Anachroniques

26/05/2024

De là à là. Du drame des ailleurs à la tragédie du Nous.

Kaïtéris Constantin, Une Eau commune et bleue, Paris, Caractères, 2024, 58 p. 10€

 D’entrée de page, la composition se signale par son exigence : le recueil compte quarante-huit poèmes de douze vers chacun. Chaque poème comporte entre 48 (trois poèmes) et 58 syllabes (un seul poème), avec une majorité de poèmes à 49 et à 52 syllabes. Cette régularité est comme le moutonnement de la mer mais aussi comme un quadrillage du temps et de l’espace où interviennent des mots pour dire le commun, l’espace commun, « l’eau commune », la vie qui est commune aux humains ; un quadrillage aussi où se déploient les drames, les morts, l’intolérance, la répression.

Le dernier poème, un des trois de 48 syllabes, est une adresse au lecteur, pour un accueil sans frontière, international, grevé par le fossé établi entre un « eux » et donc un « nous » par les politiques des frontières, de l’immigration de la Communauté Européenne et les pays à qui elle sous-traite la gestion des flux de migrants, selon le langage technocratique. Le poème, page 31, soit presque au milieu du recueil, possède le plus grand nombre de syllabes, 58, et parle du patriotisme

« le moindre rocher

lié à un drapeau. »

Cette dualité entre l’ouverture à l’autre et le rejet de l’autre est au cœur tant de la composition que de l’organisation thématique.

 Une poétique tragique de l’espace

Prenons l’espace parce que la poésie de Constantin Kaïtéris est d’abord géographique. Deux dimensions s’opposent : l’horizontalité et la verticalité.

À l’horizontalité correspond le désir de la traversée. C’est la dimension essentielle de la migration, ce mouvement lié depuis le fond des temps à l’hominisation, à l’humanisation et à la socialisation. Étroitement liée se trouve l’atteinte de la destination, qui est aussi un désir de vivre.

À la verticalité, correspond la mort, la « fosse commune », la disparition. La verticalité est associée au refoulement, au rejet, à la mise hors d’atteinte. La destination se mue en profondeurs des « basses fosses ».

La tension entre l’horizontalité et la verticalité structure thématiquement le recueil de Constantin Kaïtéris. C’est une tension, avec des points de jonction qui soulignent la tragédie sous-jacente à l’acte poétique, le motivant dans un élan de dénonciation. Un point de jonction, c’est, par exemple, l’horizontalité du corps d’un enfant migrant mort sur une plage : l’horizontalité du désir se mue en mort. Un point de jonction, c’est aussi, par exemple, la « fosse commune » où le commun qui unit, ici disperse, annihile.

Par la superposition thématique propre à l’espace migrateur, s’appose sur le sens du poème des figures carcérales, que ce soit en horizontalité (canot, terre barbelée) comme en verticalité (la fosse, la noyade). La mort s’affiche, alors, sur les eux dimensions, par le corps sans vie, par les noyés coincés « par le fond » entre les rouillures du bateau trop vieux.

Autre opposition géographique, l’opposition entre la mer et les rives, la mer qui relie et les rives qui se font face.

 Rives et dérives de la civilisation

Le recueil de Constantin Kaïteris, parce qu’il est très structuré, parce que la contrainte d’équilibre imposée aux poèmes dans leurs dimensions et décomptes de syllabes, s’entrouvre à des questionnements d’ordre anthropologique. L’eau, la mer, les rives, les morts, les directions de navigation, les surveillances, mettent aux prises des anonymes dans

« Une eau anonyme

d’un bleu amnésique ».

De la fosse commune, par le fond de la mer commune, au corps humain sans nom échoué sur une plage sans dénomination, ce sont les naufrages itérés de nulle émotion médiatique accompagnante : l’anonymat sied à la fabrique de la banalité. Le geste guerrier du refoulement si largement commenté refoule le sentiment de la sympathie pourtant, du fond des âges, issu des instincts sociaux au temps où l’animal n’était pas encore devenu homme. Tuer l’homme en soi, voilà le programme pour les dirigeants de la Communauté Européenne volontiers humaniste en ses déclarations. Le programme nouveau s’est banalisé.

Dans Une Eau commune et bleue, le paradigme de l’anonymat est nourri par les thèmes de l’oubli, de l’amnésie, de la servilité, de la diminution, de la réduction (« un passé réduit »).

Ce paradigme trouve à s’appuyer sur celui de la surveillance dont voici la plupart des mots : barrière, boucle, chiffrés, contrôle, cyclope électronique, filet, galère, garde-côtes, humiliation, inhabitable, jumelles, exploitation, œil tournant, pêche à l’homme, piège, porte fermée, prison, projecteur, quadrillages, radars, refoulé, servilité, statistiques, surveillée, torture, à vue d’œil.

Et ce paradigme ouvre l’entrée de la mort : à bout de souffle, cimetières, corps de l’enfant, disparus, effacées, s’enraie, fosse commune, linceul, mort d’un enfant, le moyen de mourir, noyade, se noient, par le fond, perdre pied, à perte de vie, sombre, tombe.

Du pouvoir du poétique ?

Peut-on se saisir de l’horreur ? La distance du poétique le permet-il ?

Contre l’immersion des corps est l’émergence du poème. Parler de transfiguration artistique de l’horreur a-t-il un sens ? Probablement pas. En revanche la poésie d’Une Eau commune et bleue est un partage. Avec des pages, une mise en page, des mots et du rythme, une distance opère entre le poète et son lecteur ou sa lectrice pour communiquer. Cette transitivité recherchée se signale dès le premier poème avec parler la mer (« la parler ») comme si la mer était une langue, une langue « bleue ». Parler la mer c’est peut-être entendre ceux qui rêvent d’autres rives, les entendre et les écouter ? Les « rêves de rives » et les « rives de rêves » sont alliés par le chiasme qui assure la liaison des poèmes pages 10 et 11. Le chiasme signifie l’unité du rêve et des rives, comme l’« Eau commune » est « eau des deux rives », c’est-à-dire celle qui réunit les deux rives, de la même manière que la paronymie des deux mots de chaque syntagme, différenciés uniquement par une voyelle, réunit en rêves les rives c’est-à-dire les terres, c’est-à-dire les habitants des différentes rives. La figure de la paronomase et le procédé du chiasme signifient l’opération de la réciprocité. Or, la raison politique humaine pervertit celle-ci en l’image du « miroir », c’est-à-dire une perversion du réciproque en autotélique, soit une réciprocité close dans l’illusion. Par cet éreintement de la réciprocité, le « nous » est impossible à constituer,

« C’est notre mer

aux eaux pers

notre mer profonde,

inhabitable

(…)

notre mer

de liaison

et de séparation

(…)

notre mer

(…)

mer vineuse aux feux sombres »

Or, sans constitution d’un nous, l’humanité est impuissante (« homme impuissant ») et donc verse dans l’impersonnel, dans ce « ils » du « ils se noient ». Et se dessine même un nous en opposition à un eux, soit une défaite du mélange, une défaite de Babel (« en vingt langues », « sabir des ports »), une victoire de la « haine » et de la capture des « vents ». Un Nous tronqué, un Eux refoulé, un Entre (la mer entre deux rives) qui se creuse en fosse pour accueillir la mort, les mots fouillent le désastre d’une barbarie en cours où même le langage est en péril puisque l’autotélique, qui s’est substitué au réciproque, fabrique des

« sans parole

sans papiers »,

C’est à nouveau à travers la qualité géographique que l’on peut lire le thème de l’équilibre dans son lien avec l’acte d’écrire. Un équilibre est, en amont du recueil, posé entre mer et terres (rocher, terre, îles, îlots, semis d’îles, plages). L’acte d’écriture survient lors de la rupture de l’équilibre quand le voyage maritime, qui parcourt la mer d’entre les terres, la mer de communication, se trouve torpillée par la météorite politique de la haine, de la force, du profit. S’ouvre alors l’abîme, une « fosse commune » où l’eau engloutit les corps, les porte par le fond, retrouver le rocher, la terre : monde sombre et terraqué.

 De la raison circonstanciée de la poésie

Dans la répression de l’altérité désirable (« chacun est tout autre »), à laquelle les organismes internationaux de la régulation du capital s’emploient, se lit la volonté de substituer à l’exode d’humanité le regrès des sentiments altruistes et l’installation du règne de la claustrophobie. Il s’agit d’effacer la polytonie des langues et des peaux pour instruire la monotonie des vies réglées par la police des limites, et le glas distinct des gardes-frontières.

La monotonie s’égrène par l’itération des naufrages survenant dans un présent chaque jour dupliqué. Le futur, pour les corps perdus en mer, échoue à ouvrir quelque porte si cadenassée. Les annonciations d’empathie s’y fracassent. Même les couvertures de survie prennent une connotation funèbre.

Comment faire de l’immensité sans clôture de l’horizon le lieu où s’exaspèrent les révulsions humaines en constructions de clôtures étanchéifiées pour étouffer la définition même de l’hominisation qu’est la migration, le mouvement, la découverte, les rencontres ?

Dans Une Eau commune et bleue le va-et-vient des vagues n’est qu’un va-et-vient (« flux et reflux ») à l’intérieur d’un surplace où la seule échappée demeure la profondeur ouverte par la verticalité. Le stable écrase l’équilibre, l’immobile paralyse le mouvement, la verticalité fracture l’horizontalité. Cette poésie, qui signe la litanie des morts en Méditerranée, retrouve une ritualisation propre à la poésie de circonstance. Et par là-même, ne rappelle-t-elle pas la poésie à réorienter son dire pour parler le temps de l’eau, de là, d’ici ?

*

Le recueil de Constantin Kaïteris exprime l’humanité expirante régie par les expulsions, les exclusions, les refoulements, le va et le vient de ce qui se ferme et se cadenasse. Clôture et claustration d’une part, atomisation, fragmentation, éclats (îles, semis d’îles, rochers…), d’autre part, sont les deux destinées déceptives de l’humanité contemporaine. Une instance persécutrice jamais nommée mais toujours présente par ses actes, ses instruments et ses agents de répression, disperse, chasse, brise, pour contrôler, entraver, endiguer, bloquer, enfermer, rejeter, une humanité en mouvement, migrante, humanité persécutée désignée en Autre négatif démoniaque. Une Eau commune et bleue dit pleinement l’in-humanisation en cours des temps que nous vivons. Et malgré le dernier poème, la rigoureuse composition et la structure serrée du recueil inhument le désir, exhument l’angoisse, substituent pour commune la fosse à l’eau. Comment pourrait ainsi se construire un nous intégral d’humanité institué par réciprocité internationale ? C’est l’interpellation d’Une Eau commune et bleue de Constantin Kaïteris.

Philippe Geneste

25 avril 2024, lendemain du jours des morts

d’une fillette de sept ans, de trois hommes et d’une femme trouvés sur une plage de Wimereux, dans le Pas-de-Calais. 


Nota Bene: sur Constantin Kaïteris, lire le blog lisezjeunessepg du 4 mai 2014 et celui du 26 août 2018. 

19/05/2024

De documentaires en fictions informatives

Les documentaires pour l’enfance informent et, bien souvent, pour mieux s’approcher des intérêts enfantins, ils prennent le chemin buissonnier de la fiction. Des tout-petits aux adolescents, voici quatre illustrations de ce cheminement en aller-retour de la fiction documentaire au documentaire, traitant de vie sociale, de faits de société mais aussi d’Histoire.

 

DEXET Hector, On Partage ?, amaterra, 2023, 22 p. 14€90

Cet ouvrage aux trous savamment réalisés pour construire des récits parallèles procède par couleurs vives, souvent passées en aplats, parfois striées, comme grattées et se complique de rabats. Le thème est simple : la vie sur terre est née et se développe par le partage des écosystèmes par des espèces vivantes fort diverses. Les personnages présents sont dessinés en gros plan, de telle façon qu’ils accentuent la charge humoristique. Le partage, la contamination, l’entraide, la confiance sont ainsi présents dans l’album fortement cartonné à bouts arrondis pour ne pas blesser les quenottes des petits. Il prend une charge politico-éthique lorsque, pour se nourrir, souriceau et lapereau partagent « les mêmes racines »… Magnifique…

 

SEITHUMER Ingrid, Pourquoi La Laïcité, illustrations Élodie PERROTIN, éditions du ricochet, 2022, 128p. 13€,

Les idées reçues, un tour du monde de la laïcité, l’historique et le « malaise actuel ». Une présentation de quelques figures laïques (Pierre Bayle 1647-1706, Ferdinand Buisson 1841-1932, Jean Jaurès 1859-1914, Thomas Jefferson 1743-1826, Benito Juárez 1806-1872, Pauline Kergomard 1838-1925). Un lexique, assez bref mais bien utile, clôt l’ouvrage.

Le traitement des idées reçues est d’une grande clarté et porte sur les principes en s’appuyant sur des faits contemporains, ce qui peut faciliter la compréhension du propos pour les adolescents et préadolescents. Des religions sont passées en revue (judaïse, christianisme, islamisme, bouddhisme). Des notions proches sont intelligemment différenciées (espace ou domaine public vs sphère publique ; laïcité vs sécularisation), d’autres explicitées comme celle du concordat, en vigueur en Alsace et en Moselle, régime dérogatoire puisque la séparation de l’Église et de l’État ne s’y applique pas.

Le livre montre comment l’école est devenu le refuge « républicain » de la laïcité parce que les autres institutions sont soit discréditées aux yeux des « citoyens » soit inefficaces pour assurer le soutien de tous au principe laïque. Cette concentration de la question sur l’école a pour effet, aussi, d’exacerber les oppositions, les querelles partisanes surtout quand les préoccupations politiciennes s’en emparent, par ministres interposés. Le danger est alors de voir l’école sombrer dans la morale civique et l’éducation comportementale en lieu et place de l’enseignement et de la réflexion pédagogique.

 

PEIRON, Denis, Copain du journalisme, illustrations Éva ROUSSEL, Benjamin FLOUW, Milan, 2024128 p. 15€50

Savoir l’essentiel sur les coulisses de l’entretien, du reportage, de l’écriture d’un article, du fonctionnement d’un journal, de ce qu’on nomme l’actualité, le rapport à la réalité du discours journalistique, des différents supports c’est-à-dire des différents médias où s’exerce le métier de journaliste. Connaître aussi les métiers liés à l’activité journalistique, le métier de journaliste lui-même, les formations qui y mènent…

Le livre de Denis Peiron, lui-même journaliste, s’appuie pour développer les informations et son argumentation sur des exemples précis, pris dans l’actualité. Il est alors servi par un travail d’illustration qui donne confort à la lecture et qu’il facilite.

Par ailleurs, l’ouvrage donne des clés pour construire la Une de son journal, pour faire une interview, réaliser un sondage et mettre en page son article. Tous les élèves participant à un atelier journal dans leur collège ou leur lycée trouveront dans ce livre matière à approfondir leurs connaissances et des ficelles pour mener à bien leur entreprise éditoriale. Les lycéens y trouveront des pistes pour la formation et pour déterminer leur choix parmi les métiers du secteur professionnel, si tel est leur projet.

 

BENSARD Eva, L’Amie secrète de la tour Eiffel, illustrations de Zozia DZIERŹAWSKA, amaterra, 2023, 52 p., 17€90

Le titre porte en lui le détournement d’intérêt sur lequel repose l’album. D’une part il annonce une énigmatique amie d’un monument, ouvrant l’horizon d’un conte merveilleux où les objets sont personnifiés. D’autre part, il assoit l’intérêt pour un sujet à la reconnaissance certaine ou quasi, par l’enfant qui commence juste à lire, la tour Eiffel, ouvrant l’horizon du documentaire. Et l’ouvrage mêle ces deux horizons d’attente, travaille à la satisfaction de la curiosité ainsi suscitée.

L’amie est une cheminée, qui existe, certes, mais dont l’histoire est peu instruite, ce qui laisse libre l’imagination d’Eva Bensard. C’est elle qui raconte l’ouverture du chantier en janvier 1887 et sa clôture en mars 1889. C’est aussi elle qui décrit le lien d’amitié monumentale qui va la lier à sa géante voisine. Le dessin tirant vers le réalisme avec une modalité d’exécution appropriée au fanzine plaît jeune lectorat. Les couleurs sobres et mates donnent une tonalité douce à l’album.

Philippe Geneste avec la complicité de la commission lisezjeunesse


12/05/2024

Dans l’inachèvement des sentiments

ROMAN Ghislaine, L’Ivresse des profondeurs, Le Muscadier, 2024, 88 p., 11€50

« Avoir mal n’offre-t-il pas un départ irrécusable à l’expérience sensible la plus commune ? »

Jacob, André, Penser le mal aujourd’hui. Contribution à une anthropologie du mal, Paris, Penta, 2011, 195 p. – p.97.

Le discours de Luce reproduit un fatalisme bovarien, en se cramponnant à des représentations justificatrices de la violence qu’elle subit de Tobias. Elle répète des lambeaux de phrases venus d’un stock qui semble inépuisable, mais qui est aussi un réservoir d’images figées de la relation amoureuse fantasmée. Luce refuse de voir.

Sasha n’adhère pas à ce fatalisme, elle éprouve l’irréalité de ce qu’affirme Luce, mais, fragilisée par un processus de socialisation qui ressemble à un parcours d’obstacles, elle refuse d’aller contre l’univers discursif de son amie afin de ne pas la perdre. Sasha chute dans le fossé qui sépare son discours, son action surtout, de ce qu’elle sait avoir entendu dans l’attitude de Luce. Sasha refuse de faire savoir et met son énergie à ne pas croire en ce savoir pourtant perçu, déniché. Ne pas dire, ne pas savoir devoir dire entraîne la fêlure depuis laquelle la narration du roman est prononcée.

Chez Luce, ne pas vouloir dire, réprimer son vouloir dire, enclot l’adolescente en un territoire qui se situe hors du réel. C’est dans cette déréalité que s’accomplit la déréliction de sa personne, corps affligé, cœur saignant, esprit en dérive mortifère. Luce, à force de répétition s’enferme dans son discours déréalisant. Elle s’enferme ainsi dans la violence subie mais masquée. Objet des coups, elle ne peut plus se récupérer comme sujet. La représentation aliénante triomphe en ce que Luce s’identifie à cet objet frappé qu’elle est devenue. Et cette identification fait disparaître à ses yeux, son identité d’être libre. La répétition des coups, des discours tenus stéréotypés, se ferment sur elle, bouchent tout horizon autre. Luce a remplacé les relations réelles avec Tobias par des représentations de l’amour imaginé. Celles-ci se sont édifiées dans les discussions avec les copines, dans des lectures ou vision de fictions sentimentales. Elles forment la matrice stéréotypée et conventionnelle dans laquelle Luce fait entrer de force sa relation avec Tobias, quitte à tordre le réel.

Ce déni de réalité entraîne aussi l’amitié : celle-ci est remplacée par Luce en demande de complicité frauduleuse ; quant à Sasha, elle se perd dans cette amitié déniée et donc peu à peu insaisissable. Le roman fouille alors l’aliénation, ce mal où un autre figé, destructeur s’immisce dans le sujet. Luce présente un comportement aliéné c’est-à-dire étranger à ce qu’il est, un comportement couvert par une fausse conscience du rapport qu’elle entretient avec Tobias. Le discours qu’elle tient à Sasha et le discours intérieur de Sasha refusant de contrer ce discours jusqu’à le faire, extérieurement du moins, sien, dans ces deux discours s’accomplit la perte de la puissance analytique du langage. Un processus de symbolisation construit chez Luce la fausse conscience et un autre processus de symbolisation construit chez Sasha son impuissance à agir (le discours retenu fait barrage). Chez Sasha, ce processus œuvre à l’inverse de ce qu’elle éprouve, à l’inverse de l’amitié profonde qu’elle voue à Luce et annihile la conduite d’entraide que, spontanément, elle souhaiterait mettre en œuvre, mais que, sous les interdits discursifs de Luce, elle refoule. C’est pour cela, à cause de ces contradictions qui la minent, que Sasha perd pied avec le réel, dans une souffrance qui la paralyse.

La vérité semble se révéler lorsque la relation normative au réel se réinstaure sous l’impact de l’enquête politico-judiciaire sollicitée. Mais, et c’est un effet de la composition du roman, il n’en est rien ou, plutôt, cette vérité est problématisée par la fin du roman. Sasha, par complicité d’amitié, s’est épuisée dans l’adhésion aux conduites de détour de Luce, jusqu’à entrer dans une duplicité que dénoue l’acte dernier de sa complicité en amitié. Le dénouement où vengeance et hasard se confondent est ambigu. La justice va chercher à dénouer cette ambiguïté, savoir s’il y a duplicité volontaire, aidée en cela par l’institution psychiatrique. Le roman de Ghislaine Roman, bien qu’à partir d’une toute autre problématique, entre en écho avec Coupable ? de Yves-Marie Clément, dont la narratrice, « Élona, est accusée soit de complicité soit de non-assistance à personne en danger » (1). L’Ivresse des profondeurs comme Coupable ? analysé par Annie Mas est un « roman [qui] éveille notre empathie et [où] nous ressentons les émotions qui (…) submergent » l’héroïne. La fin du roman interroge la possibilité de l’articulation du système des valeurs personnelles qui animent Sasha avec le système des valeurs de l’ordre social rappelé par l’enquête judiciaire relayée par l’institution psychiatrique.

Cette interrogation vient placer Tobias, le jeune homme violent, au centre du récit. La problématique se déplace alors vers la coïncidence que la société recherche entre les conduites individuelles et la loi. La question de la socialisation est alors posée en différenciation avec celle de l’inclusion qui rabote. La socialisation dans le groupe des pairs et la socialisation élargie à la société doivent s’articuler. Or, dans L’Ivresse des profondeurs il y a échec de cette articulation. De plus, où s’indexe le réel entre la représentation du bonheur qui alimente le désir de Luce et l’univers de normes et de règles sensées constituer la représentation aboutie de la vie en société ? 

La fin n’est ni euphorique ni dysphorique, mais elle demeure dans l’inachèvement et c’est une richesse pour la lecture à qui est confiée l’achèvement de l’histoire.

Philippe Geneste

(1) CLEMENT Yves-Marie, Coupable ?, édition le muscadier, collection Rester Vivant, 2023, 79 pages, 11€50, chroniqué par Annie Mas sur le blog https://lisezjeunessepg.blogspot.com/ du 19/11/2023. Les citations sont d’A. Mas.

05/05/2024

Balade écologique et danses en comptines

MOLAS Charlotte, Balade en forêt, amaterra, 2024, 14€90

Une nouvelle réussite d’amaterra pour cet imagier élaboré en bande dépliante. Le petit y est invité à traverser le printemps et l’été, de jour et de nuit, puis l’automne. Dominent, dans les images, le vert  le bleu nuit puis le marron. Intelligemment conçue, la bande imagière inscrit des personnages dans les vignettes. Le ruban déplié se retourne et, alors, l’enfant trouve l’imagier dont l’adulte peut s’emparer pour inviter le petit à retrouver sur la bande du verso chaque sujet dénommé. Les couleurs douces, le plaisir de la manipulation, tout concourt à faire de cet ouvrage un beau cadeau à l’enfant jusqu’à 4/6 ans. 

 

DAVIES Nicola, La Vie en vert. L’histoire des plantes de notre planète, illustrations d’Emily SUTTON, les éditions des éléphants, 2024, 40 p. 15€50

Le sous-titre explicite précisément la teneur de cet album qui s’adresse aux enfants de fin d’école primaire mais aussi aux collégiens. Le propos est scientifiquement instruit, guidé par un point de vue évolutionniste que sert avec brio l’illustratrice. Les dessins aux effets naïfs, les couleurs enchanteresses et, à leur manière, explicatives du point de vue documentaire, motivent le lectorat à reprendre le texte pour en voir sa traduction graphique et ainsi entrer plus avant dans la compréhension du mécanisme qui fait de la vie en vert un indispensable point d’appui de la vie des plantes, animaux et humains. Surtout, Nicola Davies et Emily Sutton démontrent, avec simplicité mais sans entamer la réalité des processus de la fabrication du CO2 et de l’oxygène, le lien intime entre la géologie et le biologique, entre la constitution de la terre et le développement des organismes. Intelligemment, les autrices ont intégré des frises chronologiques de l’évolution des plantes directement sous les illustrations foisonnantes des doubles pages. Lire cet album documentaire est un régal pour la vue, un régal pour l’intelligence, une stimulation de l’intérêt à faire naître tant chez les petits que les plus grands pour les forêts, pour le végétal et donc pour la vie naturelle. Un livre magistral.

 

SEKANINOVA, Stĕpánka, Le Monde des fourmis, illustrations de Zuzana Dreadka KRUTÁ, Albatros, 40 p., 12€90

L’autrice a choisi de s’adresser directement à son lectorat, jeune, à qui on lira l’ouvrage dès 5/7 ans ou qui le lira seul (7/10 ans). L’expérience de la commission lisezjeunesse a montré que des plus âgés (11/12 ans) se l’appropriaient avec intérêt…

Fortement cartonné, de format confortable (24x28 cm), didactique dans sa présentation illustrée où des cases dessinées portent le texte explicatif ou informatif, l’ouvrage vise l’efficacité. Il s’agit de faire comprendre ce que sont des insectes sociaux, de montrer la diversité des rôles que se répartissent les membres d’une même fourmilière, de susciter la curiosité en présentant quelques-unes des 25 à 35 000 espèces de fourmis connues, à en décrire l’évolution depuis l préhistoire.

Chaque double-page équivaut à un chapitre dont le titre étonne et stimule la lecture : « Le radeau de la fourmi », « La prise du château », « Les grosses têtes partent en guerre », « Les fourmis Dracula », etc. Comme il apparaît, le choix est fait d’une approche anthropomorphique, pour appuyer par l’humour du dessin le propos entomologiste. Ce serait un bémol, mais il faut saluer que le texte et l’image s’épaulent pour expliquer de manière démonstrative tel ou tel aspect de la vie des fourmis ou de leur constitution.

La commission a beaucoup apprécié l’album documentaire, suscitant les lectures et donc stimulant la curiosité des enfants. N’est-ce pas la preuve d’une réussite de l’œuvre ?

 

MICHAUD Raphaëlle, Mes Comptines pour danser, Gallimard, 2024, 12 p. 10€

Raphaëlle Michaud rassemble ici cinq comptines : C’est Gugusse, Un petit pouce qui dance, J’ai un pied qui remue, La fille du coupeur de paille, L’alouette est sur la branche. Toutes s’adressent aux enfants petits, tout petits et moins petits, à la fois par les yeux et par les oreilles. Il s’agit en effet d’un livre sonore aux arrangements gais. L’adulte pourra s’appuyer pour sa relation à l’enfant sur les illustrations aux couleurs dynamiques réalisées sur un support fortement cartonné. Un « jeu inédit de cherche et trouve », alliant vue et ouïe, vient augmenter le livre aisément manipulable, dès deux ans.

Philippe Geneste