Kaïtéris Constantin, Une Eau commune et bleue, Paris, Caractères, 2024, 58 p. 10€
D’entrée de page, la composition se signale par son exigence : le recueil compte quarante-huit poèmes de douze vers chacun. Chaque poème comporte entre 48 (trois poèmes) et 58 syllabes (un seul poème), avec une majorité de poèmes à 49 et à 52 syllabes. Cette régularité est comme le moutonnement de la mer mais aussi comme un quadrillage du temps et de l’espace où interviennent des mots pour dire le commun, l’espace commun, « l’eau commune », la vie qui est commune aux humains ; un quadrillage aussi où se déploient les drames, les morts, l’intolérance, la répression.
Le
dernier poème, un des trois de 48 syllabes, est une adresse au lecteur, pour un
accueil sans frontière, international, grevé par le fossé établi entre un
« eux » et donc un « nous » par les
politiques des frontières, de l’immigration de la Communauté Européenne et les
pays à qui elle sous-traite la gestion des flux de migrants, selon le
langage technocratique. Le poème, page 31, soit presque au milieu du recueil,
possède le plus grand nombre de syllabes, 58, et parle du patriotisme
« le moindre rocher
lié à un drapeau. »
Cette
dualité entre l’ouverture à l’autre et le rejet de l’autre est au cœur tant de
la composition que de l’organisation thématique.
Une poétique tragique de l’espace
Prenons
l’espace parce que la poésie de Constantin Kaïtéris est d’abord géographique. Deux
dimensions s’opposent : l’horizontalité et la verticalité.
À
l’horizontalité correspond le désir de la traversée. C’est la dimension
essentielle de la migration, ce mouvement lié depuis le fond des temps à
l’hominisation, à l’humanisation et à la socialisation. Étroitement liée se
trouve l’atteinte de la destination, qui est aussi un désir de vivre.
À la
verticalité, correspond la mort, la « fosse commune », la
disparition. La verticalité est associée au refoulement, au rejet, à la mise
hors d’atteinte. La destination se mue en profondeurs des « basses
fosses ».
La
tension entre l’horizontalité et la verticalité structure thématiquement le
recueil de Constantin Kaïtéris. C’est une tension, avec des points de jonction
qui soulignent la tragédie sous-jacente à l’acte poétique, le motivant dans un
élan de dénonciation. Un point de jonction, c’est, par exemple, l’horizontalité
du corps d’un enfant migrant mort sur une plage : l’horizontalité du désir
se mue en mort. Un point de jonction, c’est aussi, par exemple, la « fosse
commune » où le commun qui unit, ici disperse, annihile.
Par
la superposition thématique propre à l’espace migrateur, s’appose sur le sens
du poème des figures carcérales, que ce soit en horizontalité (canot, terre
barbelée) comme en verticalité (la fosse, la noyade). La mort s’affiche, alors,
sur les eux dimensions, par le corps sans vie, par les noyés coincés « par
le fond » entre les rouillures du bateau trop vieux.
Autre
opposition géographique, l’opposition entre la mer et les rives, la mer qui
relie et les rives qui se font face.
Rives et dérives de la civilisation
Le
recueil de Constantin Kaïteris, parce qu’il est très structuré, parce que la
contrainte d’équilibre imposée aux poèmes dans leurs dimensions et décomptes de
syllabes, s’entrouvre à des questionnements d’ordre anthropologique. L’eau, la
mer, les rives, les morts, les directions de navigation, les surveillances,
mettent aux prises des anonymes dans
« Une eau anonyme
d’un bleu amnésique ».
De
la fosse commune, par le fond de la mer commune, au corps humain
sans nom échoué sur une plage sans dénomination, ce sont les naufrages itérés
de nulle émotion médiatique accompagnante : l’anonymat sied à la fabrique
de la banalité. Le geste guerrier du refoulement si largement commenté refoule
le sentiment de la sympathie pourtant, du fond des âges, issu des instincts
sociaux au temps où l’animal n’était pas encore devenu homme. Tuer l’homme en
soi, voilà le programme pour les dirigeants de la Communauté Européenne
volontiers humaniste en ses déclarations. Le programme nouveau s’est banalisé.
Dans
Une Eau commune et bleue, le paradigme de l’anonymat est nourri
par les thèmes de l’oubli, de l’amnésie, de la servilité, de la diminution, de la
réduction (« un passé réduit »).
Ce
paradigme trouve à s’appuyer sur celui de la surveillance dont voici la plupart
des mots : barrière, boucle, chiffrés, contrôle,
cyclope électronique, filet, galère, garde-côtes,
humiliation, inhabitable, jumelles, exploitation,
œil tournant, pêche à l’homme, piège, porte fermée,
prison, projecteur, quadrillages, radars, refoulé,
servilité, statistiques, surveillée, torture, à
vue d’œil.
Et
ce paradigme ouvre l’entrée de la mort : à bout de souffle, cimetières,
corps de l’enfant, disparus, effacées, s’enraie, fosse
commune, linceul, mort d’un enfant, le moyen de mourir,
noyade, se noient, par le fond, perdre pied, à
perte de vie, sombre, tombe.
Du pouvoir du poétique ?
Peut-on se saisir
de l’horreur ? La distance du poétique le permet-il ?
Contre
l’immersion des corps est l’émergence du poème. Parler de transfiguration
artistique de l’horreur a-t-il un sens ? Probablement pas. En revanche la
poésie d’Une Eau commune et bleue est un partage. Avec des pages,
une mise en page, des mots et du rythme, une distance opère entre le poète et
son lecteur ou sa lectrice pour communiquer. Cette transitivité
recherchée se signale dès le premier poème avec parler la mer (« la
parler ») comme si la mer était une langue, une langue « bleue ».
Parler la mer c’est peut-être entendre ceux qui rêvent d’autres rives, les
entendre et les écouter ? Les « rêves de rives » et les
« rives de rêves » sont alliés par le chiasme qui assure la
liaison des poèmes pages 10 et 11. Le chiasme signifie l’unité du rêve et des
rives, comme l’« Eau commune » est « eau des deux
rives », c’est-à-dire celle qui réunit les deux rives, de la même
manière que la paronymie des deux mots de chaque syntagme, différenciés
uniquement par une voyelle, réunit en rêves les rives c’est-à-dire les terres,
c’est-à-dire les habitants des différentes rives. La figure de la paronomase et
le procédé du chiasme signifient l’opération de la réciprocité. Or, la raison
politique humaine pervertit celle-ci en l’image du « miroir »,
c’est-à-dire une perversion du réciproque en autotélique, soit une réciprocité
close dans l’illusion. Par cet éreintement de la réciprocité, le « nous »
est impossible à constituer,
« C’est notre mer
aux eaux pers
notre mer profonde,
inhabitable
(…)
notre mer
de liaison
et de séparation
(…)
notre mer
(…)
mer vineuse aux feux sombres »
Or,
sans constitution d’un nous, l’humanité est impuissante (« homme
impuissant ») et donc verse dans l’impersonnel, dans ce
« ils » du « ils se noient ». Et se dessine même un
nous en opposition à un eux, soit une défaite du mélange, une défaite de Babel
(« en vingt langues », « sabir des ports »),
une victoire de la « haine » et de la capture des « vents ».
Un Nous tronqué, un Eux refoulé, un Entre (la mer entre
deux rives) qui se creuse en fosse pour accueillir la mort, les mots fouillent
le désastre d’une barbarie en cours où même le langage est en péril puisque
l’autotélique, qui s’est substitué au réciproque, fabrique des
« sans parole
sans papiers »,
C’est
à nouveau à travers la qualité géographique que l’on peut lire le thème de
l’équilibre dans son lien avec l’acte d’écrire. Un équilibre est, en amont du
recueil, posé entre mer et terres (rocher, terre, îles, îlots, semis d’îles,
plages). L’acte d’écriture survient lors de la rupture de l’équilibre quand le
voyage maritime, qui parcourt la mer d’entre les terres, la mer de
communication, se trouve torpillée par la météorite politique de la haine, de
la force, du profit. S’ouvre alors l’abîme, une « fosse commune »
où l’eau engloutit les corps, les porte par le fond, retrouver le rocher, la
terre : monde sombre et terraqué.
De la raison circonstanciée de la poésie
Dans
la répression de l’altérité désirable (« chacun est tout autre »),
à laquelle les organismes internationaux de la régulation du capital
s’emploient, se lit la volonté de substituer à l’exode d’humanité le regrès des
sentiments altruistes et l’installation du règne de la claustrophobie. Il
s’agit d’effacer la polytonie des langues et des peaux pour instruire la
monotonie des vies réglées par la police des limites, et le glas distinct des
gardes-frontières.
La
monotonie s’égrène par l’itération des naufrages survenant dans un présent
chaque jour dupliqué. Le futur, pour les corps perdus en mer, échoue à ouvrir
quelque porte si cadenassée. Les annonciations d’empathie s’y fracassent. Même
les couvertures de survie prennent une connotation funèbre.
Comment
faire de l’immensité sans clôture de l’horizon le lieu où s’exaspèrent les
révulsions humaines en constructions de clôtures étanchéifiées pour étouffer la
définition même de l’hominisation qu’est la migration, le mouvement, la
découverte, les rencontres ?
Dans
Une Eau commune et bleue le va-et-vient des vagues n’est qu’un
va-et-vient (« flux et reflux ») à l’intérieur d’un surplace
où la seule échappée demeure la profondeur ouverte par la verticalité. Le
stable écrase l’équilibre, l’immobile paralyse le mouvement, la verticalité
fracture l’horizontalité. Cette poésie, qui signe la litanie des morts en
Méditerranée, retrouve une ritualisation propre à la poésie de circonstance. Et
par là-même, ne rappelle-t-elle pas la poésie à réorienter son dire pour parler
le temps de l’eau, de là, d’ici ?
*
Le
recueil de Constantin Kaïteris exprime l’humanité expirante régie par les
expulsions, les exclusions, les refoulements, le va et le vient de ce qui se
ferme et se cadenasse. Clôture et claustration d’une part, atomisation,
fragmentation, éclats (îles, semis d’îles, rochers…), d’autre part, sont les
deux destinées déceptives de l’humanité contemporaine. Une instance
persécutrice jamais nommée mais toujours présente par ses actes, ses
instruments et ses agents de répression, disperse, chasse, brise, pour
contrôler, entraver, endiguer, bloquer, enfermer, rejeter, une humanité en
mouvement, migrante, humanité persécutée désignée en Autre négatif démoniaque.
Une Eau commune et bleue dit pleinement l’in-humanisation
en cours des temps que nous vivons. Et malgré le dernier poème, la rigoureuse
composition et la structure serrée du recueil inhument le désir, exhument
l’angoisse, substituent pour commune la fosse à l’eau. Comment
pourrait ainsi se construire un nous intégral d’humanité institué par réciprocité
internationale ? C’est l’interpellation d’Une Eau commune et bleue
de Constantin Kaïteris.
Philippe
Geneste
25
avril 2024,
lendemain du jours des morts
d’une fillette de sept ans, de trois hommes et d’une femme trouvés sur une plage de Wimereux, dans le Pas-de-Calais.
Nota Bene: sur Constantin Kaïteris, lire le blog lisezjeunessepg du 4 mai 2014 et celui du 26 août 2018.