime, mais ici, l’identification porte aussi sur l’instance narrative de l’auteur. Et, en effet, l’opinion publique de Monnerville signale que l’univers réglé de la sécurité publique est dénoncé au profit d’une reconnaissance empathique de vivre une situation inconnue, de la sauvagerie incarnée (le babouin) et non criminelle… Alors, oui, c’est la reproduction spécifique d’une constante, mais elle est, dans La cavale du babouin doublée par l’identification de l’auteur au babouin, identification dont le narrateur explicite la teneur et désigne comme un argument de la mise en écriture dès le début du roman qu’il est plus juste de qualifier génériquement de nouvelle.

 

L’histoire interroge l’exemplarité même de la vie présentée comme une hypothèse vaine et orgueilleuse. Le récit déconstruit alors la notion de destin en réfutant la fatalité de ce qui arrive au babouin. Pour autant, La cavale du babouin inscrit-elle l’épisode dans le cours de l’Histoire ? Rien n’est moins sûr, l’identification avec la biographie de l’auteur-narrateur, la captivant dans les rets de la nouvelle et d’une mémoire littéraire plus que socialo-juridique. La nouvelle réussit à garder trace d’une existence méprisée et, plus inouï, à donner voix à la victime d’une bavure policière légalement couverte ;

Pour désigner le motif du livre de Denis Langlois à la dénomination de fait divers nous préférerons donc celle qui prévalait en 1863 avant l’invention du groupe nominal, : une nouvelle curieuse (au sens de provoquant la curiosité) et singulière. La cavale du babouin est tout à la fois une critique sociale, un récit pour la sauvegarde mémorielle d’un fait divers et une autobiographie par la procuration d’un récit animalier.

 Geneste Philippe

 

 


02/03/2025

À la recherche du sens de l’humain

René BERTELOOT Contes et nouvelles, tome 1, Bourg-en-Bresse, éditions de l’APLO, 2024, 385 pages, ISBN : 979-10-92280-16-6 – 35€

René BERTELOOT Contes et nouvelles, tome 2, Bourg-en-Bresse, éditions de l’APLO, 2024, 397 pages, ISBN : 979-10-92280-17-3 – 35€

Commande à Association pour la Promotion de la Littérature Ouvrière, 14 bis Rue des Noyers 69005 LYON. Email : contact@litteratureouvriere.fr

 

Découvrir un grand auteur

René Berteloot (1933-2020), mineur de son état, est l’auteur d’un chef d’œuvre, publié en 1987 par Balland puis réédité avec un glossaire (1) par l’Association pour la promotion de la Littérature Ouvrière, l’APLO en 2022, Mélaine (2). Les deux volumes de contes établis par l’APLO et Paul Berteloot, son frère, donnent à lire des recueils jamais publiés sinon de façon confidentielle. Or, ces textes permettent de suivre les préoccupations d’écriture et de style de l’auteur, à travers le temps (les textes étant datés, le lectorat suit facilement ce parcours). Cet itinéraire explique l’influence régionale : le Nord pour les plus anciens textes et la région de Saint-Étienne où René Berteloot migra pour d’autres emplois que la mine, vers la fin de sa vie active.

D’abord centrée sur le réalisme propre à la littérature ouvrière, on voit peu à peu l’imagination venir se glisser au cœur de la narration des événements, voire les transformer. On peut suivre l’attrait de l’auteur pour rendre compte des rêves, hallucinations, délires qui font partie intégrante de la vie quotidienne humaine (3). Les érudits ne manqueront pas de faire le lien avec la fin de Mélaine.

Les deux tomes montrent, également, l’évolution de la méthode d’écriture. Dans les premiers textes, liés à la mine, l’auteur procède de notations sur le vif ou plutôt sitôt rentré de la mine : c’est le recueil « Pain d’Alouette, contes de la mine » qui ouvre le tome 1 et c’est les « Chroniques de la France vraiment profonde » regroupées dans le tome 2. Puis il va s’intéresser, comme Henry Poulaille et bien d’autres écrivains du peuple, au folklore. René Berteloot va alors recueillir des contes régionaux (du Nord) et en inventer, ce dont attestent les deux recueils de contes (« Contes de l’Archelle à Joc » et « Contes du septentrion » dans le tome 2). Le lien entre les deux me semble être la jonction du quotidien du peuple dans lequel s’ancrent la littérature des contes et le goût allant s’amplifiant pour faire entrer l’imagination au cœur de l’œuvre littéraire.

 

Lire ces contes en classe

Dans le tome 1, sont tout d’abord regroupés les contes sur la mine. Soulignons l’intérêt pédagogique d’étudier, à partir de la classe de cinquième, le conte « Pain d’alouette » et « le conte « Quinze francs le sac ». Ils font entrer dans la condition des enfants du coron, le premier traitant de l’amour filial, le second de la misère et de ses conséquences sur un enfant adepte de l’école buissonnière. Les contes « La blanche » et « Chachales » font entrer dans la problématique du travail des mineurs, on les réservera aux élèves de quatrième. 

Viennent ensuite dans ce même tome les « contes du septentrion » dont on retiendra pour la classe de sixième « Barnabé et le dragon », « Le meunier de Leu Réchué », « Le gal de Gauchin », « La mort de Gayant ».

Dans le tome 2, les textes regroupés sous le titre « Contes de l’Archelle à Joc » empruntent, pour la plupart, au fantastique, avec une prédilection pour la discordance des temps. Leur étude en classe de quatrième pourrait se concentrer sur le passage du réalisme au fantastique. Il faut faire mention à part du conte « Pois-Gourmand » qui se situe dans la veine des récits de mœurs du dix-neuvième siècle et qui pourrait donc être intégré à un groupement de textes de ce genre.

C’est dans le tome 2, aussi, que les enseignants trouveront deux nouvelles particulièrement bien composées, dont l’étude en classe entière semble toute indiquée. Il s’agit de « Jeanlin », une magnifique nouvelle qui croise le récit animalier, la thématique écologique, le sens profond de l’humain pour traiter la dépression du héros, provoquée par un amour déçu, et comment il reprend goût à la vie. L’écriture use d’un grand luxe lexical et la composition s’appuie sur les pouvoirs de la parole interpersonnelle comme première source vitale de l’humanisation. Un vrai chef d’œuvre.

La seconde nouvelle, « Le fond du verre, Louise… » se passe dans une maison de retraite. Elle traite la question de la mémoire, de la maladie, de la vie commune en établissement et surtout, elle s’appuie sur le thème de la solitude. Une nouvelle poignante et riche pour aborder le vieillissement et la vieillesse.

 

Plaisir de lire

On ne saurait achever cette présentation sans souligner le grand plaisir physique, sensoriel, que l’on prend à manipuler ces deux ouvrages. Cousus main, les volumes sont résistants aux multiples manipulations dont ils pourraient être l’objet. La reliure en simili cuir granuleuse offre une prise en mains agréable. Les bonnes marges et la taille conséquente des polices de caractères assurent un grand confort de lecture. 

Philippe Geneste

Notes

(1) Les mots en rouchi étant traduits : le rouchi est un patois du Hainaut français, autour de Valenciennes et sa région)

(2) Berteloot, René, Mélaine, Lyon, éditions de l’A.P.L.O., 2022, 289 p. (commande à l’Association pour la Promotion de la Littérature Ouvrière, chez Nathalie Berteloot, 14 bis rue des Noyers 69 005 Lyon, chèque de 22€+6€40 de port à l’ordre de l’A.P.L.O.).

(3) Voir en particulier : « L’aventure de Florestan », « Tiot-Phile », dans le tome 2, « Le Délire » dans le tome 1.

 

23/02/2025

Quand le présent dystopique rattrape le réalisme futuriste

Bande dessinée roman graphique, roman social migrant, immigration

FEREY Caryl (scénario), ROUGE Corentin (dessin), LABRIET Céline et ROUGE Corentin (couleur), Islander -1- L’exil, Glénat, 2025, 159 p. 25€

Voici une BD qui traite un futur proche : « Dans quelques années ». La thématique centrale est celle des migrations. Les discours contemporains sont mis en scène, appliqués aux européens désormais : peur du « Grand remplacement »,– thème d’extrême droite qui signifie la montée de l’extrême droite politique au sein du parlement islandais –, thèses xénophobes liées à l’identité nationale, militarisation de l’espace civil, chasse à toute déviance idéologique et sociale.

Dans ce futur proche représenté par le récit, ce sont les européens qui migrent pour échapper à la catastrophe écologique autant qu’économique en cours entretenue par le réchauffement climatique. Mais seule l’Écosse accueille encore des groupes de réfugiés « triés sur le volet ». Les bords de mer sont aménagés en camp de réfugiés et de candidats et candidates au départ, soumis à une administration tatillonne et à un appareil de répression acharné. C’est sur les quais du port du Havre que tout commence.

Le professeur Zizek, spécialiste du développement en temps de crise, a sous son aile protectrice deux sœurs Francesca et Livia. Il est présent et accompagné d’un mercenaire, Raph, qu’il a engagé pour l’amener en Islande. Or, l’Islande a fermé ses frontières aux migrants… Sur ce même quai du port du Havre, des illégaux tentent de s’infiltrer parmi les réfugiés munis du pass qui autorise leur sortie du territoire. C’est le cas du personnage, Liam dont le portrait en plan rapproché illustre la couverture de l’album.

C’est du grand art dessiné qui sert le scénario au cordeau de Caryl Ferey. Les couleurs créent l’atmosphère de déréliction et le dessin impose l’action par la multiplicité des points de vue et des plans. L’humanité flétrie, en déshérence, sombre dans le chaos, la violence, la brutalité. Et le réalisme du dessin de Corentin Rouge intensifie cette problématique.

 

Au cœur de la BD, se trouve la question du double ou de la dualité :

-Élektra et Érika sont demi-sœurs (Érika est la fille d’Eylin et d’Uffe Barensten ; Élektra est la fille d’Hafey et d’Uffe Barensten). Elelektra vit en ville où elle côtoie les marginaux résistants installés dans un squat à Reykjavik, Erika travaille dans une milice de la région du nord de l’Islande sécessionniste sous le commandement de sa mère, Eylin. Les deux demi-sœurs sont donc séparées géographiquement. Le père, lui, est membre du parlement de Reykjavik.

L’évolution d’Eylin vers la xénophobie l’oppose à sa fille Érika partisane de leur accueil.

-Érika a un frère Jon, qui suit la décision des communautés sécessionnistes du nord, de refouler et abattre tout migrant s’aventurant sur leur territoire. À l’inverse, Érika croit à la nécessité d’intégrer les migrants comme citoyens à part entière.

-Eylin fut mariée à Uffe Barensten, elle est cheffe des communautés sécessionnistes du nord et a glissé vers des positions xénophobes. Uffe, son ex-mari est remarié avec Hafey et se bat au parlement de Reykjavik en tant que chargé de la justice, pour un accueil humain des migrants

-Francesca et Livia sont sœurs, également, mais on ne sait rien de leur ascendance sinon qu’elles sont italiennes. Au moment de l’embarquement, elles vont être séparées, Livia partant sur le navire alors que Francesca reste coincée sur le quai, s’étant faite volée son pass par Liam, le fugitif.

-les couleurs opposent nettement l’univers concentrationnaire des camps où sont concentrés les réfugiés (couleurs sombres, bleu et marron dominant) et l’univers d’Elektra à Reykjavik (couleurs chaudes, jaune, orange, ocre).

-Le double est aussi géographique avec la bipartition de l’Islande entre le sud loyaliste et le nord sécessionniste. Il y a bien un troisième clan, celui des survivalistes repliés sur les Hautes Terres et qui ne veulent voir personne.

Les variantes du motif de la dualité et du double vont probablement tenir une place centrale dans la vision de l’évolution géopolitique de la terre au cours des prochains volumes. Leur insistance ne saurait être présente sans inciter à l’interprétation suivie au cours du récit…

 

Liam lui, est un solitaire fugitif. Il fuit on ne sait quoi ou qui, mais son destin se trouve lié à celui de Francesca, Livia et de Zizek. Qu’est-ce qui lie ces trois personnages ? Que fuit Liam ? Pour qui travaille Raph et comment Zizek l’a-t-il contacté ? Le squat des résistants de Reykjavik va-t-il éviter sa destruction ? Le parlement de la zone loyaliste va-t-il épouser les thèses ségrégationnistes de la droite ? Comment et pourquoi Uffe Barensten, alors mari d’Eylin, l’a-t-il laissée seule avec les enfants (Érika et Jon) ? Érika réussira-t-elle à convaincre le parlement de Reykjavik à repousser les mesures discriminatoires à l’encontre des migrants ? Le nord sécessionniste va-t-il sombrer dans l’apartheid social ? Quel type de relation va se nouer entre la population islandaise et la population des migrants entassés dans les camps ou en fuite ? Quel avenir pour celles et ceux qui refusent le nouvel ordre social ? Comment les héros et héroïnes vont-ils se libérer de l’inhumanité galopante qui ravage l’Europe et l’ensemble de la planète ? Quelle est la teneur du projet « Islander » dont Zizek est la pièce centrale et pour lequel la sœur d’Eylin, la botaniste Bryndis Jonson, complote ? Zizek est mort au camp de concentration des migrants refoulés en zone loyaliste : quel est donc le message à destination de Bryndis, message qu’il a vainement tenté d’exprimer à Liam qui cherchait à le secourir ?

Philippe Geneste


16/02/2025

De la capacité à voir le monde

COUSSEAU Alex, Indigo, illustrations Charles DUTERTRE, rouergue, 2024, 64 p. 18€

Est-ce un récit graphique absorbé par le genre de l’album ? Est-ce un album tendant au récit graphique ? Cette ambiguïté générique sied à cet ouvrage de haute exigence graphique et textuelle.

La narration à la première personne est assurée par un enfant, Gaspard, né en 1789. Gaspard raconte sa vie dans la fabrique de tissus, dans laquelle travaillent son père, sa mère et son oncle. Il décrit leur besogne d’indienneurs (personnes employées dans une indiennerie, fabrique de toiles de coton peintes ou imprimées) mais aussi les outils, les motifs, les toiles. Gaspard va être intrigué par le parcours du commerce de ces toiles peintes, et par ce que leurs dessins racontent. Pour percer le secret, il se crée un double dessiné qu’il va introduire dans les motifs des toiles : un savant, Melchior aussi roi mage… Melchior sera la taupe de Gaspard et va permettre à la narration de poursuivre son œuvre quand les toiles seront embarquées dans les cales d’un bateau à destination de l’Afrique et des Caraïbes.

Le personnage-narrateur prend donc un double en la personne du personnage dessiné. Projeté sur la toile, ce dernier va permettre à Gaspard, le narrateur premier, de comprendre l’histoire : il s’agit de marchandises qui servent de monnaie d’échange avec des esclaves noirs du continent Africain : « 800 pièces d’indienne pour l’achat de 300 esclaves ».

Et là intervient un autre jeu de doublure : celui des indienneurs imprimant secrètement, sous les dessins des toiles aux histoires anodines, la véritable histoire des peuples d’Afrique sacrifiés par les colonisateurs occidentaux européens et, en l’occurrence français. L’album conte alors en récit graphique les conditions inhumaines des êtres arrachés à leurs terres, à leurs familles, enchaînés sur les bateaux négriers, mourant pour beaucoup durant le voyage. Par le palimpseste, l’histoire est redoublée ; de même, le personnage de Gaspard possède son double en Melchior, et l’enchaînement des dessins narrent l’histoire hors de portée du petit Gaspard qui n’est ni sur le bateau ni n’aborde les terres de « l’Angole » ou des Antilles.

Et si on réfléchit bien, la toile elle-même, œuvre d’art, se dédouble en une marchandise aliénée à l’échange capitaliste. La doublure est une expansion de la conscience personnelle de Gaspard grâce à son propre double Melchior. Mais le double est aussi le symbole de la duplicité de l’échange marchand et du colonialisme.

La doublure des toiles témoigne quand le double de Gaspard, Melchior, porte la tentative d’une action sur la fiction contre l’exploitation, l’asservissement et le racisme. La création artistique peut-elle contrer l’inhumanité des actions coloniales ? Peut-elle vaincre la généralisation de la marchandisation et de l’aliénation des capacités créatives des ouvriers, des ouvrières, de l’enfant narrateur qui lui veut « imaginer un monde meilleur » ?

On l’aura compris, Indigo a le plus grand respect pour les enfants lectrices ou lecteurs. Alex Cousseau porte haut l’exigence de la composition du récit ; Charles Dutertre se signale tout autant par l’exigence de la création dessinée et des couleurs, sans reproduire des toiles en indiennes mais en les imitant dans une forme soulignée par la prolifération des détails, la fusion des couleurs, et leurs dégradés divers. Et la fin, qu’on laissera au jeune lectorat le soin de découvrir pleinement est d’une intelligence qui projette le récit de 1802 à nos jours. Cette fin met l’accent sur la politique de la perception, ce regard qui juge, qui classe ou alors qui accueille et comprend. La perception (aesthèsis) est politique en ce qu’elle contraint la signification du perçu. Or, la couleur indigo des yeux du voyageur qui débarque à Nantes où vit Gaspard ne désigne-t-elle pas, métaphoriquement, la capacité de percevoir en vrai le monde, capacité ouverte par la fiction ?

Philippe Geneste

 

09/02/2025

Légende et mythologie, intimité et consentement. La littérature de jeunesse face à l’adultocentrisme légalitaire

MONSABERT Marie, Tali et le monstre d’Odin, illustrations Clémence POLLET, Milan, 2024, 40 p. 13€90

Le secteur du livre pour la jeunesse tente de diverses manières d’aborder la question de l’inceste, parce qu’il s’agit d’une question à laquelle les jeunes enfants ou moins jeunes sont confrontés et ce bien plus que la loi sociale l’a longtemps prétendu. Elle préférait, en effet, faire silence sur le phénomène afin de ne pas abîmer l’autorité de l’univers adulte. L’éclosion dans le secteur éditorial de la jeunesse d’ouvrages sur l’inceste vient briser cet adultocentrisme légalitaire.

La couverture de Tali et le monstre d’Odin établit un horizon d’attente mythologique. Les peintures puissantes de Clémence Pollet, sombres sur papier mat, emportent le lectorat dans un univers inidentifiable, sans référence temporelle sinon lointaine. Tali porte aux nues son frère aîné, Odin. C’est l’expérience traumatisante de Tali soumis à la convoitise du bel Odin que nul ne soupçonne de perversité criminelle que conte l’histoire de Marie Monsabert. Ses tourments commencent dans le déni et la honte, dans la peur de ne pas être cru. Tout le cheminement, que la grand-mère permettra à Tali d’accomplir sera d’identifier l’interdit qui existe entre les êtres humains, puis de trouver une modalité pour exprimer la violence subie. Le découpage des peintures en tableau de pleine double-page retient le lectorat dans l’avancée lente du drame.

 

PAULIC Manon, L’intimité et le consentement, illustrations de Cynthia THIÉRY, Milan, 2024, 40 p. 9€50

L’album documentaire de Mann Paulic et de l’illustratrice Cynthia Thiéry explore, pour les enfants de l’âge de l’école primaire, la notion d’intimité : c’est quoi l’intimité ? Pourquoi on ne se montre pas nu ? Pourquoi les statues sont nues ? C’est quoi les parties intimes ? Pourquoi mon corps change ? Pourquoi je dois demander la permission avant de toucher quelqu’un ? C’est quoi le consentement ? Comment réagir en cas de situation où on se sent mal à l’aise ? Comment on reconnaît une agression sexuelle ? C’est quoi l’inceste ? Pourquoi il faut faire attention sur internet ? Est-ce que l’intimité est un droit ? Ça sert à quoi les cours d’éducation sexuelle ?

Le livre sera lu avec le plus de profit par les enfants de 9 à 11 ou 12 ans. La multitude des situations évoquées et décrites permettent au jeune lectorat, par la clarté du texte et le support de l’illustration accompagnatrice du propos, de retrouver des situations, des interrogations parfois jamais partagées, de trouver des réponses, des marches à suivre. L’intimité et le consentement est donc un livre pratique autant qu’un documentaire. Les problématiques soulevées indiquent la nécessité de renforcer le droit à la vie privée notifié dans la Convention internationale des droits de l’enfant qu’un bon nombre d’États ont signé dont la France. Livre sur le corps, sur le rapport de l’enfant à son corps, L’intimité et le consentement emprunte la voie de la vie sociale et ouvre sur des questions de société.

Philippe Geneste

 

02/02/2025

Pour une terre sans patrie ni frontière

SAADE Ernesto, Un Espoir ordinaire. Récit illustré d’une migration, traduit de l’anglais par Mathilde Tamae-Bouhon, Steinkis, 2024, 216 p., 20€

« Personne n’était là par choix » Saade E.

L’ouvrage raconte la migration de migrants sud-américains vers les USA. L’héroïne et le héros sont, comme l’auteur, salvadoriens. C’est le périple de leur voyage qui constitue la trame de la bande dessinée. Pour la raconter l’auteur-dessinateur a choisi un montage alterné qui le met en scène sous les traits d’un cousin du héros préparant une bande dessinée et recueillant rétrospectivement les faits du voyage. Par un jeu des couleurs, lecteur ou la lectrice sait toujours très aisément où il se situe dans l’histoire. Partant du Salvador, on traverse le Guatemala par Nentὁn, on entre au Mexique, passe au Chiapas direction Vera Cruz puis Poza Rica, Tampico, Tamaulipas, Reynosa, la frontière entre le Mexique et les USA puis enfin, la Californie.

Rapporté par un dessin réaliste et propre aux comics, avec un attrait pour le jeu des lumières sur les couleurs, Un Espoir ordinaire explicite la migration comme besoin humain et non comme désir individuel. Bien que la subjectivation de l’épopée, centrée sur les personnages, tienne la composition, le livre met l’accent sur les liens humains qu’entretiennent les migrants et migrantes des diverses nationalités qui partagent les mêmes affres, les mêmes peurs, les mêmes espoirs et les raisons proches qui les ont menés dans cette situation.

Un Espoir ordinaire interroge avec insistance l’imaginaire du retour (le personnage d’Elena) autant que l’imaginaire de l’exil (Elena et Carlos, son fils). Pour ce dernier, la confrontation entre le besoin raisonné d’Elena de partir et le désir de rester de Carlos, alimentent une réflexion chez le lectorat. Quant à l’imaginaire du retour, la même confrontation l’impose à l’esprit. Mais c’est surtout le personnage d’Elena qui le porte. Se trouve alors creusée l’ambiguïté du motif du retour au pays d’origine chez une exilée. Le Salvador est présenté comme le pays rêvé, comme un idéal mais en même temps, il est le pays du malheur. L’exil lui est lié tout comme les souffrances endurées durant la migration qui a mené Elena jusqu’en Californie. Ce paradoxe, que recèle le motif du retour, façonne la psychologie du personnage : être enfin fixé et pourtant en mouvement imaginaire vers la terre qu’elle a volontairement quittée. Or, si l’identité se noue dans le mouvement, dans le déplacement entre les pays, d’un pays vers un autre, où trouver l’espace social partagé qui reposerait sur cette identité ? Et si cet espace n’existe pas, faudrait-il le créer ? Faire de la Terre une terre de sociabilité sans patrie ni frontière ? Et le migrant, alors, serait juste un humain parmi les humains.

Philippe Geneste

26/01/2025

Une biographie fiévreuse de Modigliani.

ANDERLE Ernesto, Modigliani, traduction de l’italien Agathe Lauriot dit Prévost, Paolo  Bellomo, Steinkis, 2024, 176 p. 23€

Il fait partie de ces étrangers qui travaillent à Paris et dont la production est jugée, à l’époque, secondaire dans l’avant-garde de ce que le critique Warnod nomme en 1920 l’École de Paris (1). C’est par le portrait érotique qu’on y rattache Amadeo Modigliani (1894-1920). Mais Modigliani oblige à comprendre le portrait pour plus essentiel et c’est ce qui est particulièrement analysé par la fiction biographique d’Anderle. Celui-ci apporte un regard d’artiste et, à propos de l’art du portrait, fait dire à Modigliani : « C’est comme si, avec un œil je cherchais dans le monde extérieur et qu’avec l’autre, je regardais à l’intérieur des gens » (p.103). Le portrait n’est pas un genre, mais devient l’essence de l’art : « Le futur de l’art se trouve dans le visage d’une femme » (p.59). Une exposition de 2016, à Villeneuve d’Ascq consacrée à Modigliani a pris pour titre L’œil intérieur.  

Anderle construit sa bande dessinée biographique en imaginant la quête de son père par la fille de Modigliani et Jeanne Hébuterne, qui se suicida peu après la mort de son amant. La fille rend visite à Utrillo, ami de débauche de Modigiani. Utrillo, qui s’adonne aux peintures figuratives et colorées, est un autre membre de l’École de Paris. C’est lui qui révèle à l’enfant la vie de son père et de sa mère.

Cette composition par mise en abyme épouse les entrelacs ténébreux et torturés de l’esprit de Modigliani, souligne la misère dans laquelle il vivait ainsi qu’Utrillo et Jeanne Hébuterne bien sûr. C’est dans ces ténèbres qu’est évoquée la haine de la famille Hébuterne pour l’artiste, introduisant le conflit de société entre la morale bourgeoise et la réalité de la psyché humaine aux prises avec l’inconscient dont Freud, à l’époque, faisait la révélation. Le catholicisme du père de Jeanne, en cette seconde décennie du vingtième siècle (Jeanne rencontre Modigliani en 1917, rencontre magistralement contée par Ernesto Anderle), alimente sa haine antisémite à l’encontre de l’amant de sa fille. Cette composition permet à Anderle d’aborder le milieu de l’art et de rendre compte du rapport de Modigliani avec Zborowski qui soutenait Modigliani depuis 1915. C’est lui qui organisa l’exposition Modigliani chez Berthe Weil, exposition qui fit scandale et dont la bande dessinée raconte des détails. Zborowski fut aussi l’artisan de l’exposition londonienne de Modigliani où son art fut reconnu, même si les ventes de tableau ne suivirent pas (2).

Bien sûr, la biographie en bande dessinée d’un peintre relève toujours du défi pour le dessinateur. Comment rendre compte de l’art de Modigliani, sans l’imiter, évidemment car ce serait suicidaire, tout en épousant l’esprit ? Ernesto Anderle lui-même artiste aux multiples facettes, choisit de rendre compte de la coulée des couleurs sur les corps nus, des torsions, et déformations. Le travail sur les mains et le visage d’Utrillo, avec le détail de déformations des chairs et du corps, sont exemplaires de ce choix. Anderle joue aussi, ingénieusement, des regards hallucinés ou bien de la figuration des personnages aux yeux sans pupilles : yeux se retournant vers l’intérieur ? De plus, par la composition des planches et le dégradé des couleurs, qui s’opposent parfois, Ernesto Anderle rend l’effet d’ivresse sauvage de la peinture des portraits de Modigliani.

Cet album est à la fois une biographie fiévreuse du peintre, une interprétation passionnée de son art. Entrant dans les traits et les couleurs de la peinture et du dessin de Modigliani, Ernesto Anderle compose une œuvre nouvelle, album à lire comme leg spirituel élevé à la mémoire du peintre.

Philippe Geneste

(1) Joyeux-Prunel, Béatrice, Les Avant-gardes artistiques, 918-1945. Une histoire transnationale, Paris, Gallimard, 2017, 1186 p. – p.66. (2) Ce même Zborowski fonda en 1926 une galerie où il exposait les Modigliani, pariant « sur la célébrité posthume de l’artiste mort dans des circonstances misérables » Joyeux-Prunel, Ibid., p.215. 

19/01/2025

Un Merle au jardin

 JOLIVOT Nicolas, Tino, un merle au jardin, HongFei, 2024, 120 p. 33€

Cet ouvrage de grand format peut être lu comme une suite de Voyages dans mon jardin chroniqué sur le blog lisezjeunessepg du 22 décembre 2021. Le merle y figurait déjà, page 57. Dans Tino (…), nouveau documentaire et récit animalier de Nicolas Jolivot, il est devenu le personnage principal. Le principe de composition est identique aux deux livres : un grand format, des peintures somptueuses, des dessins autant naturalistes que poétiques, un texte descriptif souvent sous forme de légendes d’images, un texte explicatif qui s’insère dans le texte narratif. Ce dernier raconte le rapport intime de l’auteur avec le jardin et, ici, avec un merle qui y a élu domicile avec la merlette, Tinette.

On retrouve toutes les qualités du précédent ouvrage : une observation précise et rigoureuse de naturaliste, sur le temps long d’une année. Le livre est divisé en deux parties : solstice d’hiver et solstice d’été. Nicolas Jolivot s’en explique : ce rythme, qui est « le rythme ancestral des humains basé sur le début et la fin des travaux agraires et pastoraux » (p.9), correspond à celui des oiseaux qui ne se repèrent pas aux quatre saisons, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Naturaliste, le livre offre des pages sur l’anatomie des merles ; éthologue il fournit de multiples observations des comportements et notamment cette magnifique narration (avec dessins et peintures) de la construction du nid par la merlette, début mars. Le temps de la ponte fait l’objet d’un texte délicat et de grande érudition. La description des chants des merles est précise, évocatoire. On suit, par ailleurs, le développement du merleau qui, à son tour, s’installera dans le jardin.

Mais le livre permet de croiser aussi d’autres animaux et, en particulier, d’autres oiseaux, ce qui est sujet à anecdotes. La mort de Tino est contée dans une page poignante digne des grands récits animaliers.

Au-delà des observations précises, des explications et informations scientifiques, l’ouvrage pose des interrogations, comme celle-ci, reprise à un éthologue : les merles sont-ils des « êtres hédonistes » qui recherchent le plaisir ? Leurs comportements sont-ils exclusivement liés à des fins utilitaires ou bien le plaisir y entre-t-il pour une part ? Cette réflexion ouvre sur le rapport des oiseaux à l’esthétique…

Mais il y a plus, encore. L’étude patiente impose de comprendre que « c’est notre environnement naturel qui décide, pas nous [humains] » (p.56). La place de l’homme dans la nature, son rapport aux êtres vivants, à la terre et au cosmos, sont donc en ligne de mire. L’auteur se prend à réfléchir sur un chemin buissonnier : « Les oiseau en connaissent certainement beaucoup plus sur les humains qu’on ne l’imagine » (p.4). Comment faire pour qu’entre les humains et les animaux s’instaure « un dialogue où chacun comprendrait l’autre tout en tenant sa place » (p.6) ?

Tino, un merle au jardin est un livre d’art, un récit dont l’écriture oscille entre le journal d’observation et la prose poétique. C’est un livre à offrir à partir de 12 ans, un livre de choix, à lire et à relire, comme tout chef d’œuvre.

Philippe Geneste

12/01/2025

Plaisir du documentaire

PINAUD Florence, Adieu vieilles peaux ! Les mues des animaux, illustrations d’Émilie Vanvolsem, éditions du ricochet, 2024, 36 p. 14€50

Un nouveau volume passionnant de la collection Ohé la science ! est désormais en librairie. Le livre est servi par l’excellent travail illustratif autant qu’explicatif et d’aide à la compréhension d’Émilie Vanvolsem, aux confins de la planche du naturaliste, de l’art réaliste et de la mise en en histoire dessinée. Le texte de Florence Pinaud est lui, conformément à la ligne éditoriale du ricochet en matière documentaire, limpide, clair, simple à lire et précis.

Le jeune lectorat y apprend une multitude de choses sur quantité d’animaux : les serpents, bien sûr, mais d’autres reptiles et batraciens aussi, des crustacés, des insectes, des araignées. L’ouvrage élargit l’horizon des mues aux oiseaux, aux mammifères. Le documentaire allie intelligemment une narration de scènes de mue et un travail de légendage d’illustration, sur une double page conservant ainsi son unité informative. Pour le jeune lectorat, c’est la possibilité offerte de lire soit dans l’ordre de la pagination soit en désordre selon le centre d’intérêt du moment.

Ce dernier choix est d’autant plus permis que, comme toujours dans les volumes d’Ohé la science !, les deux dernières pages, plus ardues à lire mais sans difficulté insurmontable, rassemblent l’ensemble des informations dans un texte de synthèse qui permet de coudre le fil qui a permis aux autrices de tisser les trente-six pages foisonnantes du volume.

 

GRUNDMANN Emmanuelle, Les P’tits Bâtisseurs, illustrations Chloé du COLOMBIER, éditions du ricochet, 2024, 28 p. 10€50

La collection Éveil Nature s’enrichit d’un nouveau volume, aussi attrayant, instructif, passionnant que les autres. Le format carré les angles arrondis de la couverture, le papier glacé, font du livre un bel objet, maniable par le jeune lectorat. Les images naturalistes et parfaitement en correspondance avec le regard des jeunes lectrices et lecteurs s’allient avec la sobriété du texte pour présenter avec clarté de nombreux animaux et leurs œuvres, de la taupe au castor, du blaireau à la marmotte, de la guêpe au rat des moissons, du martin-pêcheur à l’hirondelle.

L’ouvrage pourra aisément être prolongé par une recherche dans l’environnement proche ou plus lointain de l’enfant lecteur par une recherche de l’habitat des animaux. Ce qui convainc, à chaque fois, dans cette collection, c’est la rigueur de l’information, le souci de s’adresser tant par l’image que par le texte au jeune lectorat. Une nouvelle réussite des éditions ricochet. 

 

LESCROART Marie, RABAH-KONATÉ Myriam, Le Nil fleuve des pharaons, illustrations de Catherine CORDASCO, éditions ricochet , 2024, 77 p. 17€

On a déjà dit tout le bien qu’on pensait de cette collection du tour du monde des cultures à travers les monuments naturels. Ce nouveau volume ne fait que confirmer et renforcer l’appréciation.

Suivre le Nil, c’est évidemment entrer dans l’histoire de l’Égypte mais c’est bien plus que cela, puisqu’on traverse aussi le Soudan, l’Érythrée, le Soudan du Sud, l’Éthiopie, l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi, la Tanzanie et le Kenya. Que ce soit le travail de photogravure, celui de la typographie, l’art des illustrations, tout concourt à rendre attrayant ce volume foisonnant. La question géopolitique de l’hydraulique, les raisons agro-industrielles de l’assèchement et de l’infertilité des terres, l’histoire coloniale, la période des libérations nationales, la civilisation égyptienne antique dans ses liens étroits avec le fleuve, il n’y a pas de double page sans vif intérêt pour le jeune lectorat. On peut juste regretter l’absence d’une carte plus précise qui permettrait de situer bien des lieux évoqués, mais cette remarque n’enlève rien au plébiscite apporté par la commission lisezjeunesse à cet ouvrage. Un régal.

 

DELHEM Rik, Petites Bêtes en très gros, Milan, 2024, 80 p. 26€50

Réalisé par un entomologiste passionné de macrophotographie, le chercheur qui travaille dans un laboratoire de taxonomie à Amsterdam propose un ouvrage de grand format qui répertorie les insectes de la forêt, en spécifie le milieu, en présente les caractéristiques. Grâce à la macrophotographie, l’enfant mais l’adulte tout autant prennent connaissance de l’aspect physique d’une quantité d’insectes d’espèces différentes. Le livre présente, toujours succinctement et très clairement, les moyens de défense, la nourriture, la reproduction, les raisons d’être de tel ou tel trait physique, en choisissant pour chaque insecte un domaine d’information privilégié.

Le grand format, la mise en page des photographies (plusieurs en général sur une même page) sur un fond noir, tout concourt à faire de l’ouvrage un livre de toute beauté et un livre d’art au service de l’entomologie. La taille réelle des insectes est reproduite en silhouette à côté de la photographie agrandie et en couleur.

Les quarante-pour cent des espèces des insectes, qui sont en voie de disparition donnent toute son actualité à l’œuvre de Rik Delhem. Le livre fait d’autant plus prendre conscience de la catastrophe écologique qui affectera nécessairement les humains qui pourtant perpétuent cette hécatombe. L’enfant prendra conscience tout en partageant un moment de beauté esthétique. Un livre remarquable, plébiscité par la commission lisezjeunesse.

Philippe Geneste