Voici deux contes, tous deux inventés par leur autrice et leur auteur pour le jeune lectorat contemporain. Le choix générique inscrit ces textes dans une longue tradition du merveilleux, quasi inaugurale de la littérature non pas nationale mais internationale. Ces deux textes jouent avec la variation interne au genre, aussi bien dans le traitement des sentiments, des motifs et des thèmes, que par la modalité propre de l’expression alliant écriture et illustration. Comment vit le conte contemporain ? La réflexion qui suit, appliquée à la lettre-image des textes, s’est appuyée sur les réactions et commentaires des jeunes lectrices et lecteurs de la commission lisez jeunesse du blog.
Le
conte en évitement de la fable
CADORÉ
Isabelle, Tia La Petite Mangouste / Tia Ti Mangous-La,
illustration Brice FOLLET, Bilingue français-créole/Martinique, traduction en
langue créole Daniel BOUKMAN, L’Harmattan jeunesse, 2024, 32 p. 10€
Le
livre d’Isabelle Cadoré, généreusement illustré par Brice Follet à partir de
créations numériques d’images est un conte bilingue qui invite à se
familiariser avec la culture martiniquaise. L’histoire ou diégèse est semi
initiatique, selon un schéma narratif simple où le mauvais serpent Fer de lance
est terrassé par la solidarité initiée par une petite mangouste, Tia, aveugle
venu aider un petit cochon noir, Tajasu, à la recherche de son troupeau de de
sa maman, Pochaca. L’acte de solidarité initie la quête de Tajasu et la
maturation de Tia. La mère de Tia, Kalina, viendra prêter main forte à sa fille
pour vaincre Fer de lance. Les animaux, les uns retrouvant leur troupeau, les
autres se retrouvant et regagnant leurs pénates, sortiront renforcés de cette
union devant le danger.
Le jeune lectorat est appelé à suivre les difficiles débuts dans la vie de Tia, puis à l’accompagner dans l’aide qu’elle apporte à Tajasu. La narratrice a pris soin de ne pas verser dans le genre de la fable, malgré l’anthropomorphisme du récit, avec des animaux dotés de la parole. Les jeunes membres de la commission Lisez jeunesse ont tous vibré au rythme des aventures de Tia car l’écriture est empreinte de tendresse à l’égard des jeunes personnages animaliers. D’une certaine façon, le conte traite de la différence. Mais de même que l’autrice a évité la morale, elle évite l’explicitation thématique. C’est par la discussion avec l’enfant que ce thème, comme d’autres pourront être développés. La dimension bilingue est une manière, enfin, pour découvrir une langue d’une île francophone, le créole, langue issue de l’oppression esclavagiste de la Martinique.
Trois
questions à Isabelle Cadoré
Lisezjeunessepg :
Ce conte est-il une invention personnelle ou une adaptation d’un conte
traditionnel ?
Isabelle Cadoré : Tia est un conte inventé que j'ai situé dans la
culture antillaise
Lisezjeunessepg :
La mangouste joue-t-elle un rôle particulier dans la culture de la
Martinique ?
Isabelle Cadoré : La mangouste provenant des Indes a été introduite en
Martinique vers 1894 afin de lutter contre les serpents trigonocéphales
venimeux, dit Fer de lance, espèce endémique de l'île.
Lisezjeunessepg :
Pourquoi avoir choisi de marquer les sections de l’histoire par des titres qui
pourraient être des vers introduisant des fruits comestibles de la
Martinique ?
Isabelle Cadoré : J'ai choisi de marquer les sections de l’histoire par
des titres qui pourraient être des vers introduisant des fruits comestibles de
la Martinique pour le plaisir des mots et la poésie. Et également pour aiguiser
la curiosité des jeunes lecteurs.
Entretien
réalisé fin septembre 2024
Lisezjeunessepg : Comment travaillez-vous les couleurs et le
dessin ?
Brice Follet : Je travaille tout en numérique, sur
tablette graphique, avec un logiciel de dessin. Toutes les étapes sont faites
comme ça : d'abord les premiers croquis pour déterminer le style et l'allure
des personnages et des décors. Puis un découpage pour trouver la meilleure mise
en page, c'est à dire le cadrage, le placement des personnages, leur position,
les décors, etc. Enfin je passe à la réalisation au propre : j'affine le dessin
et les détails, puis je pose les couleurs, les textures, les lumières.
Lisezjeunessepg :
Quel défi l’histoire posait-elle à l’illustrateur que vous êtes ?
Brice Follet : Chaque nouvelle histoire à illustrer est un nouveau
défi, et en ce qui concerne Tia, il y en a eu plusieurs. Tout d'abord, dessiner
une mangouste ! Ce n'est pas un animal que l'on dessine très souvent, et puis
je n'ai pas l'occasion d'en voir en chair et en os. J'ai donc dû me documenter,
heureusement avec internet c'est facile. Et puis ensuite, je ne suis jamais
allé en Martinique (malheureusement !) alors là aussi j'ai dû me documenter,
afin d'essayer de retranscrire au mieux la flore, les paysages, l'atmosphère.
Il s'agissait donc pour moi d'être fidèle à la réalité d'une part, tout en
étant expressif et en réussissant à faire passer des émotions d'autre part.
Lisezjeunessepg :
Quelle est la fonction des culs-de-lampe qui souvent redoublent le
titre-vers des sections du livre mais parfois sont en lien avec l’avancée de
l’histoire et apportent une pointe d’humour ?
Brice Follet : La première fonction est de faire la séparation entre
le texte français et la traduction créole, car ils se trouvent sur le même
page. Ensuite, j'ai essayé de proposer une petite valeur ajoutée, en lien avec
le chapitre ou répondant à l'illustration pleine page qui s'y rapporte. La
petite pointe d'humour, ça c'est plus fort que moi, ça vient naturellement sans
que j'y prenne garde !
Entretien
réalisé fin septembre 2024
Le
conte : une source d’enfance de l’humanité
LUBIÈRE Romain, Tala et le bison,
éditions Des ronds dans l’O jeunesse, 2024, 32 p. 16€
Tala
et le bison commence comme un conte classique situé en Amérique du
Nord, dans les grandes plaines : la jeune indienne, Tala, éprouve une
grande culpabilité à avoir tué une sauterelle pour s’assurer la considération
des autres enfants. Ce geste gratuit meurtrier est contraire à l’éthique de son
peuple pour qui tuer des animaux est strictement régulé par la nécessité de se
nourrir. Vagabondant dans la forêt, enfoncée dans ses pensées, elle se perd,
sans repère pour retourner au campement. La nuit tombe et dans le silence,
alors qu’elle s’approche de l’orée du bois, elle découvre un troupeau de
bisons. Cet immense troupeau silencieux l’impressionne. Pour les Indiens, le
bison est le prince de la prairie qui figure dans leurs légendes, leurs
croyances et rituels. Or, Tala est découverte par un bison qui l’observe.
L’album et ses images sombres nous fait partager la peur de la fillette, pis,
par un portait en gros plan son endormissement au cours duquel Tala revit en
rêve son crime de la sauterelle. Ce rêve rétrospectif stigmatise la cruauté du
geste avec les couleurs sanglantes. Au matin, Tala rejoint une rivière qui va
la guider, en la suivant à contre-courant jusqu’à chez elle. Mais en glissant,
elle tombe. Le bison silencieux la sauve de la noyade. C’est tel un de ces
innombrables petits oiseaux nichant dans la crinière des bisons, Tala est raccompagnée
par la bête. Et c’est Tala, qui, au campement, empêche que les siens ne
décochent une flèche sur l’animal mythique salvateur.
La
structure du conte classique en doublant la fonction de l’héroïne par celle du
bison allie la figure du protecteur et celle de l’aventurière perdue.
L’adjuvant, à la fin du récit, trône à côté de Tala comme actant central du
conte. En ce sens Tala et le bison illustre l’équilibre de la vie
humaine et de la vie naturelle en interdépendance et en mutuelle entraide. Le
conte qui invite à découvrir la civilisation des amérindiens, amène l’enfant,
soit lecteur soit auditeur, à réfléchir à ce modèle de vie puisé dans la nature
et son respect par le peuple des plaines. Comme l’écrivait Claude Brémond, tout
récit repose « sur une structuration anthropomorphe de la matière
narrative » (1) : ici, le bison protecteur qui va devoir sa vie
sauve à la fillette permet à celle-ci de faire sortir d’elle la culpabilité qui
la perd pour, rendant à l’obligateur (le bison) sa dette morale d’être en vie
instituer une égalité de condition où s’équilibre humanité et animalité.
Tala
et le bison est donc un conte éthique, et ce d’autant plus que le
génocide des Indiens par le gouvernement des Blancs d’Amérique assoiffés de
propriétés terriennes et de richesses du sol, a été précédé par l’extermination
des bisons, source principale de la subsistance des peuples autochtones. Les
enseignants et enseignantes possèdent avec Tala et le bison un
beau matériau livresque pour initier le jeune lectorat à la lecture du conte, à
son étude et aux sources légendaires-mythiques et historiques qu’il convoque.
L’imprécision du lieu géographique, du peuple indien concerné, facilitent la
transposition interprétative de l’histoire sur une scène mythique. L’album
s’offre à cette opération de lecture complémentaire.
Philippe Geneste
(1) Brémond, Claude, Logique du récit,
Paris, éd. Du Seuil, 1973, 350 p. – p.328.