Mukantabana, Adélaïde, L’Innommable
Agahomamunwa, un récit du génocide des Tutsi, préface de Bruce Clarke,
L’Harmattan, 2016, 406 p. 29€
Titre :
Mukantabana&Femme dans le combat
« Je vais écrire ce que ma
voix ne peut pas porter, ce que mon cœur me dicte en désordre »… le
beau récit d’Adélaïde Mukantabana s’ouvre sur des mots sensibles, vibrants.
C’est peu de dire que, survivante du génocide rwandais qui a tué ses deux
premiers nés, Petit et Gacyende, elle n’a pu, pendant une dizaine d’années, s’exprimer
sur cette abomination, cet « innommable ». Le mot « Agahomamunwa »,
explique-t-elle, a un sens très fort, signifiant « bouche obstruée ».
C’est dire aussi qu’elle a laissé, au Rwanda massacré, le sang et l’eau de son
corps, et qu’en France, cette eau s’échappe encore en cauchemars, en sueur, en
douleur. Alors, longtemps, elle n’a pu parler, tant il est important de
protéger son intégrité, face aux mensonges éhontément proférés, parce que,
dit-elle, « les mots aussi ont été
souillés » et pour tenir à distance le dégoût, l’effroi toujours
vivaces : si parler est le lien entre soi et autrui, il convient de
l’étouffer, ce lien, lorsqu’autrui est devenu néfaste.
Mais désormais, pour tenir sa promesse faite à un ami mourant, pour
expliquer et porter témoignage de l’histoire de son pays, Adélaïde Mukantabana
a surmonté, le temps de l’échange, sa souffrance, son mutisme.
«… elle nous fait traverser toute
l’étendue de l’orgie génocidaire », dit la quatrième page de
couverture, « dans une narration
singulière qu’irrigue deux veines : l’une historique, l’autre
autobiographique ». Tant il est vrai que son histoire personnelle et celle du XX°
siècle au Rwanda, étroitement tissées, forment la trame de son récit.
Au tout début c’est la naissance, le 9 février 1962. Adélaïde nous
raconte que, comme tous les nouveau-nés de huit jours, au Rwanda son pays natal,
son nom lui fut choisi, lors d’une fête où participèrent nombre de convives,
dont beaucoup d’enfants, et que son nom, inspiré par les événements récents,
reste Mukantabana, signifiant « femme
dans le combat ». Le prénom, pour elle, Adélaïde, était donné à la fin
du premier mois du bébé, pour complaire à l’Eglise, qui avait fait main basse
sur l’enseignement. Trois ans avant sa naissance, le 25 juillet 1959, le roi
Mutara III Rudahigwa, d’origine Tutsi, fut assassiné pour avoir voulu
affranchir le Rwanda du pouvoir colonial belge et ses lourds impôts, travaux
d’intérêt général forcés, punitions corporelles, pouvoir lié à celui de l’Eglise.
Quatre mois plus tard, ce fut la Toussaint Rwandaise
où des milliers de Tutsi furent massacrés ou contraints à l’exil dans les pays
voisins comme l’Ouganda, le Zaïre, le Burundi ou dans des régions arides du
Rwanda. Le début des années 60 marque la fin de la royauté de l’élite Tutsi,
mise en place et longtemps choyée par le pouvoir colonial allemand puis belge.
Adélaïde Mukantabana s’insurge contre ce pouvoir fasciste et son mépris
pour le peuple rwandais, contre ces élites blanches teintées d’eugénisme qui
détournèrent le sens premier du mot ubwoko : « catégorie, espèce », pour favoriser la notion raciste du mot « ethnie » divisant les trois
groupes sociaux Twa, Hutu, Tutsi,
afin de mieux les asservir. Si l’autrice parle peu des Twa qui ne subirent pas de massacres, elle raconte comment Hutu et Tutsi vivaient auparavant en bonne intelligence, parlant la même
langue, le Kinyarwanda, allant dans
les mêmes écoles, respectant les mêmes traditions, connaissant les mêmes amitiés,
les mêmes amours (les mariages entre personnes d’origine Tutsi et Hutu, n’étant
pas rares alors, explique-t-elle).Ce pouvoir colonial, dès les années trente, a
exalté la fable des Tutsi venus d’Abyssinie envahir le pays des Mille Collines
et écraser le peuple autochtone Hutu par sa beauté et sa richesse. Il mit en
place une aristocratie dite Tutsi qui devait lui complaire.
Lorsque dans les années 50, le roi Rudahigwa s’insurgea contre cette
domination, le pouvoir colonial et l’Eglise promurent une contre élite
pro-Hutu. En 1957, l’évêque André Perraudin fut l’instigateur du Parmehutu,
doctrine raciste, haineuse, élaborée dans le « Manifeste des Bahutu » par deux pères blancs belges, Ernotte
et Dejemeppe. Le secrétaire de l’évêque, en cette même année, devint le chef de
ce parti. Il porte un nom que l’on retient : Grégoire Kayibanda.
Mais ni la population Hutu ni la population Tutsi n’appartenaient à une
quelconque élite, ou aristocratie.
Les parents d’Adélaïde Mukantabana n’étaient pas riches. Ils sont venus
s’installer dans la colline de Nyarukeli, au sud du Rwanda, peu de temps avant
sa naissance. Son père, berger durant son enfance et son adolescence, fut
remarqué par des pères blancs, ce qui lui permit de s’instruire. Il devint un mwalimu, un professeur, qui enseignait
à tous les enfants de son école, quelle que soit leur origine. L’écrivaine
consacre de très belles pages à ses parents, à son père « cet homme de paix » dont les paroles sages bercèrent
son enfance, à sa mère, âme de la maisonnée, dont elle hérita sans doute de
l’intelligence et de la générosité. Elle écrit l’histoire de chacun, de chacune
de ses frères et sœurs dans des phrases émouvantes, émues de colère et de tendresse,
qu’elle nous dédie. Autant de vies détruites par le génocide, qui, ainsi, petit
à petit et inexorablement se révèle à la lecture,.
Le 28 janvier 1961, Grégoire Kayibanda, entouré de militaires haut
gradés, dont Juvenal Habyarimana, forge, soutenu par le gouvernement belge, un
coup d’Etat et instaure le pouvoir du Parmehutu. Il fut suivi un an plus tard,
le premier juillet 1962, par l’instauration de la République rwandaise,
sous tutelle des colonisateurs. Ce coup d’Etat et les années qui suivirent sont
marqués par de nouvelles exactions, de nouveaux massacres contre la population Tutsi
, et cela, déjà, sans réaction aucune de la communauté internationale.
La petite Adélaïde va à l’école depuis l’âge de cinq ans, tout d’abord
avec un grand plaisir, suivant les cours d’une maîtresse bienveillante. Mais
lorsque des professeurs racistes remplacent cette enseignante, l’enfant va
vivre des jours d’angoisse prégnante, comme des nuits de cauchemars récurrents.
Mais elle n’abandonne pas ses études.
Lorsqu’elle a onze ans, le 5 juillet 1973, Juvenal Habyarimana renverse
le pouvoir de Kayibanda et décime le Parmehutu. Deux ans plus tard, il crée son
propre parti, le MRND ainsi que le CND (conseil national pour le
développement). L’influence du gouvernement belge s’efface en faveur du
gouvernement français, qui atteint son apogée lors de l’élection de François
Mitterrand, séduit, nous explique Adélaïde, par le charme du dictateur rwandais
au beau-parler francophone. Il faut dire, aussi, que le président français
avait la nostalgie de la France-Afrique.
Dès son arrivée au pouvoir, Habyarimana n’a de cesse de
poursuivre les enseignants, les intellectuels d’origine Tutsi et contraignent les élèves Tutsi à arrêter l’école
dès la fin du primaire. Grâce à leur tranche d’âge, Adélaïde et son frère Jean
échappent au quota ethnique et peuvent continuer leurs études.
A 18 ans elle commence sa carrière d’enseignante dans cette institution
où elle appréhende combien les enfants sont conditionnés par l’emprise du
pouvoir dictatorial. Le président auto-proclamé, qui se surnomme « l’Invincible », est glorifié
comme un dieu (imana) –d’ailleurs son nom, Habyarimana, ne signifie-t-il pas « Dieu qui engendre » ?
La fin des années 80 voit la chute de l’économie rwandaise entraînée
par la baisse du prix du thé. La pauvreté s’accroit. La population tutsi se sent de plus en plus menacée
tandis que de nombreux proches de l’ancien président Kayibanda, fondant le
parti du MDR, fragilisent le pouvoir de Habyarimana. A ces troubles internes au
gouvernement Hutu, s’ajoute l’émergence du FPR, le Front Patriotique Rwandais,
venu de l’Ouganda et allié aux Tutsi.
En 1990, l’humiliation des enseignants Tutsi est à son comble lorsqu’ils
doivent accompagner leurs élèves à l’enterrement du chef rebelle Rwigema tué
lors de l’attaque contre le gouvernement. L’assemblée doit chanter, danser, se
réjouir dans cette parodie de cérémonie où l’autrice éprouve beaucoup de honte.
Depuis ce temps le gouvernement rwandais incite la Radio des
Mille Collines à exalter la haine anti-Tutsi par des paroles violentes
invitant au crime, et cela à longueur de journée.
Mata, cela veut signifie, nous dit l’autrice, avril
en Kinyarwanda et Amata c’est le
lait. Avril est donc le mois où les pâturages se couvrent d’une beauté fertile,
c’est le mois de l’abondance, le mois du lait. Pour Adélaïde Mukantabana et
pour ceux de sa communauté, ce mois tant chéri devint le mois de la mort.
En avril 1994, les trois aînés d’Adélaïde, Petit, Gacyende et la petite
Mimi âgée de sept ans, parce qu’ils n’en pouvaient plus d’être insultés et molestés
pour leur appartenance ethnique, partirent à Nyange, chez leur grands-parents.
La nuit suivant leur départ, l’autrice nous explique comment elle dut fuir le
Rwanda pour le Burundi, accompagnée de ses deux jumeaux, Sasu et Kabébé, âgés
de trois ans et de sa nièce Fanny, âgée d’environ quatorze ans.
A la fin du mois d’avril, elle retrouve une de ses amies, Cécile. Paroles
tendres, chuchotées. Avec beaucoup de dignité, Cécile lui raconte sa fuite
devant les génocidaires, son petit garçon dans son dos, comment il a été tué à
coup de machette, comment elle a remis le petit corps en place avant de l’enterrer
dans son pagne. Elle lui dit aussi avec une infinie délicatesse comment de
jeunes garçons dont Petit et Gacyende furent tués sur la colline de Nyange. Elle
lui rapporte aussi ce que l’on raconte : que la petite Mimi est en vie,
sauvée par un vieil homme Hutu, ami de son grand-père. Arrivée en France l’autrice
n’aura de cesse de garder ses jumeaux avec elle et de retrouver Mimi.
Il faut lire ce récit, témoignage du drame rwandais, témoignage d’une
jeune femme meurtrie au plus profond de son être. Les armes d’Adélaïde
Mukantabana, femme dans le combat, on
l’a bien compris, ne font pas couler de sang. Ses mots, sont les mots de vérité,
les mots de colère, les mots de détresse, les mots vibrants de poétesse,
envoutants de conteuse à l’écriture en humanité, en intelligence, en dignité,
toujours généreuse et féconde.
Annie Mas