Anachroniques

23/12/2024

La création comme une récréation

 ART

Je sens, Grand Palais/Réunion des musées nationaux, 2024, 32 p. 11€90 ; J’imagine, Grand Palais/Réunion des musées nationaux, 2024, 32 p. 11€90 ; Je chante, Grand Palais/Réunion des musées nationaux, 2024, 32 p. 11€90.

Louer encore et encore cette si belle collection de « l’art à tout petits pas », le détail d’un tableau avec un sens (Je sens mais Je chante), une faculté cognitive (J’imagine). Sur la page de gauche, un texte, simple, sous forme d’historiette ou d’anecdote ou de comptine ou de chanson ou de poème qui prend prétexte de la peinture pour ensuite élargir le champ de l’imaginaire. Dans tous les cas, pour Je chante les jeux sonores, phonétines dominent quand dans J’imagine, en face des détails de peintures de Picasso, un texte d’incipit à la fois désigne le motif dessiné et invite à poursuivre librement son histoire. Pour Je sens, le texte bref interprète ou commente le tableau invitant l’enfant à en faire tout autant, voire à s’interroger sur la motivation du texte proposé par l’ouvrage.

Chaque livre est formidable en ce qu’il sollicite l’attention de l’enfant tout en initiant son regard. On le pense pour les petits mais des élèves des classes élémentaires y trouvent une grande satisfaction tout en pouvant être parfaitement autonome dans la lecture. Les membres de huit à douze ans de la commission Lisez jeunesse ont tous manipulé le livre avec intérêt.

L’intérêt de la collection et de ces trois livres est aussi dans le contenu pictural des albums. En effet, il y a là, même si ce n’est pas l’objectif direct de la collection, une propédeutique à l’esthétique picturale qui contrevient au flux continu d’images regardées ou vues par les enfants sur les écrans. Il semble qu’on s’interroge peu, dans notre société, sur les effets qu’ont les images numériques et notamment les photographies mises en ligne sur le regard, sur l’intelligence du regard. Il ne fait pourtant pas de doute que s’exerce là une éducation à l’image, certes par induction, mais avec quelle puissance de façonnage quand on sait combien elles se donnent pour une norme iconique. Serait-il exagéré de parler d’abandon des enfants à ce type d’images mainstream ? Pour éduquer à l’image, la littérature destinée à la jeunesse a un rôle important à jouer et qu’elle joue, grâce à la place donnée aux illustrations, grâce à l’inventivité des éditeurs pour proposer des supports livresques souvent remarquables. La collection « l’art à tout petits pas » y tient une place de choix. Elle y ajoute tout un travail de transmission des travaux des peintres et ce lien avec les musées est vraiment à louer. L’image s’acoquine avec le texte qui lui fait miroir bien que les deux aillent chacun en liberté. Les images sollicitent ainsi des mots pour se dire et la dire, elle se fait texte et le texte la redit, en quelque sorte, la dit ou l’imagine en invention de phrases, en imagination de prolongement textuel. Lire s’est regarder, savoir lire sera donc savoir regarder. La collection « l’art à tout petits pas » sort de l’usage instrumental de l’image, puisqu’elle appelle le texte à s’invente par l’image et non s’appuie sur l’image pour comprendre le texte. 

 Philippe Geneste

Nota bene : sur cette collection, lire le blog https://lisezjeunessepg.blogspot.com/ du 29/12/2023.

15/12/2024

Ecriture et lecture comme lieu de plaisir

 VOLTZ Christian, Au Travail, éditions du rouergue, 2024, 48 p., 14€

Boutons, pièces et piécettes, pointes, rivets, rondelles métalliques en tous genres, morceaux de ferraille rouillée, cordes effilochées, fil de fer, fil plastique, écriture au clavier, écriture manuscrite, dessin, « Ouh là, c’est quoi tout ça ? » … c’est le matériau de l’histoire que tente de raconter un écrivain en manque d’inspiration, faisant appel à une intelligence artificielle… Mais le chat Gépété ne comblera pas l’imaginaire en panne de l’humain écrivain.

En revanche, l’album offre les diverses tentatives de construire un personnage. Chaque page propose la photographie d’un collage, montage, sculpture, qui à force de ne tenir qu’à un fil mènera l’écrivain à jeter l’éponge.

Pourtant, c’est le conte d’une genèse singeant celle où interviennent Adam et Ève, rebaptisée Nicole, que tente d’écrire Gépété. Mais la récupération des imaginaires stockés ne tient pas au montage. L’album Au Travail propose les ébauches d’une histoire non aboutie. À moins que la recherche de l’histoire qui soit l’objet diégétique de l’album. L’enfant imaginera page à page, double page après double page, non pas une intrigue mais des histoires, ramenées chacune à une péripétie close sur elle-même, mais qui, s’annulant ouvre une autre piste d’interprétation. John Baguette dirait de cet album que c’est une parodie de hors-texte : « Hors-texte, n. m. invar. (1922 ; de hors et texte). Gravure tirée à part, intercalée ensuite dans un livre, et non comprise dans la pagination » (1). Effectivement, l’album est un espace de travail pour Christian Voltz mais aussi pour l’enfant qui le lit. Plus, pour les deux, et John Baguette (2) en serait d’accord, c’est un lieu de plaisir. Au Travail crée un beau charivari, une hybridation de texte et d’image, un télescopage de vieux textes patrimoniaux mal fagotés ensemble dans le présent d’une écriture pour le moins incertaine… Mais la lecture, elle, sourit, comme le robot en matériaux de récupération de la couverture, un globe-terrestre taille crayon en guise de soleil…

Philippe Geneste

(1) Citation épigraphique notée par Baguette, John, Abîmes, le hors-texte phase 1 (ébauches littéraires), Forcalquier, Quiero, 2021, 132 p. – (2) « Le texte n’aurait pas lieu d’être un lieu de travail. C’est un lieu de plaisir » ibid. p.12.


 

COLOT Marie, Norbert, illustrations d’Arianna Simoncini, CotCotCot, 2024, 40 p., 16€50


Avec un tel livre, magnifiquement édité, magistralement conçu et illustré, le secteur du livre pour la jeunesse poursuit l’approfondissement du genre de l’album.

La situation surréaliste, tout d’abord, type littérature issu de l’univers haschischin : le lectorat est plongé dans le bric-à-brac d’une tête, celle de l’écrivaine. S’y languissent tout un tas de projets d’histoire, en attente d’être sollicités pour s’incarner sur du beau papier, donner matière à de belles illustrations suggestives d’un monde nouveau, inouï. La littérature se définirait-elle comme une production des greniers mentaux de l’humanité ?

Parmi ces projets, il y en a un, plus impatient que les autres, incarné dans un personnage qui n’en est pas encore un mais dénommé Norbert, alors qu’il est orphelin de toute action où s’inscrire. Mais Norbert rêve d’aventures – une idée courante – mais d’une aventure complète qui s’achèverait et lui permettrait de vivre alors sa vie, sans le boulet de la tête de l’écrivaine à l’imagination pourtant pas si pantelante que ça…

En attendant, Norbert essaie différents types de personnage. L’album offre alors un hors-texte fictif (1) jusqu’à ce que l’histoire re-commence. En attendant, l’album impose sa matérialité : les illustrations d’Arianna Simoncini croisent le surréalisme et l’étrange, le mélancolique et le bizarre, le saugrenu et le symbolique, non sans zeste de réalisme loufoque. Quant au texte de Marie Colot (2) il propose un conte philosophique sur la fabrication d’un récit à personnage. L’autrice met en scène une créatrice aux prises avec un personnage qui cherche à se faire lui-même, qui se perd dès qu’il se trouve. Ce n’est pas si étonnant. En effet, à changer de personnalité selon son proche environnement, Norbert empêche l’écrivaine à réaliser une histoire car une histoire repose sur une cohérence qui est constance d’éléments convoqués. L’histoire devient alors un repère susceptible d’interprétation. Sans repère, le lecteur se perdrait et l’écrivaine avouerait son impuissance. Norbert est trop inconstant et l’inconstance annihile toute littérature à moins, clin d’œil de Marie Collot soutenue puissamment par Arianna Simoncini, d’en faire le Hors-Texte… Malin…

 C’est simple et profond, c’est ingénieux et drôle. Norbert de Marie Colot et Arianna Simoncini interroge aussi le désir d’histoire du jeune lecteur ou de la jeune lectrice, qui prend l’album en attendant une histoire.

Philippe Geneste

(1) Baguette, John, Abîmes, le hors-texte phase 1 (ébauches littéraires), Forcalquier, Quiero, 2021, 132 p. – Lire le compte rendu de COLOT Marie, Mori, graines de géants dans les forêts urbaines d’Akira Miyawaki, illustrations de Noémie MARSILY, éditions CotCotCot, 2024, 200 p. 24€ sur le blog lisezjeunessepg du 30 juin 2024.