CRAHAYE Anne, Le Sourire de Suzie, CotCotCot éditions, 2024, 26 p. 13€50
Cette
réédition, cinq ans après sa prime parution, permet de repartir à la recherche
du sourire perdu de Suzie : « Moi, j’avais perdu le sourire ».
Par cette phrase, qui conclut la première page et lance l’aventure narrative,
le jeune lectorat s’identifie à cette figure livresque de Suzie, un collage,
figure artificielle et, de ce fait, ouverte à tout être qui endosse la première
personne. Le jeune lecteur, la jeune lectrice se pose dans l’espace des pages,
investissant le pronom MOI qui se décline en l’existence du JE (1).
Le temps de lire devient l’expérience singulière de cette extraction du monde. La
lecture opère grâce à ce passage du MOI au JE. Dit autrement,
l’enfant lecteur prend en charge ce JE, l’investit de sa voix ou de sa
compréhension des images et du texte dit. La raison en est simple : la
lecture est une expérience temporelle, une mise en temporalité de l’espace du
livre.
C’est
donc l’enfant qui raconte l’histoire du sourire perdu. Ce racontage est une
appropriation car l’album nonsensique oblige un investissement sensificateur ne
proposant aucune direction de sens, déjouant tous les sens uniques, laissant
donc ouvert à la circulation des significations toutes les voies tracées par
les images, les figures collées, les pages composées, les détails juxtaposés.
L’intelligence
de l’autrice est d’avoir su ne pas circonvenir la perte du sourire à
l’héroïne : le sourire perdu touche les parents autant que le personnage. Le
collage-rapiéçage-déchirage est déchirement des cœurs et le sourire se livre
alors pour sa puissance de relation aux autres : signe interprété par eux,
signe produit pour eux. La communication humaine est l’enjeu profond de Le
Sourire de Suzie :
« J’ai
pleuré tout ce que je n’avais pas parlé
Des
litres de mots jamais prononcés »
Les
mots sont mêmetés que mimiques, sonorités mêmetés que corporéité. Et si les
mots se mesurent en litre, le sourire peut entrer dans une taxinomie
sourimimique. Le collage qui est démembrement et atomisation du corps mais
aussi, augmentation, composition, s’invente fabrique de pièces détachées pour
sourire dont l’album propose la panoplie.
Là
survient pour le JE du racontage le danger de ne plus pouvoir répondre au besoin
d’être soi-même, de se trouver soi, d’être reconnu pour soi et d’être aimé pour
soi. L’intelligence de la situation est le lieu commun Avoir perdu le
sourire. À partir de cette phrase stéréotypée, contrainte fantasque d’un
exercice de style, Anne Crahay réalise « le projet le plus personnel que
j’ai publié » (2). Elle explique, ce qui renforce notre interprétation
d’une création non sensique, que d’avoir répondu au poète Carl Norac « Je
me réjouis de te croiser, j’accroche mon plus beau sourire à mes oreilles »
a provoqué cette réplique de Norac : « Mais quelle belle idée pour
un album ! » (3). La cerise sur le gâteau, c’est cet album,
aujourd’hui réédité avec le soin exemplaire des éditions CotCotCot -et ce n’est
pas facile, pour l’épaisseur des collages, , pour le plus grand éclat de rire
des enfants petits, petits, petits ou grands, grands, très grands.
Philippe
Geneste
(1) « Ma personne, mon moi, est un nom (un
pro-nom) parce qu’elle est par émergence un prélèvement sur l’espace »
écrivait le linguiste Guillaume, Gustave, Essai de mécanique intuitionnelle I Espace
et temps en pensée commune et dans les structures de langue, texte
établi par Renée Tremblay, collection essais
et mémoires de Gustave Guillaume publiés sous la direction de Ronald Lowe,
Québec, Les Presses de l’université Laval, 2007, 422 p. – (2) citations
tirées du site : https://www.ricochet-jeunes.org/articles/anne-crahay-jaime-creer-des-livres-qui-font-du-bien
– (3) ibid.
CARMINATI Muriel, Princesses dans le vent,
illustrations de Bianca SPATARIU, éditions Le Cosmographe, 2024, 65 p.
21€50
Voici
un album qui interroge lecteur, lectrice, critique tout autant. En effet, la
beauté de l’illustration invite à une première lecture sans référence au texte.
Le livre alors rendu muet, ouvert sur la magnifique page de garde, emporte ensuite
dans l’onirisme des images foisonnantes de détails, enjouées de couleurs,
drôles par certaines de leurs compositions, ouvrant au merveilleux par les jeux
du graphisme qui libère la palette des peintures réalisées, avec une grande
délicatesse, à l’aquarelle et à l’encre de Chine. Le tableau abstrait côtoie
l’illustration surréaliste, l’image des figures pourfend le réalisme malgré les
détails du dessin. La composition des pages, suggère le cadrage des toiles et
ce procédé renforce l’invitation à la lecture silencieuse des seules images
dont la succession simule l’histoire.
Le
livre ainsi parcouru, l’esprit ainsi imprégné de l’univers des rêves illustrés,
on peut alors en reprendre la lecture, en s’appuyant, cette fois-ci sur le
texte de bas de page, légende diégétique jouxtant le conte mais aussi flirtant
avec l’histoire nonsensique. L’humour s’impose alors pour tisser le sens de ce
voyage où sont convoqués Nils Holgersson, le conte de fée dans sa thématique
amoureuse du tout est bien qui finit bien, Alice qui serait partie au pays du
vent. Les princesses envolées survolent le pays des pluies, celui des
canicules, celui des ogres, le pays du blanc et du noir, le pays des airs et
nous invitent aussi en leur propre pays, celui du livre où s’engagent les
voyages oniriques pour le plaisir au long cours d’un imaginaire de libre propos.
Du
conte, Princesses dans le vent emprunte le sérieux des
thématiques : rapport aux autres, entraide, amour et jalousie, tendresse
et violence. Du nonsensisme, l’album emprunte l’impertinence de la situation L’éditeur
nous dit qu’« être un cosmographe, c’est découvrir le monde ! »
c’est-à-dire, au fond, la relation des humains au monde. Nul doute que les
médiathèques, bibliothèques, centres de documentation qui proposeront l’ouvrage
pour le plus grand bonheur de leur jeune lectorat de 6 à 12 ans, seront tentés
par la proposition du Cosmographe qui tient une exposition des peintures de
l’album à leur disposition.
Philippe Geneste et la Commission
lisezjeunesse