Anachroniques

29/09/2024

Deux points de vue sur le conte

Voici deux contes, tous deux inventés par leur autrice et leur auteur pour le jeune lectorat contemporain. Le choix générique inscrit ces textes dans une longue tradition du merveilleux, quasi inaugurale de la littérature non pas nationale mais internationale. Ces deux textes jouent avec la variation interne au genre, aussi bien dans le traitement des sentiments, des motifs et des thèmes, que par la modalité propre de l’expression alliant écriture et illustration. Comment vit le conte contemporain ? La réflexion qui suit, appliquée à la lettre-image des textes, s’est appuyée sur les réactions et commentaires des jeunes lectrices et lecteurs de la commission lisez jeunesse du blog.

 

Le conte en évitement de la fable

CADORÉ Isabelle, Tia La Petite Mangouste / Tia Ti Mangous-La, illustration Brice FOLLET, Bilingue français-créole/Martinique, traduction en langue créole Daniel BOUKMAN, L’Harmattan jeunesse, 2024, 32 p. 10€

Le livre d’Isabelle Cadoré, généreusement illustré par Brice Follet à partir de créations numériques d’images est un conte bilingue qui invite à se familiariser avec la culture martiniquaise. L’histoire ou diégèse est semi initiatique, selon un schéma narratif simple où le mauvais serpent Fer de lance est terrassé par la solidarité initiée par une petite mangouste, Tia, aveugle venu aider un petit cochon noir, Tajasu, à la recherche de son troupeau de de sa maman, Pochaca. L’acte de solidarité initie la quête de Tajasu et la maturation de Tia. La mère de Tia, Kalina, viendra prêter main forte à sa fille pour vaincre Fer de lance. Les animaux, les uns retrouvant leur troupeau, les autres se retrouvant et regagnant leurs pénates, sortiront renforcés de cette union devant le danger.

Le jeune lectorat est appelé à suivre les difficiles débuts dans la vie de Tia, puis à l’accompagner dans l’aide qu’elle apporte à Tajasu. La narratrice a pris soin de ne pas verser dans le genre de la fable, malgré l’anthropomorphisme du récit, avec des animaux dotés de la parole. Les jeunes membres de la commission Lisez jeunesse ont tous vibré au rythme des aventures de Tia car l’écriture est empreinte de tendresse à l’égard des jeunes personnages animaliers. D’une certaine façon, le conte traite de la différence. Mais de même que l’autrice a évité la morale, elle évite l’explicitation thématique. C’est par la discussion avec l’enfant que ce thème, comme d’autres pourront être développés. La dimension bilingue est une manière, enfin, pour découvrir une langue d’une île francophone, le créole, langue issue de l’oppression esclavagiste de la Martinique.

Trois questions à Isabelle Cadoré

Lisezjeunessepg : Ce conte est-il une invention personnelle ou une adaptation d’un conte traditionnel ?

Isabelle Cadoré : Tia est un conte inventé que j'ai situé dans la culture antillaise

Lisezjeunessepg : La mangouste joue-t-elle un rôle particulier dans la culture de la Martinique ?

Isabelle Cadoré : La mangouste provenant des Indes a été introduite en Martinique vers 1894 afin de lutter contre les serpents trigonocéphales venimeux, dit Fer de lance, espèce endémique de l'île.

Lisezjeunessepg : Pourquoi avoir choisi de marquer les sections de l’histoire par des titres qui pourraient être des vers introduisant des fruits comestibles de la Martinique ?

Isabelle Cadoré : J'ai choisi de marquer les sections de l’histoire par des titres qui pourraient être des vers introduisant des fruits comestibles de la Martinique pour le plaisir des mots et la poésie. Et également pour aiguiser la curiosité des jeunes lecteurs.

Entretien réalisé fin septembre 2024

 Trois questions à Brice Follet

Lisezjeunessepg : Comment travaillez-vous les couleurs et le dessin ?

Brice Follet : Je travaille tout en numérique, sur tablette graphique, avec un logiciel de dessin. Toutes les étapes sont faites comme ça : d'abord les premiers croquis pour déterminer le style et l'allure des personnages et des décors. Puis un découpage pour trouver la meilleure mise en page, c'est à dire le cadrage, le placement des personnages, leur position, les décors, etc. Enfin je passe à la réalisation au propre : j'affine le dessin et les détails, puis je pose les couleurs, les textures, les lumières.

Lisezjeunessepg : Quel défi l’histoire posait-elle à l’illustrateur que vous êtes ?

Brice Follet : Chaque nouvelle histoire à illustrer est un nouveau défi, et en ce qui concerne Tia, il y en a eu plusieurs. Tout d'abord, dessiner une mangouste ! Ce n'est pas un animal que l'on dessine très souvent, et puis je n'ai pas l'occasion d'en voir en chair et en os. J'ai donc dû me documenter, heureusement avec internet c'est facile. Et puis ensuite, je ne suis jamais allé en Martinique (malheureusement !) alors là aussi j'ai dû me documenter, afin d'essayer de retranscrire au mieux la flore, les paysages, l'atmosphère. Il s'agissait donc pour moi d'être fidèle à la réalité d'une part, tout en étant expressif et en réussissant à faire passer des émotions d'autre part.

Lisezjeunessepg : Quelle est la fonction des culs-de-lampe qui souvent redoublent le titre-vers des sections du livre mais parfois sont en lien avec l’avancée de l’histoire et apportent une pointe d’humour ?

Brice Follet : La première fonction est de faire la séparation entre le texte français et la traduction créole, car ils se trouvent sur le même page. Ensuite, j'ai essayé de proposer une petite valeur ajoutée, en lien avec le chapitre ou répondant à l'illustration pleine page qui s'y rapporte. La petite pointe d'humour, ça c'est plus fort que moi, ça vient naturellement sans que j'y prenne garde !

Entretien réalisé fin septembre 2024

Le conte : une source d’enfance de l’humanité

LUBIÈRE Romain, Tala et le bison, éditions Des ronds dans l’O jeunesse, 2024, 32 p. 16€

Tala et le bison commence comme un conte classique situé en Amérique du Nord, dans les grandes plaines : la jeune indienne, Tala, éprouve une grande culpabilité à avoir tué une sauterelle pour s’assurer la considération des autres enfants. Ce geste gratuit meurtrier est contraire à l’éthique de son peuple pour qui tuer des animaux est strictement régulé par la nécessité de se nourrir. Vagabondant dans la forêt, enfoncée dans ses pensées, elle se perd, sans repère pour retourner au campement. La nuit tombe et dans le silence, alors qu’elle s’approche de l’orée du bois, elle découvre un troupeau de bisons. Cet immense troupeau silencieux l’impressionne. Pour les Indiens, le bison est le prince de la prairie qui figure dans leurs légendes, leurs croyances et rituels. Or, Tala est découverte par un bison qui l’observe. L’album et ses images sombres nous fait partager la peur de la fillette, pis, par un portait en gros plan son endormissement au cours duquel Tala revit en rêve son crime de la sauterelle. Ce rêve rétrospectif stigmatise la cruauté du geste avec les couleurs sanglantes. Au matin, Tala rejoint une rivière qui va la guider, en la suivant à contre-courant jusqu’à chez elle. Mais en glissant, elle tombe. Le bison silencieux la sauve de la noyade. C’est tel un de ces innombrables petits oiseaux nichant dans la crinière des bisons, Tala est raccompagnée par la bête. Et c’est Tala, qui, au campement, empêche que les siens ne décochent une flèche sur l’animal mythique salvateur.

La structure du conte classique en doublant la fonction de l’héroïne par celle du bison allie la figure du protecteur et celle de l’aventurière perdue. L’adjuvant, à la fin du récit, trône à côté de Tala comme actant central du conte. En ce sens Tala et le bison illustre l’équilibre de la vie humaine et de la vie naturelle en interdépendance et en mutuelle entraide. Le conte qui invite à découvrir la civilisation des amérindiens, amène l’enfant, soit lecteur soit auditeur, à réfléchir à ce modèle de vie puisé dans la nature et son respect par le peuple des plaines. Comme l’écrivait Claude Brémond, tout récit repose « sur une structuration anthropomorphe de la matière narrative » (1) : ici, le bison protecteur qui va devoir sa vie sauve à la fillette permet à celle-ci de faire sortir d’elle la culpabilité qui la perd pour, rendant à l’obligateur (le bison) sa dette morale d’être en vie instituer une égalité de condition où s’équilibre humanité et animalité.

Tala et le bison est donc un conte éthique, et ce d’autant plus que le génocide des Indiens par le gouvernement des Blancs d’Amérique assoiffés de propriétés terriennes et de richesses du sol, a été précédé par l’extermination des bisons, source principale de la subsistance des peuples autochtones. Les enseignants et enseignantes possèdent avec Tala et le bison un beau matériau livresque pour initier le jeune lectorat à la lecture du conte, à son étude et aux sources légendaires-mythiques et historiques qu’il convoque. L’imprécision du lieu géographique, du peuple indien concerné, facilitent la transposition interprétative de l’histoire sur une scène mythique. L’album s’offre à cette opération de lecture complémentaire.

Philippe Geneste

(1) Brémond, Claude, Logique du récit, Paris, éd. Du Seuil, 1973, 350 p. – p.328.

 

22/09/2024

Du récit initiatique et du récit de reportage

Voici deux albums, le premier destiné aux enfants et dont la fiction s’appuie sur l’état des lieux de la mer, le second à lire à partir de la préadolescence puis tous les autres âges, qui traite de l’exploitation des animaux (trafic de l’ivoire) et de la condition de travail et de vie dans les mines en Afrique.

 

PAVLENKO Marie, Lila et le baiser des mers, illustrations de Baptiste PUAUD, Glénat jeunesse, 2024, 44 p. 15€90

Les illustrations de Baptiste Puaud se répartissent en deux types. Celles des pages de garde, naturalistes, donnent à voir des poissons avec leur nom en légende. Celles qui accompagnent le récit prennent les doubles pages, pleine page, en crayonné de couleurs multiples au dessin mi-réaliste mi-onirique. Même si les illustrations doublent le récit, leur fonction d’exploration de l’histoire en est renforcée auprès du jeune lectorat qu’il soit lecteur, lectrice, ou non (mais on privilégiera l’achat du livre pour les enfants sachant lire).

Le texte de Pauline Pavlenko est riche et ne manque pas de jouer sur l’intertextualité : le baiser des mers est un clin d’œil au baiser du réveil dans le conte classique, ici il s’agit d’un éveil de la conscience. Lila qui subit le drame d’un naufrage évoque, évidemment, La Petite Sirène ; la reine des mers est une pieuvre qui, lors de son apparition, peut suggérer la pieuvre des Travailleurs de la mer de Victor Hugo, celle de Vingt-Mille Lieues sous les mers de Jules Vernes, voire, en éloignement thématique, La Reine des Neiges. De la racine des contes, le récit reprend la phase rituelle d’initiation. La figure de l’héroïne humaine a pour fonction l’identification de la jeune lectrice ou du jeune lecteur afin de renforcer le message de l’histoire car, comme dans un conte classique, une morale est au rendez-vous.

Une morale ? Non, plutôt une prise de conscience du danger que courent les organismes vivants de la mer, les poissons, bien sûr, mais les végétaux et le fond des mers aussi. Lila et le baiser des mers est à sa manière un Voyage au centre de la terre médié par un voyage au centre des mers. L’héroïne devra plonger jusqu’au plus profond des crevasses géologiques des fonds des mers pour ensuite, guidée par la reine des mers, refaire surface et peupler sa conscience de l’état du monde réel du milieu aquatique sur la planète Terre : un album qui rejoue le thème du récit initiatique pour le plus grand bonheur des enfants dès 5/6 ans.  

Le livre bénéficie d’une postface de Claire Nouvian fondatrice de l’association Bloom qui se mobilise en faveur de l’océan.

 

CORBEYRAN/BRAQUELAIRE/BASTI, Speranza. D’or et d’ivoire, éditions philéas, 2024, 64 p., 16€90

Cette bande dessinée repose sur un scénario rigoureux. Elle est animée par une volonté explicative et cherche à éviter la chausse-trape des paralipses (omissions volontaires d’information au lecteur) dans les dialogues, des planches allusives ou elliptiques dans le dessin. Le travail des couleurs, des points de vue, des cadrages, tout concourt à la compréhension directe des fondements de l’intrigue. Ainsi, Speranza. D’or et d’ivoire est-il un album qui fait découvrir au jeune lectorat le journalisme d’investigation autant qu’il en est une défense et illustration.

Contrairement à de nombreuses bandes-dessinées assujetties à l’idéologie dominante, qui rejouent la guerre froide et masquent par des mots comme « guerre juste », « démocratie », « liberté », des menées impérialistes notoires, la fiction de Corbeyran, Braquelaire et Basti, aborde avec les nuances nécessaires au réalisme du reportage la question du trafic d’ivoire depuis l’Afrique vers l’Asie mais aussi celui de l’or des mines tanzaniennes. Surtout, le trio n’omet pas d’évoquer les conditions de travail des ouvriers, les conditions de vie des populations des régions minières. Enfin, et c’est aussi une caractéristique notoire de l’album, le trio des créateurs refusent le manichéisme de la culture de masse venue des USA qui transforme en super-héros ou super-héroïne des personnages qui perdent ainsi toute étoffe pour se recouvrir de l’irréalisme de la propagande. Certes, l’héroïne, Speranza, réussit sa mission, mais d’une part elle ne la réussit que parce qu’elle est membre d’un réseau de journalistes d’investigation et d’autre part, cette réussite n’est que partielle, car les pouvoirs institués qu’ils soient ceux de grandes entreprises, d’États, ou mafieux connaissent les strates d’écrans servant de boucliers de protection à leurs agissements contre l’humanité, contre le vivant, contre la nature pour accroître les profits et les capitaux de certains. Speranza. D’or et d’ivoire est un album qui procède au fondement de sa trame thématique d’un regard critique sur l’exploitation de l’homme par l’homme.

Philippe Geneste

 

15/09/2024

Thèmes buissonniers pour la rentrée des classes

HASSAN Yael, La Vie selon Raf. Une rentrée dys sur dix, Tom Pousse, 2023, 155 p. 13€

Ce livre oscille entre paralittérature et littérature.

De la littérature, il emporte avec lui une composition rigoureuse, où s’organise un faisceau de faits saisis dans la réalité scolaire des collèges publics. Le milieu de la bourgeoisie moyenne inscrit le livre dans une tradition de la littérature de jeunesse qui tend à camper ses personnages sur le terrain socio-économique de sa cible lectorale. L’intrigue est professionnellement menée par l’autrice, ménageant, dans la diégèse, des temps d’intensité qui soutiennent l’attention de la lecture. La narration vise l’identification du lecteur ou de la lectrice aux héros ou héroïnes et pour se faire emprunte la première personne ici, un jeune garçon entrant en sixième.

Cette narration à la première personne rend le vraisemblable friable tant elle s’évertue, par la volonté paralittéraire, à livrer des informations documentaires. Celles-ci portent sur des troubles nécessitant un projet d’accompagnement du narrateur-personnage et sur des dispositifs de différenciation pédagogiques. Le narrateur-personnage est dyspraxique mais aussi TDAH (Troubles du Déficit de l’Attention avec Hyperactivité) et son ami, Alex, est HPI (Haut Potentiel Intellectuel) : or c’est le narrateur-personnage, élève en classe de sixième, qui explicite ces troubles… Le discours littéraire simule alors le discours officiel de la différenciation pédagogique, utilisant adroitement pour cela les interventions des parents, la description des comportements professoraux, mais il faut bien avouer que la littérarité ne résiste guère à l’informationnel.

L’exigence de l’édition (« accompagner les enfants en difficulté d’apprentissage et/ou en situation de handicap ») est de s’adresser aux préadolescents et préadolescentes dyslexiques par une police d’écriture adaptée, par le confort des interlignes, et en utilisant un papier mat. La visée de la collection est de rendre accessible aux collégiens ces questions au centre de l’école inclusive, « école d’excellence » « ouverte à tous » diraient les autorités de l’école. L’autrice nomme les troubles, ne joue pas avec les euphémismes et, en cela, s’inscrit avec pertinence dans la ligne éditoriale d’AdoDys. Moins convaincant, toutefois, est le choix de présenter des élèves brillants (Alex est fortiche en tout, Raf obtient les félicitations du conseil de classe, Shaïna est excellente en français), des professeurs, hommes et femmes, tout d’un bloc, soit tolérants soit intolérants, de reprendre le discours dominant de la différence sans l’interroger selon la multitude des cas de figure liée aux origines sociales des élèves.

La suite des aventures de Raf est parue en juillet 2024, sous le titre La Vie selon Raf. Des vacances dys sur dix, Tom Pousse, 2023, 168 p. 14€.

 

SIMARD Éric, L’Enrequin, Syros, collection mini Soon, 2023, 41 p. 4€

La collection Mini Soon s’adresse aux 8-11 ans. La série Les Humanimaux relève en partie de la science-fiction en ce qu’elle exploite les explorations génétiques sur les êtres vivants. Dans la série, les humains sont les cobayes d’expériences de croisement entre le patrimoine génétique humain et celui de certaines espèces animales. Mais l’aspect scientifique s’arrête à cette généralité. En effet, ce qui intéresse Éric Simard c’est pour chaque humanimal, créature mi-enfant mi-animale, explorer une émotion, un sentiment. Chaque personnage est ainsi campé comme un type. L’enrequin est par exemple une créature soumise à l’agressivité et à la violence. Le cadre de l’histoire est celui d’un Centre des Humains Génétiquement Modifiés organisé tel un établissement scolaire.

Toute l’intrigue repose sur l’interrogation concernant la fatalité des réactions qui animent l’individu. Dans le récit de L’Enrequin, c’est une relation amoureuse qui va permettre de dépasser l’atavisme biologique.

Éric Simard est un auteur généreux, qui croit à la culture et à la lecture pour sortir les cerveaux enfantins et adolescents des stéréotypies de raisonnement.

 

ESCOFFIER Michael, Poulain Poulet Poussin, illustrations d’Ella CHABON, éditions des éléphants, 2024, 20 p. 13€

Ce livre au format (16 x18 cm), aux bouts ronds est approprié à la lecture par des petites mains. Illustré par un dessin stylisé, légèrement vintage, de couleurs vives sur un papier glacé, il propose aux enfants dès deux ans, entourés de leurs parents une histoire allégorique. Poussin, aimerait bien s’élancer dans le monde, mais l’éducation très protectrice de papa Poulet le confine dans son poulailler. Vient un jour où Poulet dormant, Poussin s’échappe et suit Poulain. Il va faire l’apprentissage des dangers, faire l’expérience de l’entraide, et ainsi s’ouvrir à l’autre autant qu’au monde. C’est un Poussin transformé qui revient au bercail où Poulet s’égosillait…

Allégorique, cette histoire animalière est toute proche du conte.

Philippe Geneste


08/09/2024

Dans la trousse buissonnière du temps, les crayons de l’école

MIM et BAJON Benoît, Oups, c’est la rentrée !, illustrations de Coralie VALLAGEAS, Milan, 2024, 32 p. 9€90

Le livre appartient à la collection « Je lis tout haut », collection spécialement conçue pour la lecture à haute voix par les lecteurs débutants du Cours Préparatoire. C’est l’histoire du premier jour de la rentrée des classes, à travers une professeure des écoles qui arrive en retard dans sa classe. Les élèves l’attendent et lui font un accueil chaleureux. Des conseils simples, pas trop nombreux accompagnent le jeune lectorat pour organiser sa lecture à voix haute, une lecture qui s’adresse à lui-même, à ses parents, à ses copains et copines, et à sa classe. Avec son format semi-poche, ses pages en dépliants, les illustrations réalistes de Coralie Vallageas qui suivent scrupuleusement le texte, les situations pleines d’humour du livre intéresseront le lectorat débutant surtout s’il est accompagné par un adulte pour discuter des modalités de la lecture soit, au fond, des modalités propres à l’expression du sens du texte.

 

DIEUDONNÉ Cléa, Le Soleil et toi. Découvre le système solaire, L’Agrume, 2024, 64 p., 14€

Tout le bien dit du documentaire précédent de Cléa Dieudonné, La Lune et toi. Découvre la force d’attraction (lire le blog du 23 juin 2023), ne peut qu’être renouvelé pour cet ouvrage de découverte du système solaire proposée aux enfants de sept à onze ans.

Le livre suit avec tout l’humour du dessin, la naissance du soleil, celle des planètes. Le jeune lectorat est alors invité à entrer dans le système solaire avec ses planètes intérieures (Mercure, Vénus, Terre, Mars) et d’explorer la terre du point de vue toujours astronomique. Puis le livre passe en revue les planètes du dehors (Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune) avec une explication des planètes gazeuses. Enfin, l’ouvrage retourne au soleil.

Vulgarisation scientifique soignée, clarté des exposés que renforce le travail d’illustration, intelligence de l’adresse directe au jeune lecteur ou à la jeune lectrice, l’impliquant ainsi dans le sens à construire. Comme le précédent, ce livre fera le bonheur des enfants, les médiathécaires et bibliothécaires et documentalistes auront à cœur de le présenter à leurs jeunes lectrices et lecteurs.

 

L’HOMME Erik, Ils Viendront. 1 Ce que voient les yeux, illustrateur, DE MARTINO Marcello, Jungle, 2024, 56 p., 13€95

Canicule, théories irrationalistes sur le climat, complotisme, trafic d’organes ou exploitation des organes oculaires, science-fiction, récit d’anticipation biomédicale, S-F avec extra-terrestres, thriller et suspense, le scénario d’Erik L’Homme entrecroise ces différents thèmes en une intrigue structurée par l’action qui mène vers le récit d’aventure autant que le récit d’angoisse. La composition est si serrée que la lecture de l’histoire est haletante.

Pour tisser la diégèse, l’auteur a choisi des personnages marginaux, deux adolescents. L’un, Lukas, est un cycliste slamer adepte de l’école buissonnière, libre comme le souffle des mots ; l’autre, Elma, est une boxeuse bercée par le rythme de chants libérateurs. Les deux sont bien dans leur tête, bien dans leur peau, surtout quand ils sont ensemble. La bande dessinée s’introduit dans le besoin d’autonomie des jeunes de cet âge, ne détestant pas recourir à l’humour dont la fonction est d’éviter de dramatiser le cours des événements pour mieux embarquer le lectorat sur les chemins du genre du récit d’aventure.

Il faut dire que l’étrangeté des événements qui mettent à mal la sagacité de l’inspecteur Grayharm, déroute par un univers étrange qui porte lectrice ou lecteur à se fier aux images et au texte. En période rentrée des classes mais aussi de reprise du travail, rien de mieux qu’une telle fiction pour faire retomber la pression du travail de classe ou pour se libérer des soucis journaliers du boulot et autres entraves administratives de la vie. L’écriture slamée ébouriffe les neurones pendant que dessins et couleurs épousent l’agilité du scénario en ajoutant du mouvement, par exemple en variant les points de vue. Texte et illustration réunis, on entend presque la bande son de la pop culture des années mille-neuf-cent-quatre-vingt / mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix. Et, peut-être, est-ce la problématique de la perception qui se trouve au cœur du projet éditorial des auteurs L’Homme et De Martino. Vu l’entrecroisement des thèmes relevé au début de cet article, il est tentant de s’attendre à un récit mettant en scène une politique de la perception.

Philippe Geneste

01/09/2024

Progrès et regrès dans la civilisation

KANE Patrick, Humain 2.0 Des premières prothèses à l’humain augmenté, Samuel RODRIGUEZ, Milan, 2024, 64 p. 14€90

La bionique se définit par la mise en relation « d’un élément artificiel à un organisme vivant par le biais de l’électronique ». Les prothèses externes ou les prothèses par implant (membres bioniques, prothèse oculaire, implant cochléaire, implant oculaire, pacemaker, exosquelettes – testés notamment par les militaires –, puces électroniques implantables, implants neuronaux, implants cérébraux) sont des apports majeurs pour les personnes atteintes d’un handicap physique. Mais s’en servir pour établir des records serait aller contre l’humanisme de la recherche scientifique éthique et s’orienter en faveur du dernier cri du capitalisme high-tech et des milliardaires à la tête de la croisade transhumaniste.

Saisis de ce point de vue, les jeux paralympiques fournissent une illustration en gros plan de la merveille des avancées de la science et de l’utilisation mercantile de la science. En effet, les discours officiels et journalistiques dans leur majorité, associent l’idéologie de l’inclusion sociale à l’exploit bionique et donc au culte scientiste des sciences œuvrant à la conception transhumaniste de l’homme augmenté. Le livre montre « comment membres bioniques et dispositifs implantables fonctionnent à l’heure des jeux paralympiques ». C’est que la fonction idéologique du spectacle sportif n’est pas que de dériver l’attention des peuples loin des conditions de vie réelle, elle est aussi de promouvoir les principes de base du capitalisme : la concurrence, la hiérarchie entre les êtres, la compétition, la loi du plus fort et l’élimination des plus faibles. Se greffant sur ces principes, la fonction idéologique se diversifie en une apologie de la partie de la science étroitement dépendante du culte de la performance et de la ritournelle du progrès de l’individu humain. La création en 2016 du Cybathlon, présenté par Kane et Rodriguez, montre combien est centrale cette idéologie de la performance et du record. Les performances, la valorisation des records individuels sont utilisés par l’idéologie pour réguler les débats sur l’utilisation des sciences et, par conséquent, d’empêcher un discours critique du sport de se faire entendre en faveur d’un investissement de la science pour la santé pour tous. La critique du sport exprimerait sous forme d’alternative : sport ou santé. L’idéologie sportive, elle, se nourrit du slogan sport et santé. Alternative ou faux lien de causalité additive, dans les deux cas, la critique du sport appellerait une critique sociale de l’accès égal pour toutes et tous à la santé et donc aux progrès de la science. Cette critique sociale ne peut faire bon ménage avec l’élitisme et le dogme de la compétition comme principe privilégié des relations humaines.

Le livre aborde ce sujet d’une brûlante actualité en interrogeant le passage de l’avancée des recherches en matière de prothèses, de compensation de handicap, grâce aux progrès technologiques et bioniques, à la tentation de remplacer des membres ou des organes par des « prothèses plus performantes » et en développant les implants cérébraux dont les implants neuronaux déjà utilisés dans les yeux bioniques : « Aujourd’hui, les prothèses bioniques peuvent changer la vie : on peut équiper les yeux, les oreilles, les bras, les jambes, voire le corps entier ». Une humanité augmentée, le serait pour qui ? Elle le serait pour quoi ?

Comme l’écrivait Hugh Herr, « la frontière entre le biologique, l’humain et l’artificiel se brouille, devient floue », le corps se concevant alors « comme un matériau malléable qu’on pourrait transformer à volonté ».

 

JUSZEZAK Eric, Erectus, d’après Xavier Müller, éditions Philéas, 2024, 104 p., 19€90

Ce roman graphique d’anticipation ou pour mieux le dire avec les pionniers français, roman de merveilleux scientifique, imagine dans le présent ou un proche futur, un accident survenant dans un laboratoire de recherche médicale et scientifique. Pour tout lecteur, la proximité de l’épisode politico-pharmaceutique du COVID donne une épaisseur de vécu à ce qui n’est qu’un rêve de fiction. Le virus généré par les chercheurs suite à une erreur de manipulation et à un trafic d’animaux de laboratoires, provoque une régression évolutive. Au début, l’OMS tait que l’espèce humaine est aussi touchée. Puis, face à la propagation du virus, une course à la montre s’installe entre son expansion géographique et la recherche d’un antidote, entravée par des décisions politico-financières. Quel avenir pour une humanité en régression évolutive retournant au stade d’homo erectus ? Mais aussi, et c’est un intérêt majeur de l’adaptation bédé dessinée de Juszezak, quelle attitude doit adopter l’humanité non touchée par le virus vis-à-vis des humains régressifs ? Les parquer ? Les éduquer ? les éradiquer ?

Le scénario est extrêmement bien structuré, les dessins classiques mais riches en détails, en changement de points de vue, avec une maîtrise structurante de l’art dessiné, les couleurs (dues à Degreff) servent le propos réaliste de cette projection qui loin d’être futuriste propose plutôt un récit d’un présent hypothétique… Qu’un retour de l’homo sapiens à l’homo erectus ne soit pas imaginable, n’empêche pas la bande dessinée de Juszezak de soulever avec pertinence l’hypothèse d’un rebroussement de la civilisation : les conditions de sa réalisation aujourd’hui sont présentes, un monde troublé, en guerre et au capitalisme en sa énième crise, où les dirigeants nationaux, internationaux et transnationaux s’ingénient à faire l’autruche.

Philippe Geneste