Anachroniques

26/04/2020

Cheminements d’enfances

Davies Benji, Mia, Milan, 2019, 32 p. 11€90
L’enfant impatient de grandir, voilà le thème de cet album qui est conçu sur la peur de la dévoration autant que sur le désir d’atteindre l’âge adulte. Dans ce parcours vers l’indépendance, le plus petit têtard de la mare devra affronter bien des dangers. Il y a d’abord l’art de déjouer les envies gloutonnes des prédateurs et puis il y a, aussi, l’art de contrer les angoisses. Le chemin de l’apprentissage passe par une expérience de la solitude qui fait sentir à Mia combien on vit mal sans les autres. Grandir devient alors synonyme de se rapprocher et d’aller vers les autres. Symbolique, le récit s’achève quand Mia sort de l’enclos aquatique de la mare et accède à l’air libre. Le têtard est devenu grenouille parmi les grenouilles…
L’album abonde en variantes de verts sur papier mat. Le lecteur partage ainsi, par la couleur, le milieu sombre de la mare. Mais les personnages qui habitent cette dernière sont croqués avec humour. Mia n’a rien d’un animal mythique, mais se présente dans toute sa fragilité au cœur d’un univers hanté par les prédateurs. Grâce à ce trait d’humour du dessin, pour l’enfant qui lit, la frayeur est ainsi mise à distance. L’anthropocentrisme de ce têtard parlant est alors déjoué. Mia n’est point un apologue moral, juste une histoire qui se finit par une image de liberté : Mia bondit et s’évade du monde clos qui l’a vu naître et grandir. Il n’y a pas, de la part de l’auteur, de recherche d’une identification de l’enfant à la grenouille. Au contraire, la fin du récit l’en sépare définitivement. La nature est rendue à elle-même et l’humain à sa condition de lecteur qui peut méditer le parcours initiatique de Mia.

Mbodj Souleymane, Le Caméléon qui se trouvait moche, illustrations de Magali Attiogbé, éditions de l'éléphant, 2019, 32 p. 14€
Comme toujours avec Souleymane Mbodj, l’enfant est invité au cœur de la tradition du conte africain. Non content de porter une morale, ce type de conte transmet une sagesse, ici l’idée qu’il faut savoir trouver en soi les qualités qui nous font. Le Caméléon qui se trouvait moche combat le sentiment d’infériorité, ce sentiment qui peut soit détruire la personne soit la porter à la jalousie et l’agressivité. Au fil des pages luxuriantes exécutées dans un style africaniste, illustrées au trait naïf et en couleurs primaires par Magali Attiogbé, le lecteur est amené à adopter le point de vue de la sagesse dont est dépositaire la magicienne Sadio. Il accompagne ainsi la détresse du caméléon puis sa renaissance morale grâce à l’intériorisation de la sagesse populaire. Loin d’être une morale, la sagesse du conte est ici le produit d’un cheminement. Le caméléon devient le porteur de ce qui constitue en comportement cette sagesse visée : la détermination, la prise d’information sur le réel, la prudence, la capacité d’adaptation, la sincérité, l’expression sans détour des sentiments. La magicienne apprend aussi au caméléon que l’on n’est pas le meilleur juge de soi-même, qu’il faut savoir écouter les autres parce que nous sommes faits des relations que nous entretenons au sein du peuple où nous vivons.
Philippe Geneste

20/04/2020

Mémoire de lectures : l’esclavage en jeunesse

Foix Alain, Histoires de l'esclavage racontées à Marianne, illustrations de Benjamin Bachelier, Gallimard collection Giboulées, 2007, 64 p. + 1 CD, 14€50
Voici un remarquable ouvrage avec un support audio-phonique des plus riches, puisque les histoires du livre y sont mises en forme dramaturgique (avec un narrateur et des comédiens professionnels). Si le cadre de l'Assemblée Nationale laisse prévoir une absence de véritable critique de la politique coloniale de la France, il n'empêche que le livre offre une vision des plus intéressantes sans didactisme aucun.

Mfoumou-Arthur Régine, L'Esclave Olaudah Equiano. Les chemins de la liberté, L'Harmattan, collection jeunesse L'Harmattan, 2006, 116 p., 12€
Le livre, issu d'un travail universitaire, conte l'épopée d'un jeune esclave arraché d'Afrique à onze ans et qui va conquérir sa liberté avec une multitude de péripéties par lesquelles le jeune lectorat peut prendre connaissance de la condition d'esclave, notamment sur les navires. Le racisme est, évidemment, abordé lorsque Equiano obtient son affranchissement. Pour autant, le récit autobiographique initial, qui sert de fil conducteur au roman de Mfoumou-Arthur, n'est pas un récit de révolte ni un récit qui lance un message de révolte. Equiano va se convertir au protestantisme et cherche, toujours, à composer avec les blancs pour améliorer sa condition d'esclave. La religion tient une place prépondérante dans ce récit. Un livre intéressant parce qu'issu d'un écrit authentique d'esclave. Un livre adapté avec intelligence et savoir par Régine Mfoumou-Arthur.
Commission Lisez Jeunesse.
Hassan Yaël, Libérer Rahia, Casterman, collection feeling, 2010, 140 p., 8€
Il s’agit de la vie d’une esclave d’aujourd’hui. L’intrigue est faite des efforts de ses amis pour sortir cette jeune fille marocaine de sa condition. Blandine Audric a quitté le Maroc avec ses parents qui ont emmené Rahia, la fille de leur cuisinière. C’est elle, Rahia, qui, à treize ans, va devoir s’occuper du ménage et de l’entretien de leur maison à Paris. La mère de l’enfant avait cru que les Audric permettraient à Rahia d’étudier en échange de menus travaux. En fait, Rahia est enfermée dans un débarras et relégué aux tâches ménagères. Grâce à deux amis de Blandine et à celle-ci, Rahia va pouvoir sortir de la condition d’esclave. Le récit est juste dans la condition décrite. Il trouve sa force dans l’alternance des voix narratives, puisque chaque personnage narre à la première personne. Il pose la question de la responsabilité de l’individu témoin face à l’injustice. Son point faible est de ne pas poser explicitement l’enjeu de classes sociales qui est à l’origine de l’esclavage moderne. En revanche, il permet d’aborder avec intelligence la question des travailleurs clandestins, par le biais de l’exploitation des enfants.
Commission Lisez Jeunesse
Tamburini Isabelle, Assirini, petite esclave en France, L’Harmattan jeunesse, 2013, 100 p. 11€50
Le point de départ du livre est la guerre du Rwanda, en 1994, que fuit la jeune enfant Assireni. Durant l’exil, la mère la confie à une riche famille de colons blancs, français, travaillant dans le secteur minier du Burundi : « Pierre Dureton avait la conviction de faire dans l’humanitaire : tous ces gens [valets de chambre, chauffeurs, cuisiniers, femmes de ménage, jardiniers et gardes employés pour le service de sa famille] il leur permettait de vivre alors que la guerre civile faisait ses ravages, contaminant le Burundi après le Rwanda » (p.10). A cause de la guerre, ceux-ci retournent en France et c’est dans l’appartement parisien que se retrouve Assireni. Elle ne va pas à l’école, devient Astrid et s’occupe des tâches ménagères. Elle vit recluse chez les Dureton : « vivre et travailler, tout était sur le même plan » (p.38). C’est là le meilleur du roman. Après, l’autrice imagine une fin heureuse qui contrairement au début de l’histoire vient glorifier une forme de charité humanitaire. C’est dommage. On retrouve tradition de fin euphorique, trace du didactisme moralisateur et conservateur qui maintint longtemps son emprise sur le secteur jeunesse de la littérature. On le regrettera car la composition du livre est intéressante, par ailleurs, et la première moitié du roman ouverte au questionnement des thématiques de l’humanitaire et celle de la charité qui jouxte la première.
Commission Lisez Jeunesse & Ph. G.

Adams Simon, Le temps des grandes découvertes, coll. L’Histoire sous vos yeux, Rouge & Or, 2009, 48 p. 1190
Après l’Atlas des explorations publié par Géo-Gallimard jeunesse cette même année 2009, cet ouvrage fait quelque peu doublon, bien que la simultanéité des parutions montre un travail parallèle que nous allons interroger, d’autant plus que les deux livres s’adressent à la tranche des 9/12 ans. Le livre de chez Rouge&Or repose sur des cartes, comme le Géo-Gallimard. Il se présente comme un atlas historique, richement illustré et nous entraîne sur les trace des grands explorateurs, Christophe Colomb, Magellan, Cook qu’il met en rapport avec le contexte historique. Ainsi plonge-t-on dans l’Espagne et son empire, est-on informé sur la Renaissance ; la Russie de Pierre Le Grand est auscultée, l’esclavage fait l’objet de développements, on détaille un peu la création des Etats-Unis. Les civilisations découvertes font l’objet de présentations : Incas, Aztèques, indiens d’Amérique, Moghols de l’Inde, Mandchous de Chine… . En tout état de cause, c’est une introduction par l’image des explorations vues à travers l’œil occidental mais qui n’oublie pas de présenter les civilisations rencontrées et bien souvent conquises voire massacrées. Ph. G.

Savoia Sylvain, Les Esclaves oubliés de Tromelin, Aire Libre, 2015, 118p. code prix DU10
Cette Bande dessinée est le résultat d’un reportage sur l’îlot de Tromelin durant une des missions archéologiques qui se sont déployées sur l’îlot entre 2006 et aujourd’hui. En 1761, l’Utile est un navire de la compagnie des Indes commandé par un certain Lafargue qui a profité d’une mission pour capturer des esclaves à Madagascar. En route pour l’île de France (île Maurice alors française), le navire va se briser aux abords de l’île des Sables, suite aux impérities de navigation du capitaine Lafargue. La plupart des esclaves enfermés dans les cales va périr, une partie de l’équipage aussi. L’île de Sables s’avère un piège : 1 km2 sans végétation. Le lieutenant de frégate Barthélémy Castellan du Vernet  va faire reconstruire une embarcation, mais les esclaves ne seront pas du voyage, bien qu’ayant participé à sa construction. Sur cette poussière de terre ravagée par les alizés et les cyclones, dont le plus haut point culmine à sept mètres, les survivants vont dresser des abris de pierre, et organiser leur quotidien. Quinze ans plus tard, en 1776, le chevalier de Tromelin, envoyé en mission pour vérifier s’il y avait des survivants, va ramener sur l’île de France (île Maurice) les rescapés, 7 femmes et un petit enfant. C’est de ce moment que l’île des Sables est devenue l’île Tromelin. En 1781, Condorcet s’appuya sur l’histoire tragique des naufragés de Tromelin pour argumenter contre la traite négrière.
Le récit de Savoia alterne le journal dessiné de la mission archéologique à laquelle l’auteur participa et l’histoire du naufrage et de l’organisation de la survie. Il s’appuie sur les recherches menées par Max Guérout du GRAN et de Thomas Romon de l’INRAP. On se rappelle que le 11 janvier 2017, le gouvernement qui soumettait au vote des députés un accord de cogestion de cet îlot signé entre la France et l’île Maurice a fait machine arrière suite aux protestations attisées par le patron des patrons, Gattaz, qui pointait dans cet accord une remise en cause de « la souveraineté de la France » risquant se propager à d’autres confettis de l’ex empire colonial. Comme quoi l’esclavagisme a, dans le patronat, un allié naturel et dans les députés de la République, nombre de partisans. Aujourd’hui où la question migratoire est installée durablement sur la scène politique, les mots d’Aldous Huxley résonnent encore : « Transporter d’un point à un autre de la surface du globe, voilà toute l’activité de l’homme » (Tour du monde d’un sceptique, 1926).

Philippe Geneste



13/04/2020

Femme dans le combat

Mukantabana, Adélaïde, L’Innommable Agahomamunwa, un récit du génocide des Tutsi, préface de Bruce Clarke, L’Harmattan, 2016, 406 p. 29€
Titre : Mukantabana&Femme dans le combat
« Je vais écrire ce que ma voix ne peut pas porter, ce que mon cœur me dicte en désordre »… le beau récit d’Adélaïde Mukantabana s’ouvre sur des mots sensibles, vibrants. C’est peu de dire que, survivante du génocide rwandais qui a tué ses deux premiers nés, Petit et Gacyende, elle n’a pu, pendant une dizaine d’années, s’exprimer sur cette abomination, cet « innommable ». Le mot « Agahomamunwa », explique-t-elle, a un sens très fort, signifiant « bouche obstruée ». C’est dire aussi qu’elle a laissé, au Rwanda massacré, le sang et l’eau de son corps, et qu’en France, cette eau s’échappe encore en cauchemars, en sueur, en douleur. Alors, longtemps, elle n’a pu parler, tant il est important de protéger son intégrité, face aux mensonges éhontément proférés, parce que, dit-elle, « les mots aussi ont été souillés » et pour tenir à distance le dégoût, l’effroi toujours vivaces : si parler est le lien entre soi et autrui, il convient de l’étouffer, ce lien, lorsqu’autrui est devenu néfaste.
Mais désormais, pour tenir sa promesse faite à un ami mourant, pour expliquer et porter témoignage de l’histoire de son pays, Adélaïde Mukantabana a surmonté, le temps de l’échange, sa souffrance, son mutisme.
«… elle nous fait traverser toute l’étendue de l’orgie génocidaire », dit la quatrième page de couverture, « dans une narration singulière qu’irrigue deux veines : l’une historique, l’autre autobiographique ». Tant il est vrai  que son histoire personnelle et celle du XX° siècle au Rwanda, étroitement tissées, forment la trame de son récit.
Au tout début c’est la naissance, le 9 février 1962. Adélaïde nous raconte que, comme tous les nouveau-nés de huit jours, au Rwanda son pays natal, son nom lui fut choisi, lors d’une fête où participèrent nombre de convives, dont beaucoup d’enfants, et que son nom, inspiré par les événements récents, reste Mukantabana, signifiant « femme dans le combat ». Le prénom, pour elle, Adélaïde, était donné à la fin du premier mois du bébé, pour complaire à l’Eglise, qui avait fait main basse sur l’enseignement. Trois ans avant sa naissance, le 25 juillet 1959, le roi Mutara III Rudahigwa, d’origine Tutsi, fut assassiné pour avoir voulu affranchir le Rwanda du pouvoir colonial belge et ses lourds impôts, travaux d’intérêt général forcés, punitions corporelles, pouvoir lié à celui de l’Eglise. Quatre mois plus tard, ce fut la Toussaint Rwandaise où des milliers de Tutsi furent massacrés ou contraints à l’exil dans les pays voisins comme l’Ouganda, le Zaïre, le Burundi ou dans des régions arides du Rwanda. Le début des années 60 marque la fin de la royauté de l’élite Tutsi, mise en place et longtemps choyée par le pouvoir colonial allemand puis belge.
Adélaïde Mukantabana s’insurge contre ce pouvoir fasciste et son mépris pour le peuple rwandais, contre ces élites blanches teintées d’eugénisme qui détournèrent le sens premier du mot ubwoko : « catégorie, espèce », pour favoriser la notion raciste du mot « ethnie » divisant les trois groupes sociaux Twa, Hutu, Tutsi, afin de mieux les asservir. Si l’autrice parle peu des Twa qui ne subirent pas de massacres, elle raconte comment Hutu et Tutsi vivaient auparavant en bonne intelligence, parlant la même langue, le Kinyarwanda, allant dans les mêmes écoles, respectant les mêmes traditions, connaissant les mêmes amitiés, les mêmes amours (les mariages entre personnes d’origine Tutsi et Hutu, n’étant pas rares alors, explique-t-elle).Ce pouvoir colonial, dès les années trente, a exalté la fable des Tutsi venus d’Abyssinie envahir le pays des Mille Collines et écraser le peuple autochtone Hutu par sa beauté et sa richesse. Il mit en place une aristocratie dite Tutsi qui devait lui complaire.
Lorsque dans les années 50, le roi Rudahigwa s’insurgea contre cette domination, le pouvoir colonial et l’Eglise promurent une contre élite pro-Hutu. En 1957, l’évêque André Perraudin fut l’instigateur du Parmehutu, doctrine raciste, haineuse, élaborée dans le « Manifeste des Bahutu » par deux pères blancs belges, Ernotte et Dejemeppe. Le secrétaire de l’évêque, en cette même année, devint le chef de ce parti. Il porte un nom que l’on retient : Grégoire Kayibanda.
Mais ni la population Hutu ni la population Tutsi n’appartenaient à une quelconque élite, ou aristocratie.
Les parents d’Adélaïde Mukantabana n’étaient pas riches. Ils sont venus s’installer dans la colline de Nyarukeli, au sud du Rwanda, peu de temps avant sa naissance. Son père, berger durant son enfance et son adolescence, fut remarqué par des pères blancs, ce qui lui permit de s’instruire. Il devint un mwalimu, un professeur, qui enseignait à tous les enfants de son école, quelle que soit leur origine. L’écrivaine consacre de très belles pages à ses parents, à son père « cet homme de paix » dont les paroles sages bercèrent son enfance, à sa mère, âme de la maisonnée, dont elle hérita sans doute de l’intelligence et de la générosité. Elle écrit l’histoire de chacun, de chacune de ses frères et sœurs dans des phrases émouvantes, émues de colère et de tendresse, qu’elle nous dédie. Autant de vies détruites par le génocide, qui, ainsi, petit à petit et inexorablement se révèle à la lecture,.
Le 28 janvier 1961, Grégoire Kayibanda, entouré de militaires haut gradés, dont Juvenal Habyarimana, forge, soutenu par le gouvernement belge, un coup d’Etat et instaure le pouvoir du Parmehutu. Il fut suivi un an plus tard, le premier juillet 1962, par l’instauration de la République rwandaise, sous tutelle des colonisateurs. Ce coup d’Etat et les années qui suivirent sont marqués par de nouvelles exactions, de nouveaux massacres contre la population Tutsi , et cela, déjà, sans réaction aucune de la communauté internationale.
La petite Adélaïde va à l’école depuis l’âge de cinq ans, tout d’abord avec un grand plaisir, suivant les cours d’une maîtresse bienveillante. Mais lorsque des professeurs racistes remplacent cette enseignante, l’enfant va vivre des jours d’angoisse prégnante, comme des nuits de cauchemars récurrents. Mais elle n’abandonne pas ses études.
Lorsqu’elle a onze ans, le 5 juillet 1973, Juvenal Habyarimana renverse le pouvoir de Kayibanda et décime le Parmehutu. Deux ans plus tard, il crée son propre parti, le MRND ainsi que le CND (conseil national pour le développement). L’influence du gouvernement belge s’efface en faveur du gouvernement français, qui atteint son apogée lors de l’élection de François Mitterrand, séduit, nous explique Adélaïde, par le charme du dictateur rwandais au beau-parler francophone. Il faut dire, aussi, que le président français avait la nostalgie de la France-Afrique. Dès son arrivée au pouvoir, Habyarimana n’a de cesse de poursuivre les enseignants, les intellectuels d’origine Tutsi  et contraignent les élèves Tutsi à arrêter l’école dès la fin du primaire. Grâce à leur tranche d’âge, Adélaïde et son frère Jean échappent au quota ethnique et peuvent continuer leurs études.
A 18 ans elle commence sa carrière d’enseignante dans cette institution où elle appréhende combien les enfants sont conditionnés par l’emprise du pouvoir dictatorial. Le président auto-proclamé, qui se surnomme « l’Invincible », est glorifié comme un dieu (imana) –d’ailleurs son nom, Habyarimana, ne signifie-t-il pas « Dieu qui engendre » ?
La fin des années 80 voit la chute de l’économie rwandaise entraînée par la baisse du prix du thé. La pauvreté s’accroit. La population tutsi se sent de plus en plus menacée tandis que de nombreux proches de l’ancien président Kayibanda, fondant le parti du MDR, fragilisent le pouvoir de Habyarimana. A ces troubles internes au gouvernement Hutu, s’ajoute l’émergence du FPR, le Front Patriotique Rwandais, venu de l’Ouganda et allié aux Tutsi.
En 1990, l’humiliation des enseignants Tutsi est à son comble lorsqu’ils doivent accompagner leurs élèves à l’enterrement du chef rebelle Rwigema tué lors de l’attaque contre le gouvernement. L’assemblée doit chanter, danser, se réjouir dans cette parodie de cérémonie où l’autrice éprouve beaucoup de honte. Depuis ce temps le gouvernement rwandais incite la Radio des Mille Collines à exalter la haine anti-Tutsi par des paroles violentes invitant au crime, et cela à longueur de journée.
Mata, cela veut signifie, nous dit l’autrice, avril en Kinyarwanda et Amata c’est le lait. Avril est donc le mois où les pâturages se couvrent d’une beauté fertile, c’est le mois de l’abondance, le mois du lait. Pour Adélaïde Mukantabana et pour ceux de sa communauté, ce mois tant chéri devint le mois de la mort.
En avril 1994, les trois aînés d’Adélaïde, Petit, Gacyende et la petite Mimi âgée de sept ans, parce qu’ils n’en pouvaient plus d’être insultés et molestés pour leur appartenance ethnique, partirent à Nyange, chez leur grands-parents. La nuit suivant leur départ, l’autrice nous explique comment elle dut fuir le Rwanda pour le Burundi, accompagnée de ses deux jumeaux, Sasu et Kabébé, âgés de trois ans et de sa nièce Fanny, âgée d’environ quatorze ans.
A la fin du mois d’avril, elle retrouve une de ses amies, Cécile. Paroles tendres, chuchotées. Avec beaucoup de dignité, Cécile lui raconte sa fuite devant les génocidaires, son petit garçon dans son dos, comment il a été tué à coup de machette, comment elle a remis le petit corps en place avant de l’enterrer dans son pagne. Elle lui dit aussi avec une infinie délicatesse comment de jeunes garçons dont Petit et Gacyende furent tués sur la colline de Nyange. Elle lui rapporte aussi ce que l’on raconte : que la petite Mimi est en vie, sauvée par un vieil homme Hutu, ami de son grand-père. Arrivée en France l’autrice n’aura de cesse de garder ses jumeaux avec elle et de retrouver Mimi.
Il faut lire ce récit, témoignage du drame rwandais, témoignage d’une jeune femme meurtrie au plus profond de son être. Les armes d’Adélaïde Mukantabana, femme dans le combat, on l’a bien compris, ne font pas couler de sang. Ses mots, sont les mots de vérité, les mots de colère, les mots de détresse, les mots vibrants de poétesse, envoutants de conteuse à l’écriture en humanité, en intelligence, en dignité, toujours généreuse et féconde.
Annie Mas

05/04/2020

Approches de la mort

Bloch-Henry Anouk, Ainsi font font font… oskar, collection court-métrage, 2017, 120 p. 8€
Selon le principe de la collection, on plonge dans la vie quotidienne d’un pré-adolescent. Celui-ci est attaché très fortement à une poupée. La raison échappe, ce pourrait être un doudou, ou un objet d’enfance chargé d’affectivité. Baptiste présente des attitudes qui étonnent, bouleversent. Le lecteur a du mal à donner cohérence à ses comportements, notamment sociaux. La fin du roman vient éclairer tout le récit : la poupée est comme le fantôme d’une sœur jumelle emportée par la mort par un accident de voiture alors qu’ils étaient tout enfant.
Le livre a captivé la commission qui le recommande aux lecteurs et lectrices du blog.

Thilliez Franck, La Brigade des cauchemars, tome 1 Sarah, dessins Yomgui Dumont, couleur Drac, éditions Jungle Frissons, 2017, 48 p.
L’auteur de roman policier Franck Thilliez signe, là, son premier scénario de bande dessinée. Et c’est un coup de maître. Les lecteurs entrent dans la tête d’une patiente atteinte de cauchemars. Une brigade, deux détectives du sommeil sous la direction d’un médecin lunaire et intriguant, s’immiscent dans les rêves et cherchent l’origine des terreurs nocturnes des ensommeillé.e.s, ici, une jeune fille. Le reste relève de l’art de la bande dessinée dans sa partie de création graphique et de couleurs, partie assurée par Dumont et Drac, L’ouvrage est un divertissement certes, mais aussi une entrée dans la matière du rêve et des phases du sommeil : endormissement, sommeil lent léger, sommeil lent profond, sommeil paradoxal. L’un des chasseurs de rêve va reconnaître la patiente, mais lui-même amnésique, il ne sait pas d’où lui vient cette reconnaissance. Un terrible secret que semble cacher le docteur Angus va drainer l’énergie du récit.

Lenain Thierry, Un Pacte avec le diable, Syros, 2016, 75 p.
C’est l’histoire d’une adolescente qui fuit les relations exécrables avec son beau-père pour aller chez son père. Celui-ci n’est pas là. Elle passe la nuit à la gare, est prise sous son aile protectrice par un junky. Le roman raconte la dégradation du jeune homme au fil des prises de drogue jusqu’à l’overdose qui conclut le roman. Très bien écrit et composé, ce livre est unanimement recommandé par la commission lisez jeunesse du blog.

Normandon Richard, Les Enquêtes d’Hermès, I Le Mystère de Dédale, Gallimard folio junior, 2018175 p.
Le mythe relu et actualisé pour le jeune lectorat contemporain. Il s’agit d’élucider la mort de Dédale. Hermès mène l’enquête. On y parle aux ombres, on y assiste à des métamorphoses. Enfin, l’enquête aboutit, avec Aphrodite et ses abeilles pour coupable et l’amour exclusif pour motivation. Un bel ouvrage qui met à portée la mythologie tout en maintenant un suspens engageant pour la lecture.

Simard Eric, Au Ghetto de Varsovie, nous avons combattu avec Marek Edelman, oskar, 2018, 66 p. 9€95
L’auteur de littérature jeunesse aux multiples productions de qualité, propose, ici, une biographie d’un révolté du ghetto de Varsovie, Marek Edelman. Ce dernier, membre du BUND, a participé à la construction de l’Organisation Juive de Combat et fut un des dirigeants de l’insurrection du ghetto de Varsovie lorsque les allemands décidèrent en avril 1943 une nouvelle vague de déportation. Pour mener cette biographie, Eric Simard choisit la composition d’un croisement de témoignages de résistants et résistantes juives ayant côtoyé Edelman. Cela donne à la biographie l’allure d’une épopée de groupe. Elle permet aussi aux jeunes lecteurs de se représenter les conditions de lutte de ces résistants à la fois contre les nazis et à la fois contre la police juive du ghetto. Les lectrices de la commission lisez jeunesse en recommandent la lecture. Des récits de vie se font fresque historique en un lieu et en un temps circonscrit.
Commission lisezjeunesse