Langlois Denis, La
Cavale du babouin, La Villedieu, 2024, 170 p. 14€
Le fait divers offre un scénario avec sa recherche des causes, son
déroulement, ses péripéties, son dénouement. Ici, il semble bien que l’auteur
recherche une description totale et précise, sans zone d’ombre, de la cavale de
l’animal personnage principal du livre. Le lectorat va donc épouser la parole
de l’auteur-narrateur pour comprendre et construire son interprétation de
l’événement, un événement qui se clôt sur lui-même.
De plus, dans La Cavale du babouin, le fait divers se trouve ici lié à une
dimension juridique (rapport de gendarmerie, rapport d’autopsie, ce qui fait
approcher l’histoire racontée de la forme simple du cas (André Jolles). Plus
que la loi, le narrateur s’enquiert des normes morales qui ont mené à la mort
du babouin en cavale. Les normes ici reproduisent les valeurs humaines face à
la mort et à la mise à mort. Le récit engage vers une réflexion sur la
légitimité de la mise à mort d’un animal. Il interroge de quel côté est la
faute : celui de la gendarmerie qui élimine l’animal supposé dangereux ou
bien celui de l’anormalité d’un babouin en liberté du côté d’Étampes, situation
qui contrevient à la vie paisible des habitants du coin… Littérature oblige,
les recours, par l’auteur-narrateur, au Code pénal et aux lois, n’édulcore pas
la centralité de cette interrogation à partir des valeurs.
Tout au long du récit, l’auteur-narrateur, soit en s’adressant au lecteur
soit en s’adressant au personnage (le babouin) voire en dialoguant avec lui,
pèse la véridicité des faits de la cavale : les journaux ont-ils dit la réalité ?
Le parcours reconstitué est-il plausible ? le dossier judiciaire que
l’auteur-narrateur s’est procuré, lève-t-il des ambiguïtés et efface-t-il des
zones obscures ? Le lecteur est ainsi invité à décider au fur et à mesure
de ce qui s’apparente de plus en plus à une enquête et non à une narration de
faits constituant un événement. L’auteur le sollicite pour suivre la
construction de l’histoire. Mais plus, l’auteur révisant et recomposant
l’histoire se présente comme un lecteur (un relecteur) de la fable babouine ce
qui ne manque pas de recadrer l’interprétation faite de ce qui est raconté par
le récit. Les erreurs pointées sur le début de la relation des faits de la
cavale servent alors à embarquer le lectorat dans une coopération
interprétative de l’histoire.
Le fait divers transformé en nouvelle (l’auteur s’interroge à plusieurs
reprises sur la brièveté relative de son livre) se trouve amplifié, quitte
l’éphémérité des chroniques journalistiques pour devenir un cas à étudier en y
cherchant des valeurs générales, en y interrogeant l’ordre immuable du monde
référé (celui du fait-divers) et donc les valeurs qui le fondent. La
référentialité est soigneusement instruite. Les lieux géographiques sont
précisés même si les précisions sont moins documentaires que liées à la
biographie de l’auteur. Malin, ce dernier, singeant la rédaction d’un fait
divers dont la règle est la recherche (souvent vaine) de l’exhaustivité des
circonstances et des faits, use des aller-retours sur les événements, pour revenir
sur sa propre existence, ses actes et engagements. La nouvelle semble alors
substituer, au fil des pages, la référentialité biographique à la
référentialité du monde objectif. Comment le fait divers va-t-il se transposer
en fait littéraire, voilà ce qu’il nous faut analyser.
Un dispositif savant d’énonciation
Ce qui caractérise, évidemment, La cavale du babouin ce sont les modalités du dispositif d’énonciation : un auteur
s’affiche dans son identité, livrant au fil du texte maints éléments
biographiques vérifiables. Or c’est lui qui raconte, il est donc aussi le
narrateur et la nouvelle tend à se vêtir du genre de l’autobiographie.
D’ailleurs, dès la première page, on lit : « C’était bien ma vie
que je voulais raconter ». Mais cette vie va être narrée à travers le
processus d’écriture (intention d’écrire sur un fait divers survenu en 1995,
nous est-il dit, difficulté à trouver le ton d’un tel récit, puis remords et
reprise du travail, avec mise en place d’une enquête a posteriori
vingt-cinq ans plus tard, puis écriture et, enfin, effets sociaux – réels
ou fictifs – de l’œuvre achevée).
Les instances d’interlocution sont au nombre de trois :
l’auteur-narrateur, le babouin à qui il s’adresse à la deuxième personne et le
lecteur qu’il sollicite souvent et interpelle. L’auteur-narrateur parle au
babouin, entretient un monologue à lui adressé et, pour cela, prête à l’animal
des arguments, des raisonnements et des sentiments. En voici des
exemples : « Tu n’as pas de conseil à recevoir d’un petit
écrivain » (p.73) ; « Tu le sais mieux que personne »
(p.46). La cavale du babouin est, donc, assimilable à un récit animalier.
D’autre part, l’auteur-narrateur ne cesse de solliciter le lecteur,
l’interrogeant, lui prêtant des réactions et surtout, pointant auprès de lui la
construction de son récit, en dévoilant des ficelles sous prétexte, par
exemple, de réviser les informations glanées dans les journaux, le dossier
judiciaire, les procès-verbaux de gendarmerie, et ce au fil du temps (ainsi
cela nous est-il présenté) de l’enquête personnelle de l’auteur. La nouvelle y
gagne à paraître une relation de faits authentiques puisque authentifiés par
ladite enquête. Souvent l’adresse au babouin se double d’une adresse au
lecteur, comme lorsque l’auteur commente la survenue d’un « employé de
zoo nommé Dany » (p.24) ainsi : « Un nouveau personnage
pour notre livre » (p.24). Il en va de même quand l’auteur déclare
« Bon abrégeons, je sens que je te lasse » (p.112) ; ou
encore « Reprenons l’histoire où nous l’avons laissée »
(p.15). Il est évident que dans ces trois cas, les propos peuvent aussi bien
s’adresser au babouin qu’au lecteur.
Ce dispositif énonciatif s’appuie sur une énigme qui reste en suspens
(d’où vient le babouin), mais en la déplaçant vers la motivation qui a poussé
les gendarmes à tuer l’animal aussi bien que vers les sentiments ambigus des
habitants de la région d’Étampes à l’égard du babouin. Comme dans tout fait
divers, il y a donc un mystère dans un contexte de peur. Mais alors que le fait
divers rapporté dans un journal s’y fixe pour se centrer sur le crime, La cavale du babouin s’en sert pour glisser la fascination vers
la victime, privilégiant la cavale de l’animal et la confusion que sa présence
engendre dans l’esprit des habitants entre les détails vrais et les purs
phantasmes où s’engouffrent leur imagination.
De plus, le dispositif énonciatif mis à découvert organise et fait
éprouver le plaisir de la fiction plutôt qu’il n’incite le lectorat à éprouver
la situation réelle. Ce triomphe de la littérature opère grâce au glissement du
récit animalier en un récit rétrospectif de l’auteur sur sa vie ; par le
questionnement sur le rapport criminel-victime ; par la dialectique
soupçonneuse protection & sécurité-mise en danger & inconnu.
Contrairement au fait divers journalistique, dans La cavale du babouin
la conscience morale de la société ne triomphe pas mais se trouve sans cesse
interrogée…
Les aller-retours, dont nous avons parlé précédemment, sont l’occasion de
mettre en mouvement le jeu des trois instances de l’énonciation : l’auteur-narrateur,
le personnage (le babouin), le lecteur. De plus, ces aller-retours ont pour
fonction d’empêcher la solidification d’un sens unique à donner aux événements
y compris la mort par arme à feu du babouin. En recomposant sans cesse la
configuration de la cavale, l’auteur-narrateur repousse un sens objectif
factuel pour y substituer une signification concrète traversée par des
sentiments et des jugements de valeurs. Le lectorat est invité non pas à
épouser seulement les faits, mais le glissement sur la vie de l’auteur de ces
faits. Ainsi, la fiction et l’autobiographique l’emportent sur le fait divers
journalistique. Dit autrement, La
cavale du babouin fait un
pied-de-nez à la littérature classique fondée sur le fait divers. Mais la
nouvelle affirme les valeurs de l’expression littéraire et orchestre une
victoire démultipliée des représentations tout en maintenant l’exigence de la
vraisemblance. Soit une victoire de la littérature dans la compréhension du
réel…
Du fait divers à la nouvelle
Contrairement au fait divers, le personnage (le babouin) échappe au
stéréotype, ne serait-ce que par l’exceptionnalité qu’il soit un animal et que,
d’autre part, l’auteur-narrateur s’identifie à lui, ce qui est déclaré page 165 :
« Mais je suis porté par toi, par ta cause, par ta mort, par ta vie ».
Et dès le début, page 15, un « nous » englobe le babouin (« tu »)
et l’auteur-narrateur (« je »).
Comme aurait sûrement dit Roland Barthes des Essais critiques, le
fait divers transposé en littérature captive parce qu’il déjoue toute
prévisibilité. Et l’auteur s’appuie sur cette fascination. Transfiguré en
nouvelle, le fait divers acquiert une dimension éthique sur la vie et la mort,
sur la liberté et la contrainte sociale.
La nouvelle prend appui sur des sentiments contradictoires, susceptibles
de développer voire susciter la réflexion. Ainsi, le geste des gendarmes pour
tuer le Babouin oppose-il le discours socialement décrété « rationnel »
de la sécurité des « citoyens » au jugement d’irrationnalité
porté sur ce geste par l’opinion publique des habitants de Monnerville, par
ailleurs effrayés dans un premier temps par la présence de l’animal sauvage.
Le dialogue incessant avec le babouin, un dialogue post-mortem, annule la
distance neutralisante de la chronique judiciaire dont le texte, semble parfois
vouloir revêtir le genre. Par-là, c’est le regard extérieur porté sur les faits
qui s’amenuise et s’efface pour, à l’inverse, installer une vision intérieure
empathique (à l’égard de la victime). Dès lors, les hypothèses d’interprétation
des faits par l’auteur-narrateur deviennent celles du lectorat qui s’identifie,
à travers l’auteur, à l’animal. On nous dira que c’est un trait souvent présent
dans le fait divers : le lecteur tend à s’identifier à la victime, mais
ici, l’identification porte aussi sur l’instance narrative de l’auteur. Et, en
effet, l’opinion publique de Monnerville signale que l’univers réglé de la
sécurité publique est dénoncé au profit d’une reconnaissance empathique de
vivre une situation inconnue, de la sauvagerie incarnée (le babouin) et non
criminelle… Alors, oui, c’est la reproduction spécifique d’une constante, mais
elle est, dans La cavale du
babouin doublée par
l’identification de l’auteur au babouin, identification dont le narrateur
explicite la teneur et désigne comme un argument de la mise en écriture dès le
début du roman qu’il est plus juste de qualifier génériquement de nouvelle.
L’histoire interroge l’exemplarité même de la vie présentée comme une
hypothèse vaine et orgueilleuse. Le récit déconstruit alors la notion de destin
en réfutant la fatalité de ce qui arrive au babouin. Pour autant, La cavale du babouin inscrit-elle l’épisode dans le cours de l’Histoire ?
Rien n’est moins sûr, l’identification avec la biographie de
l’auteur-narrateur, la captivant dans les rets de la nouvelle et d’une mémoire
littéraire plus que socialo-juridique. La nouvelle réussit à garder trace d’une
existence méprisée et, plus inouï, à donner voix à la victime d’une bavure
policière légalement couverte ;
Pour désigner le motif du livre de Denis Langlois à la dénomination de
fait divers nous préférerons donc celle qui prévalait en 1863 avant l’invention
du groupe nominal, : une nouvelle curieuse (au sens de provoquant la
curiosité) et singulière. La
cavale du babouin est tout à la
fois une critique sociale, un récit pour la sauvegarde mémorielle d’un fait
divers et une autobiographie par la procuration d’un récit animalier.
Geneste Philippe