Anachroniques

17/11/2024

Formes et abstractions pour racontage

BAIJOT Mathias, Le Voyage d’Irma, CotCotCot éditions, 2024, 144 p. 21€

Le Voyage d’Irma raconte une histoire en privilégiant la modalité graphique d’expression. On dira donc que c’est un roman graphique. Des pages sans texte, comme celles du générique précédant la page de titre, se succèdent selon la logique d’accomplissement d’un mouvement, signalant ainsi la narration graphique d’un événement inscrit dans la durée. Chaque planche s’offre derrière un tamis ou voilage de traits, de points, à moins que ce ne soit une surface intercalaire transparente ; et de ce fait, le lectorat n’est pas directement en relation avec l’histoire, son regard étant filtré dès son entrée : l’être graphiste qui narre, le narrateur donc, n’est-il pas exprimé par ce filtre ?

Les couleurs mates sur papier mat, font entrer le lectorat de 13 à 113 ans dans une atmosphère inquiète ou mélancolique. Le fil conducteur en est le voyage préparé par Léon le héron, Andréa le renard, Ernesto le blaireau, Simone la vigogne et auquel se joint Irma la baleine. Ce voyage pourrait être un rêve à moins que ce ne soit un récit graphique du genre du merveilleux, jouant avec les codes de la fable animalière. De fait, Le Voyage d’Irma emprunte aux deux genres et ce avec d’autant plus de facilité que l’ouvrage décline explicitement son appartenance au genre du roman graphique… Cette hésitation générique n'est pas pour rien dans la tonalité inquiète et mélancolique du graphisme. Elle est aussi le fait du narrateur graphiste qui se manifeste par l’effet de tamis, de voilage, de filtre évoqué ci-dessus.

Le récit onirique conte un voyage thématique centré sur les contes. Les passagers ont, à chaque escale, à raconter une histoire, un conte. On lira et les personnages écouteront, les histoires de Léon le héron, de Simone la vigogne, d’Ernesto le blaireau… mais un accident interrompra la tournée des conteurs et conteuses. Alors, Irma qui aura beaucoup appris durant le voyage s’en ira par d’autres chemins conter à son tour, essaimer les histoires auprès d’un public à conquérir. Soulignons que le fait que ce soit des récits de personnages (d’animaux en l’occurrence) apportent crédit à l’hypothèse du graphiste narrateur proposé par l’analyse.

Pour lire cet ouvrage, il est conseillé de s’arrêter longuement sur les pages, d’y chercher les liens les raccordant les unes aux autres, de déceler les continuités et les discontinuités. Les contes eux-mêmes s’évadent du code commun pour flirter avec l’abstraction. Le choix est en accord avec celui du dessin, des couleurs et des compositions des illustrations : elles aussi possèdent un trait d’abstraction. Dans les deux cas, l’abstraction semble manifester une volonté de surprendre, de casser les codes, pour faire triompher l’imaginaire. Comme dans l’évolution de la vie, un hasard, un accident, obligera Irma, à s’adapter au bouleversement du milieu jusque-là décrit mais qui disparaît. Un autre, issu de la confrontation imaginative avec Irma, naîtra sûrement.

Ainsi vont les contes, de terre en terre, passant de voix en voix, de milieu en milieu, d’images en imaginaires.

 

KAARIO Victoria, L’Amour géométrique, illustrations Juliette Binet, éditions du rouergue, 2024, 20 p. 12€90

La préparation, par la famille de Céleste, de la venue d’un petit frère, tel est le thème de l’album de petit format, en papier légèrement granulé, aux couleurs douces et multiples. Juliette Binet, comme dans un exercice de style graphique, traduit en illustrations géométriques, les textes déclaratifs de Victoria Kaario.

Ici ce n’est pas l’absence qui est thématisée mais la présence spatiale prise par celui qui n’est pas encore là. Céleste, la petite fille, va finalement aider ses parents et lorsque Ernest est né, chaque chose est rangée dans sa chambre, comme dans le reste de la maison « même si tout a bougé ». Les illustrations suivent, plus dynamiques à la fin de l’album.

Un tel ouvrage vaut pour les dialogues à mener avec le petit lecteur ou la petite lectrice à qui il lit l’ouvrage et avec qui il lit les images. La richesse de l’album sera proportionnelle à la richesse de ce dialogue.

 

GALVIN Michel, Bleue, rouergue, 2024, 64 p. 16€

L’album contemporain poursuit l’exploration d’un genre auquel s’identifie pour beaucoup la littérature destinée aux jeunes enfants. Bleue est une allégorie qui, à partir de la mise en scène d’objets parle au jeune lectorat, à qui on lit l’histoire et avec qui on regarde le récit illustré, de la problématique de l’exclusion. En ce sens, il relève de la variété didactique du genre tout en empruntant les ressorts poétiques de la métaphore.

Bleue est un récit sur la couleur qui est aussi un récit moral par le sens. Reprenant à son compte la définition de la littérature comme langage indirect sur le monde, Michel Galvin, propose des scènes ou tableaux allégoriques où sont mis en présence des objets. La problématique de l’histoire est celle de la rencontre compréhensive qui, au final aura lieu : « Et toi comment t’appelles-tu ? ». L’interpellation de soi par la communauté des différences signifie alors la possibilité de la socialisation et donc pour l’héroïne, Bleue, de sa réalisation.

Philippe Geneste


10/11/2024

Femmes dans l’effroi, femmes en devenir

EFFAH Charline, Les femmes de Bidibidi, Paris, éditions Emmanuelle Collas, 2023, 226 p. 19€

L’histoire de ce roman se confond avec le témoignage de sa narratrice, Minga qu’un long périple amena aux confins de l’horreur, de Paris jusqu’au nord de l’Ouganda dans le camp de Bidibidi où se sont réfugiées des femmes meurtries par la guerre et la violence machiste.

À Paris, toute enfant déjà, c’est dans sa famille qu’elle a rencontré cette violence-là. Son père, Émile Meyer, jaloux du passé, du charme, de l’intelligence de sa femme, Joséphine, la mère de Minga, lui fit vivre de longues périodes d’insultes et de brutalité. Une nuit, une maltraitance de trop laisse Joséphine en sang. Minga n’a alors que huit ans. Elle soigne le visage blessé de sa mère, l’aide à s’habiller et malgré son chagrin, l’aide à préparer son départ, à faire sa valise, lui donne même l’argent de sa tirelire.

Pendant des années, Minga va vivre seule avec son père, cet homme enfermé dans ses rancœurs, son alcoolisme. Taciturne, il ne s’exprime que dans ses peintures dont il encombre leur foyer. Seul un de ses tableaux attire Minga : « L’Arbre à palabres » qu’il lui offre.

À la mort d’Émile, Minga, maintenant adulte, découvre les lettres de Joséphine qu’il lui avait cachées. Elle décide alors de partir sur les traces de sa mère, devenue infirmière dans une ONG, en Ouganda. C’est dans le camp de Bidibidi, que de nombreuses personnes venues du Soudan du Sud ont trouvé refuge, fuyant la guerre civile, les massacres, les famines et les viols.

Minga raconte alors ses rencontres avec des femmes, les histoires douloureuses qu’elles lui transmettent, et aussi l’empreinte que Joséphine a laissée, avec ses soins très doux et sûrs malgré le manque de moyens, avec son engagement moral et l’empathie qui l’a conduite au péril de sa vie.

S’esquissent alors toutes ces figures féminines rompues sous la bestialité permise par la guerre et la violence machiste qu’elle nourrit. Avec ce désir qui malgré tout subsiste : survivre. C’est, par exemple, Jane qui poursuit son rêve improbable jusqu’à s’avilir et se prostituer pour retrouver son enfant que la guerre lui a enlevé ; c’est, par exemple, Véronika dont le corps meurtri ne désire plus l’homme aimé ; c’est aussi Rose dont les seins douloureux pleurent de l’absence des petites jumelles auxquelles leur lait était destiné. Depuis son arrivée, la jeune femme cache sa honte et son malheur, comme nombre de femmes dans toutes ces guerres qu’elles subissent.

Rose qui pleure ses petites filles et son amour perdu, nommé Chadrak Mayok, au passé d’enfant soldat. Ils vivaient autrefois à Juba, au sud profond du Soudan, dans une chambre dont elle prenait grand soin. C’était leur foyer qui sentait bon la douceur des corps de leurs petites jumelles, âgées de quelque mois. Puis en 2011 la guerre est devenue guerre civile et Chadrak est partit se battre contre l’ethnie de Rose. La jeune femme a dû fuir alors la ville massacrée, emmenant ses deux bébés. Est-ce une lettre, est-ce des mots échappés de l’horreur, qui racontent à Minga comment Joséphine découvrit les blessures de Rose, celles de son âme et de son corps, écoutant l’horrible histoire de l’infanticide, les viols des bourreaux en meute qui détruisirent au-delà de l’intime. Les mains de Joséphine se sont faites berceaux, corolles de douceur qu’elle tisse de ses mots, de la chaleur de sa voix pour soigner la jeune femme.

Quelques jours plus tard, c’est en guerrier plein de sang et de haine, semant l’effroi, venant en maître réclamer son dû que Chadrak Mayok retrouve Rose au camp de Bidibidi ; il ne lui épargne ni l’humiliation, ni le viol, ni les coups.

Mais bientôt les paroles racontées se bousculent et sous une violence haineuse, la vie s’enflamme, s’éparpille en cendres humaines. On le sait bien, la bestialité et la volonté de puissance ne sont pas toujours genrées et nombre d’hommes les ont en détestation : comme dans le roman Jean, amant de Minga, Moïse, mari de Véronika. Par quoi sont animés des hommes comme Émile ou Chadrak Mayok pour s’épandre en bestialité et choisir la mort ?

Mais arrivée au terme de sa quête, ce ne sont pas des hurlements guerriers dont se souvient Minga, mais bien les paroles des femmes de Bidibidi, leur lutte pour la vie, leurs échanges, leurs entraides, leurs rêves entravés aussi… tout comme ne la quitte pas, éparpillée dans le bruissement des arbres, la voix de Rose, l’appelant « Minga, Minga ». C’est le prénom que Joséphine lui a donné et qui signifie « femme » en langue gabonaise, sa langue d’origine.

Annie Mas

Pour préadolescents et préadolescentes

ODOH Paula, Le Prix de la détermination. L’histoire d’une vie, préface de Maurice Gohou Wondji, L’Harmattan, 2024, 74 p. 11€

La page de titre précise le genre du récit proposé par Paula Odoh : « roman ». La lecture va donc s’orienter vers le roman d’apprentissage d’une pré-adolescente, Djèna, que l’on va suivre jusqu’à son âge de jeune fille. L’enfant, appuyée par sa mère, va persévérer dans son projet d’aller à l’école et d’accomplir sa scolarité complète, dans une société où les filles sont promises très tôt et au mariage et aux travaux domestiques.

L’ouvrage, écrit avec simplicité, s’appuie sur une connaissance précise que l’autrice inclut dans les péripéties de l’histoire de la vie de Djèna. Malgré les coquilles qu’une seconde édition ne manquera pas de faire disparaître, on reste accroché au devenir de l’enfant puis de l’adolescente ivoirienne dans le contexte de la toute nouvelle indépendance du pays. Plusieurs thématiques sont abondamment traitées par la fiction : l’école, bien sûr, la sexualité et notamment l’éducation à la sexualité, le rapport à la tradition, la tension entre la nécessité de préserver la culture d’un peuple et celle de contourner les aspects oppressifs que cette culture peut comporter, enfin, la thématique de la séparation ne cesse d’être renouvelée au fil des épisodes de la vie de Djèna.

C’est cette dernière thématique que cette chronique se propose d’analyser.

Si Djèna se sent poussée à quitter le campement, c’est-à-dire à quitter le connu, c’est parce que se séparer de son milieu stimule une pulsion de savoir. L’enfant veut agrandir son champ de vie, elle veut donc grandir. La séparation est la condition de sa réalisation en tant que personne, pense-t-elle. Pour entrer dans la vie sociale, elle sent le besoin de se construire comme particulière, elle veut être reconnue comme être singulier. L’acte de quitter ses parents, de quitter le lieu familial de vie, les camarades, les amies, est, pour Djèna, une condition pour entrer personnellement dans la vie et il est un instrument contre l’imposition d’une entrée dans la vie non consentie.

Djèna s’oppose à la tradition qui l’engluerait dans des fonctions sociales figées. Djèna refuse d’être privée de sa contribution à la vie sociale : il n’y a pas de devoir là où la réciprocité n’est pas la relation qui relie les êtres humains. La séparation est donc comprise et vécue comme une libération. Une libération, qui n'annule pas pour autant les joies périodiques des retrouvailles. Bien sûr, c’est un risque. Le roman raconte ce goût du risque et le courage de le courir. Le Prix de la détermination raconte donc, aussi, le drame du renoncement et l’histoire se trame sur les circonstances par lesquelles l’héroïne en rompt la fatalité. Dans un des nœuds du récit, est à son comble la tension entre d’une part le respect de la tradition (à travers la reconnaissance envers la vie du peuple) et, d’autre part, la volonté de Djèna, alors enceinte, de poursuivre ses études, poursuite interdite par les codes sociaux. Djèna, dans une séquence narrative intense va faire éclater la contradiction et surmonter l’obstacle en retournant à son avantage la scène sociale du consentement (au mariage) qui, au fond, est un reniement de la personne consentante, mais qui assiéra le devenir autonome de la jeune fille. L’épisode réagit avec force à la négation de la personne féminine par la société patriarcale, négation qui pousse les filles à se renier comme personne et à s’assujettir aux normes aliénantes de l’ordre social. Le roman croise les déterminations sociales, de sexe, de culture, de religion et de géopolitique (les écoles étant tenues par des coopérants de l’ancienne métropole impérialiste. 

Philippe Geneste

03/11/2024

Récit et catharsis

VILLAIN Christine, Amères odyssées, L’Harmattan jeunesse, 2024, 90 p. 13€

La littérature destinée à la jeunesse des années 1970/1990 avait intégré le travailleur immigré, puis les générations suivantes. Aujourd’hui, le thème de l’immigration s’efface derrière celui de la migration. Amères odyssées éclaire exemplairement ce passage et permet au jeune lectorat de réfléchir sur le mot « migrants » devenu d’emploi courant.

Le roman de Christine Villain repose sur une composition où alternent des récits à la troisième personne et un récit à la première personne. Les récits à la troisième personne concernent une sage-femme qui, suite aux choses de la vie décide de se joindre à la lutte humanitaire en faveur des immigrés. Elle intègre le Nausicaa, un navire de Médecin Sans Frontière. Les pages qui concernent ce personnage servent de pôle de convergence de l’ensemble des autres chapitres-récits et assument, ainsi, au sein de la structure du roman le rôle de l’équilibre grâce auquel prend force la cohérence de l’histoire (ou diégèse). La narration à la troisième personne concerne aussi les personnages adolescents d’Abel, un jeune libanais, de Yasmine, une jeune irakienne, et enfin le jeune passeur turc, Ali. D’autres personnages sont évidemment convoqués au fil de la traversée de la Méditerranée, de l’escale en camp de rétention dans une île grecque jusqu’en Italie, de l’expérience au squat autogéré, animé par des anarchistes, dans le quartier Exarcheia d’Athènes, du passage à Paris d’Abel et Yasmine, de la vie des pêcheurs pauvres de la côte ouest de la Turquie. La narration à la première personne est un récit assumé par Ibrahim, un universitaire syrien, qui a fui la répression et tente de retrouver sa femme Mouna et son fils Karim déjà partis en exil à Paris.

Amères odyssées est un roman sur l’exil, bien sûr, mais cet exil est saisi dans sa dynamique, c’est-à-dire dans le parcours de l’émigrant cherchant à immigrer pour trouver une terre d’accueil ou un point de chute où il s’exilera. L’exil, dans Amères odyssées, c’est le voyage mais un voyage en errances, un voyage où ne comptent pas les lieux mais des rencontres, des accueils, des rejets. Le roman de Christiane Villain, se concentre sur le mouvement, le parcours : « la migrance est dans l’exil, elle est l’exil, elle est constituée par l’exil » (1).

La structure du roman rassemble, à la fois, l’éclatement des zones de conflits qui affectent les populations civiles et les effets de la catastrophe climatique en cours due au capitalisme défini par ce qu’on nomme la civilisation occidentale, mais qui concerne, aussi, la convergence des persécutés, des déracinés, des expulsés, des affamés sur l’espace de l’exil. Au centre, se situent la question du droit, le droit international soumis aux rapports de force où prévalent les menées géopolitiques de l’accumulation du Capital, les droits nationaux qui indiquent les tendances à l’intolérance et à l’irrationnalité conceptuelle concernant la réalité multimillénaire de la migration humaine. Un mot rassemble ces problématiques, celui de frontière. Or, ce mot est dupliqué de plus en plus en frontières intérieures entre les inclus et les exclus, les de souche et les hors souche, les ayant droit de vivre et les sans droit. C’est donc sur ce mot, frontière, que s’articulent l’idéologie de l’exclusion, du refoulement, du bannissement. Cette idéologie est sécrétée par les souverainetés étatiques, états démocratiques comme états dictatoriaux et états totalitaires, tous états capitalistes.

Articulé au traitement de la thématique de la frontière Amères odyssées traite la migration comme une dialectique du proche et du lointain qui dépend de qui parle ou pense l’ici (le sien) et le (de l’autre). C’est, forgé sur la dialectique du je et du tu, du nous et du vous, une nouvelle modélisation de l’espace humain qui pointe sans être explicitement énoncée. Le migrant parcourt la distance, approche du proche de l’autre, s’éloigne de son ici à lui. La migration est l’odyssée d’une intégration. Mais qu’elle rencontre le refoulement, le renvoi et elle se transforme en fuite. Que l’intégration du lointain dans le proche s’effectue et l’exil se stabilise en un lieu. Que la mise à distance par refoulement l’emporte et les cadavres sombrent dans les fonds marins de la Méditerranée ou de la Manche.

Les expressions d’asile politique et d’exil économique recouvrent des réalités diverses subordonnées à un mouvement de fuite et concrétisées dans l’appellation de ré-fug-iés. Ces expressions mettent à nu les politiques de l’immigration en cours dans les démocraties où des experts en inhumanité s’ingénient à bâtir des grilles aux critères qui classent les immigrants à inclure et les immigrants à exclure. Si le terme de migrant s’est imposé dans les années 2000, n’est-ce pas parce qu’il évite de poser la question de l’inclusion, de la tolérance d’accueil des autres, de l’étranger ? Toutes ces questions sont présentes dans le livre de Christiane Villain dont l’écriture sobre tire profit de la structure narrative rigoureuse et des parallélismes que le montage alterné des récits engendre.

 

Amères odyssées apportent deux nouveautés dans une littérature de la jeunesse migrante qui, sans être abondante s’étoffe d’année en année (2).

La première nouveauté est dans le traitement de la thématique des migrations humaines. Dans Amères odyssées, les exilés ne sont pas en quête de racines mais d’un lieu où vivre autant que pour vivre : vivre, c’est-à-dire développer des relations humaines sans danger. Les personnages ne projettent pas leur identité sur le monde comme si elle était universelle. En conséquence, le roman tend à suggérer que l’enjeu des migrations n’est pas l’identification mais la connaissance réciproque des cultures, des langues. Dans le roman, ce dialogue des cultures et sensibilités civilisationnelles existe par les relations interpersonnelles, notamment lors de situations d’entraide entre les migrants et migrantes mais aussi les situations qui réunissent migrants et militants qui luttent contre les expulsions, contre la traite des humains au profit des mafias et des États. Le propos rejoint celui de Kyoka-Cy qui écrit : « Nous débarquons sans connaître personne, dans ce petit village au-dessus d’une colline, Goult en Provence. Nous n’avons pas le regard de ceux qui ont grandi dans la région, ni de ceux qui y sont attachés par quelques liens que ce soit. C’est en tant qu’étrangers que nous empruntons ces regards, c’est aussi ressentir que nous pourrions vivre ailleurs. » (3) Mais la diégèse (l’histoire) du roman de Christiane Villain met en scène, aussi, le refus par l’idéologie dominante de ce dialogue auquel est substitué, de jour en jour de manière plus brutale, la xénophobie : la succession des lois sur l’immigration qui tendent à réduire toujours davantage les droits des immigrés et à renforcer la répression à leur encontre. Identité humaine ou identité nationale, voilà l’antinomie sur laquelle repose la thématique centrale d’Amères odyssées. La nouveauté est dans cette esquisse d’une identité à reconnaître, l’identité intime de l’espèce humaine même, l’identité qui se définit par le mouvement des femmes, des hommes, des enfants pour créer l’espace communautaire puis social de leur vie sur terre : un territoire sans frontière ; le mouvement comme définitoire de l’humaine condition donc comme constitutif de tout être social. Migrer c’est découvrir les recoins de l’au-delà de tous les pays ; et l’au-delà de tous les pays c’est l’espace sans frontière, sans autre patrie que la Terre dans le cosmos. L’émigrant porte un idéal, l’immigrant cherche cet idéal, le migrant œuvre à l’idéal.

La force du roman réside dans le choix de l’autrice de ne jamais verser dans l’essai ; ainsi, seule la diégèse porte le lectorat à la réflexion, enrichie par les voix narratives qui alternent de chapitre en chapitre. Par exemple, les personnages font l’expérience de la mondialisation monétariste et marchande, non en parcourant les discours édifiants des sectateurs de la loi du marché et des guerres de marchés, mais en parcourant la mer et les terres qui la bordent comme celles qui s’étendent à l’intérieur, en parcourant aussi leurs propres limites et celles de l’espace vital qu’ils se construisent.

La seconde nouveauté est d’intégrer le récit d’un passeur, le jeune pêcheur turc, Ali. C’est le plus long des chapitres (16 pages) et un récit poignant. La narratrice décrit l’engrenage vers l’activité maffieuse qui s’alimente à la misère des populations travailleuses. Celle-ci est aussi la toile de fond d’un amour déceptif et des choix biaisés, réalisés sans discernement par le personnage. Durant ce chapitre, Christiane Villain nous fait pénétrer dans la psychologie tourmentée d’Ali, la narratrice n’ayant de cesse de faire intégrer par le lectorat le point de vue de l’anti-héros. L’écriture se diversifie alors, en une moire de nuances de sentiments sociaux, affectifs, et de jugements cognitifs propres au personnage lui-même. Les deux dernières pages sont poignantes et, un intertexte s’impose, celui de la fin de Martin Eden. La clôture d’Amères odyssées possède l’intensité de la fin du roman de Jack London. Le roman de Christiane Villain est ainsi un rare exemple de roman sur l’immigration/migration posant un contrepoint, un contrechant aux odyssées par ailleurs décrites. Le concept de frontière est réactualisé dans cet ultime récit : la frontière glisse à l’intérieur du personnage, au cœur de sa psychologie, le scissionnant jusqu’à l’insupportable. Les derniers mots sont essentiels et laissent au lectorat le soin de l’interprétation par rétroprojection du sens sur l’ensemble du roman : « tout est immensité, tout s’apaise, tout est harmonie », soit la tragédie des migrants comme récit cathartique, aurait pu dire Aristote.

Le titre équivaut à une interrogation de l’humanisme dont se prévaut la culture occidentale. La référence intertextuelle à L’Odyssée d’Homère vacille, soumis qu’est le nom commun à l’antéposition de l’adjectif « Amères ». Comment qualifier une culture, un pays, qui porte au pinacle la migration d’Ulysse et réprime, interdit l’odyssée contemporaine des migrants ? L’odyssée tragique d’aujourd’hui n’entacherait-elle pas la référence de l’odyssée épique d’hier ? Faut-il y voir un jugement sur l’évolution de la civilisation des pays en filiation avec les civilisations grecque et romaine ?

Philippe Geneste

Note :

(1) Schneider, Anne, La Littérature de jeunesse migrante. Récits d’immigration de l’Algérie à la France, Paris, L’Harmattan, 2013, 420 p. – p.116.

(2) Deux livres sont d’une riche lecture sur cette question : d’une part, la somme déjà citée de Schneider, Anne, La Littérature de jeunesse migrante. Récits d’immigration de l’Algérie à la France, Paris, L’Harmattan, 2013, 420 p. L’autrice y croise 120 récits de divers genres. La problématique de la littérature de jeunesse y est confrontée à la problématique de la littérature mémorielle et pose donc, aussi, la question du rapport à l’Histoire qui se lit dans le secteur jeunesse de la littérature. La question de l’accès à la nationalité française y fait aussi l’objet d’une réflexion nourrie. L’autre ouvrage est celui de Hugon, Claire, Lire les sans-papiers. Littérature de jeunesse et engagement, Paris, éditions CNT-RP, 2012, 190 p. L’autrice s’appuie sur une centaine de titres de l’album à la bande dessinée, du roman au documentaire, tous parus entre 1989 et 2012. Elle traite plus particulièrement la représentation sociale de la figure des « sans-papiers ».

(3) Kioka-Cy, Essais de Provence, https://www.quiero.fr/spip.php?rubrique15