Anachroniques

20/10/2024

La poésie pour saisir l’ailleurs de soi et s’y comprendre

BERGÈSE, Paul, La Maison, le jardin et le rêve, illustrations Solange GUÉGEAIS, éditions Voix Tissées, 2022, 54 p. 15€ ; BERGÈSE, Paul, Dans la clarté vive, illustrations Solange GUÉGEAIS, éditions Voix Tissées, 2024, 60 p. 15€

Chroniquer ensemble ces deux recueils s’impose non pas parce qu’ils sont du même écrivain mais parce qu’ils portent une même problématique que l’heureux recours à la même illustratrice pour les interpréter vient renforcer.

Le titre La Maison, le jardin et le rêve pose deux lieux en accueil du rêve. Par homothétie ces deux espaces miroitent le livre où sont recueillis les poèmes. Le poète a besoin de poser l’espace. La préposition, qui ouvre le titre du second recueil, Dans la clarté vive, inclut la poésie dans une intériorité, celle de « la clarté vive ».

Mais revenons au premier recueil. Les deux motifs qui s’imposent sont les oiseaux et le vent ou sa variante, l’air. Les illustrations y ajoutent des motifs de l’ordre de l’esprit (des cœurs en médaillons par exemple) épousant des sensorialités diverses. Les oiseaux semblent comme le produit du vent et de l’air. Et si le recueil convoque une riche collection de végétaux, c’est pour leur position en suspension entre ciel et terre qui les soumet au vent, au soleil et à la froidure. Sur le bord des peintures rougeoyantes, attiré par le jaune chaleureux, le rythme des vers pairs (largement majoritaires dans cet univers d’harmonie recherchée) propulse la pensée du lecteur ou de la lectrice vers un bonheur onirique : la maison qui s’ouvre, la maison qui chante, n’est-ce pas la poésie comme bâtisse de mots juchée aux quatre vents des rimes ?

Cette poésie est cosmique, poésie de la nature et qui la chante. La poésie en chantant le monde, la faune des airs, la flore des couleurs, n’imite pas, mais porte la nécessité que s’ouvre l’imaginaire pour saisir l’ailleurs sans lequel la personne resterait close sur elle-même. L’image se porte aux vers, les vers se portent à l’image et dans cet aller-retour incessamment joué par la lecture, la vérité d’être au monde de l’enfant trouve un dire homothétique à l’expérience de sa vie.

L’enchaînement des poèmes organise les qualités sensitives en correspondances : clair et ombre, eau et feu, terre et eau, chaud et froid, air et sol, le fluide et l’inerte… La peinture, le graphisme et les assemblages de Solange Guégeais rendent visibles cette diversité des relations des sens qui gouvernent les poèmes. Le retour constant des hexamètres (vers privilégié dans La Maison, le jardin et le rêve) et la préférence donnée dans le même recueil aux vers pairs (presque toujours encadrants), le jeu des rimes soit intérieures soit extérieures, les assonances, les consonances, les échos sonores dans les poèmes mais aussi entre les poèmes, et ce dans les deux recueils, traversent l’univers imagé. Le bouquet de couleurs suggère en retour une unité transparente qui invite le jeune lectorat à entrer dans l’espace des tableaux où les choses, la faune, la flore, les silhouettes, perdent le motif premier de leur aspect (oiseaux et fleurs en majorité) sous une lumière prégnante et sans foyer localisé.

La poésie de Paul Bergèse n’introduit pas un ordre factice mais tient à distance la destruction, la détérioration, la putréfaction, l’étiolement. Cette poésie soulève le renouveau d’un grand chant de la nature et de la vie. Chaque poème traque la dissonance, qui, surprise au détour d’une composition, est reversée dans le flux du vivant et de la Terre qui en répond. Cette poésie est une poésie de couleur et non de contraste, du réciproque et non de l’opposition, de la variation et non de la coupure, du flux et non des stases, de la répercussion et non de l’antithèse. Les multiples symétries forment le cadre d’harmonie de ce choix et Dans la clarté vive en est l’aboutissement éclatant. Ce recueil est complémentaire du premier. Il radicalise la symétrie. L’ensemble du recueil est isométrique, composé exclusivement de pentasyllabes réunis en quatrains. Le rythme des vers est invariable en 3/2. Savamment suggestif, ce rythme introduit à la perception du sensible par l’harmonie poétique, l’isométrie faisant flirter chanson et poème. Les deux dernières syllabes du rythme tombent presque toujours sur un mot substantif ou adjectif ce qui substantialise les vers et

« ravive la source

des harmonies douces »

Il y a chez Paul Bergèse, (faut-il dire dans la poésie destinée aux enfants ?) une confiance mise dans le langage pour exorciser l’âpreté du monde et les menées destructrices des hommes. Éveillé par les assonances, rimes et rythmes, courant sur les toiles chamarrées de couleurs, l’esprit enfantin rencontre la licence d’une libre innocence.

Lire la poésie c’est faire l’expérience que vivre par l’innocence n’est pas vivre en mensonge, bien que l’harmonie y soit saisie comme une utopie. Lire la poésie, c’est trouver les sens qui unissent au monde de l’inerte et du vivant. La poésie enfantine a peut-être cette visée enfouie au creux de ses vers : la constance de la prise de la vie en sa nature vaut mieux que l’inconstance des emprises consuméristes tenant lieu commun de vie. À l’unisson, les créations picturales – le terme d’illustration serait réducteur – invitent à percevoir l’unité du monde matériel qui semble plonger jusque dans la profondeur suggérée des tableaux. Ceux-ci renferment tout de même comme une réticence au continu de la substance dont pourtant ils sont faits et qu’ils chantent.

Paul Bergèse et Solange Guégeais, car on ne saurait évoquer l’une sans l’autre, font écho par leur travail créatif à cette remarque de Jacques Charpenteau : « Il faut (…) investir ce redoutable lieu commun de la bonne conscience collective en quête nostalgique de l’innocence perdue, dans un monde où chacun se sent un peu coupable, où chacun, surtout rend les autres responsables de son destin – de ce qu’il n’est pas devenu et qu’il avait rêvé d’être : qu’avez-vous fait de l’enfant que je fus ? » (1)

Philippe Geneste

(1) Charpenteau, Jacques, Enfance et poésie, Paris, les éditions ouvrières, 1977, 200 p.– p.9.

 

13/10/2024

« C’est si difficile d’être humain » ?

HARRINGTON C.C., Mary et le langage secret de la forêt, traduction française de RITSMANN Charlotte, éditions Milan, 2024, 313 pages, 14€90.

C’est l’hiver à Londres en cette année 1963. La jeune Mary n’a pas tout à fait 12 ans, et pourtant de nombreuses expériences d’humiliations, d’exclusions s’accrochent à elle, étouffant son esprit. La société de ce temps n’est pas tendre envers les personnes, enfants ou adultes, qui ne correspondent pas à la norme. Mary, elle, a « les mots imprimés comme autant d’hameçons dans la bouche », hameçons qui brisent sa voix, empêchant d’exprimer toute pensée, déchirant ses mots en lambeaux éclatés : Mary est une enfant qui bégaye.

Ce jour-là, dans sa nouvelle école en sa salle de classe, alors qu’une enseignante l’empresse de parler, la fillette ne trouve qu’une seule issue pour échapper à l’humiliation : enfoncer très profondément dans « la paume douce de sa main » la pointe d’un crayon bien aiguisée. Cet acte provoque dégoût et scandale et l’infirmière scolaire qui la soigne sans douceur menace de l’envoyer dans une institution où, comme Mary le sait, les enfants dits handicapés subissent des maltraitances. C’est alors qu’Evelyn, la mère de Mary, par amour pour elle, ose braver la sévérité du père et fait une proposition risquée : qu’afin de guérir de son bégaiement, l’enfant parte chez Fred, son grand-père, qui habite bien loin de Londres, en Cornouailles.

Dans le même temps, à Londres, une petite panthère des neiges est prisonnière avec sa sœur au parc d’attraction du Royaume des animaux. Son nom est Tornade, c’est un jeune mâle. Des humains l’achètent pour l’offrir en cadeau d’anniversaire à une bourgeoise. Mais Tornade n’est ni un jouet, ni une peluche. Pour avoir saccagé le bel appartement de sa maîtresse, il est conduit bien loin de Londres, en Cornouailles. C’est là qu’il va rencontrer Mary.

Entourée de l’attention tendre de son grand-père, Mary a mis un baume sur les brisures de ses mots. Auprès de lui, si différent des censeurs, elle se sent comprise et écoutée. Elle est libre aussi, comme pour ce jour de grande neige où parcourant la forêt millénaire qui jouxte leur maison, elle s’arrête tout près d’un arbre majestueux, un chêne, impressionnant et beau par plein d’années vécues ; beau et plein de sagesse aussi, lorsque l’entourant de ses bras, elle l’entend murmurer « Sois douce avec toi-même, c’est difficile d’être humain ». Souffle vibrant de la nature, ces paroles bouleversent Mary comme le feraient des envolées de joie. Ainsi sont effacées les angoisses, les mutilations physiques et mentales, la honte et le dénigrement de soi. Mary désormais, écoutera le vieux chêne. Par son courage, elle va sauver Tornade et laisser s’échapper d’elle les mots pour le défendre, des mots exprimés à sa façon, à son rythme. Et si pour elle et son grand-père, il « est difficile d’être humain » face aux murs de haine érigés par des hommes, tous deux sont, dans les pages du roman, les témoins d’une humanité vraie même si fragile, telle qu’elle nous est chère.

À cette histoire si émouvante et tendrement écrite, l’autrice offre des explications sur les travaux de reforestation dans le monde, les efforts de préservations des animaux sauvages et de nouvelles connaissances concernant le bégaiement – autant de connaissances et d’explications qui ajoutent à l’intérêt du livre, sans nuire aucunement à la sensibilité et à la beauté du roman qui s’adresse préférentiellement aux préadolescents et préadolescentes.

Mas Annie

 

DUPUY Valérie, Qui veut jouer dehors ?, illustrations Virginie BLONDEAU, tutos dessinés ZAD, Utopique 2024, 20 p. 16€

Les tutos désignent ici des dessins de gestes de la langue des signes pour signifier un mot. Le livre est une fable animalière tendre, celle d’un hérisson qui ne trouve personne pour jouer avec lui. C’est l’occasion pour l’album de passer en revue les différents éléments, les temps (beau, mauvais, chaud, froid), de convoquer des animaux afférents aux saisons évoquées.

Des dessins émanent une dimension d’empathie que cultive Virginie Blondeau avec des aquarelles ou des effets d’aquarelles. L’illustration, colorée avec discrétion et douceur, renforce cette dimension qui couvre l’ensemble de l’univers diégétique de l’ouvrage. Celui-ci, au format italien, aux pages fortement cartonnées et aux coins arrondis, se prête à la manipulation par le petit enfant. Le livre sera évidemment lu avantageusement avec les enfants sourds apprenant la langue des signes et les tutos de Zad aideront les parents dans l’accompagnement de cette fonction du livre. Ils serviront aussi à ouvrir les enfants entendants à la question de la surdité et à découvrir cette belle langue des signes française (LSF).

Philippe Geneste

NB : Pour découvrir la LSF, lire le supplément détachable du système de notation des signes de la LSF dont Philippe Séro-Guillaume a augmenté la troisième édition de son livre Langue des signes, surdité et accès au langage, Chambéry, CNFEDS – Université Savoie Mont Blanc, 20220, 302 p. + X p. Ce système est une « analyse componentielle (les paramètres physiologiques qui permettent la réalisation des signes manuels) assortie d’une transcription qui utilise les caractères alphabétiques et de ce fait permet l’utilisation de tous les médias modernes sans adaptation particulière ».

 

06/10/2024

Être soi ?

STEWART Lizzy, Alison. À coups de pinceau, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Nadia Aeberli, éditions Helvetiq, 168 p. 24€

Ce fort ouvrage relié est en propre un roman graphique. La composition de la majorité des pages d’Alison. À coups de pinceau classe l’œuvre dans le genre de la bande dessinée. Cependant l’insertion de pages de texte illustré ou de pages uniquement composées d’un texte écrit, inclinent aussi à lire l’œuvre comme un carnet intime d’une peintre. Alison Porter est née dans une famille de la classe ouvrière du comté du Dorset. Jeune fille, elle tombe amoureuse (« C’était de l’amour, je n’en doute pas, mais de l’amour pour Andrew mêlé à l’amour de l’Amour » p.2) d’un employé administratif à la mairie de Bridport. Elle se marie à dix-huit ans. Le couple est pauvre, et Alison apprend à devenir ménagère, femme au foyer. L’existence est terne pour elle et pour égayer ses jours elle prend quelques cours de dessin. C’est là qu’elle rencontre Patrick Kerr, un peintre reconnu, qui la prend sous son aile mais aussi qui la convoite sexuellement. Il l’invite à le rejoindre à Londres : « Vous n’analysez pas vos sentiments pour lui, seulement les siens pour vous » (p.24).

Là, en 1978, commence son apprentissage d’artiste. Elle noue une relation tumultueuse avec le pygmalion Kerr : « la tempête sentimentale faisait rage dans l’espace qui nous séparait » (p.6). Pour la prolétaire, les voies officielles de l’art tendent à brider la créativité : « J’ai rempli des pages et des pages sur son instruction [à P. Kerr c’est-à-dire une instruction académique du milieu académique des artistes bourgeois], mais pas une n’émanait de moi Je croyais que si je parvenais à dessiner à la perfection (…) je serais une artiste » (p.59). « Tu vois que ce sont des artistes parce qu’ils ont peaufiné pendant des années leur style vestimentaire (…) Ça ne dit rien de leur technique de peinture. Tu es authentique et sobre. Véridique, même. Je pense que tu pourrais devenir très bonne un jour. Alors au travail » (p.19). C’est avec nuance et durant toute la durée de l’ouvrage que ce thème du rapport du peuple à la création est traité avec intelligence et de manière très stimulante. Il est lié à l’apprentissage de soi de la jeune femme qui interroge dans son écrit les obstacles qu’elle ressent sans savoir les nommer : « Ma douleur dissimulait une sorte de vérité que je ne comprenais pas complètement à l’époque. Elle semblait pointer vers quantité d’autres choses, mais je ne me permettais pas de les voir » (p.71). Ou encore : « je me demande à combien de mes propres mensonges je me suis forcée à croire. Moi qui n’ai jamais su mentir » (p.87). Très subtilement, aussi, elle est liée à la conquête d’un espace à soi, un lieu à soi. Le bourgeois ne sait pas « ce qu’avoir un espace à soi représente pour des personnes qui n’en ont pas » (p.140).

Durant cet apprentissage, elle s’aperçoit que la place de la femme au foyer prolétaire et celle de la femme artiste, sont identiques, toutes deux soumises à la domination masculine, avec l’hypocrisie en plus chez les bourgeois se disant libérés. C’est l’époque aussi où elle noue une amitié sans faille avec une jeune sculptrice, Tessa Effiong, en rupture, car femme, car noire, avec le milieu des artistes de son époque, pétri par le patriarcat. Tessa est une révoltée de l’art autant que dans la vie qui va permettre à Alison de passer nombre de ses pensées indécises au révélateur. « Je ne suis pas celle que vous voyez » (p.150) répond-elle dans un entretien, parce que ce qui se voit au jour des apparences masque ce qui s’est tramé durant les nuits pleines et l’obscurité inaccessible du passé de l’existence. Le livre Alison. À coups de pinceau met en scène l’existence en ombres et jours, et dont on ne peut décider que lorsqu’il n’y a « personne en qui ou derrière qui disparaître » (p.107). La vie est parfois un art de se cacher où la personnalité s’annihile pour vêtir le déguisement du convenu passe-partout. Être soi n’advient que si on sait voir l’autre, s’en distinguer, s’y opposer, s’éprendre de lui, l’aimer, l’apprécier, donner et prendre : ni caser le trop plein de soi-même en l’autre ni servir à l’autre, par servitude volontaire, de réceptacle de son trop-plein de lui-même. Ne pas se laisser envahir par les souvenirs, savoir en revanche reconnaître à l’autre ce qu’il nous a apporté et qui, transformé et devenu, en différence autant qu’en différance, une part de nous-même.

De même, Alison. À coups de pinceau propose une réflexion approfondie sur le rapport au corps à travers le travail de modèle. Alison écrit ainsi, alors qu’elle est une peintre désormais reconnue : « Pouvoir être tranquille et en silence dans son propre corps. Aucune attente sinon la simple consigne de s’offrir à mon regard » (p.20). Conquérir son corps sans l’aliéner à l’autre mais sans non plus le réifier pour soi, comme conquérir sa place dans la société inégalitaire de la société capitaliste, c’est chercher le vecteur de sa propre créativité qui, pour Alison Porter, est la peinture : « Mes lacunes sociales d’indécision, de passivité et de silence (…) trouvaient leurs contraires dans la peinture. Soudain, je pouvais mettre en scène mes indicibles, enchaîner les décision » (p.95). Le roman graphique d’apprentissage raconte comment on se perd dans sa vie, comment il faut trouver des ressources pour recommencer, comment rien n’est donné, tout s’obtient par une lutte. Alison Porter a compris que, pour certains, lutter c’est écraser les autres, mais que pour d’autres, pour elle, lutter c’est obtenir de soi de nouer des liens vers une nouvelle unité sociale : « désormais, mon travail présiderait ma vie. Ensuite viendrait mon plaisir. Les deux piliers de ma nouvelle existence » (p.97). La vie d’Alison Porter illustre comment l’ordre social, sous couvert d’accepter en son sein tout un chacun, en inclut certains et en laisse d’autres à l’extérieur. La dialectique du dedans et du dehors est une variante de la lutte des classes : « elle refusait de vivre dans les limites du monde qu’ils avaient construit, alors elle avait bâti le sien » (p.146).

Philippe Geneste