Anachroniques

17/11/2024

Formes et abstractions pour racontage

BAIJOT Mathias, Le Voyage d’Irma, CotCotCot éditions, 2024, 144 p. 21€

Le Voyage d’Irma raconte une histoire en privilégiant la modalité graphique d’expression. On dira donc que c’est un roman graphique. Des pages sans texte, comme celles du générique précédant la page de titre, se succèdent selon la logique d’accomplissement d’un mouvement, signalant ainsi la narration graphique d’un événement inscrit dans la durée. Chaque planche s’offre derrière un tamis ou voilage de traits, de points, à moins que ce ne soit une surface intercalaire transparente ; et de ce fait, le lectorat n’est pas directement en relation avec l’histoire, son regard étant filtré dès son entrée : l’être graphiste qui narre, le narrateur donc, n’est-il pas exprimé par ce filtre ?

Les couleurs mates sur papier mat, font entrer le lectorat de 13 à 113 ans dans une atmosphère inquiète ou mélancolique. Le fil conducteur en est le voyage préparé par Léon le héron, Andréa le renard, Ernesto le blaireau, Simone la vigogne et auquel se joint Irma la baleine. Ce voyage pourrait être un rêve à moins que ce ne soit un récit graphique du genre du merveilleux, jouant avec les codes de la fable animalière. De fait, Le Voyage d’Irma emprunte aux deux genres et ce avec d’autant plus de facilité que l’ouvrage décline explicitement son appartenance au genre du roman graphique… Cette hésitation générique n'est pas pour rien dans la tonalité inquiète et mélancolique du graphisme. Elle est aussi le fait du narrateur graphiste qui se manifeste par l’effet de tamis, de voilage, de filtre évoqué ci-dessus.

Le récit onirique conte un voyage thématique centré sur les contes. Les passagers ont, à chaque escale, à raconter une histoire, un conte. On lira et les personnages écouteront, les histoires de Léon le héron, de Simone la vigogne, d’Ernesto le blaireau… mais un accident interrompra la tournée des conteurs et conteuses. Alors, Irma qui aura beaucoup appris durant le voyage s’en ira par d’autres chemins conter à son tour, essaimer les histoires auprès d’un public à conquérir. Soulignons que le fait que ce soit des récits de personnages (d’animaux en l’occurrence) apportent crédit à l’hypothèse du graphiste narrateur proposé par l’analyse.

Pour lire cet ouvrage, il est conseillé de s’arrêter longuement sur les pages, d’y chercher les liens les raccordant les unes aux autres, de déceler les continuités et les discontinuités. Les contes eux-mêmes s’évadent du code commun pour flirter avec l’abstraction. Le choix est en accord avec celui du dessin, des couleurs et des compositions des illustrations : elles aussi possèdent un trait d’abstraction. Dans les deux cas, l’abstraction semble manifester une volonté de surprendre, de casser les codes, pour faire triompher l’imaginaire. Comme dans l’évolution de la vie, un hasard, un accident, obligera Irma, à s’adapter au bouleversement du milieu jusque-là décrit mais qui disparaît. Un autre, issu de la confrontation imaginative avec Irma, naîtra sûrement.

Ainsi vont les contes, de terre en terre, passant de voix en voix, de milieu en milieu, d’images en imaginaires.

 

KAARIO Victoria, L’Amour géométrique, illustrations Juliette Binet, éditions du rouergue, 2024, 20 p. 12€90

La préparation, par la famille de Céleste, de la venue d’un petit frère, tel est le thème de l’album de petit format, en papier légèrement granulé, aux couleurs douces et multiples. Juliette Binet, comme dans un exercice de style graphique, traduit en illustrations géométriques, les textes déclaratifs de Victoria Kaario.

Ici ce n’est pas l’absence qui est thématisée mais la présence spatiale prise par celui qui n’est pas encore là. Céleste, la petite fille, va finalement aider ses parents et lorsque Ernest est né, chaque chose est rangée dans sa chambre, comme dans le reste de la maison « même si tout a bougé ». Les illustrations suivent, plus dynamiques à la fin de l’album.

Un tel ouvrage vaut pour les dialogues à mener avec le petit lecteur ou la petite lectrice à qui il lit l’ouvrage et avec qui il lit les images. La richesse de l’album sera proportionnelle à la richesse de ce dialogue.

 

GALVIN Michel, Bleue, rouergue, 2024, 64 p. 16€

L’album contemporain poursuit l’exploration d’un genre auquel s’identifie pour beaucoup la littérature destinée aux jeunes enfants. Bleue est une allégorie qui, à partir de la mise en scène d’objets parle au jeune lectorat, à qui on lit l’histoire et avec qui on regarde le récit illustré, de la problématique de l’exclusion. En ce sens, il relève de la variété didactique du genre tout en empruntant les ressorts poétiques de la métaphore.

Bleue est un récit sur la couleur qui est aussi un récit moral par le sens. Reprenant à son compte la définition de la littérature comme langage indirect sur le monde, Michel Galvin, propose des scènes ou tableaux allégoriques où sont mis en présence des objets. La problématique de l’histoire est celle de la rencontre compréhensive qui, au final aura lieu : « Et toi comment t’appelles-tu ? ». L’interpellation de soi par la communauté des différences signifie alors la possibilité de la socialisation et donc pour l’héroïne, Bleue, de sa réalisation.

Philippe Geneste


10/11/2024

Femmes dans l’effroi, femmes en devenir

EFFAH Charline, Les femmes de Bidibidi, Paris, éditions Emmanuelle Collas, 2023, 226 p. 19€

L’histoire de ce roman se confond avec le témoignage de sa narratrice, Minga qu’un long périple amena aux confins de l’horreur, de Paris jusqu’au nord de l’Ouganda dans le camp de Bidibidi où se sont réfugiées des femmes meurtries par la guerre et la violence machiste.

À Paris, toute enfant déjà, c’est dans sa famille qu’elle a rencontré cette violence-là. Son père, Émile Meyer, jaloux du passé, du charme, de l’intelligence de sa femme, Joséphine, la mère de Minga, lui fit vivre de longues périodes d’insultes et de brutalité. Une nuit, une maltraitance de trop laisse Joséphine en sang. Minga n’a alors que huit ans. Elle soigne le visage blessé de sa mère, l’aide à s’habiller et malgré son chagrin, l’aide à préparer son départ, à faire sa valise, lui donne même l’argent de sa tirelire.

Pendant des années, Minga va vivre seule avec son père, cet homme enfermé dans ses rancœurs, son alcoolisme. Taciturne, il ne s’exprime que dans ses peintures dont il encombre leur foyer. Seul un de ses tableaux attire Minga : « L’Arbre à palabres » qu’il lui offre.

À la mort d’Émile, Minga, maintenant adulte, découvre les lettres de Joséphine qu’il lui avait cachées. Elle décide alors de partir sur les traces de sa mère, devenue infirmière dans une ONG, en Ouganda. C’est dans le camp de Bidibidi, que de nombreuses personnes venues du Soudan du Sud ont trouvé refuge, fuyant la guerre civile, les massacres, les famines et les viols.

Minga raconte alors ses rencontres avec des femmes, les histoires douloureuses qu’elles lui transmettent, et aussi l’empreinte que Joséphine a laissée, avec ses soins très doux et sûrs malgré le manque de moyens, avec son engagement moral et l’empathie qui l’a conduite au péril de sa vie.

S’esquissent alors toutes ces figures féminines rompues sous la bestialité permise par la guerre et la violence machiste qu’elle nourrit. Avec ce désir qui malgré tout subsiste : survivre. C’est, par exemple, Jane qui poursuit son rêve improbable jusqu’à s’avilir et se prostituer pour retrouver son enfant que la guerre lui a enlevé ; c’est, par exemple, Véronika dont le corps meurtri ne désire plus l’homme aimé ; c’est aussi Rose dont les seins douloureux pleurent de l’absence des petites jumelles auxquelles leur lait était destiné. Depuis son arrivée, la jeune femme cache sa honte et son malheur, comme nombre de femmes dans toutes ces guerres qu’elles subissent.

Rose qui pleure ses petites filles et son amour perdu, nommé Chadrak Mayok, au passé d’enfant soldat. Ils vivaient autrefois à Juba, au sud profond du Soudan, dans une chambre dont elle prenait grand soin. C’était leur foyer qui sentait bon la douceur des corps de leurs petites jumelles, âgées de quelque mois. Puis en 2011 la guerre est devenue guerre civile et Chadrak est partit se battre contre l’ethnie de Rose. La jeune femme a dû fuir alors la ville massacrée, emmenant ses deux bébés. Est-ce une lettre, est-ce des mots échappés de l’horreur, qui racontent à Minga comment Joséphine découvrit les blessures de Rose, celles de son âme et de son corps, écoutant l’horrible histoire de l’infanticide, les viols des bourreaux en meute qui détruisirent au-delà de l’intime. Les mains de Joséphine se sont faites berceaux, corolles de douceur qu’elle tisse de ses mots, de la chaleur de sa voix pour soigner la jeune femme.

Quelques jours plus tard, c’est en guerrier plein de sang et de haine, semant l’effroi, venant en maître réclamer son dû que Chadrak Mayok retrouve Rose au camp de Bidibidi ; il ne lui épargne ni l’humiliation, ni le viol, ni les coups.

Mais bientôt les paroles racontées se bousculent et sous une violence haineuse, la vie s’enflamme, s’éparpille en cendres humaines. On le sait bien, la bestialité et la volonté de puissance ne sont pas toujours genrées et nombre d’hommes les ont en détestation : comme dans le roman Jean, amant de Minga, Moïse, mari de Véronika. Par quoi sont animés des hommes comme Émile ou Chadrak Mayok pour s’épandre en bestialité et choisir la mort ?

Mais arrivée au terme de sa quête, ce ne sont pas des hurlements guerriers dont se souvient Minga, mais bien les paroles des femmes de Bidibidi, leur lutte pour la vie, leurs échanges, leurs entraides, leurs rêves entravés aussi… tout comme ne la quitte pas, éparpillée dans le bruissement des arbres, la voix de Rose, l’appelant « Minga, Minga ». C’est le prénom que Joséphine lui a donné et qui signifie « femme » en langue gabonaise, sa langue d’origine.

Annie Mas

Pour préadolescents et préadolescentes

ODOH Paula, Le Prix de la détermination. L’histoire d’une vie, préface de Maurice Gohou Wondji, L’Harmattan, 2024, 74 p. 11€

La page de titre précise le genre du récit proposé par Paula Odoh : « roman ». La lecture va donc s’orienter vers le roman d’apprentissage d’une pré-adolescente, Djèna, que l’on va suivre jusqu’à son âge de jeune fille. L’enfant, appuyée par sa mère, va persévérer dans son projet d’aller à l’école et d’accomplir sa scolarité complète, dans une société où les filles sont promises très tôt et au mariage et aux travaux domestiques.

L’ouvrage, écrit avec simplicité, s’appuie sur une connaissance précise que l’autrice inclut dans les péripéties de l’histoire de la vie de Djèna. Malgré les coquilles qu’une seconde édition ne manquera pas de faire disparaître, on reste accroché au devenir de l’enfant puis de l’adolescente ivoirienne dans le contexte de la toute nouvelle indépendance du pays. Plusieurs thématiques sont abondamment traitées par la fiction : l’école, bien sûr, la sexualité et notamment l’éducation à la sexualité, le rapport à la tradition, la tension entre la nécessité de préserver la culture d’un peuple et celle de contourner les aspects oppressifs que cette culture peut comporter, enfin, la thématique de la séparation ne cesse d’être renouvelée au fil des épisodes de la vie de Djèna.

C’est cette dernière thématique que cette chronique se propose d’analyser.

Si Djèna se sent poussée à quitter le campement, c’est-à-dire à quitter le connu, c’est parce que se séparer de son milieu stimule une pulsion de savoir. L’enfant veut agrandir son champ de vie, elle veut donc grandir. La séparation est la condition de sa réalisation en tant que personne, pense-t-elle. Pour entrer dans la vie sociale, elle sent le besoin de se construire comme particulière, elle veut être reconnue comme être singulier. L’acte de quitter ses parents, de quitter le lieu familial de vie, les camarades, les amies, est, pour Djèna, une condition pour entrer personnellement dans la vie et il est un instrument contre l’imposition d’une entrée dans la vie non consentie.

Djèna s’oppose à la tradition qui l’engluerait dans des fonctions sociales figées. Djèna refuse d’être privée de sa contribution à la vie sociale : il n’y a pas de devoir là où la réciprocité n’est pas la relation qui relie les êtres humains. La séparation est donc comprise et vécue comme une libération. Une libération, qui n'annule pas pour autant les joies périodiques des retrouvailles. Bien sûr, c’est un risque. Le roman raconte ce goût du risque et le courage de le courir. Le Prix de la détermination raconte donc, aussi, le drame du renoncement et l’histoire se trame sur les circonstances par lesquelles l’héroïne en rompt la fatalité. Dans un des nœuds du récit, est à son comble la tension entre d’une part le respect de la tradition (à travers la reconnaissance envers la vie du peuple) et, d’autre part, la volonté de Djèna, alors enceinte, de poursuivre ses études, poursuite interdite par les codes sociaux. Djèna, dans une séquence narrative intense va faire éclater la contradiction et surmonter l’obstacle en retournant à son avantage la scène sociale du consentement (au mariage) qui, au fond, est un reniement de la personne consentante, mais qui assiéra le devenir autonome de la jeune fille. L’épisode réagit avec force à la négation de la personne féminine par la société patriarcale, négation qui pousse les filles à se renier comme personne et à s’assujettir aux normes aliénantes de l’ordre social. Le roman croise les déterminations sociales, de sexe, de culture, de religion et de géopolitique (les écoles étant tenues par des coopérants de l’ancienne métropole impérialiste. 

Philippe Geneste

03/11/2024

Récit et catharsis

VILLAIN Christine, Amères odyssées, L’Harmattan jeunesse, 2024, 90 p. 13€

La littérature destinée à la jeunesse des années 1970/1990 avait intégré le travailleur immigré, puis les générations suivantes. Aujourd’hui, le thème de l’immigration s’efface derrière celui de la migration. Amères odyssées éclaire exemplairement ce passage et permet au jeune lectorat de réfléchir sur le mot « migrants » devenu d’emploi courant.

Le roman de Christine Villain repose sur une composition où alternent des récits à la troisième personne et un récit à la première personne. Les récits à la troisième personne concernent une sage-femme qui, suite aux choses de la vie décide de se joindre à la lutte humanitaire en faveur des immigrés. Elle intègre le Nausicaa, un navire de Médecin Sans Frontière. Les pages qui concernent ce personnage servent de pôle de convergence de l’ensemble des autres chapitres-récits et assument, ainsi, au sein de la structure du roman le rôle de l’équilibre grâce auquel prend force la cohérence de l’histoire (ou diégèse). La narration à la troisième personne concerne aussi les personnages adolescents d’Abel, un jeune libanais, de Yasmine, une jeune irakienne, et enfin le jeune passeur turc, Ali. D’autres personnages sont évidemment convoqués au fil de la traversée de la Méditerranée, de l’escale en camp de rétention dans une île grecque jusqu’en Italie, de l’expérience au squat autogéré, animé par des anarchistes, dans le quartier Exarcheia d’Athènes, du passage à Paris d’Abel et Yasmine, de la vie des pêcheurs pauvres de la côte ouest de la Turquie. La narration à la première personne est un récit assumé par Ibrahim, un universitaire syrien, qui a fui la répression et tente de retrouver sa femme Mouna et son fils Karim déjà partis en exil à Paris.

Amères odyssées est un roman sur l’exil, bien sûr, mais cet exil est saisi dans sa dynamique, c’est-à-dire dans le parcours de l’émigrant cherchant à immigrer pour trouver une terre d’accueil ou un point de chute où il s’exilera. L’exil, dans Amères odyssées, c’est le voyage mais un voyage en errances, un voyage où ne comptent pas les lieux mais des rencontres, des accueils, des rejets. Le roman de Christiane Villain, se concentre sur le mouvement, le parcours : « la migrance est dans l’exil, elle est l’exil, elle est constituée par l’exil » (1).

La structure du roman rassemble, à la fois, l’éclatement des zones de conflits qui affectent les populations civiles et les effets de la catastrophe climatique en cours due au capitalisme défini par ce qu’on nomme la civilisation occidentale, mais qui concerne, aussi, la convergence des persécutés, des déracinés, des expulsés, des affamés sur l’espace de l’exil. Au centre, se situent la question du droit, le droit international soumis aux rapports de force où prévalent les menées géopolitiques de l’accumulation du Capital, les droits nationaux qui indiquent les tendances à l’intolérance et à l’irrationnalité conceptuelle concernant la réalité multimillénaire de la migration humaine. Un mot rassemble ces problématiques, celui de frontière. Or, ce mot est dupliqué de plus en plus en frontières intérieures entre les inclus et les exclus, les de souche et les hors souche, les ayant droit de vivre et les sans droit. C’est donc sur ce mot, frontière, que s’articulent l’idéologie de l’exclusion, du refoulement, du bannissement. Cette idéologie est sécrétée par les souverainetés étatiques, états démocratiques comme états dictatoriaux et états totalitaires, tous états capitalistes.

Articulé au traitement de la thématique de la frontière Amères odyssées traite la migration comme une dialectique du proche et du lointain qui dépend de qui parle ou pense l’ici (le sien) et le (de l’autre). C’est, forgé sur la dialectique du je et du tu, du nous et du vous, une nouvelle modélisation de l’espace humain qui pointe sans être explicitement énoncée. Le migrant parcourt la distance, approche du proche de l’autre, s’éloigne de son ici à lui. La migration est l’odyssée d’une intégration. Mais qu’elle rencontre le refoulement, le renvoi et elle se transforme en fuite. Que l’intégration du lointain dans le proche s’effectue et l’exil se stabilise en un lieu. Que la mise à distance par refoulement l’emporte et les cadavres sombrent dans les fonds marins de la Méditerranée ou de la Manche.

Les expressions d’asile politique et d’exil économique recouvrent des réalités diverses subordonnées à un mouvement de fuite et concrétisées dans l’appellation de ré-fug-iés. Ces expressions mettent à nu les politiques de l’immigration en cours dans les démocraties où des experts en inhumanité s’ingénient à bâtir des grilles aux critères qui classent les immigrants à inclure et les immigrants à exclure. Si le terme de migrant s’est imposé dans les années 2000, n’est-ce pas parce qu’il évite de poser la question de l’inclusion, de la tolérance d’accueil des autres, de l’étranger ? Toutes ces questions sont présentes dans le livre de Christiane Villain dont l’écriture sobre tire profit de la structure narrative rigoureuse et des parallélismes que le montage alterné des récits engendre.

 

Amères odyssées apportent deux nouveautés dans une littérature de la jeunesse migrante qui, sans être abondante s’étoffe d’année en année (2).

La première nouveauté est dans le traitement de la thématique des migrations humaines. Dans Amères odyssées, les exilés ne sont pas en quête de racines mais d’un lieu où vivre autant que pour vivre : vivre, c’est-à-dire développer des relations humaines sans danger. Les personnages ne projettent pas leur identité sur le monde comme si elle était universelle. En conséquence, le roman tend à suggérer que l’enjeu des migrations n’est pas l’identification mais la connaissance réciproque des cultures, des langues. Dans le roman, ce dialogue des cultures et sensibilités civilisationnelles existe par les relations interpersonnelles, notamment lors de situations d’entraide entre les migrants et migrantes mais aussi les situations qui réunissent migrants et militants qui luttent contre les expulsions, contre la traite des humains au profit des mafias et des États. Le propos rejoint celui de Kyoka-Cy qui écrit : « Nous débarquons sans connaître personne, dans ce petit village au-dessus d’une colline, Goult en Provence. Nous n’avons pas le regard de ceux qui ont grandi dans la région, ni de ceux qui y sont attachés par quelques liens que ce soit. C’est en tant qu’étrangers que nous empruntons ces regards, c’est aussi ressentir que nous pourrions vivre ailleurs. » (3) Mais la diégèse (l’histoire) du roman de Christiane Villain met en scène, aussi, le refus par l’idéologie dominante de ce dialogue auquel est substitué, de jour en jour de manière plus brutale, la xénophobie : la succession des lois sur l’immigration qui tendent à réduire toujours davantage les droits des immigrés et à renforcer la répression à leur encontre. Identité humaine ou identité nationale, voilà l’antinomie sur laquelle repose la thématique centrale d’Amères odyssées. La nouveauté est dans cette esquisse d’une identité à reconnaître, l’identité intime de l’espèce humaine même, l’identité qui se définit par le mouvement des femmes, des hommes, des enfants pour créer l’espace communautaire puis social de leur vie sur terre : un territoire sans frontière ; le mouvement comme définitoire de l’humaine condition donc comme constitutif de tout être social. Migrer c’est découvrir les recoins de l’au-delà de tous les pays ; et l’au-delà de tous les pays c’est l’espace sans frontière, sans autre patrie que la Terre dans le cosmos. L’émigrant porte un idéal, l’immigrant cherche cet idéal, le migrant œuvre à l’idéal.

La force du roman réside dans le choix de l’autrice de ne jamais verser dans l’essai ; ainsi, seule la diégèse porte le lectorat à la réflexion, enrichie par les voix narratives qui alternent de chapitre en chapitre. Par exemple, les personnages font l’expérience de la mondialisation monétariste et marchande, non en parcourant les discours édifiants des sectateurs de la loi du marché et des guerres de marchés, mais en parcourant la mer et les terres qui la bordent comme celles qui s’étendent à l’intérieur, en parcourant aussi leurs propres limites et celles de l’espace vital qu’ils se construisent.

La seconde nouveauté est d’intégrer le récit d’un passeur, le jeune pêcheur turc, Ali. C’est le plus long des chapitres (16 pages) et un récit poignant. La narratrice décrit l’engrenage vers l’activité maffieuse qui s’alimente à la misère des populations travailleuses. Celle-ci est aussi la toile de fond d’un amour déceptif et des choix biaisés, réalisés sans discernement par le personnage. Durant ce chapitre, Christiane Villain nous fait pénétrer dans la psychologie tourmentée d’Ali, la narratrice n’ayant de cesse de faire intégrer par le lectorat le point de vue de l’anti-héros. L’écriture se diversifie alors, en une moire de nuances de sentiments sociaux, affectifs, et de jugements cognitifs propres au personnage lui-même. Les deux dernières pages sont poignantes et, un intertexte s’impose, celui de la fin de Martin Eden. La clôture d’Amères odyssées possède l’intensité de la fin du roman de Jack London. Le roman de Christiane Villain est ainsi un rare exemple de roman sur l’immigration/migration posant un contrepoint, un contrechant aux odyssées par ailleurs décrites. Le concept de frontière est réactualisé dans cet ultime récit : la frontière glisse à l’intérieur du personnage, au cœur de sa psychologie, le scissionnant jusqu’à l’insupportable. Les derniers mots sont essentiels et laissent au lectorat le soin de l’interprétation par rétroprojection du sens sur l’ensemble du roman : « tout est immensité, tout s’apaise, tout est harmonie », soit la tragédie des migrants comme récit cathartique, aurait pu dire Aristote.

Le titre équivaut à une interrogation de l’humanisme dont se prévaut la culture occidentale. La référence intertextuelle à L’Odyssée d’Homère vacille, soumis qu’est le nom commun à l’antéposition de l’adjectif « Amères ». Comment qualifier une culture, un pays, qui porte au pinacle la migration d’Ulysse et réprime, interdit l’odyssée contemporaine des migrants ? L’odyssée tragique d’aujourd’hui n’entacherait-elle pas la référence de l’odyssée épique d’hier ? Faut-il y voir un jugement sur l’évolution de la civilisation des pays en filiation avec les civilisations grecque et romaine ?

Philippe Geneste

Note :

(1) Schneider, Anne, La Littérature de jeunesse migrante. Récits d’immigration de l’Algérie à la France, Paris, L’Harmattan, 2013, 420 p. – p.116.

(2) Deux livres sont d’une riche lecture sur cette question : d’une part, la somme déjà citée de Schneider, Anne, La Littérature de jeunesse migrante. Récits d’immigration de l’Algérie à la France, Paris, L’Harmattan, 2013, 420 p. L’autrice y croise 120 récits de divers genres. La problématique de la littérature de jeunesse y est confrontée à la problématique de la littérature mémorielle et pose donc, aussi, la question du rapport à l’Histoire qui se lit dans le secteur jeunesse de la littérature. La question de l’accès à la nationalité française y fait aussi l’objet d’une réflexion nourrie. L’autre ouvrage est celui de Hugon, Claire, Lire les sans-papiers. Littérature de jeunesse et engagement, Paris, éditions CNT-RP, 2012, 190 p. L’autrice s’appuie sur une centaine de titres de l’album à la bande dessinée, du roman au documentaire, tous parus entre 1989 et 2012. Elle traite plus particulièrement la représentation sociale de la figure des « sans-papiers ».

(3) Kioka-Cy, Essais de Provence, https://www.quiero.fr/spip.php?rubrique15

27/10/2024

Envolées du sens contées et racontées

CRAHAYE Anne, Le Sourire de Suzie, CotCotCot éditions, 2024, 26 p. 13€50

Cette réédition, cinq ans après sa prime parution, permet de repartir à la recherche du sourire perdu de Suzie : « Moi, j’avais perdu le sourire ». Par cette phrase, qui conclut la première page et lance l’aventure narrative, le jeune lectorat s’identifie à cette figure livresque de Suzie, un collage, figure artificielle et, de ce fait, ouverte à tout être qui endosse la première personne. Le jeune lecteur, la jeune lectrice se pose dans l’espace des pages, investissant le pronom MOI qui se décline en l’existence du JE (1). Le temps de lire devient l’expérience singulière de cette extraction du monde. La lecture opère grâce à ce passage du MOI au JE. Dit autrement, l’enfant lecteur prend en charge ce JE, l’investit de sa voix ou de sa compréhension des images et du texte dit. La raison en est simple : la lecture est une expérience temporelle, une mise en temporalité de l’espace du livre.

C’est donc l’enfant qui raconte l’histoire du sourire perdu. Ce racontage est une appropriation car l’album nonsensique oblige un investissement sensificateur ne proposant aucune direction de sens, déjouant tous les sens uniques, laissant donc ouvert à la circulation des significations toutes les voies tracées par les images, les figures collées, les pages composées, les détails juxtaposés.

L’intelligence de l’autrice est d’avoir su ne pas circonvenir la perte du sourire à l’héroïne : le sourire perdu touche les parents autant que le personnage. Le collage-rapiéçage-déchirage est déchirement des cœurs et le sourire se livre alors pour sa puissance de relation aux autres : signe interprété par eux, signe produit pour eux. La communication humaine est l’enjeu profond de Le Sourire de Suzie :

« J’ai pleuré tout ce que je n’avais pas parlé

Des litres de mots jamais prononcés »

Les mots sont mêmetés que mimiques, sonorités mêmetés que corporéité. Et si les mots se mesurent en litre, le sourire peut entrer dans une taxinomie sourimimique. Le collage qui est démembrement et atomisation du corps mais aussi, augmentation, composition, s’invente fabrique de pièces détachées pour sourire dont l’album propose la panoplie.

Là survient pour le JE du racontage le danger de ne plus pouvoir répondre au besoin d’être soi-même, de se trouver soi, d’être reconnu pour soi et d’être aimé pour soi. L’intelligence de la situation est le lieu commun Avoir perdu le sourire. À partir de cette phrase stéréotypée, contrainte fantasque d’un exercice de style, Anne Crahay réalise « le projet le plus personnel que j’ai publié » (2). Elle explique, ce qui renforce notre interprétation d’une création non sensique, que d’avoir répondu au poète Carl Norac « Je me réjouis de te croiser, j’accroche mon plus beau sourire à mes oreilles » a provoqué cette réplique de Norac : « Mais quelle belle idée pour un album ! » (3). La cerise sur le gâteau, c’est cet album, aujourd’hui réédité avec le soin exemplaire des éditions CotCotCot -et ce n’est pas facile, pour l’épaisseur des collages, , pour le plus grand éclat de rire des enfants petits, petits, petits ou grands, grands, très grands.

Philippe Geneste

(1) « Ma personne, mon moi, est un nom (un pro-nom) parce qu’elle est par émergence un prélèvement sur l’espace » écrivait le linguiste Guillaume, Gustave, Essai de mécanique intuitionnelle I Espace et temps en pensée commune et dans les structures de langue, texte établi par Renée Tremblay, collection essais et mémoires de Gustave Guillaume publiés sous la direction de Ronald Lowe, Québec, Les Presses de l’université Laval, 2007, 422 p. – (2) citations tirées du site : https://www.ricochet-jeunes.org/articles/anne-crahay-jaime-creer-des-livres-qui-font-du-bien – (3) ibid.

 

CARMINATI Muriel, Princesses dans le vent, illustrations de Bianca SPATARIU, éditions Le Cosmographe, 2024, 65 p. 21€50

Voici un album qui interroge lecteur, lectrice, critique tout autant. En effet, la beauté de l’illustration invite à une première lecture sans référence au texte. Le livre alors rendu muet, ouvert sur la magnifique page de garde, emporte ensuite dans l’onirisme des images foisonnantes de détails, enjouées de couleurs, drôles par certaines de leurs compositions, ouvrant au merveilleux par les jeux du graphisme qui libère la palette des peintures réalisées, avec une grande délicatesse, à l’aquarelle et à l’encre de Chine. Le tableau abstrait côtoie l’illustration surréaliste, l’image des figures pourfend le réalisme malgré les détails du dessin. La composition des pages, suggère le cadrage des toiles et ce procédé renforce l’invitation à la lecture silencieuse des seules images dont la succession simule l’histoire.

Le livre ainsi parcouru, l’esprit ainsi imprégné de l’univers des rêves illustrés, on peut alors en reprendre la lecture, en s’appuyant, cette fois-ci sur le texte de bas de page, légende diégétique jouxtant le conte mais aussi flirtant avec l’histoire nonsensique. L’humour s’impose alors pour tisser le sens de ce voyage où sont convoqués Nils Holgersson, le conte de fée dans sa thématique amoureuse du tout est bien qui finit bien, Alice qui serait partie au pays du vent. Les princesses envolées survolent le pays des pluies, celui des canicules, celui des ogres, le pays du blanc et du noir, le pays des airs et nous invitent aussi en leur propre pays, celui du livre où s’engagent les voyages oniriques pour le plaisir au long cours d’un imaginaire de libre propos.

Du conte, Princesses dans le vent emprunte le sérieux des thématiques : rapport aux autres, entraide, amour et jalousie, tendresse et violence. Du nonsensisme, l’album emprunte l’impertinence de la situation L’éditeur nous dit qu’« être un cosmographe, c’est découvrir le monde ! » c’est-à-dire, au fond, la relation des humains au monde. Nul doute que les médiathèques, bibliothèques, centres de documentation qui proposeront l’ouvrage pour le plus grand bonheur de leur jeune lectorat de 6 à 12 ans, seront tentés par la proposition du Cosmographe qui tient une exposition des peintures de l’album à leur disposition.

Philippe Geneste et la Commission lisezjeunesse

20/10/2024

La poésie pour saisir l’ailleurs de soi et s’y comprendre

BERGÈSE, Paul, La Maison, le jardin et le rêve, illustrations Solange GUÉGEAIS, éditions Voix Tissées, 2022, 54 p. 15€ ; BERGÈSE, Paul, Dans la clarté vive, illustrations Solange GUÉGEAIS, éditions Voix Tissées, 2024, 60 p. 15€

Chroniquer ensemble ces deux recueils s’impose non pas parce qu’ils sont du même écrivain mais parce qu’ils portent une même problématique que l’heureux recours à la même illustratrice pour les interpréter vient renforcer.

Le titre La Maison, le jardin et le rêve pose deux lieux en accueil du rêve. Par homothétie ces deux espaces miroitent le livre où sont recueillis les poèmes. Le poète a besoin de poser l’espace. La préposition, qui ouvre le titre du second recueil, Dans la clarté vive, inclut la poésie dans une intériorité, celle de « la clarté vive ».

Mais revenons au premier recueil. Les deux motifs qui s’imposent sont les oiseaux et le vent ou sa variante, l’air. Les illustrations y ajoutent des motifs de l’ordre de l’esprit (des cœurs en médaillons par exemple) épousant des sensorialités diverses. Les oiseaux semblent comme le produit du vent et de l’air. Et si le recueil convoque une riche collection de végétaux, c’est pour leur position en suspension entre ciel et terre qui les soumet au vent, au soleil et à la froidure. Sur le bord des peintures rougeoyantes, attiré par le jaune chaleureux, le rythme des vers pairs (largement majoritaires dans cet univers d’harmonie recherchée) propulse la pensée du lecteur ou de la lectrice vers un bonheur onirique : la maison qui s’ouvre, la maison qui chante, n’est-ce pas la poésie comme bâtisse de mots juchée aux quatre vents des rimes ?

Cette poésie est cosmique, poésie de la nature et qui la chante. La poésie en chantant le monde, la faune des airs, la flore des couleurs, n’imite pas, mais porte la nécessité que s’ouvre l’imaginaire pour saisir l’ailleurs sans lequel la personne resterait close sur elle-même. L’image se porte aux vers, les vers se portent à l’image et dans cet aller-retour incessamment joué par la lecture, la vérité d’être au monde de l’enfant trouve un dire homothétique à l’expérience de sa vie.

L’enchaînement des poèmes organise les qualités sensitives en correspondances : clair et ombre, eau et feu, terre et eau, chaud et froid, air et sol, le fluide et l’inerte… La peinture, le graphisme et les assemblages de Solange Guégeais rendent visibles cette diversité des relations des sens qui gouvernent les poèmes. Le retour constant des hexamètres (vers privilégié dans La Maison, le jardin et le rêve) et la préférence donnée dans le même recueil aux vers pairs (presque toujours encadrants), le jeu des rimes soit intérieures soit extérieures, les assonances, les consonances, les échos sonores dans les poèmes mais aussi entre les poèmes, et ce dans les deux recueils, traversent l’univers imagé. Le bouquet de couleurs suggère en retour une unité transparente qui invite le jeune lectorat à entrer dans l’espace des tableaux où les choses, la faune, la flore, les silhouettes, perdent le motif premier de leur aspect (oiseaux et fleurs en majorité) sous une lumière prégnante et sans foyer localisé.

La poésie de Paul Bergèse n’introduit pas un ordre factice mais tient à distance la destruction, la détérioration, la putréfaction, l’étiolement. Cette poésie soulève le renouveau d’un grand chant de la nature et de la vie. Chaque poème traque la dissonance, qui, surprise au détour d’une composition, est reversée dans le flux du vivant et de la Terre qui en répond. Cette poésie est une poésie de couleur et non de contraste, du réciproque et non de l’opposition, de la variation et non de la coupure, du flux et non des stases, de la répercussion et non de l’antithèse. Les multiples symétries forment le cadre d’harmonie de ce choix et Dans la clarté vive en est l’aboutissement éclatant. Ce recueil est complémentaire du premier. Il radicalise la symétrie. L’ensemble du recueil est isométrique, composé exclusivement de pentasyllabes réunis en quatrains. Le rythme des vers est invariable en 3/2. Savamment suggestif, ce rythme introduit à la perception du sensible par l’harmonie poétique, l’isométrie faisant flirter chanson et poème. Les deux dernières syllabes du rythme tombent presque toujours sur un mot substantif ou adjectif ce qui substantialise les vers et

« ravive la source

des harmonies douces »

Il y a chez Paul Bergèse, (faut-il dire dans la poésie destinée aux enfants ?) une confiance mise dans le langage pour exorciser l’âpreté du monde et les menées destructrices des hommes. Éveillé par les assonances, rimes et rythmes, courant sur les toiles chamarrées de couleurs, l’esprit enfantin rencontre la licence d’une libre innocence.

Lire la poésie c’est faire l’expérience que vivre par l’innocence n’est pas vivre en mensonge, bien que l’harmonie y soit saisie comme une utopie. Lire la poésie, c’est trouver les sens qui unissent au monde de l’inerte et du vivant. La poésie enfantine a peut-être cette visée enfouie au creux de ses vers : la constance de la prise de la vie en sa nature vaut mieux que l’inconstance des emprises consuméristes tenant lieu commun de vie. À l’unisson, les créations picturales – le terme d’illustration serait réducteur – invitent à percevoir l’unité du monde matériel qui semble plonger jusque dans la profondeur suggérée des tableaux. Ceux-ci renferment tout de même comme une réticence au continu de la substance dont pourtant ils sont faits et qu’ils chantent.

Paul Bergèse et Solange Guégeais, car on ne saurait évoquer l’une sans l’autre, font écho par leur travail créatif à cette remarque de Jacques Charpenteau : « Il faut (…) investir ce redoutable lieu commun de la bonne conscience collective en quête nostalgique de l’innocence perdue, dans un monde où chacun se sent un peu coupable, où chacun, surtout rend les autres responsables de son destin – de ce qu’il n’est pas devenu et qu’il avait rêvé d’être : qu’avez-vous fait de l’enfant que je fus ? » (1)

Philippe Geneste

(1) Charpenteau, Jacques, Enfance et poésie, Paris, les éditions ouvrières, 1977, 200 p.– p.9.

 

13/10/2024

« C’est si difficile d’être humain » ?

HARRINGTON C.C., Mary et le langage secret de la forêt, traduction française de RITSMANN Charlotte, éditions Milan, 2024, 313 pages, 14€90.

C’est l’hiver à Londres en cette année 1963. La jeune Mary n’a pas tout à fait 12 ans, et pourtant de nombreuses expériences d’humiliations, d’exclusions s’accrochent à elle, étouffant son esprit. La société de ce temps n’est pas tendre envers les personnes, enfants ou adultes, qui ne correspondent pas à la norme. Mary, elle, a « les mots imprimés comme autant d’hameçons dans la bouche », hameçons qui brisent sa voix, empêchant d’exprimer toute pensée, déchirant ses mots en lambeaux éclatés : Mary est une enfant qui bégaye.

Ce jour-là, dans sa nouvelle école en sa salle de classe, alors qu’une enseignante l’empresse de parler, la fillette ne trouve qu’une seule issue pour échapper à l’humiliation : enfoncer très profondément dans « la paume douce de sa main » la pointe d’un crayon bien aiguisée. Cet acte provoque dégoût et scandale et l’infirmière scolaire qui la soigne sans douceur menace de l’envoyer dans une institution où, comme Mary le sait, les enfants dits handicapés subissent des maltraitances. C’est alors qu’Evelyn, la mère de Mary, par amour pour elle, ose braver la sévérité du père et fait une proposition risquée : qu’afin de guérir de son bégaiement, l’enfant parte chez Fred, son grand-père, qui habite bien loin de Londres, en Cornouailles.

Dans le même temps, à Londres, une petite panthère des neiges est prisonnière avec sa sœur au parc d’attraction du Royaume des animaux. Son nom est Tornade, c’est un jeune mâle. Des humains l’achètent pour l’offrir en cadeau d’anniversaire à une bourgeoise. Mais Tornade n’est ni un jouet, ni une peluche. Pour avoir saccagé le bel appartement de sa maîtresse, il est conduit bien loin de Londres, en Cornouailles. C’est là qu’il va rencontrer Mary.

Entourée de l’attention tendre de son grand-père, Mary a mis un baume sur les brisures de ses mots. Auprès de lui, si différent des censeurs, elle se sent comprise et écoutée. Elle est libre aussi, comme pour ce jour de grande neige où parcourant la forêt millénaire qui jouxte leur maison, elle s’arrête tout près d’un arbre majestueux, un chêne, impressionnant et beau par plein d’années vécues ; beau et plein de sagesse aussi, lorsque l’entourant de ses bras, elle l’entend murmurer « Sois douce avec toi-même, c’est difficile d’être humain ». Souffle vibrant de la nature, ces paroles bouleversent Mary comme le feraient des envolées de joie. Ainsi sont effacées les angoisses, les mutilations physiques et mentales, la honte et le dénigrement de soi. Mary désormais, écoutera le vieux chêne. Par son courage, elle va sauver Tornade et laisser s’échapper d’elle les mots pour le défendre, des mots exprimés à sa façon, à son rythme. Et si pour elle et son grand-père, il « est difficile d’être humain » face aux murs de haine érigés par des hommes, tous deux sont, dans les pages du roman, les témoins d’une humanité vraie même si fragile, telle qu’elle nous est chère.

À cette histoire si émouvante et tendrement écrite, l’autrice offre des explications sur les travaux de reforestation dans le monde, les efforts de préservations des animaux sauvages et de nouvelles connaissances concernant le bégaiement – autant de connaissances et d’explications qui ajoutent à l’intérêt du livre, sans nuire aucunement à la sensibilité et à la beauté du roman qui s’adresse préférentiellement aux préadolescents et préadolescentes.

Mas Annie

 

DUPUY Valérie, Qui veut jouer dehors ?, illustrations Virginie BLONDEAU, tutos dessinés ZAD, Utopique 2024, 20 p. 16€

Les tutos désignent ici des dessins de gestes de la langue des signes pour signifier un mot. Le livre est une fable animalière tendre, celle d’un hérisson qui ne trouve personne pour jouer avec lui. C’est l’occasion pour l’album de passer en revue les différents éléments, les temps (beau, mauvais, chaud, froid), de convoquer des animaux afférents aux saisons évoquées.

Des dessins émanent une dimension d’empathie que cultive Virginie Blondeau avec des aquarelles ou des effets d’aquarelles. L’illustration, colorée avec discrétion et douceur, renforce cette dimension qui couvre l’ensemble de l’univers diégétique de l’ouvrage. Celui-ci, au format italien, aux pages fortement cartonnées et aux coins arrondis, se prête à la manipulation par le petit enfant. Le livre sera évidemment lu avantageusement avec les enfants sourds apprenant la langue des signes et les tutos de Zad aideront les parents dans l’accompagnement de cette fonction du livre. Ils serviront aussi à ouvrir les enfants entendants à la question de la surdité et à découvrir cette belle langue des signes française (LSF).

Philippe Geneste

NB : Pour découvrir la LSF, lire le supplément détachable du système de notation des signes de la LSF dont Philippe Séro-Guillaume a augmenté la troisième édition de son livre Langue des signes, surdité et accès au langage, Chambéry, CNFEDS – Université Savoie Mont Blanc, 20220, 302 p. + X p. Ce système est une « analyse componentielle (les paramètres physiologiques qui permettent la réalisation des signes manuels) assortie d’une transcription qui utilise les caractères alphabétiques et de ce fait permet l’utilisation de tous les médias modernes sans adaptation particulière ».

 

06/10/2024

Être soi ?

STEWART Lizzy, Alison. À coups de pinceau, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Nadia Aeberli, éditions Helvetiq, 168 p. 24€

Ce fort ouvrage relié est en propre un roman graphique. La composition de la majorité des pages d’Alison. À coups de pinceau classe l’œuvre dans le genre de la bande dessinée. Cependant l’insertion de pages de texte illustré ou de pages uniquement composées d’un texte écrit, inclinent aussi à lire l’œuvre comme un carnet intime d’une peintre. Alison Porter est née dans une famille de la classe ouvrière du comté du Dorset. Jeune fille, elle tombe amoureuse (« C’était de l’amour, je n’en doute pas, mais de l’amour pour Andrew mêlé à l’amour de l’Amour » p.2) d’un employé administratif à la mairie de Bridport. Elle se marie à dix-huit ans. Le couple est pauvre, et Alison apprend à devenir ménagère, femme au foyer. L’existence est terne pour elle et pour égayer ses jours elle prend quelques cours de dessin. C’est là qu’elle rencontre Patrick Kerr, un peintre reconnu, qui la prend sous son aile mais aussi qui la convoite sexuellement. Il l’invite à le rejoindre à Londres : « Vous n’analysez pas vos sentiments pour lui, seulement les siens pour vous » (p.24).

Là, en 1978, commence son apprentissage d’artiste. Elle noue une relation tumultueuse avec le pygmalion Kerr : « la tempête sentimentale faisait rage dans l’espace qui nous séparait » (p.6). Pour la prolétaire, les voies officielles de l’art tendent à brider la créativité : « J’ai rempli des pages et des pages sur son instruction [à P. Kerr c’est-à-dire une instruction académique du milieu académique des artistes bourgeois], mais pas une n’émanait de moi Je croyais que si je parvenais à dessiner à la perfection (…) je serais une artiste » (p.59). « Tu vois que ce sont des artistes parce qu’ils ont peaufiné pendant des années leur style vestimentaire (…) Ça ne dit rien de leur technique de peinture. Tu es authentique et sobre. Véridique, même. Je pense que tu pourrais devenir très bonne un jour. Alors au travail » (p.19). C’est avec nuance et durant toute la durée de l’ouvrage que ce thème du rapport du peuple à la création est traité avec intelligence et de manière très stimulante. Il est lié à l’apprentissage de soi de la jeune femme qui interroge dans son écrit les obstacles qu’elle ressent sans savoir les nommer : « Ma douleur dissimulait une sorte de vérité que je ne comprenais pas complètement à l’époque. Elle semblait pointer vers quantité d’autres choses, mais je ne me permettais pas de les voir » (p.71). Ou encore : « je me demande à combien de mes propres mensonges je me suis forcée à croire. Moi qui n’ai jamais su mentir » (p.87). Très subtilement, aussi, elle est liée à la conquête d’un espace à soi, un lieu à soi. Le bourgeois ne sait pas « ce qu’avoir un espace à soi représente pour des personnes qui n’en ont pas » (p.140).

Durant cet apprentissage, elle s’aperçoit que la place de la femme au foyer prolétaire et celle de la femme artiste, sont identiques, toutes deux soumises à la domination masculine, avec l’hypocrisie en plus chez les bourgeois se disant libérés. C’est l’époque aussi où elle noue une amitié sans faille avec une jeune sculptrice, Tessa Effiong, en rupture, car femme, car noire, avec le milieu des artistes de son époque, pétri par le patriarcat. Tessa est une révoltée de l’art autant que dans la vie qui va permettre à Alison de passer nombre de ses pensées indécises au révélateur. « Je ne suis pas celle que vous voyez » (p.150) répond-elle dans un entretien, parce que ce qui se voit au jour des apparences masque ce qui s’est tramé durant les nuits pleines et l’obscurité inaccessible du passé de l’existence. Le livre Alison. À coups de pinceau met en scène l’existence en ombres et jours, et dont on ne peut décider que lorsqu’il n’y a « personne en qui ou derrière qui disparaître » (p.107). La vie est parfois un art de se cacher où la personnalité s’annihile pour vêtir le déguisement du convenu passe-partout. Être soi n’advient que si on sait voir l’autre, s’en distinguer, s’y opposer, s’éprendre de lui, l’aimer, l’apprécier, donner et prendre : ni caser le trop plein de soi-même en l’autre ni servir à l’autre, par servitude volontaire, de réceptacle de son trop-plein de lui-même. Ne pas se laisser envahir par les souvenirs, savoir en revanche reconnaître à l’autre ce qu’il nous a apporté et qui, transformé et devenu, en différence autant qu’en différance, une part de nous-même.

De même, Alison. À coups de pinceau propose une réflexion approfondie sur le rapport au corps à travers le travail de modèle. Alison écrit ainsi, alors qu’elle est une peintre désormais reconnue : « Pouvoir être tranquille et en silence dans son propre corps. Aucune attente sinon la simple consigne de s’offrir à mon regard » (p.20). Conquérir son corps sans l’aliéner à l’autre mais sans non plus le réifier pour soi, comme conquérir sa place dans la société inégalitaire de la société capitaliste, c’est chercher le vecteur de sa propre créativité qui, pour Alison Porter, est la peinture : « Mes lacunes sociales d’indécision, de passivité et de silence (…) trouvaient leurs contraires dans la peinture. Soudain, je pouvais mettre en scène mes indicibles, enchaîner les décision » (p.95). Le roman graphique d’apprentissage raconte comment on se perd dans sa vie, comment il faut trouver des ressources pour recommencer, comment rien n’est donné, tout s’obtient par une lutte. Alison Porter a compris que, pour certains, lutter c’est écraser les autres, mais que pour d’autres, pour elle, lutter c’est obtenir de soi de nouer des liens vers une nouvelle unité sociale : « désormais, mon travail présiderait ma vie. Ensuite viendrait mon plaisir. Les deux piliers de ma nouvelle existence » (p.97). La vie d’Alison Porter illustre comment l’ordre social, sous couvert d’accepter en son sein tout un chacun, en inclut certains et en laisse d’autres à l’extérieur. La dialectique du dedans et du dehors est une variante de la lutte des classes : « elle refusait de vivre dans les limites du monde qu’ils avaient construit, alors elle avait bâti le sien » (p.146).

Philippe Geneste

 

29/09/2024

Deux points de vue sur le conte

Voici deux contes, tous deux inventés par leur autrice et leur auteur pour le jeune lectorat contemporain. Le choix générique inscrit ces textes dans une longue tradition du merveilleux, quasi inaugurale de la littérature non pas nationale mais internationale. Ces deux textes jouent avec la variation interne au genre, aussi bien dans le traitement des sentiments, des motifs et des thèmes, que par la modalité propre de l’expression alliant écriture et illustration. Comment vit le conte contemporain ? La réflexion qui suit, appliquée à la lettre-image des textes, s’est appuyée sur les réactions et commentaires des jeunes lectrices et lecteurs de la commission lisez jeunesse du blog.

 

Le conte en évitement de la fable

CADORÉ Isabelle, Tia La Petite Mangouste / Tia Ti Mangous-La, illustration Brice FOLLET, Bilingue français-créole/Martinique, traduction en langue créole Daniel BOUKMAN, L’Harmattan jeunesse, 2024, 32 p. 10€

Le livre d’Isabelle Cadoré, généreusement illustré par Brice Follet à partir de créations numériques d’images est un conte bilingue qui invite à se familiariser avec la culture martiniquaise. L’histoire ou diégèse est semi initiatique, selon un schéma narratif simple où le mauvais serpent Fer de lance est terrassé par la solidarité initiée par une petite mangouste, Tia, aveugle venu aider un petit cochon noir, Tajasu, à la recherche de son troupeau de de sa maman, Pochaca. L’acte de solidarité initie la quête de Tajasu et la maturation de Tia. La mère de Tia, Kalina, viendra prêter main forte à sa fille pour vaincre Fer de lance. Les animaux, les uns retrouvant leur troupeau, les autres se retrouvant et regagnant leurs pénates, sortiront renforcés de cette union devant le danger.

Le jeune lectorat est appelé à suivre les difficiles débuts dans la vie de Tia, puis à l’accompagner dans l’aide qu’elle apporte à Tajasu. La narratrice a pris soin de ne pas verser dans le genre de la fable, malgré l’anthropomorphisme du récit, avec des animaux dotés de la parole. Les jeunes membres de la commission Lisez jeunesse ont tous vibré au rythme des aventures de Tia car l’écriture est empreinte de tendresse à l’égard des jeunes personnages animaliers. D’une certaine façon, le conte traite de la différence. Mais de même que l’autrice a évité la morale, elle évite l’explicitation thématique. C’est par la discussion avec l’enfant que ce thème, comme d’autres pourront être développés. La dimension bilingue est une manière, enfin, pour découvrir une langue d’une île francophone, le créole, langue issue de l’oppression esclavagiste de la Martinique.

Trois questions à Isabelle Cadoré

Lisezjeunessepg : Ce conte est-il une invention personnelle ou une adaptation d’un conte traditionnel ?

Isabelle Cadoré : Tia est un conte inventé que j'ai situé dans la culture antillaise

Lisezjeunessepg : La mangouste joue-t-elle un rôle particulier dans la culture de la Martinique ?

Isabelle Cadoré : La mangouste provenant des Indes a été introduite en Martinique vers 1894 afin de lutter contre les serpents trigonocéphales venimeux, dit Fer de lance, espèce endémique de l'île.

Lisezjeunessepg : Pourquoi avoir choisi de marquer les sections de l’histoire par des titres qui pourraient être des vers introduisant des fruits comestibles de la Martinique ?

Isabelle Cadoré : J'ai choisi de marquer les sections de l’histoire par des titres qui pourraient être des vers introduisant des fruits comestibles de la Martinique pour le plaisir des mots et la poésie. Et également pour aiguiser la curiosité des jeunes lecteurs.

Entretien réalisé fin septembre 2024

 Trois questions à Brice Follet

Lisezjeunessepg : Comment travaillez-vous les couleurs et le dessin ?

Brice Follet : Je travaille tout en numérique, sur tablette graphique, avec un logiciel de dessin. Toutes les étapes sont faites comme ça : d'abord les premiers croquis pour déterminer le style et l'allure des personnages et des décors. Puis un découpage pour trouver la meilleure mise en page, c'est à dire le cadrage, le placement des personnages, leur position, les décors, etc. Enfin je passe à la réalisation au propre : j'affine le dessin et les détails, puis je pose les couleurs, les textures, les lumières.

Lisezjeunessepg : Quel défi l’histoire posait-elle à l’illustrateur que vous êtes ?

Brice Follet : Chaque nouvelle histoire à illustrer est un nouveau défi, et en ce qui concerne Tia, il y en a eu plusieurs. Tout d'abord, dessiner une mangouste ! Ce n'est pas un animal que l'on dessine très souvent, et puis je n'ai pas l'occasion d'en voir en chair et en os. J'ai donc dû me documenter, heureusement avec internet c'est facile. Et puis ensuite, je ne suis jamais allé en Martinique (malheureusement !) alors là aussi j'ai dû me documenter, afin d'essayer de retranscrire au mieux la flore, les paysages, l'atmosphère. Il s'agissait donc pour moi d'être fidèle à la réalité d'une part, tout en étant expressif et en réussissant à faire passer des émotions d'autre part.

Lisezjeunessepg : Quelle est la fonction des culs-de-lampe qui souvent redoublent le titre-vers des sections du livre mais parfois sont en lien avec l’avancée de l’histoire et apportent une pointe d’humour ?

Brice Follet : La première fonction est de faire la séparation entre le texte français et la traduction créole, car ils se trouvent sur le même page. Ensuite, j'ai essayé de proposer une petite valeur ajoutée, en lien avec le chapitre ou répondant à l'illustration pleine page qui s'y rapporte. La petite pointe d'humour, ça c'est plus fort que moi, ça vient naturellement sans que j'y prenne garde !

Entretien réalisé fin septembre 2024

Le conte : une source d’enfance de l’humanité

LUBIÈRE Romain, Tala et le bison, éditions Des ronds dans l’O jeunesse, 2024, 32 p. 16€

Tala et le bison commence comme un conte classique situé en Amérique du Nord, dans les grandes plaines : la jeune indienne, Tala, éprouve une grande culpabilité à avoir tué une sauterelle pour s’assurer la considération des autres enfants. Ce geste gratuit meurtrier est contraire à l’éthique de son peuple pour qui tuer des animaux est strictement régulé par la nécessité de se nourrir. Vagabondant dans la forêt, enfoncée dans ses pensées, elle se perd, sans repère pour retourner au campement. La nuit tombe et dans le silence, alors qu’elle s’approche de l’orée du bois, elle découvre un troupeau de bisons. Cet immense troupeau silencieux l’impressionne. Pour les Indiens, le bison est le prince de la prairie qui figure dans leurs légendes, leurs croyances et rituels. Or, Tala est découverte par un bison qui l’observe. L’album et ses images sombres nous fait partager la peur de la fillette, pis, par un portait en gros plan son endormissement au cours duquel Tala revit en rêve son crime de la sauterelle. Ce rêve rétrospectif stigmatise la cruauté du geste avec les couleurs sanglantes. Au matin, Tala rejoint une rivière qui va la guider, en la suivant à contre-courant jusqu’à chez elle. Mais en glissant, elle tombe. Le bison silencieux la sauve de la noyade. C’est tel un de ces innombrables petits oiseaux nichant dans la crinière des bisons, Tala est raccompagnée par la bête. Et c’est Tala, qui, au campement, empêche que les siens ne décochent une flèche sur l’animal mythique salvateur.

La structure du conte classique en doublant la fonction de l’héroïne par celle du bison allie la figure du protecteur et celle de l’aventurière perdue. L’adjuvant, à la fin du récit, trône à côté de Tala comme actant central du conte. En ce sens Tala et le bison illustre l’équilibre de la vie humaine et de la vie naturelle en interdépendance et en mutuelle entraide. Le conte qui invite à découvrir la civilisation des amérindiens, amène l’enfant, soit lecteur soit auditeur, à réfléchir à ce modèle de vie puisé dans la nature et son respect par le peuple des plaines. Comme l’écrivait Claude Brémond, tout récit repose « sur une structuration anthropomorphe de la matière narrative » (1) : ici, le bison protecteur qui va devoir sa vie sauve à la fillette permet à celle-ci de faire sortir d’elle la culpabilité qui la perd pour, rendant à l’obligateur (le bison) sa dette morale d’être en vie instituer une égalité de condition où s’équilibre humanité et animalité.

Tala et le bison est donc un conte éthique, et ce d’autant plus que le génocide des Indiens par le gouvernement des Blancs d’Amérique assoiffés de propriétés terriennes et de richesses du sol, a été précédé par l’extermination des bisons, source principale de la subsistance des peuples autochtones. Les enseignants et enseignantes possèdent avec Tala et le bison un beau matériau livresque pour initier le jeune lectorat à la lecture du conte, à son étude et aux sources légendaires-mythiques et historiques qu’il convoque. L’imprécision du lieu géographique, du peuple indien concerné, facilitent la transposition interprétative de l’histoire sur une scène mythique. L’album s’offre à cette opération de lecture complémentaire.

Philippe Geneste

(1) Brémond, Claude, Logique du récit, Paris, éd. Du Seuil, 1973, 350 p. – p.328.

 

22/09/2024

Du récit initiatique et du récit de reportage

Voici deux albums, le premier destiné aux enfants et dont la fiction s’appuie sur l’état des lieux de la mer, le second à lire à partir de la préadolescence puis tous les autres âges, qui traite de l’exploitation des animaux (trafic de l’ivoire) et de la condition de travail et de vie dans les mines en Afrique.

 

PAVLENKO Marie, Lila et le baiser des mers, illustrations de Baptiste PUAUD, Glénat jeunesse, 2024, 44 p. 15€90

Les illustrations de Baptiste Puaud se répartissent en deux types. Celles des pages de garde, naturalistes, donnent à voir des poissons avec leur nom en légende. Celles qui accompagnent le récit prennent les doubles pages, pleine page, en crayonné de couleurs multiples au dessin mi-réaliste mi-onirique. Même si les illustrations doublent le récit, leur fonction d’exploration de l’histoire en est renforcée auprès du jeune lectorat qu’il soit lecteur, lectrice, ou non (mais on privilégiera l’achat du livre pour les enfants sachant lire).

Le texte de Pauline Pavlenko est riche et ne manque pas de jouer sur l’intertextualité : le baiser des mers est un clin d’œil au baiser du réveil dans le conte classique, ici il s’agit d’un éveil de la conscience. Lila qui subit le drame d’un naufrage évoque, évidemment, La Petite Sirène ; la reine des mers est une pieuvre qui, lors de son apparition, peut suggérer la pieuvre des Travailleurs de la mer de Victor Hugo, celle de Vingt-Mille Lieues sous les mers de Jules Vernes, voire, en éloignement thématique, La Reine des Neiges. De la racine des contes, le récit reprend la phase rituelle d’initiation. La figure de l’héroïne humaine a pour fonction l’identification de la jeune lectrice ou du jeune lecteur afin de renforcer le message de l’histoire car, comme dans un conte classique, une morale est au rendez-vous.

Une morale ? Non, plutôt une prise de conscience du danger que courent les organismes vivants de la mer, les poissons, bien sûr, mais les végétaux et le fond des mers aussi. Lila et le baiser des mers est à sa manière un Voyage au centre de la terre médié par un voyage au centre des mers. L’héroïne devra plonger jusqu’au plus profond des crevasses géologiques des fonds des mers pour ensuite, guidée par la reine des mers, refaire surface et peupler sa conscience de l’état du monde réel du milieu aquatique sur la planète Terre : un album qui rejoue le thème du récit initiatique pour le plus grand bonheur des enfants dès 5/6 ans.  

Le livre bénéficie d’une postface de Claire Nouvian fondatrice de l’association Bloom qui se mobilise en faveur de l’océan.

 

CORBEYRAN/BRAQUELAIRE/BASTI, Speranza. D’or et d’ivoire, éditions philéas, 2024, 64 p., 16€90

Cette bande dessinée repose sur un scénario rigoureux. Elle est animée par une volonté explicative et cherche à éviter la chausse-trape des paralipses (omissions volontaires d’information au lecteur) dans les dialogues, des planches allusives ou elliptiques dans le dessin. Le travail des couleurs, des points de vue, des cadrages, tout concourt à la compréhension directe des fondements de l’intrigue. Ainsi, Speranza. D’or et d’ivoire est-il un album qui fait découvrir au jeune lectorat le journalisme d’investigation autant qu’il en est une défense et illustration.

Contrairement à de nombreuses bandes-dessinées assujetties à l’idéologie dominante, qui rejouent la guerre froide et masquent par des mots comme « guerre juste », « démocratie », « liberté », des menées impérialistes notoires, la fiction de Corbeyran, Braquelaire et Basti, aborde avec les nuances nécessaires au réalisme du reportage la question du trafic d’ivoire depuis l’Afrique vers l’Asie mais aussi celui de l’or des mines tanzaniennes. Surtout, le trio n’omet pas d’évoquer les conditions de travail des ouvriers, les conditions de vie des populations des régions minières. Enfin, et c’est aussi une caractéristique notoire de l’album, le trio des créateurs refusent le manichéisme de la culture de masse venue des USA qui transforme en super-héros ou super-héroïne des personnages qui perdent ainsi toute étoffe pour se recouvrir de l’irréalisme de la propagande. Certes, l’héroïne, Speranza, réussit sa mission, mais d’une part elle ne la réussit que parce qu’elle est membre d’un réseau de journalistes d’investigation et d’autre part, cette réussite n’est que partielle, car les pouvoirs institués qu’ils soient ceux de grandes entreprises, d’États, ou mafieux connaissent les strates d’écrans servant de boucliers de protection à leurs agissements contre l’humanité, contre le vivant, contre la nature pour accroître les profits et les capitaux de certains. Speranza. D’or et d’ivoire est un album qui procède au fondement de sa trame thématique d’un regard critique sur l’exploitation de l’homme par l’homme.

Philippe Geneste

 

15/09/2024

Thèmes buissonniers pour la rentrée des classes

HASSAN Yael, La Vie selon Raf. Une rentrée dys sur dix, Tom Pousse, 2023, 155 p. 13€

Ce livre oscille entre paralittérature et littérature.

De la littérature, il emporte avec lui une composition rigoureuse, où s’organise un faisceau de faits saisis dans la réalité scolaire des collèges publics. Le milieu de la bourgeoisie moyenne inscrit le livre dans une tradition de la littérature de jeunesse qui tend à camper ses personnages sur le terrain socio-économique de sa cible lectorale. L’intrigue est professionnellement menée par l’autrice, ménageant, dans la diégèse, des temps d’intensité qui soutiennent l’attention de la lecture. La narration vise l’identification du lecteur ou de la lectrice aux héros ou héroïnes et pour se faire emprunte la première personne ici, un jeune garçon entrant en sixième.

Cette narration à la première personne rend le vraisemblable friable tant elle s’évertue, par la volonté paralittéraire, à livrer des informations documentaires. Celles-ci portent sur des troubles nécessitant un projet d’accompagnement du narrateur-personnage et sur des dispositifs de différenciation pédagogiques. Le narrateur-personnage est dyspraxique mais aussi TDAH (Troubles du Déficit de l’Attention avec Hyperactivité) et son ami, Alex, est HPI (Haut Potentiel Intellectuel) : or c’est le narrateur-personnage, élève en classe de sixième, qui explicite ces troubles… Le discours littéraire simule alors le discours officiel de la différenciation pédagogique, utilisant adroitement pour cela les interventions des parents, la description des comportements professoraux, mais il faut bien avouer que la littérarité ne résiste guère à l’informationnel.

L’exigence de l’édition (« accompagner les enfants en difficulté d’apprentissage et/ou en situation de handicap ») est de s’adresser aux préadolescents et préadolescentes dyslexiques par une police d’écriture adaptée, par le confort des interlignes, et en utilisant un papier mat. La visée de la collection est de rendre accessible aux collégiens ces questions au centre de l’école inclusive, « école d’excellence » « ouverte à tous » diraient les autorités de l’école. L’autrice nomme les troubles, ne joue pas avec les euphémismes et, en cela, s’inscrit avec pertinence dans la ligne éditoriale d’AdoDys. Moins convaincant, toutefois, est le choix de présenter des élèves brillants (Alex est fortiche en tout, Raf obtient les félicitations du conseil de classe, Shaïna est excellente en français), des professeurs, hommes et femmes, tout d’un bloc, soit tolérants soit intolérants, de reprendre le discours dominant de la différence sans l’interroger selon la multitude des cas de figure liée aux origines sociales des élèves.

La suite des aventures de Raf est parue en juillet 2024, sous le titre La Vie selon Raf. Des vacances dys sur dix, Tom Pousse, 2023, 168 p. 14€.

 

SIMARD Éric, L’Enrequin, Syros, collection mini Soon, 2023, 41 p. 4€

La collection Mini Soon s’adresse aux 8-11 ans. La série Les Humanimaux relève en partie de la science-fiction en ce qu’elle exploite les explorations génétiques sur les êtres vivants. Dans la série, les humains sont les cobayes d’expériences de croisement entre le patrimoine génétique humain et celui de certaines espèces animales. Mais l’aspect scientifique s’arrête à cette généralité. En effet, ce qui intéresse Éric Simard c’est pour chaque humanimal, créature mi-enfant mi-animale, explorer une émotion, un sentiment. Chaque personnage est ainsi campé comme un type. L’enrequin est par exemple une créature soumise à l’agressivité et à la violence. Le cadre de l’histoire est celui d’un Centre des Humains Génétiquement Modifiés organisé tel un établissement scolaire.

Toute l’intrigue repose sur l’interrogation concernant la fatalité des réactions qui animent l’individu. Dans le récit de L’Enrequin, c’est une relation amoureuse qui va permettre de dépasser l’atavisme biologique.

Éric Simard est un auteur généreux, qui croit à la culture et à la lecture pour sortir les cerveaux enfantins et adolescents des stéréotypies de raisonnement.

 

ESCOFFIER Michael, Poulain Poulet Poussin, illustrations d’Ella CHABON, éditions des éléphants, 2024, 20 p. 13€

Ce livre au format (16 x18 cm), aux bouts ronds est approprié à la lecture par des petites mains. Illustré par un dessin stylisé, légèrement vintage, de couleurs vives sur un papier glacé, il propose aux enfants dès deux ans, entourés de leurs parents une histoire allégorique. Poussin, aimerait bien s’élancer dans le monde, mais l’éducation très protectrice de papa Poulet le confine dans son poulailler. Vient un jour où Poulet dormant, Poussin s’échappe et suit Poulain. Il va faire l’apprentissage des dangers, faire l’expérience de l’entraide, et ainsi s’ouvrir à l’autre autant qu’au monde. C’est un Poussin transformé qui revient au bercail où Poulet s’égosillait…

Allégorique, cette histoire animalière est toute proche du conte.

Philippe Geneste