EFFAH Charline, Les
femmes de Bidibidi, Paris, éditions Emmanuelle Collas, 2023,
226 p. 19€
L’histoire de ce roman se confond
avec le témoignage de sa narratrice, Minga qu’un long périple amena aux confins
de l’horreur, de Paris jusqu’au nord de l’Ouganda dans le camp de Bidibidi où
se sont réfugiées des femmes meurtries par la guerre et la violence machiste.
À Paris, toute enfant déjà, c’est
dans sa famille qu’elle a rencontré cette violence-là. Son père, Émile Meyer,
jaloux du passé, du charme, de l’intelligence de sa femme, Joséphine, la mère
de Minga, lui fit vivre de longues périodes d’insultes et de brutalité. Une
nuit, une maltraitance de trop laisse Joséphine en sang. Minga n’a alors que
huit ans. Elle soigne le visage blessé de sa mère, l’aide à s’habiller et
malgré son chagrin, l’aide à préparer son départ, à faire sa valise, lui donne
même l’argent de sa tirelire.
Pendant des années, Minga va
vivre seule avec son père, cet homme enfermé dans ses rancœurs, son alcoolisme.
Taciturne, il ne s’exprime que dans ses peintures dont il encombre leur foyer.
Seul un de ses tableaux attire Minga : « L’Arbre à palabres »
qu’il lui offre.
À
la mort d’Émile, Minga, maintenant adulte, découvre les lettres de Joséphine
qu’il lui avait cachées. Elle décide alors de partir sur les traces de sa mère,
devenue infirmière dans une ONG, en Ouganda. C’est dans le camp de Bidibidi,
que de nombreuses personnes venues du Soudan du Sud ont trouvé refuge, fuyant
la guerre civile, les massacres, les famines et les viols.
Minga raconte alors ses
rencontres avec des femmes, les histoires douloureuses qu’elles lui
transmettent, et aussi l’empreinte que Joséphine a laissée, avec ses soins très
doux et sûrs malgré le manque de moyens, avec son engagement moral et
l’empathie qui l’a conduite au péril de sa vie.
S’esquissent alors toutes ces
figures féminines rompues sous la bestialité permise par la guerre et la
violence machiste qu’elle nourrit. Avec ce désir qui malgré tout
subsiste : survivre. C’est, par exemple, Jane qui poursuit son rêve
improbable jusqu’à s’avilir et se prostituer pour retrouver son enfant que la
guerre lui a enlevé ; c’est, par exemple, Véronika dont le corps meurtri
ne désire plus l’homme aimé ; c’est aussi Rose dont les seins douloureux
pleurent de l’absence des petites jumelles auxquelles leur lait était destiné.
Depuis son arrivée, la jeune femme cache sa honte et son malheur, comme nombre
de femmes dans toutes ces guerres qu’elles subissent.
Rose qui pleure ses petites
filles et son amour perdu, nommé Chadrak Mayok, au passé d’enfant soldat. Ils
vivaient autrefois à Juba, au sud profond du Soudan, dans une chambre dont elle
prenait grand soin. C’était leur foyer qui sentait bon la douceur des corps de
leurs petites jumelles, âgées de quelque mois. Puis en 2011 la guerre est
devenue guerre civile et Chadrak est partit se battre contre l’ethnie de Rose.
La jeune femme a dû fuir alors la ville massacrée, emmenant ses deux bébés.
Est-ce une lettre, est-ce des mots échappés de l’horreur, qui racontent à Minga
comment Joséphine découvrit les blessures de Rose, celles de son âme et de son
corps, écoutant l’horrible histoire de l’infanticide, les viols des bourreaux
en meute qui détruisirent au-delà de l’intime. Les mains de Joséphine se sont
faites berceaux, corolles de douceur qu’elle tisse de ses mots, de la chaleur
de sa voix pour soigner la jeune femme.
Quelques jours plus tard, c’est
en guerrier plein de sang et de haine, semant l’effroi, venant en maître
réclamer son dû que Chadrak Mayok retrouve Rose au camp de Bidibidi ; il
ne lui épargne ni l’humiliation, ni le viol, ni les coups.
Mais bientôt les paroles
racontées se bousculent et sous une violence haineuse, la vie s’enflamme,
s’éparpille en cendres humaines. On le sait bien, la bestialité et la volonté
de puissance ne sont pas toujours genrées et nombre d’hommes les ont en détestation :
comme dans le roman Jean, amant de Minga, Moïse, mari de Véronika. Par quoi
sont animés des hommes comme Émile ou Chadrak Mayok pour s’épandre en
bestialité et choisir la mort ?
Mais arrivée au terme de sa
quête, ce ne sont pas des hurlements guerriers dont se souvient Minga, mais
bien les paroles des femmes de Bidibidi, leur lutte pour la vie, leurs
échanges, leurs entraides, leurs rêves entravés aussi… tout comme ne la quitte pas,
éparpillée dans le bruissement des arbres, la voix de Rose, l’appelant « Minga,
Minga ». C’est le prénom que Joséphine lui a donné et qui signifie
« femme » en langue gabonaise, sa langue d’origine.
Annie Mas
Pour
préadolescents et préadolescentes
ODOH Paula, Le Prix de la détermination. L’histoire d’une vie,
préface de Maurice Gohou Wondji, L’Harmattan, 2024, 74 p. 11€
La page
de titre précise le genre du récit proposé par Paula Odoh : « roman ».
La lecture va donc s’orienter vers le roman d’apprentissage d’une
pré-adolescente, Djèna, que l’on va suivre jusqu’à son âge de jeune fille.
L’enfant, appuyée par sa mère, va persévérer dans son projet d’aller à l’école
et d’accomplir sa scolarité complète, dans une société où les filles sont
promises très tôt et au mariage et aux travaux domestiques.
L’ouvrage,
écrit avec simplicité, s’appuie sur une connaissance précise que l’autrice
inclut dans les péripéties de l’histoire de la vie de Djèna. Malgré les
coquilles qu’une seconde édition ne manquera pas de faire disparaître, on reste
accroché au devenir de l’enfant puis de l’adolescente ivoirienne dans le
contexte de la toute nouvelle indépendance du pays. Plusieurs thématiques sont
abondamment traitées par la fiction : l’école, bien sûr, la sexualité et
notamment l’éducation à la sexualité, le rapport à la tradition, la tension
entre la nécessité de préserver la culture d’un peuple et celle de contourner
les aspects oppressifs que cette culture peut comporter, enfin, la thématique
de la séparation ne cesse d’être renouvelée au fil des épisodes de la vie de
Djèna.
C’est
cette dernière thématique que cette chronique se propose d’analyser.
Si Djèna
se sent poussée à quitter le campement, c’est-à-dire à quitter le connu, c’est
parce que se séparer de son milieu stimule une pulsion de savoir. L’enfant veut
agrandir son champ de vie, elle veut donc grandir. La séparation est la
condition de sa réalisation en tant que personne, pense-t-elle. Pour entrer
dans la vie sociale, elle sent le besoin de se construire comme particulière,
elle veut être reconnue comme être singulier. L’acte de quitter ses parents, de
quitter le lieu familial de vie, les camarades, les amies, est, pour Djèna, une
condition pour entrer personnellement dans la vie et il est un instrument
contre l’imposition d’une entrée dans la vie non consentie.
Djèna
s’oppose à la tradition qui l’engluerait dans des fonctions sociales figées.
Djèna refuse d’être privée de sa contribution à la vie sociale : il n’y a
pas de devoir là où la réciprocité n’est pas la relation qui relie les êtres
humains. La séparation est donc comprise et vécue comme une libération. Une
libération, qui n'annule pas pour autant les joies périodiques des
retrouvailles. Bien sûr, c’est un risque. Le roman raconte ce goût du risque et
le courage de le courir. Le Prix de la détermination raconte
donc, aussi, le drame du renoncement et l’histoire se trame sur les
circonstances par lesquelles l’héroïne en rompt la fatalité. Dans un des nœuds
du récit, est à son comble la tension entre d’une part le respect de la
tradition (à travers la reconnaissance envers la vie du peuple) et, d’autre
part, la volonté de Djèna, alors enceinte, de poursuivre ses études, poursuite
interdite par les codes sociaux. Djèna, dans une séquence narrative intense va
faire éclater la contradiction et surmonter l’obstacle en retournant à son
avantage la scène sociale du consentement (au mariage) qui, au fond, est un
reniement de la personne consentante, mais qui assiéra le devenir autonome de
la jeune fille. L’épisode réagit avec force à la négation de la personne féminine
par la société patriarcale, négation qui pousse les filles à se renier comme
personne et à s’assujettir aux normes aliénantes de l’ordre social. Le roman
croise les déterminations sociales, de sexe, de culture, de religion et de
géopolitique (les écoles étant tenues par des coopérants de l’ancienne
métropole impérialiste.
Philippe Geneste