La rentrée des classes est l’occasion d’ouvrir de nouvelles perspectives dans l’enseignement du français. Pour ce faire, Annie Mas a réalisé un entretien avec Philippe Séro-Guillaume et Philippe Geneste auteurs de À bas la grammaire. Pour un apprentissage créatif du langage, Forcalquier, éditions Quiero, 2024, 150 p. 22€…
ANNIE :
Pourquoi publier cet ouvrage, dix ans après sa première édition ?
PHILIPPE. : Le livre
publié en 2014 a bien marché. Les enseignants, les enseignants spécialisés
auprès des jeunes sourds, les orthophonistes, les équipes dans des Instituts de
sourds ou d’Instituts Médicaux Éducatifs y retrouvaient des préoccupations qui
leur étaient quotidiennes. Nous avons été invités par des établissements pour
débattre des propositions en animant des sessions de formation continue. Le
livre se vendait bien, mais l’éditeur, pour d’autres raisons a dû mettre la clé
sous la porte. Ça a clos la carrière du livre.
PHILIPPE :
Et puis, un jour, par l’un d’entre nous, Samuel Autexier, qui dirige les
éditions Quiero, a pris connaissance du livre et il nous a proposé de le
rééditer moyennant quelques transformations du point de vue éditorial (la
présentation des travaux d’élèves et des séquences pédagogiques que contient le
livre) et avec des demandes de précisions, le livre étant destiné à un large
public. Ça nous a emballé, connaissant la qualité des éditions Quiero et puis
d’avoir un interlocuteur actif et aussi attentif.
PHILIPPE : Au final,
c’est une réédition, mais qui est bien augmentée par rapport à la première, qui
prend davantage le temps de l’explication pour que le texte touche des non
spécialistes des questions d’enseignement et de théories linguistiques. Au
niveau des travaux d’élèves présentés en illustrations des séquences, c’est un
nouveau livre.
ANNIE :
La première partie du titre, À bas la grammaire, sonne comme une
provocation, est-ce vraiment sérieux ?
PHILIPPE :
oui, c’est très sérieux. J’ai fait la plus grande partie de ma carrière
d’enseignant de français au collège, après des années au lycée. J’ai accumulé
des kilomètres de copies de français et chaque année ne faisait que confirmer
la profonde inutilité des masses d’heures d’enseignements de français subies
par les élèves : accord du participe passé, désinences verbales, accord en
nombre dans le groupe nominal… restent des mystères pour les candidats à
l’examen du Brevet. Je sais de quoi je parle, j’en ai corrigé des centaines et
le constat est sans appel
PHILIPPE : oui, et
c’est sérieux parce que l’enseignement du français aux jeunes sourds présente
de grandes difficultés est marqué du sceau d’un échec cuisant.
En
effet il ne s’agit pas d’enseigner à lire et écrire une langue acquise
naturellement en famille comme chez les entendants mais d’enseigner aux jeunes
sourds dans le même temps la grammaire, le vocabulaire, l’écriture et la
lecture. Et ce constat est partagé par tous les praticiens savent que la
tâche n’est pas aisée ni toujours « rentable ».
PHILIPPE :
A contrario l’institution scolaire qui nie la réalité, qui refuse
de partir des écrits réels des élèves réels, qu’ils soient sourds ou
entendants. Alors, oui, il faut cesser d’enseigner précocement la grammaire au
primaire et au collège pour travailler sur la réflexion sur les discours, comme
le livre en donne avec précision plusieurs exemples. Ce qu’on dit, c’est que
pour enseigner, il faut d’abord être attentif aux élèves, à ce qu’ils
produisent, à ce qu’ils savent faire, aux difficultés qu’ils rencontrent. Qui
aurait l’idée saugrenue d’enseigner la perspective à de jeunes enfants pour les
initier au dessin c’est pourtant s’agissant du langage ce que fait l’école en
enseignant d’entrée de jeu la grammaire
ANNIE :
Vous démontrez cela notamment en vous appuyant sur la question du nom et du
verbe. Et vous démontrez pourquoi la grammaire enseignée passe bien au-dessus
de l’esprit des élèves…
PHILIPPE : L’école
enseigne des notions qui font fi du ne tiennent pas compte du développement
cognitif des enfants. D’ailleurs, si l’école rabâche des règles de grammaire de
classe en classe, c’est bien qu’elle reconnaît tacitement que ces notions
grammaticales ne sont pas acquises par les élèves. Mais, évidemment, il ne faut
pas le dire…
PHILIPPE :
J’ajouterais que pour l’enfant entendant, ces heures inutiles procurent au pire
du désagrément, voire un désintérêt pour l’étude du langage…
PHILIPPE : … ce qui
est quand même un problème sérieux pour l’enseignement …
PHILIPPE :
… bien sûr, mais je dirais que l’enfant entendant, lui, il construit le
français, sa langue, tous les jours alors si on lui apprend des balivernes
ou des choses qui lui sont hors de portée, de toute façon, par sa pratique
langagière quotidienne, il construit sa langue. Mais pour l’enfant sourd cet
enseignement est catastrophique, car on lui enseigne la grammaire avant qu’il
ne pratique le discours.
Annie :
Pour les lecteurs et lectrices, il faut préciser la distinction que vous faites
entre langue et discours.
PHILIPPE :
Tout enfant construit sa langue par une pratique du discours. La langue est le
système virtuel que chacun de nous construit au fil des ans en pratiquant des
discours. C’est pourquoi le discours d’un enfant évolue au fil des ans. Un
enfant de 7 ans n’a pas construit le système verbo-temporel qui n’est vraiment
en place qu’après 12 ans (on peut discuter à la marge ces âges, mais le schéma
général est confirmé par les études génétiques de l’apprentissage des temps
verbaux). Donc la maturation de la langue comme système est une réalité. La
grammaire prétend l’enseigner. C’est un leurre, elle ne s’enseigne pas, elle se
construit par le sujet.
PHILIPPE : Et elle se
construit par le truchement des discours qui sont des mises en pratique par
l’enfant, par l’élève, de la langue qu’il a construite en lui à tel moment de
son développement, et qui peut varier d’un enfant à un autre du même âge. C’est
pourquoi, nous préconisons d’enseigner les discours. En effet, alors on peut
travailler avec les élèves sur le matériau langagier, y compris le matériau du
discours écrit.
PHILIPPE :
Enseigner, ce n’est pas débiter des règles à apprendre par des élèves passifs.
C’est mettre en place des dispositifs pédagogiques (dans le mouvement Freinet
on parlerait de techniques pour certains dispositifs et de méthodes pour
d’autres) qui permettent aux élèves d’amplifier et de rendre plus précis leur
savoir dire ; des dispositifs pédagogiques qui favorisent la production de
textes, à l’écrit comme à l’oral. Ces productions vont motiver la réflexion des
élèves sur ce qu’ils font quand ils parlent ou écrivent, et pour cela on n’a
pas besoin du jargon grammatical incompréhensible qui les assomme.
Annie :
Célestin Freinet se plaignait de la réticence de l’école à sortir de la
grammaire : « penser qu’on puisse apprendre à écrire sans
exercices de grammaire, cela dépasse l’entendement ; car enfin, ne faut-il
pas connaître les règles de grammaire pour écrire correctement ? »[1]
Vous faites le même constat.
PHILIPPE : oui, bien
sûr. Un enfant sourd doit pouvoir apprendre à écrire comme l’enfant entendant
apprend à parler, en s’essayant, en tâtonnant, en pratiquant sans être soumis à
jugement, sanctions, corrections. La grammaire scolaire s’apparente à une
redresseuse de torts (de ce qui serait tordu selon ses dogmes) :
orthographe, orthomorphologie, orthosyntaxe. Comment voulez-vous que les élèves
ne soient pas dégoûtés de ces exercices usants. Si sachant qu’en écrivant je
vais me faire réprimander parce que je fais des fautes, évidemment, ça casse un
peu l’enthousiasme de prendre la plume ou de se mettre au clavier pour l’école.
PHILIPPE :
Et nous proposons des dispositifs pédagogiques éprouvés dans notre pratique
enseignante, ayant donc bénéficiés des remarques, interrogations etc.
des élèves. « C’est en forgeant qu’on devient forgeron »
aimait dire Freinet et Piaget avait des formules proches. C’est en parlant
qu’on construit la parole, c’est en écrivant qu’on apprend à écrire, c’est en
disant qu’on maîtrise le dire. C’est par la pratique des discours que se
construit la langue. D’où l’ancrage de la pédagogie pour un apprentissage
créatif du langage sur le constructivisme piagétien.
Annie : Vous vous en expliquez longuement et
simplement dans le livre. Et c’est aussi ce qui éclaire la seconde partie du
titre de votre ouvrage : se défaire de ce qui ne marche pas pour fonder
l’enseignement du français sur des pratiques de classes permettant à l’élève de
comprendre ce qu’il fait et de réfléchir d’autant mieux dessus. Est-ce que vous
pouvez expliquer pourquoi, dans le titre, vous qualifiez de « créatif »
l’apprentissage ?
PHILIPPE :
Un élève est d’autant plus attentif aux remarques enseignantes que celles-ci
portent sur le travail propre de l’élève, sur ce que l’élève propose,
construit, élabore. Le français est une discipline où l’enseignant à la chance
de pouvoir s’appuyer sur cette créativité enfantine, comme en Arts plastiques
par exemple. Plus l’enseignement concerne des élèves jeunes, au primaire bien sûr,
mais aussi au collège, et plus c’est important de partir de pratiques liées à
la création de texte. Création, réorganisation, confection collective,
échanges, correspondances, exposé de groupe ou individuel avec débat, etc.,
enfin des choses qui existent mais qu’il s’agit d’orienter pour les mettre au
service de la capacité productrice des élèves et non de s’en servir pour les
mettre sous l’éteignoir des évaluations, du saucissonnage évaluatif en
compétences.
PHILIPPE : « Créatif »,
cela signifie que ce qui compte c’est le sens, c’est le qualitatif.
L’apprentissage créatif du langage, et on pourrait dire des langages, est un
apprentissage par le sens, en partant donc du vouloir dire des élèves. Comme
dirait Gustave Guillaume, on ne parle pas sans visée d’intention, on n’écrit
pas sans volonté de signifier. Dans la sensification[2] se savourent les mots, les
phrases, les énoncés, les textes. Les élèves peuvent les manipuler. Dès lors, la
question du français cesse d’être une abstraction formelle inaccessible pour
devenir un enjeu du dire de chacun et chacune. C’est la seule méthode
respectueuse du développement cognitif et verbal des enfants. Et c’est le
meilleur moyen pour, quand les enfants seront intellectuellement matures,
aborder de manière réflexives la question de la langue française c’est-à-dire
de la grammaire : ça ne peut pas être avant le lycée.
PHILIPPE :
« Créatif » s’entend aussi dans le sens qu’on exprime une ou
des représentations. La hantise des règles, des « fautes »,
paralyse l’expression et vient neutraliser les représentations. Parmi ces
représentations, aux premières loges, en quelque sorte, se trouvent les
représentations linguistiques c’est -à-dire ce qu’on nomme la langue car la
langue est d’abord un système de représentation ; Par exemple, le système
grammatical verbo-temporel s relève d’une représentation du temps propre à
telle langue. Paralyser l’expression n’est donc pas sans incidence sur la
paralysie de la représentation. C’est pourquoi en paraphrasant Célestin
Freinet, on peut dire que si la connaissance explicite de la grammaire est
inutile à l’enfant pour produire des énoncés, son étude scolaire est nuisible[3].
Annie :
Vous travaillez ensemble, et de façon étroite, depuis une trentaine d’année.
Vous n’avez cessé de confronter l’apprentissage du langage par les jeunes
sourds et l’apprentissage du langage par les jeunes entendants. Pourquoi cette
constance ?
PHILIPPE :
Parce que la surdité est un poste d’observation inégalable pour mesurer les
conséquences des dispositifs pédagogiques, des conceptions de l’enseignement du
français. Or, là encore, l’institution scolaire ne sait pas en profiter pour
élaborer un programme d’enseignement du français.
PHILIPPE : Elle met
la charrue avant les bœufs en matière d’enseignement du français, voulant faire
apprendre la langue par des règles au lieu de renverser la perspective et de
partir des discours et tu dis qu’elle soumet l’enseignement du français auprès
des jeunes sourds au programme de français, au rythme même, édicté pour les
entendants.
PHILIPPE :
Il y a ignorance complète des élèves et on charge les enseignants de ce que
j’appellerais volontiers une mission impossible. De plus, l’institution
scolaire privilégie la mémorisation de règles abstraites alors qu’il faudrait
privilégier, notamment à l’école maternelle, à l’école élémentaire et au
collège, l’imagination et le travail intellectif de la pensée : « on
apprend beaucoup mieux sa langue maternelle en faisant des travaux personnels
qu’en mémorisant la grammaire » [4] déclarait Jean Piaget en
1930. C’est toujours une question de sens. L’école n’en a cure. Alors elle
demande aux élèves d’apprendre des règles pour pouvoir ensuite produire des
énoncés. C’est comme si pour apprendre à faire de la bicyclette il fallait
d’abord apprendre la structure mécanique du vélo, ce serait idiot. Freinet
faisait le même parallèle avec la marche : les adultes ne font pas la
théorie de la marche à l’enfant pour que celui-ci marche. Il apprend à savoir
marcher avant d’apprendre à penser comment il marche ; marcher a du sens
pour lui, mais penser à comment on marche est hors de sa portée mentale, ça n’a
pas de sens. Un enfant, une personne, en général, ne raisonne pas pour
raisonner, elle raisonne pour mettre en forme du sens : « Les
raisons, elles-mêmes, sont des systèmes de significations »[5] et la raison verbale en
fait partie.
PHILIPPE : La langue
ne s’apprend pas dans une relation de contrainte, mais dans le dialogue, par le
dialogue, dans la coopération où s’éprouve le sens et grâce à laquelle est à
l’œuvre la transformation de la conduite verbale.
Entretien
réalisé par Annie Mas le 11 octobre 2024
Nota
Bene :
Nos lecteurs et lectrices se souviennent peut-être de l’ouvrage réalisé par Philippe
Geneste et Daniel Vey, Les Années Ecole Emancipée de Célestin
Freinet (1920 / 1936), fac-similé, deuxième édition revue et
augmentée, EDMP (8 imp. Crozatier 75012 Paris), novembre 2004, 372 p.
[1] Freinet, Célestin, Une
Méthode naturelle de grammaire, Bibliothèque de l’Ecole Moderne n°17,
Cannes, éditions de l’école moderne française, sans date, 80 p. – p.49.
[2] Néologisme créé à partir du verbe
sensifier (construire, donner du sens) utilisé par Jean-Pierre Lepri.
[3] La phrase de Freinet est « Si
la grammaire est inutile, son étude arbitraire est nuisible ».
Freinet, Célestin, Une Méthode naturelle de grammaire,
Bibliothèque de l’Ecole Moderne n°17, Cannes, éditions de l’école moderne
française, sans date, 80 p. – p.41.
[4] Piaget, Jean, « Les
Procédés de l’éducation morale », 5e Congrès
international d’éducation morale, Paris, Librairie Félix Alcan, 1930,
pp.182-219.
[5] Jean Piaget interrogé par
Gilbert Voyant, assisté par Bärbel Inhelder, dactylogramme de février
1980, 15 p. – p.2.