GROLLEAU, Fabien, Tsar Bomba. Les paradoxes d’Andreï Sakharov, illustration Cyril ELOPHE, Glénat, 2025, 160 p. 22€50
« La
guerre nucléaire peut survenir à partir d’un conflit ordinaire
et
un conflit ordinaire, comme on le sait, provient de la politique »
Andreï
Sakharov
Ce
roman graphique est une biographie, qui allie fiction et connaissances
historiques. Le traitement du personnage principal est sûrement le trait le
plus marquant de cette bande dessinée, notamment par l’étroite symbiose de
conception qui prévaut pour le dessin et le scénario. Alors que dans les
biopics américains, le personnage est magnifié abstraitement à fin de
conformité idéologique justifiant un figement de sa personnalité, dans Tsar
Bomba, la vie d’Andreï Sakharov se définit par rapport au devenir historique
travaillé par les aléas de la vie nationale, internationale, et les épreuves de
la vie. Ici, contrairement au genre dominant du biopic, le devenir du
personnage est intimement lié au devenir de la société où il vit, au devenir de
la société de savants où il exerce sa profession, au devenir des relations
internationales entre la deuxième guerre mondiale comprise et la guerre froide.
Deux grands traumatismes vécus intérieurement scandent le devenir du
personnage : Hiroshima, le 7/08/1945, soit la soif de domination du monde
au prix de massacres de populations par les américains, alors que la guerre
contre le nazisme se menait contre une politique servant le règne de
l’inhumain ; la course effrénée de l’Union Soviétique à la maîtrise de
bombes toujours plus puissantes pour rivaliser avec les USA, au mépris des vies
humaines de la part des politiques. Ces deux traumatismes s’articulent à
l’histoire de l’époque avec le stalinisme et sa dictature bureaucratique, la
mort de Staline (5/03/1953), le rapport Khrouchtchev, le post-stalinisme de la
guerre froide, la vie des dissidents soviétiques.
Toutes
les épreuves que subit le personnage sont directement liées à sa réussite en
tant que physicien au sein d’une équipe triée sur le volet. Les étapes de cette
vie sont détaillées, un enfant dont la curiosité scientifique est alimentée par
le père, une adolescence studieuse, les premières réussites universitaires,
l’entrée dans l’équipe de physiciens d’élite choyée par le pouvoir communiste,
le travail, les interrogations à chaque résultat concret des recherches, la
prise de conscience pacifiste en faveur de l’engagement, la dissidence. Les
auteurs maintiennent toujours une approche non héroïsante de leur personnage
afin de laisser se développer ses débats intérieurs. Ses recherches ont pour
but la fabrication de la bombe atomique pour contrecarrer la menace que le
gouvernement américain fait peser depuis Hiroshima sur le reste du monde et
l’Union Soviétique en particulier, avec la guerre froide entre les deux pays.
Sakharov épouse au début l’idée que l’équilibre de la terreur est seul à même
de préserver le « socialisme dans un seul pays » et maintenir
ainsi l’espoir d’un monde de paix pour l’avenir.
En
même temps qu’il échappe aux conventions du biopic, le scénariste et le
dessinateur se détournent de l’hagiographie. La vie de Sakharov est dépeinte
enracinée dans sa conviction que le progrès de la science vaut progrès de
l’humanité. Le personnage n’est pas héroïsé ni figé dans un destin à jamais
établi. Il reste humain, évoluant sous l’effet des conflits de sa conscience
qu’il affronte et ne refoule pas : « Imaginons le temps comme
l’ensemble des chemins qui s’offrent à nous dans une vie mais que nous empruntons
tous en même temps ! Chaque décision, chaque choix, chaque possibilité
sont ainsi réalisés, accomplis comme autant d’hypothèses valables »
nous dit la voix du physicien atomiste mais aussi cosmologiste hors pair. Au
fil des événements de l’existence, le personnage comprend que toute course à la
puissance scientifique est muée par les pouvoirs, quel qu’en soient le régime
politique, en course à l’hégémonie planétaire, avec, effets collatéraux, la
destruction par contamination de populations entières, et pour finalité
géopolitique l’assujettissement de l’intelligence au pouvoir, la maîtrise sans
borne de la planète qui mène à la fin même de l’humanité sur une planète
inhospitalière. Le pouvoir politique et sa soif d’hégémonie devient principe
actif contre le vivant.
Le
chercheur avait sous ses yeux la démesure d’une course aux essais nucléaires
pour perfectionner la bombe A en bombe H et décupler leur puissance :
c’est notamment l’explosion dite de Castle Bravo sur l’atoll de Bikini,
une des 23 explosions nucléaires perpétrées de 1946 à 1958 par le pouvoir
américain qui rayèrent de la carte trois des îles. La biographie, ni
hagiographie ni biopic, nous l’avons souligné, avance – par le jeu des
relations internationales en contexte de guerre froide, par le contexte social
et historique –, vers la réflexion et l’avénement conscient de la
dissidence nécessaire.
Celle-ci
n’est pas abordée comme d’habitude, en l’isolant dans la sphère du pouvoir
soviétique, mais prend son sens de la confrontation géopolitique dans laquelle
baigne le centre de recherche atomique où travaille Sakharov et les autres
ingénieurs, théoriciens et chercheurs. L’anti-communisme n’est pas la ligne de
crète de la biographie, pas plus que la morale chrétienne du bien et du mal
chère au biopic. Les auteurs rejettent l’un et l’autre pour traiter avec
objectivité et dénoncer les purges staliniennes, la répression, – tout le
récit baigne dans une atmosphère d’oppression et les personnages vivent dans la
peur – mais aussi comment celles-ci ont partie liée avec l’hégémonie
guerrière de l’impérialisme américain. La bande dessinée œuvre par la fiction à
faire entrer le lectorat dans l’imaginaire de la paix. Comment peut se réaliser
une humanisation du monde sinon en sortant des stéréotypies où les pouvoirs
enferment l’humanité où l’économie du profit enclot les esprits.
Le
récit biographique s’étend alors hors du seul temps biographique, de la seule
époque de Sakharov, pour prendre la main sur notre temps contemporain soumis
aux mêmes problématiques. « Dissuasion nucléaire », « équilibre
de la terreur », toutes ces expressions diplomatiques accumulent par
devers elles des centaines de milliers de morts, des morts invisibilisées car
morts par contamination pour la plupart. La force de cette biographie est de
reposer sur le temps historique et non sur une abstraction temporelle
individuelle. Les personnages secondaires ne sont pas des faire-valoir, mais
remplissent une fonction indispensable à l’appréhension de la vie du personnage
principal. La profession de Sakharov, sa situation sociale, son parcours
familial sont consubstantiels à sa vie et non pas des ornements dans un récit
psychologique individualisant.
Il
n’y a pas d’héroïsation et là, le dessin dans la tradition de la ligne claire
est capital car il évite avec persévérance ce glissement de Sakharov en héros
hors du commun, hors du temps tout autant. Les illustrations contextualisent
ses actions, le personnage est entouré, il dialogue avec ses pairs, et ce sont
les résultats concrets de leurs actes, et donc des siens, qui sont exposés et
non pas des généralisations à partir de ces résultats qui œuvreraient à une
abstraction. La couverture dans son style constructiviste en est un exemple qui
à la fois souligne le vertige de la conscience, la chute anticipée de
l’humanité, et des éléments propres à la fiction biographique de l’album. Pour
Andreï Sakharov, chaque acte apporte une touche, qui s’ajoutant à d’autres, peu
à peu se fait transformatrice d’une conscience et génératrice de la décision de
dissidence. Le jeu de la voix narrative dans les planches introductives comme
dans les relations des cauchemars du personnage, insistent sur cette maturation
intérieure.
Philippe
Geneste