Anachroniques

28/12/2025

La biographie constructive des jeunes années de Vincent Van Gogh

Salma, Sergio, Vincent avant Van Gogh, mise en couleur Amelia NAVARRO, Glénat, 2025, 143 p. 24€

Une erreur sempiternelle des biographies est d’envisager la vie de la personne, dès la plus tendre enfance, comme « un ensemble cohérent et orienté » (1). L’artiste est ainsi possédé par sa création et toute sa vie est « l’expression unitaire d’une intention (…) qui s’annonce dans toutes les expériences » (2) qu’il traverse. Une telle conception de la biographie fait concession à l’idéologie du don, du préformisme et l’hagiographie n’est pas loin de supplanter la biographie. Ce type de biographie présente une logique inébranlable menant les événements, le chronologique n’apparaissant que comme une illustration du propos a-historique.

La bande dessinée de Sergio Salma évite cet écueil en emmenant le lecteur au cœur de la jeunesse (de l’enfance à sa vie de jeune homme) de Vincent van Gogh. Le récit suit les expériences familiales où se noue le goût du dessin, les expériences de l’adolescent indécis sur ses projets professionnels, le jeune homme employé dans les magasins d’art puis en quête d’une vocation de pasteur qui sera un échec. L’ouvrage instruit le lectorat sur les blessures de la vie ressenties par le jeune homme, sur son expérience du milieu de l’art commercial et son goût pour les artistes en marge. Il nous fait entrer dans le besoin de spiritualité sociale qu’éprouve Vincent et ses tentatives romantico-messianiques pour la concrétiser.

Vincent avant Van Gogh, en tant que biographie, vaut en ce qu’elle démontre qu’il n’y a pas de projet originel directement explicatif du devenir peintre de Van Gogh. En revanche, il y a la vie, des faits de vie, et Sergio Salma choisit de les suivre sans les inscrire, a priori, dans une finalité instruite par la gloire posthume du peintre. Le personnage de Van Gogh y apparaît se cherchant, trébuchant, s’enthousiasmant, s’engageant puis échouant, recommençant vers une autre voie. Pas de projet inhérent et atemporel à son itinéraire, juste la vie dans ce qu’elle offre de choix et de ce que le personnage en a saisi pour faire sa vie. Par exemple, si le biographe souligne la précocité de l’attirance pour le dessin, il en souligne, tout autant, la pratique sans visée professionnelle mais à but de plaisir et de transcription de moments contemplatifs ou réflexifs.

La bande dessinée suit la trajectoire sociale du jeune Vincent, décrit le milieu du commerce de l’art où il a été apprenti puis employé, les luttes intestines dans ce champ culturel qu’il a pu observer. L’espace social, celui de la famille nucléaire d’abord, puis celui de la famille élargie (rôle des oncles), poussent l’adolescent et le jeune homme à l’intégration dans le milieu de la bourgeoisie commerçante. L’espace social des marchands d’art lui permet de découvrir des artistes et de structurer ses goûts pour la peinture non commerciale. La traversée de ces espaces s’accomplit avec une sourde inquiétude de Vincent devant les choix de la vie, une inquiétude inséparable de la sincérité érigée en vectrice éthique de sa vie. Le jeu de la mise en couleur d’Amelia Navarro se fait alors splendide par son à-propos.

La bande dessinée montre aussi comment l’appétence de Vincent pour le dessin grandit en même temps que ses préoccupations religieuses et sociales évoluent. Tout son parcours décrit la lente maturation de cette éthique de la sincérité qui lui fait mettre l’art commercial au ban de l’art, et l’amène à ressentir la vie immanente des objets, des personnes, des relations humaines et sociales. C’est alors seulement qu’il décide de vivre de sa peinture. Vincent se construit en tant qu’homme en élaborant cette exigence de l’immanence des êtres et des choses, du dessin et du milieu, de la couleur et de la lumière ambiante.

Loin de « la biographie conçue comme intégration rétrospective de toute l’histoire personnelle du “créateur” dans un projet purement esthétique » (3), Sergio Salma propose là une biographie constructive dont on ne soulignera jamais assez combien il serait important que le jeune lectorat préadolescent et adolescent puisse y avoir accès. En effet, l’ouvrage montre que le « projet personnel », imposé par l’institution scolaire selon un schème figé et innéiste, est, dans la vraie vie, une construction patiente et qui doit se fonder, non sur une conception idéelle purement abstraite, mais sur les expériences, tentatives, erreurs, réussites, joies et déplaisirs ou souffrances de la personne.

La biographie de Sergio Salma déjoue le pôle innéiste des biographies d’artistes, en ne figeant pas Vincent dans la stature dans laquelle la postérité l’a pétrifié. L’auteur raconte une existence non une vocation. Ainsi, à l’intérêt propre à la biographe, en tant que contribution à la connaissance de Vincent Van Gogh, s’ajoute un intérêt pédagogique pour le jeune lectorat à l’âge des identifications et des fascinations pour des icônes.

Philippe Geneste

Notes : (1) Bourdieu, Pierre, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, éditions du seuil, 1992, 486 p. – p.263. – (2) Ibid. – (3) Ibid., p.268.

21/12/2025

En attendant Noël

IWASAKI, Chihiro, Potchi à la mer, traduit du japonais par Alice Hureau, éditions le Cosmographe, 2025, 26 p. 17€

Ce bel album tout en aquarelles décrit avec sensibilité la fragilité des sentiments et des réactions affectives liées à l’attachement. L’intrigue est simple : une petite fille, Chi Chan, partant en vacances au bord de la mer, est séparée de son petit chien avec qui elle a grandi. Elle fait alors l’expérience de la solitude, du manque affectif, de la tristesse. La jeune lectrice ou le jeune lecteur en est à la moitié de l’album. Chi Chan écrit alors au chiot, Potchi. Dans sa lettre, elle se raconte et met en perspective ses vacances à l’intérieur du désir de leurs retrouvailles. La lettre s’achève par une imploration à sa venue. Grâce aux aquarelles de pleine page, l’enfant et le chiot sont vus en parallèle, dans la tristesse qui les enchaîne.

S’ouvre alors la dernière partie. Le père et la mère ont amené Potchi auprès de l’enfant désormais rendu confiant en l’écriture. Alors commencent les vraies vacances.

La force de l’album tient moins à l’histoire simple qu’à la tendresse qu’imprime l’aquarelle. L’album est de bout en bout émotif. Il est une ode à l’exultation de la réunion in praesentia… La vie se réalise pour l’enfant au présent, le présent comme une retrouvaille en fête des êtres qui s’animent l’un l’autre.

 

DUMAS Valérie, Adelphina, une enfant de l’amour, le Cosmographe, 2025, 46 p. 16€

Cheffe d’orchestre de cet album, Valérie Dumas plante une situation sociale : établir la liste des invités à une fête d’anniversaire. Mais c’est un prétexte pour un exercice de style graphique. À la manière des mots-valises, Valérie Dumas évoque des familles d’animaux connus pour créer des individus d’espèces inconnues. Ainsi sont croisés un zèbre et un crocodile, un lapin et un crabe, un lama et un flamand rose, un escargot et un papillon etc.

Valérie Dumas n’est toutefois pas allée au bout de sa démarche de naturalisme fantastique et chaque individu de la nouvelle espèce créée possède un nom propre. Chaque fois, le nom ou prénom est précédé d’un petit texte qui ébauche une historiette de l’animal présenté, annonçant avec quelle autre bête ce dernier sera croisé. Car, ces histoires d’amour sont au fond une histoire de reproduction qui défie la sélection naturelle et l’invalide… deux animaux référents engendrent l’image d’une bête inconnue.

Adelphina, une enfant de l’amour est une histoire de l’amour du dessin, un bestiaire fantastique qui, par l’onomastique sécurise l’enfant devant les étrangetés. L’adulte pourra inciter l’enfant à explorer les figures des créatures inconnues ainsi créées. Ou l’enfant lui-même, pourrait le faire… Quel nom donner à cette bête ? Quelle est la complexion du dit animal ? Pourquoi l’autrice a-t-elle donné tel prénom à l’animal ? Pourrait-on amalgamer les mots comme Valérie Dumas amalgame les animaux ? Mais au fait, l’une des espèces inconnues n’est pas née du croisement de deux espèces d’animaux mais d’un animal et d’un végétal, laquelle ? Pourquoi Adelphina souhaite-t-elle tant des copains et copines par contamination ?

 

HEURTIER Annelise, Ma Poupée, illustrations Maurèen POIGNONEC, Talent Haut, 2024, 18 p.11€90

L’enfant suit des yeux les pérégrinations d’un petit garçon qui durant tout le parcours s’occupe de sa poupée, la coiffe, la nourrit, prévient ses désirs, l’éduque, jusqu’à ce qu’à la fin une grande personne lui dise « Oh, que c’est mignon ! Tu joues à la maman ? ».

L’album veut donc ainsi combattre les stéréotypes de genre, les codes culturels et les modes de vie qui sont construits par la société pour caser les personnes chacune en sa place… 

 

KUDOH Noriko, Des Matous filous dans les airs, traduit du japonais par Alce Hureau, le Cosmographe, 2025, 32 p. 15€

L’ouvrage est le cinquième de la collection des Matous filous. Présenté, en partie sous la forme de l’album et en partie sous celle de la bande dessinée, il s’apparente au genre de l’histoire drôle. Les matous sont autant espiègles qu’imprévoyants, attachants qu’hilarants. Dans ce volume, ils jouent aux Robinson puis aux rescapés, aux voleurs puis aux réparateurs du vol auprès du propriétaire lésé.

 

JUL, Picsou et les bit-coincoins, illustrations KERAMIDAS, Glénat, 2025, 48 p. 17€50

Disney, multinationale du divertissement américain, n’a pas manqué de remettre dans le circuit de l’aliénation culturelle un des héros emblématiques du capitalisme occidental, Oncle Picsou. L’album, né de l’univers de l’animation Disney, en perpétue la gloire et surtout en actualise le propos. Oncle Picsou, le radin mesquin est stupide mais bien sûr amusant. Et autour de lui se retrouvent Géo Trouvetou, les neveux Riri, Fifi et Loulou, les frères Rapetou… De quoi combler les accrocs au monde de Disney et ravir les jeunes lecteurs. Jul, le scénariste a eu la judicieuse idée de mener Picsou sur le terrain à lui inconnu de la monnaie virtuelle, et surtout des bit-coincoins. Dès le titre le jeu de mots s’impose. Il est appuyé par des détournements d’expressions et d’autres jeux de langage que toute la bande dessinée enchaîne avec des gags divers venant créer la surprise. Ainsi Jul et Keramidas impriment-ils force espièglerie dans l’album. 

Philippe Geneste

16/12/2025

Les cadeaux, racines de joies enfantines

FERRER Marianne, Racines, éditions Monsieur ED, 2016, non paginé, 17€

C’est un leporello on dit aussi livre frise, livre accordéon. Le dépliement provoque chez le lecteur ou la lectrice un effet de fortuité des dessins, emmenés par la chronologie de raison d’un texte au lettrage à la main. Le parcours de lecture fondée sur la surprise n’indique-t-il pas que les racines de chacun et chacune sont au fond le résultat (et non l’origine) d’une filiation ? Et si tel est le cas, ne pourrait-on pas dire que chercher ses racines, c’est chercher à inventer son récit de vie ? La filiation serait alors le fruit du hasard (1) : « en racine s’incarne la sérendipité » énonce un post-exergue de la troisième de couverture. De la même façon qu’« il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous » (2), de même, il n’y aurait pas de racines, il n’y aurait que des filiations. Le déterminisme et tout raisonnement fondé sur l’ordre causal seraient exclus de la définition de la personne pour la reconnaître redevable de la cohérence d’un récit. L’utilité des racines seraient alors de permettre le racontage de vies emboîtées les unes dans les autres et dans lesquelles s’emboîte la nôtre avant, elle-même, d’entrer dans l’affiliation toujours plus élargie.

Ce type d’album est profondément philosophique, pourtant sans un mot de philosophie. Il est profondément philosophique parce qu’il oblige à interroger les racines à travers la filiation conçue, et c’est là toute l’originalité de l’œuvre, comme une détermination par le hasard. Alors que tout ce qui touche au hasard est en général recouvert d’une « projection intentionalisante » (3), Racines propose une reconnaissance de la vie comme construction collective, interpersonnelle et profondément humaine. L’interprétation de soi échappe alors aux déterminismes biologiques, sociaux, idéologiques, politiques pour ouvrir un espace de re-connaissance par la réalisation ou re-présentation d’une fable à parcourir. Dès lors, la personne s’ouvre par-delà l’individu corseté par le contexte socio-économique et politique, elle s’ouvre à l’inattendu, elle découvre l’inconnu et se découvre. Contrairement à l’individu endimanché par les idéologies, la personne récuse tout finalisme et c’est pour cela qu’elle entre en échos avec la filiation qui arrache les racines à la notion d’origine. Celle-ci enferme l’individu dans le passé et détermine son avenir.

Marianne Ferrer invite ainsi les plus petits ou les plus grands, à se rendre au rendez-vous du leporello pour réfléchir sur la généalogie de la personne. Cette exploration, elle la mène à la manière d’une autobiographie graphique et scripturale. Racines serait donc l’expression littéraire et artistique d’une histoire personnelle, et notamment du prénom Marianne, ce que la centralité de la figure du grand-père atteste. Pour le lecteur ou la lectrice qui n’aurait pas cette connaissance, et c’est notre cas, l’album prend une dimension qui transcende la personne de l’autrice et nul doute que celle-ci ne s’en offusquera pas. D’ailleurs, son travail au crayon à plomb, à l’encre, à la gouache, mais aussi l’usage de la couleur numérique dans Photoshop, assurent l’onirisme requis pour un récit contemplatif et ouvert aux compréhensions diverses que les enfants se plaisent à investir dans l’histoire sinon comme histoire.

Racines ajoute une preuve supplémentaire à l’extension permanente du genre de l’album, extension qu’il doit au secteur du livre destiné à la jeunesse et qui en élargit le territoire à la littérature. Un chef d’œuvre.

Note : (1) lire le blog « Par hasard » du 27/10/2019. — (2) Paul Eluard — (3) Duchamp

 

MIM, Le Cadeau de l’hiver, illustrations de Nathalie RAGONDET, Milan, 2025, 40 p. 14€90

Voici un album de facture plutôt traditionnelle, avec une couverture aux flocons de neige en relief, avec des peintures à la gouache et à l’aquarelle mais aussi au numérique, peintures toutes en douceurs, délicatesses et parfois même, avec évanouissement des formes. C’est un album humaniste qui valorise l’amitié comme sentiment, l’entraide comme attitude.

Le Cadeau de l’hiver est l’histoire d’un petit chien Sans Domicile Fixe, qui, l’hiver venu, est en quête d’un abri. Si les hommes du village où il batifolait durant l’été et l’arrière-saison le repoussent, comme le chassent les chiens domestiques, le vent, en revanche, va se faire l’adjuvant du petit héros. Comme dans les fables, les animaux parlent. Comme dans de nombreux contes, le parcours du chiot est un parcours initiatique qui le mène à la porte d’une vieille dame, elle aussi solitaire, qui l’accueille.

Derrière la simplicité du conte et l’apparent message convenu, l’autrice et l’illustratrice apportent, sans fracas, une originalité. D’une part, le petit chien accepte de se fier à l’autre, repoussant la défiance et présentant comme inconséquente la haine des villageois et des chiens qui leur sont asservis. D’autre part, l’album nous plonge dans le désordre des sensations qu’éprouve le chiot qui erre du village à la campagne puis à la ville, harcelé par le froid, vagabond décrété indésirable par les normes sociales ; or, ce désordre n’est-il pas rivé à la vie inconsciente soumise à l’agitation des nerfs, à la prière de son ventre trop creux, à la douleur de ses os glacés ? Et cet inconscient ne signale-t-il pas l’ordre social fait d’exclusions et de rejets ? L’album alors serait un hymne à la solidarité pour une vie meilleure.

 

SIRDESHPANDE Rashmi, Asia, traduit de l’anglais par Sylvie Lucas, illustrations de Jason LYON, Milan, 2025, 122 p. 23€

Dans le blog du 28 décembre 2023 était chroniqué Africana une histoire du continent africain. L’ouvrage publié aujourd’hui sous le titre Asia renouvelle le pari éditorial : un très beau livre à la couverture et aux pages de garde magnifiques, un prix modeste, somme toute, au regard des pratiques actuelles car ce grand format comporte 122 pages entièrement consacrées au continent asiatique, « son histoire, sa faune et sa flore, ses peuples, paysages et monuments emblématiques ». Après une présentation synthétique et historique du continent, cinq parties l’explorent : L’Asie de l’est, l’Asie du sud, l’Asie du sud-est, l’Asie de l’Ouest, enfin l’Asie Septentrionale et centrale.

Avec pertinence pour la cohérence de la lecture, l’ouvrage donne de nombreux repères historiques, en approfondit quelques-uns. Une large part de la sélection des informations revient à la culture et à la présentation des peuples et de la richesse humaine des contrées. S’y adjoignent des instantanés qui portent sur la musique, l’artisanat, l’art ou tout autre fait susceptible de reconnaissance par le jeune lectorat.

Par sa simplicité, l’ouvrage atteint son objectif premier, celui de fournir des connaissances de base sur ce continent. Asia fait partie de ces ouvrages qui développent la curiosité des enfants pour le lointain et c’est une qualité à souligner.

À l’heure où la planète s’embrase sous les feux conjugués des impérialismes, où la plus grande confusion règne dans la présentation des enjeux économiques, sociaux et politiques, Asia ouvre le jeune lectorat sur les réalités continentales qui lui sont peu familières, l’oriente dans la situation des pays et de leurs relations. La présence d’un glossaire participe à ces bénéfices et un index permet aux enfants de pouvoir revenir sur un point qui les intéresse ou tout simplement, à explorer de manière fragmentée le livre. Un cadeau de fête à privilégier pour les 9/10-12 ans.

 

MATHIVET Éric, Les Animaux disparus (et retrouvés !), illustrations Capucine Mazille, éditions du ricochet, 2025, 42 p. 17€

En dessinant et en racontant l’histoire de quelques animaux disparus, Éric Mathivet et Capucine Mazille, replacent le jeune lectorat dans la filiation générale du vivant. L’album emprunte alors au carnet du naturaliste autant qu’au livre illustré et au documentaire jeunesse.

L’intérêt est multiple.

Pour l’imagination, l’ouvrage laisse libre cours à l’enfant qui se trouve face à des formes inédites, inouïes, surprenantes. La colorisation donne un aspect vivant à ces animaux d’espèces éteintes. La dessinatrice s’attache à rendre familiers et complices ces animaux au jeune lectorat, ce qui est une manière de l’embarquer dans la remontée du temps.

Pour l’intelligence et la connaissance, l’ouvrage permet de suivre avec aisance la succession des ères préhistoriques du dévonien (420 millions d’années) au permien (270 millions d’année, du trias (240 millions d’années) au jurassique (153 millions d’années), du crétacé (120 millions d’années) à l’éocène (50 millions d’années), de l’oligocène (25 millions d’années) au miocène (10 millions d’années), du pléistocène (il y a 20 000 ans) au paléolithique (il y a 15 000 ans), et aujourd’hui… En les liant à des êtres vivants, l’ouvrage rend sensible au jeune lectorat la marche de l’évolution des espèces.

Philippe Geneste

 

BOTTE Raphaëlle, MARIGNANE Aloïs, Le Grand Livre du cinéma, Dada, 2025, 53 p. 20€

Voici un livre idéal pour les cadeaux de fin d’année. Le grand format, l’abondance des illustrations qui multiplient les pistes de lecture et d’interprétation du texte, la précision de celui-ci et sa clarté, l’exposé des premiers pas du cinéma, l’intérêt porté à la part des enfants dans le cinéma, un dictionnaire partiel des super-héros, la traversée des genres, les nombreuses touches historiques qui mettent en perspective l’art du cinéma, les détails techniques, la fabrique des effets spéciaux et des décors, les répliques célèbres, les métiers concernés, l’art du scénario, le cinéma d’animation et ses exigences, une tonne d’exemples, le mode d’emploi du documentaire et ses variantes, etc.

Une frise historique de synthèse, une filmographie en dix titres closent l’ouvrage. Un atout supplémentaire est que le livre peut se lire dans l’ordre des pages ou selon l’intérêt du moment du lectorat. La commission lisez jeunesse plébiscite Le Grand Livre du cinéma. Vivement Noël.

Commission Lisezjeunesse

 

07/12/2025

À une des sources du martyre actuel du peuple congolais

PITZ Nicolas, La Dent. La décolonisation selon Lumumba, dessin Pierre LECRENIER, Glénat, 2025, 144 p., 23€

Cette bande dessinée se saisit de la vie de Patrice Emery Lumumba (1925-1961), un rare noir à avoir pu faire des études et pour cela catégorisé dans la caste des « évolués » par le colonisateur belge. En grande complicité, le scénariste et le dessinateur s’attachent à rendre palpable l’époque du milieu du vingtième siècle dans les colonies occidentales, ici, celle du Congo Belge. Le dessinateur, notamment par le travail sur les couleurs, rend l’origine paysanne de Lumumba (l’épisode de sa visite de son village). Le récit suit l’évolution de Lumumba à partir d’une aspiration profonde de justice et d’antiracisme.

On le voit faire ses premiers pas dans le journalisme et une forme de syndicalisme. Dans les années mille neuf cent cinquante, se lèvent les revendications nationalistes et Lumumba rêve « d’un Congo uni, libre et unifié au-delà de la mosaïque des peuples qui le composent ». En 1958 il devient un dirigeant du mouvement national congolais (MNC) qui se distingue de l’Abako, un autre mouvement de libération nationale, en ce qu’il refuse une identité ethnique comme ressort de l’indépendance. Lumumba sera en 1958 invité à intervenir à la tribune de la Conférence panafricaine d’Accra, aux côtés de Mandela, Fanon … Il y dénoncera les facteurs qui entravent l’émancipation des pays d’Afrique : « Parmi ces facteurs, on trouve le colonialisme, l’impérialisme, le tribalisme et le séparatisme religieux qui, tous, constituent une entrave sérieuse à l’éclosion d’une société africaine harmonieuse et fraternelle ».

Le 13 janvier 1959, c’est l’indépendance du Congo. Mais la Belgique, pays colonisateur, intrigue avec des appuis locaux parmi les élites locales et au sein même du parti de Lumumba (il se créera un second MNC-Kalonji en face du MNC-Lumumba). De cette période d’agitation sortira l’indépendance arrêtée le 30 juin 1960. Mais entre les partisans du fédéralisme sur base ethnique appuyé par la métropole coloniale comme par l’église catholique, fédéralisme suscité par l’intérêt belge pour les régions minières au sous-sol riche du Katanga, et les partisans d’un Congo uni (« je vous demande de tous oublier les querelles tribales qui nous épuisent » dit Lumumba s’adressant aux congolais), le torchon s’embrase. Lumumba, au pouvoir du 30 juin au 5 septembre 1960, échappe à des tentatives d’assassinat commanditées par les USA, ou par la France qui agit de concert avec la Belgique. Celle-ci complote avec l’Union Minière, société fondée par le roi Léopold II, qui exploite les mines de cuivre du Haut-Katanga, et qui est liée à des intérêts américains et britanniques, pour conserver la mainmise sur les richesses du pays. C’est dans ce contexte, où les impérialismes veulent priver les Congolais de la maîtrise de leur pays, où l’ONU soutient les impérialistes (américains, belges, britanniques, occidentaux en général) qui attisent les menées sécessionnistes des régions du Congo, en manipulant les divisions internes au camp indépendantiste, que Lumumba va être destitué de son poste de premier Ministre par le vieux compagnon nationaliste modéré Kasa-Vubu, président du Congo imposé par le pouvoir belge. Cette destitution sera suivie neuf jours plus tard par le premier coup d’Etat d’un certain Mobutu, chef d’état-major de l’Armée nationale congolaise. Lumumba tentera de rejoindre ses partisans mais il sera arrêté, torturé, assassiné, ainsi que ceux qui l’accompagnaient. Ses tortionnaires, sous l’égide d’un représentant de l’impérialisme, vont ensuite découper son cadavre avant de le dissoudre dans de l’acide.

La bande dessinée commence par le témoignage d’un des bourreaux belges de Lumumba qui avait conservé, comme une relique de « ses exploits », une dent du révolutionnaire africain supplicié. En centrant une partie de la biographie sur des histoires particulières, le scénariste facilite l’entrée du lecteur ou de la lectrice au cœur de la période relatée et rend sensible les obstacles multiples auxquels se trouve confronté Lumumba, pendant sa lutte pour l’indépendance et après. Les auteurs de La dent. La décolonisation selon Lumumba introduisent pour le besoin de leur récit des éléments fictionnels mais en prise avec les mouvements sociaux et idéels de l’époque. Par exemple, le personnage de Pauline, la compagne de Lumumba, introduit une réflexion féministe au cœur de la question antiraciste et anticoloniale.

La bande dessinée est créée par deux auteurs belges, qui ont grandi avec le refoulé du passé colonial. L’assassinat de Patrice Lumumba entretient la mauvaise conscience du pays. Le gouvernement belge l’a commandité au président sécessionniste katangais à sa botte, Moïse Tshombé. Ce sont des soldats katangais qui ont exécuté, sous les yeux de militaires belges et de Tsombé lui-même, Patrice Lumumba. La bande dessinée met aussi en perspective la souffrance du peuple congolais depuis sa conquête par l’impérialisme européen jusqu’à aujourd’hui. Le martyre de Lumumba met en lumière le martyre actuel des Congolais toujours soumis à la prédation des impérialismes. La dent. La décolonisation selon Lumumba actualise l’inébranlable vers du poème « Souffles » de Birago Diop : « Ceux qui sont morts ne sont jamais partis. »

Philippe Geneste

Nota Bene : en complément on peut conseiller aux jeune lectorat l’excellente biographie de Pinguilly, Yves, Patrice Lumumba, la parole assassinée, Oskar éditions, collection histoire et société, 2010, 97 p. (lire le blog https://lisezjeunessepg.blogspot.com/ du 22 novembre 2015).

 


30/11/2025

Contre le commerce du corps

NIELMAN Louison, Virgin mojito, le muscadier, 2025, 111 p. 13€50

Aborder la prostitution et la sexualité de façon directe n’est pas, en littérature pour la jeunesse, un pari facile, même encore aujourd’hui. Le naturalisme tempéré et le glissement vers une problématique aseptisée des droits de l’homme et du civisme, qui trouve son origine dans les années 1990 (1), restent un frein à une libération de l’approche des problématiques du corps et de la sexualité à l’intérieur du secteur jeunesse de la littérature. Les éditions du Muscadier, plus que toutes autres éditions, tentent depuis des années de débloquer cette situation, ce que l’ouverture du créneau de la littérature jeune adulte semble permettre la réussite. En même temps, cette nouvelle catégorie de lectorat peut servir d’écran à celle véritablement visée de l’adolescence.

Virgin Mojito s’attache à deux problématiques. La première est celle de la sexualité saisie non pas avec la distance du documentaire, mais dans l’expérience vécue et réfractée par la fiction. La seconde est celle de la prostitution, principalement des adolescentes et jeunes filles, dont les enquêtes multiples montrent l’actualité vive et souffrante.

La première problématique est abordée par le versant de la sexualité liée à l’exaltation et la découverte de l’amour d’une adolescente. C’est un premier volet de l’intrigue, récit d’une relation amoureuse soumise à la probabilité de sa réalisation. La seconde problématique explore le versant de la sexualité sans amour, lié, ici, au besoin d’argent. Ce second volet de l’intrigue intègre au roman les thématiques dominantes du patriarcat, de la domination masculine et, chose plus rare en littérature de jeunesse, la relation entre acte sexuel et rémunération de l’acte. Le paiement porte le fondement du commerce qui est l’aliénation du corps objet d’échange.

Les deux problématiques articulées pour construire la suite romanesque de Virgin Mojito permettent d’aborder un peu les processus mentaux et affectifs en jeu dans l’amour et la sexualité. L’intérêt du livre est d’objectiver la sexualité comme procès mécanique de la chair, et d’y développer en négatif ce qui fait la relation amoureuse, le désir envahissant et réciproquement ressenti et captivant.

Une caractéristique sensible du roman de Louison Nielman est d’aborder, par la seconde problématique, le thème de la honte et de l’indignité que le commerce projette sur la jeune fille. Le roman en vient ainsi à pointer la question de l’indépendance de la jeune fille, c’est-à-dire à mettre en scène le moment où elle retourne le stigmate (2) de la « putain » qui est le moment où elle prend conscience d’être femme et sujet actif de sa vie. Virgin Mojito réussit alors à poser le rapport amoureux dans la toile des relations qui le tissent : corporels, sociaux, féminins et masculins, mais aussi relation de la personne à son être social et à son être intime et enfin, la sexualité comme rapport régi par le pouvoir politique d’une société. Ainsi, la prostitution est bien saisie, à travers l’histoire de Clémence, comme « un instrument de conditionnement et d’imposition de ce pouvoir » (3). Et comme la prostitution possède dans la doxa une dimension morale, Virgin Mojito aborde aussi la sexualité à partir de cette catégorie, qui, avec le cours contrastif de l’histoire de Salomé, étend son propos à l’ensemble des deux problématiques traitées.

Annie Mas

(1) lire Geneste, Philippe, « Les Axes de la préoccupation sociale dans le roman pour la jeunesse » dans Escarpit, Denise, La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Paris, éditions Magnard, 2008, pp.399-416. — (2) Plumauzille, Clyde, « Prostitution » dans Rennes, Juliette (sous la direction de), Encyclopédie critique du genre, Paris, La découverte, 2017, pp.498-410. — (3) Ibid., p.499.

23/11/2025

De l’humanité mise au défi de se retrouver

CRAUSAZ, Anne, L’Imagier des sens, 2ème édition, éditions askip, 2023, 56 p. 18€

Pourquoi revenir sur un album, paru il y a trois ans pour sa première édition ? Parce qu’il est encore disponible, bien sûr, mais aussi, parce que son haut niveau de création mérite d’être plus amplement connu et reconnu. À la première lecture, ne cachons pas que nous pensions que les peintures pleine page, qui donnent une empreinte sensitive à l’album, nous ont semblé être réalisées principalement à l’aquarelle. Or c’est une erreur. Anne Crausaz a travaillé les quarante illustrations de l’album à la gouache. Les transparences, les fondus, les superpositions, les glissements, les interpénétrations, les effacements brumeux, les apparitions qui s’esquissent en silhouettes assertives de personnes, de paysages, de roches, de végétaux prises dans la matière aérienne, aquatique, terrestre et de feu, signifient l’appréhension du monde par les sens.

L'Imagier des sens aborde les quatre éléments à partir des cinq sens. S'inspirant de la nature qui l'entoure, l'illustratrice revient dans ce livre au dessin à la main pour aller au plus près des sensations, à l'essentiel. Les quatre sont appréhendés au quotidien par l'enfant depuis tout petit. On apprend d'abord à les nommer. Très présents dans les premiers apprentissages, ils deviennent peu à peu tellement inhérents à nos expériences que nous n'y prêtons plus vraiment attention. Il semble pourtant plus important que jamais de les garder en émoi et de réapprendre à vivre avec – et pas contre – les éléments.

Chaque élément privilégie une sensation et c’est là que le texte intervient, orientant la lecture des images, la dédoublant en quelque sorte.

C’est l’odorat, le toucher, la vue, l’ouïe et le goût pour l’air.

C’est le goût, l’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher, pour l’eau.

C’est la vue, l’odorat, le toucher, le goût, l’ouïe pour la terre.

C’est l’odorat, le goût, le toucher et l’ouïe pour le feu. Le vœu est peut-être destiné à l’absente, la vue ?

Odorat

Toucher

Vue

Ouïe

Goût

Goût

Ouïe

Odorat

Vue

Toucher

Vue

Odorat

Toucher

Goût

Ouïe

 

Goût

Toucher

Ouïe

 

L’album récuse la répétition, chaque sens est différemment positionné dans le traitement des éléments. L’effet est d’interdire une dominante. Dans le dernier élément traité, le feu, on peut interpréter l’ellipse de la vue par un clin d’œil à la forme qui privilégie le visuel des peintures.

Chaque planche, le terme confient mieux à celui de page, invite le jeune ou non jeune lectorat à entrer dans l’imaginaire du pictural. Le texte dès le premier élément traité (l’air) l’explicite : « suivre du regard les nuages qu’il déplace et imaginer ». En conséquence, « Faire un vœu », qui clôt l’ouvrage, ne revêt aucune dimension mystique, mais bien celle d’un vouloir, celui d’exercer le pouvoir des sens et l’enraciner dans la travail pictural et graphique, dont la vue ne saurait être absentée…

Cet éloge des sens s’ancre dans une actualité où les catastrophes rappellent (devrait rappeler ?) à la conscience humaine la nécessité de prendre en compte la nature. Or, la nature se manifeste par ces quatre éléments appréhendés par les cinq sens. L’humain est un être de sensations, un être sensible, un corps et un esprit qui le pense et pense. Adressé aux petits enfants, l’album les conforte dans leur appréhension sensitive du monde et les emmène d’autant plus aisément dans ce voyage imaginaire que dessine et conte L’Imagier des sens. Le genre de l’imagier endosse le genre de l’album. Ce glissement générique équivaut à une nouvelle définition du genre : l’image et le texte se correspondent, comme dans l’imagier, à condition de saisir les correspondances dans le sens poétique, tel que Baudelaire l’a insufflé à la poésie. La correspondance est d’ordre de l’imaginaire ; l’espace mental se nourrit de l’espace physique, ils s’abouchent, s’envoûtent, se chevauchent, s’entrecroisent, s’appellent, et la personne, la lectrice, le lecteur les jouent, les rejouent, s’y projettent, les transforment sûrement, les accommodent, s’y assimilent.

Éloge des sens L’Imagier des sens est une invitation faite au lectorat à reconnaître ses émotions, à les réidentifier. Pour cela, les cinq sens multipliés par les quatre éléments proposent leur vingt doubles-pages comme une algèbre de la vie humaine sur la planète Terre sise en l’univers. Un chef d’œuvre à offrir à tout enfant, un livre à lire et relire, à goûter, à sentir, à toucher, à regarder pour entendre la pulsation des cœurs venus du fond des temps de l’humanité, une humanité mise au défi de se trouver et d’éviter les délitements où le cours du monde l’entraîne.

Philippe Geneste

16/11/2025

Géopolitique de la terre

DONY, Aurélien, Cric ! Crac ! Les taupes passent à l’attaque, illustrations Nina Neuray, CotCotCot éditions, 2025, 60 p. 16€25

Ce récit animalier fait se joindre animaux sauvages et êtres humains, préoccupation écologique de la vie naturelle et préoccupation écologique pour la vie humaine. Le travail des peintures et encres de Nina Neuray portent avec une haute intensité le propos que développe Aurélien Dony d’une plume humoristique, poétique et tendre. Le livre se lit comme un roman en prose, l’écrivain s’appuyant ostensiblement sur la poésie y compris en sa forme classique versifiée et rimée, à laquelle il mêle des vers libres. Le texte en liberté circule dans les généreuses illustrations aux tons sombres, aux formes inquiètes et perturbées, d’un réalisme joyeux pour la représentation des personnages et d’une abstraction torturée pour la représentation de la terre et des dommages qu’elle subit.

Ce qui est notoire est que jamais dans l’illustration ni dans le texte n’apparaît la cruauté de la situation. L’auteur et l’illustratrice traitent d’une question tragique, la destruction de la terre et de l’ensemble du règne du vivant qui s’y est développé, mais ils ont soin d’éviter toute fascination de l’effroi. Du même coup, la sensation engendrée par l’art d’écrire et l’art de peindre et dessiner laisse la place à l’œuvre de la cognition. Ce passage de relai est assez rare, dans un album. Mais celui-ci s’adresse peut-être plus aux lectrices et lecteurs qu’aux enfants non encore initiés à la lecture.

L’album est épais ; il s’offre avec générosité à ces jeunes lecteurs, mais aussi aux non lecteurs à qui l’adulte raconterait l’histoire. Les soixante pages content une fable écologique, une fable critique qui campe un univers d’effroi quant au rapport à la matière et de tendresse quant aux rapports qu’entretient le personnage principal avec ses congénères et autres protagonistes du règne du vivant.

La couverture cartonnée, la reliure solide, ajoutent à l’efficacité de l’histoire le confort tactile et pratique de la lecture.

 

MEYNIER Fiona, Tractopelles, CotCotCot éditions, 2025, 48 p. 17€

L’abstraction et l’ellipse peuvent-elles atteindre le jeune lectorat ? Cet album proposé avec hardiesse par CotCotCot en fait le pari. S’il y a bien le fil d’un récit, puisque se déroule « un discours intégrant une succession d’événements d’intérêt humain dans l’unité d’une même action » (1), il faut beaucoup d’imagination au lectorat pour relier entre elles les doubles pages et les événements qu’elles représentent ou qu’elles contiennent sans les représenter explicitement. Certes, les magnifiques illustrations s’interpénètrent au texte pour étayer l’interprétation de la lecture, mais bien des éléments sont en suspens. La discordance des temps entre le début et fin de l’histoire (avant 1914 ou 1915, un enfant en luge qui tombe à cause d’une bosse provenant de la présence d’une pelle ; le même enfant revenant « quelques années plus tard » – donc autour de 1919 ou 1920 – sur les lieux) et l’exposé de l’évolution des engins de terrassement depuis la première guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui, ne peut que déstabiliser le jeune lectorat (surtout que cette partie met en scène le globe-tracteur d’un certain Claude, qu’on imagine être l’enfant ayant atteint soixante ans). Cette discordance des temps a déstabilisé la commission lisezjeunesse.

Il n’en a pas été de même de l’historique documentaire par le récit, approfondi par les feutres, la gouache et la peinture à essuie-tout, qui suscite la réflexion sur la transformation du paysage, sur le travail humain effectué sur le sol, sur l’attention à porter à ce qui nous entoure pour y déceler des traces du passé, des leçons pour l’avenir aussi.

Tractopelles pourrait être nommé album expérimental pour jeune lectorat. Le travail graphique et pictural emporte une poésie saisissante, faisant primer la fiction sur le documentaire. Les strates interprétatives du livre semblent autant de paliers d’entrée qui confondent les corrélations habituelles entre le genre de l’album et les petits enfants. Tractopelles s’ouvre en âges à un large lectorat.

Philippe Geneste

(1) Brémond cité par Bya, Joseph, « Persistance de la biographie », Le Discours social. Cahiers de l’Institut de littérature et de techniques artistiques de masse, n°1, août-septembre 1970, pp.23-32 – p.25.

 


09/11/2025

Légende et fiction documentaire en bande dessinée

FERRY Luc (conception), BRUNEAU Clotilde (scénario), Tristan et Iseult 1/5 Le Château de Tintagel, POLI Didier (direction artistique), BAIGUERA Giuseppe, SMULKOWSKI (couleurs), GRELLA Paolo (couverture), Glénat, 2025, 56 p. ; FERRY Luc (conception), BRUNEAU Clotilde (scénario), Tristan et Iseult 2/5 La Blessure du Morholt, POLI Didier (direction artistique), BAIGUERA Giuseppe, SMULKOWSKI (couleurs), GRELLA Paolo (couverture), Glénat, 2025, 48 p.

Un grand soin est apporté à cette adaptation du récit de Tristan et Iseult. Dans une postface nourrie, Luc Ferry explique le choix pris de partir de l’édition de 1972 de René Louis et non de celle de Bédier « réalisée entre 1900 et 1905), la plus couramment utilisée, mais qui souffre de travers moraux étrangers à la légende dont on connaît les premières traces écrites au XIIème siècle. La version en bande dessinée proposée est donc une reconstruction à partir d’une autre reconstruction, mais elle s’enrichit de la connaissance des textes de Béroul et de l’Anglo-Normand Thomas qui écrivaient entre 1150 et 1190 (on cite généralement 1160 pour la version en vers de Thomas, et 1180 pour celle de Béroul, mais d’autres dates sont avancées). Enfin, il existe d’autres versions dont parle la postface.

Le premier tome conte la naissance douloureuse de Tristan, Blanchefleur, sa mère mourant en couche. Le père, le roi Rivalen du Duché de Léon en Bretagne, appelle son fils Tristan, où se reconnaît le mot tristesse car dit-il « Tristan portera en lui l’amour de sa mère, mais aussi la souffrance de sa perte ». Le nom synthétise la mort qui donne la vie et le futur sombre d’un amour confronté à la mort et qui en triomphera, pourtant, en s’unissant au-delà d’elle. Le défi des créatrices et créateurs est ici de donner toute son épaisseur au personnage, en le suivant dans son apprentissage de souverain et de chevalier sous l’enseignement bienveillant de l’écuyer du roi Rivalen, Gorneval. Puis on assiste à la fuite de Tristan, après l’assassinat de son père. Il se réfugie chez son oncle, le roi Mark, en Cornouaille.

Le second volume commence avec le combat contre le Morholt. Les vocabulaires de l’action héroïque, de l’exploit, de la traitrise et du merveilleux, investissent ce second tome. Pour le plus grand confort de lecture l’archaïsme du vocabulaire et de certains tours syntaxiques, un art de la sentence, organisent une distance avec l’histoire permettant au charme de la légende d’opérer. Ce volume fait une grande place aux barons félons, pourtant loyaux au roi Marc. À la fin, le roi Marc croit se soustraire à l’insistance des barons qui souhaitent qu’il prenne femme pour avoir un enfant, ce qui éliminerait Tristan du trône que lui a réservé ce roi à sa mort, en disant qu’il épouserait la femme portant le cheveu qu’un oiseau lui a apporté… Mais Tristan, qui a reconnu un cheveu d’Iseult, se propose pour l’aller quérir…

 

ADRIANSEN Sophie, Outre Mères. Le scandale des avortements forcés à La Réunion, illustrations ANJALE, Vuibert, 2023, 208 p. 24€90

Cette bande dessinée est le résultat d’un travail documentaire exceptionnellement rigoureux, auquel l’éditeur rend hommage avec une chronologie précise et une bibliographie fouillée.

La dynamique du récit tient au montage alterné des années 1970 et 1971 à La Réunion et dans la métropole française, à Paris. À Paris, le gouvernement criminalise les femmes ayant avorté ainsi que toutes celles et ceux qui les ont aidées. Le mouvement féministe se bat contre ce pouvoir patriarcal, multipliant les manifestations originales et pointant du doigt l’hypocrisie du pouvoir.

Alors qu’en France, la propagande nataliste de Debré se poursuit à l’identique des premières années de la cinquième République, à la Réunion, dont Michel Debré fut le député à plusieurs reprises (mai 1963-février 1966 ; avril/mai 1967-juillet/août 1968 ; avril 1973-avril 1978 ; avril 1978-mai 1981 ; juillet 1981-avril 1986 et avril 1986-mai 1988) un gros bonnet, avec la complicité des plus hautes autorités gaullistes, chapeaute des médecins qui pratiquent la stérilisation forcée des femmes non blanches et issues des milieux populaires. C’est le combat de femmes, de leur famille et de médecins généralistes intègres, contre ces commerçants des corps, ces notables de l’île pratiquant l’idéologie eugéniste développée aux États-Unis d’Amérique à l’encontre des femmes noires dès le début du vingtième siècle, et sur les deniers de la conquête ouvrière de la Sécurité Sociale. Le montage alterné télescope une parole du pouvoir anticonceptionnelle et anti-avortement en France à la parole du même pouvoir, via des montages louches et en faveur de la médecine privée, en faveur de la stérilisation forcée.

Le 24 février 1971 le procès en appel des docteurs Ladjadj, Valentini (anesthésiste), Leproux, Lehman, de l’infirmier Covindi et l’homme d’affaire, membre du Conseil Général de La Réunion, David Moreau, clôture le scandale des cliniques privées de Saint-Benoît (dont le propriétaire est Moreau) et Sainte-Clotilde. Moreau échappe à toute condamnation, Ladjadj et Covindi sont condamnés à la prison avec sursis, les autres médecins sont relaxés au bénéfice du doute ! Les plaignantes sont déboutées et doivent s’acquitter des frais de justice…

Ce même mois de février 1971, à l’initiative de Simone de Beauvoir paraît, dans Le Nouvel Observateur, le manifeste signé de 343 femmes déclarant avoir avorté, dans le but de forcer le pouvoir à légaliser l’avortement et à élargir la contraception.

On connaissait le trafic d’enfants créoles pratiqué par le pouvoir républicain à l’encontre des familles réunionnaises non blanches, l’épisode de la stérilisation forcée, par un cénacle de médecins et hommes d’affaires (Ladjadj et Moreau) eugénistes et raciste, ne l’était pas. Il a fallu l’enquête poussée de Sophie Adriansen pour la rendre accessible au grand public. La bande dessinée est épurée, favorisant la dynamique dramatique par une majorité de plans moyens, rapprochés, qui plongent le lectorat au cœur des sentiments éprouvés et des moments de décision de chacun et chacune.

Cette bande dessinée allie l’intelligence d’un scénario de fiction à l’exactitude documentaire, en étant servie par un art du dessin qui vise la simplicité et l’efficacité pour la représentation des faits racontés. Un chef d’œuvre de la fiction documentaire à proposer aux adolescentes et adolescents, jeunes adultes et adultes.

Philippe Geneste

 


02/11/2025

Chaque histoire à inventer, à vue d’œil

WU Hugo, Leur Regard, illustrations Pei-Hsiu CHEN, CotCotCot éditions, 2025, 44 p. 16€50

Hugo Wu écrit un texte gigogne où il tente d’approcher la relation spontanée des enfants au monde. C’est à la fois une apologie du regard naïf au sens étymologique : qui naît au monde. La culture occidentale a dérivé de ce sens l’idée de la pureté contre, par conséquent, l’impureté du regard construit par les règles esthétiques et éthiques de la vision. L’adjectif possessif « Leur » du titre marque la distance entre le regard enfantin et celui des adultes, et inscrit l’album dans la dichotomie du eux et nous.

Voilà qui n’est pas commun. Leur Regard serait alors un album pour les adultes bien plus que pour les enfants, même si ceux-ci y trouveront plus que leur compte et même si, de par le média de l’édition CotCotCot il s’adresse à eux. Leur Regard souligne combien le genre de l’album défie les frontières du répertitoire lectoral et sa hiérarchie liée aux âges de la vie. Hugo Wu transgresse ce compartimentage des âges de lecture en articulant la simplicité du texte avec une structure narrative qui repose sur des choix syntaxiques précis. En effet, les seize premières pages rassemblent huit phrases réparties chacune sur deux lignes, sauf la huitième, sur trois. Il s’agit donc de phrases courtes. La syntaxe emprunte à la langue orale : les sept premières reposent sur une topicalisation suivie de l’assertion qui l’informe. Le segment phrastique topicalisé est le champ d’application du prédicat : par exemple, dans

« Aux yeux de l’univers,

La Terre est encore toute neuve. »,

le segment topicalisé, « Aux yeux de l’univers » concentre l’apport du rhème ou prédicat « est encore toute neuve ». L’essentiel n’est donc pas dans le sujet grammatical (« la Terre ») mais dans le prédicat. Il faut disloquer l’ordre des choses pour mieux comprendre celles-ci. Ce pas de côté par rapport à l’ordre canonique est une première indication du devoir de désaccoutumance qu’ont à faire les adultes avec les normes qui régissent leur observation et leur contemplation de ce qui les entoure. La huitième phrase pose une question et y répond, c’est la seule de ces huit premières à comporter deux propositions. Mais là encore, la forme interrogative signale l’attitude relationnelle enfantine au monde, qu’il s’agit de re-trouver : questionner le monde, et user du langage comme d’un outil d’exploration et de -vélation. Toute phrase, tout énoncé, au fond, est une interrogation qui livre sa réponse. L’adulte ne saisit que la réponse, masque la question ou l’élide, l’omet, l’oublie ; l’enfant, lui, la conserve, la cultive, l’entoure de tous les soins de ses sens et du sens qu’elle peut -véler.

Et là intervient, dans la structure de l’album, une suite de doubles pages (trois en tout) où Pei-Hsiu Chen laisse libre cours à l’imagination graphique, jouant toujours exclusivement de deux couleurs, dans des planches à l’allure de sérigraphie, créations à l’ordinateurs supportant des aquarelles voire des collages. Ce n’est qu’après ce voyage en cet imaginaire imprégné des propos précédents que le texte reprend, mais cette fois-ci sous la forme d’une phrase complexe qui court sur sept pages. Puis c’est la clôture de l’album avec une phrase simple, qui ménage un effet de dislocation sur le complément, sans topicalisation mais par antéposition et mise en relief de l’adverbe « Alors ». Le dernier mot est choisi pour souligner la structure, « nouveau » c’est-à-dire que « aux yeux des enfants… tout est encore nouveau ». Les points de suspension semblent signifier l’invitation faite aux adultes de réussir, dans leur relation au monde, la transgression des âges.

 

CHEVEAU Sarah, Nuit de chance, éditions La Partie, 2023, 72 p. 20€

Voici un album rare. Il est épais, entièrement conçu au charbon de bois avec une multitude d’outils fabriqués main par l’artiste et que trois doubles pages présentent, à la manière de ces tiroirs que l’on tire au Museum d’Histoire Naturelle. Ces doubles pages sont suivies par deux autres consacrées au nuancier de bois brûlés, l’autrice donnant un nom d’arbuste ou d’arbre à chaque élément. Histoire naturelle, peinture, les deux références de l’artiste sont posées en cette fin d’ouvrage. S’y ajoutent, toutefois, et pour le souvenir, des notes graphiques silhouettant les feuilles des végétaux convoqués, elles aussi dessinées par des bois brûlés.

Quant à l’histoire, elle repose sur la vue, tout simplement, mise en abyme de la lecture. Il s’agit à chaque fois de faire se dégager de la forêt représentée et graphiée, des silhouettes qui avancent vers celle d’un sanglier onirique qui emporte au final un petit garçon, figure allégorique du jeune lecteur ou de la jeune lectrice, vers une histoire à inventer.

Philippe Geneste

 

26/10/2025

Pour les petits

SERVANT Servant, Esprits d’enfance, WISNIEWSKI Gaya, rouergue, 2025, 144 p. 17€50

à Élisabeth Bing et Bruno Duborgel

Voici un livre pour les petits lecteurs, les enfants de l’école primaire. C’est un livre magnifique, édité avec grand soin, une couverture en relief, une grande abondance d’illustrations en couleurs directement accessibles aux enfants. Le travail à la peinture et, sauf erreur de notre part, au fusain, épouse étroitement la thématique du livre. La succession des illustrations liées à la maison de la grand-mère suscite une narration renforçant l’unité du propos et portant le personnage narrateur Esteban et sa petite sœur, personnage illustratrice Gayouchka, au rang de piliers d’un récit cohérent.

L’objet du livre est d’évoquer vingt-et-une créatures que tout un chacun a pu créer au cours de sa vie, soit dans une situation de peur, d’angoisse, d’exaltation, d’élan vers l’autre, de tristesse, de comique en société, etc. Les auteurs du livre défendent ce droit à imaginer, comme un droit à vivre et de vivre en paix avec ses rêves. L’ouvrage évoque des esprits tous associés à quelque génie, celui de la baignoire, du jeu du feu, de l’invisible, de l’humeur, de la créativité, des prédictions du goût, de la raison etc.

Phénoménisme, animisme, magie, sont présents puisqu’ils gouvernent la représentation du monde des enfants. Car le livre est un appel à libérer l’enfance, il est une défense de l’imaginaire, une exhortation faite à la société pour qu’elle retrouve ses esprits et cesse de mécaniser les rapports humains, de les médier par des écrans, des activités programmées et planifiées ; L’esprit n’est libre que s’il sait vagabonder, que s’il en a l’opportunité. Alors, l’enfant s’attarde aux choses minuscules, aux faits banals, aux êtres qui passent, aux rencontrent que se font. La production imaginaire devient une offrande à la vie humaine, à soi comme aux autres et accueillir les créations enfantines devient un enjeu de socialisation pénétrée de respect.

Vibrant à l’onirisme, au rêve, à la fantaisie, à la fabulation, l’esprit enfantin joue l’accordeur des sentiments, des émotions, des réflexions. Laisser libre l’enfant dans cette conquête du continent imaginaire pour qu’il sache dans sa vie nouer les liens avec l’au-delà des apparences, celles des cœurs, des corps, des situations, des objets.

Le livre suppose que l’enfant ensemence le monde de figures, que l’expérience a suscité au cœur de sa mentalité. Et l’enfant, qui rêve, les organise en mythes personnels. Il se crée un cabinet des curiosités fabulées dont les chuchoteurs d’histoires, les crapauds de Bonaventure, boud’bois, l’ombre des toilettes, les charivaris, le lapin blanc, la vieille maison, le dessin-ciel, l’arbre qui pleure, le placard grinçant, soukapat, croque-chaussette, doudou… sont les visiteurs et visiteuses, actrices et acteurs dans un bal à rêves.

L’harmonie de cet univers est si fragile que le livre de Stéphane Servant et Gaya Wisniewski tourne au manifeste pour l’imaginaire contre les tendances de notre société à le subordonner au préfabriqué, à le conditionner à des marchandises, à l’exténuer dans la reproduction de clichés, à le diluer dans l’ornementation démotivée, à le déraciner de son terreau d’enfance pour le planifier par des programmes pour la jeunesse. Esprits d’enfance est une invitation passionnée faite aux enfants pour qu’ils explorent leur imaginaire, prospectent dans les recoins de leurs inventions mentales, acceptent les lois des rêves, rencontrent l’inexprimé de leur corps et de leur esprit. L’humain se prépare dans cet accordage de l’enfant à son imaginaire. La faculté de connaissance s’y construit, y puise aussi de son pouvoir. Le travail de l’imaginaire mène le petit d’homme vers le monde et vers sa personne, tâche éducative qu’il conviendrait de prendre au sérieux, c’est-à-dire de ne pas enfermer le connaître dans des grilles de compétences.

« Renseigner l’homme sur lui-même constitue, dès l’enfance, une tâche éducative par excellence » disait Bruno Duborgel (1), Esprits d’enfance en propose une voie réalisatrice.

Philippe Geneste

(1) Doborgel, Bruno, Imaginaire et pédagogie, de l’iconoclasme scolaire à la culture des songes, préface de Gilbert Durand, Paris, le sourire qui mord, 1983, 480 p. – p.419.