Salma, Sergio, Vincent avant Van Gogh, mise en couleur Amelia NAVARRO, Glénat, 2025, 143 p. 24€
Une
erreur sempiternelle des biographies est d’envisager la vie de la personne, dès
la plus tendre enfance, comme « un ensemble cohérent et orienté »
(1). L’artiste est ainsi possédé par sa création et toute sa vie est « l’expression
unitaire d’une intention (…) qui s’annonce dans toutes les expériences »
(2) qu’il traverse. Une telle conception de la biographie fait concession à
l’idéologie du don, du préformisme et l’hagiographie n’est pas loin de
supplanter la biographie. Ce type de biographie présente une logique
inébranlable menant les événements, le chronologique n’apparaissant que comme
une illustration du propos a-historique.
La bande
dessinée de Sergio Salma évite cet écueil en emmenant le lecteur au cœur de la
jeunesse (de l’enfance à sa vie de jeune homme) de Vincent van Gogh. Le récit
suit les expériences familiales où se noue le goût du dessin, les expériences
de l’adolescent indécis sur ses projets professionnels, le jeune homme employé
dans les magasins d’art puis en quête d’une vocation de pasteur qui sera un
échec. L’ouvrage instruit le lectorat sur les blessures de la vie ressenties
par le jeune homme, sur son expérience du milieu de l’art commercial et son
goût pour les artistes en marge. Il nous fait entrer dans le besoin de
spiritualité sociale qu’éprouve Vincent et ses tentatives
romantico-messianiques pour la concrétiser.
Vincent
avant Van Gogh,
en tant que biographie, vaut en ce qu’elle démontre qu’il n’y a pas de projet
originel directement explicatif du devenir peintre de Van Gogh. En revanche, il
y a la vie, des faits de vie, et Sergio Salma choisit de les suivre sans les
inscrire, a priori, dans une finalité instruite par la gloire posthume du
peintre. Le personnage de Van Gogh y apparaît se cherchant, trébuchant,
s’enthousiasmant, s’engageant puis échouant, recommençant vers une autre voie.
Pas de projet inhérent et atemporel à son itinéraire, juste la vie dans ce
qu’elle offre de choix et de ce que le personnage en a saisi pour faire sa vie.
Par exemple, si le biographe souligne la précocité de l’attirance pour le
dessin, il en souligne, tout autant, la pratique sans visée professionnelle
mais à but de plaisir et de transcription de moments contemplatifs ou
réflexifs.
La
bande dessinée suit la trajectoire sociale du jeune Vincent, décrit le milieu
du commerce de l’art où il a été apprenti puis employé, les luttes intestines
dans ce champ culturel qu’il a pu observer. L’espace social, celui de la
famille nucléaire d’abord, puis celui de la famille élargie (rôle des oncles),
poussent l’adolescent et le jeune homme à l’intégration dans le milieu de la
bourgeoisie commerçante. L’espace social des marchands d’art lui permet de
découvrir des artistes et de structurer ses goûts pour la peinture non
commerciale. La traversée de ces espaces s’accomplit avec une sourde inquiétude
de Vincent devant les choix de la vie, une inquiétude inséparable de la
sincérité érigée en vectrice éthique de sa vie. Le jeu de la mise en couleur d’Amelia
Navarro se fait alors splendide par son à-propos.
La
bande dessinée montre aussi comment l’appétence de Vincent pour le dessin
grandit en même temps que ses préoccupations religieuses et sociales évoluent.
Tout son parcours décrit la lente maturation de cette éthique de la sincérité
qui lui fait mettre l’art commercial au ban de l’art, et l’amène à ressentir la
vie immanente des objets, des personnes, des relations humaines et sociales. C’est
alors seulement qu’il décide de vivre de sa peinture. Vincent se construit en
tant qu’homme en élaborant cette exigence de l’immanence des êtres et des
choses, du dessin et du milieu, de la couleur et de la lumière ambiante.
Loin
de « la biographie conçue comme intégration rétrospective de toute
l’histoire personnelle du “créateur” dans un projet purement esthétique »
(3), Sergio Salma propose là une biographie constructive dont on ne soulignera
jamais assez combien il serait important que le jeune lectorat préadolescent et
adolescent puisse y avoir accès. En effet, l’ouvrage montre que le « projet
personnel », imposé par l’institution scolaire selon un schème figé et
innéiste, est, dans la vraie vie, une construction patiente et qui doit se
fonder, non sur une conception idéelle purement abstraite, mais sur les
expériences, tentatives, erreurs, réussites, joies et déplaisirs ou souffrances
de la personne.
La
biographie de Sergio Salma déjoue le pôle innéiste des biographies d’artistes,
en ne figeant pas Vincent dans la stature dans laquelle la postérité l’a
pétrifié. L’auteur raconte une existence non une vocation. Ainsi, à l’intérêt
propre à la biographe, en tant que contribution à la connaissance de Vincent
Van Gogh, s’ajoute un intérêt pédagogique pour le jeune lectorat à l’âge des
identifications et des fascinations pour des icônes.
Philippe
Geneste
Notes : (1) Bourdieu, Pierre, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, éditions du seuil, 1992, 486 p. – p.263. – (2) Ibid. – (3) Ibid., p.268.