Anachroniques

31/08/2025

À bas la grammaire. Plaidoyer pour un apprentissage créatif du langage

La rentrée des classes est l’occasion d’ouvrir de nouvelles perspectives dans l’enseignement du français. Pour ce faire, Annie Mas a réalisé un entretien avec Philippe Séro-Guillaume et Philippe Geneste auteurs de À bas la grammaire. Pour un apprentissage créatif du langage, Forcalquier, éditions Quiero, 2024, 150 p. 22€…

 

ANNIE : Pourquoi publier cet ouvrage, dix ans après sa première édition ?

 

PHILIPPE. : Le livre publié en 2014 a bien marché. Les enseignants, les enseignants spécialisés auprès des jeunes sourds, les orthophonistes, les équipes dans des Instituts de sourds ou d’Instituts Médicaux Éducatifs y retrouvaient des préoccupations qui leur étaient quotidiennes. Nous avons été invités par des établissements pour débattre des propositions en animant des sessions de formation continue. Le livre se vendait bien, mais l’éditeur, pour d’autres raisons a dû mettre la clé sous la porte. Ça a clos la carrière du livre.

 

PHILIPPE : Et puis, un jour, par l’un d’entre nous, Samuel Autexier, qui dirige les éditions Quiero, a pris connaissance du livre et il nous a proposé de le rééditer moyennant quelques transformations du point de vue éditorial (la présentation des travaux d’élèves et des séquences pédagogiques que contient le livre) et avec des demandes de précisions, le livre étant destiné à un large public. Ça nous a emballé, connaissant la qualité des éditions Quiero et puis d’avoir un interlocuteur actif et aussi attentif.

 

PHILIPPE : Au final, c’est une réédition, mais qui est bien augmentée par rapport à la première, qui prend davantage le temps de l’explication pour que le texte touche des non spécialistes des questions d’enseignement et de théories linguistiques. Au niveau des travaux d’élèves présentés en illustrations des séquences, c’est un nouveau livre.

 

ANNIE : La première partie du titre, À bas la grammaire, sonne comme une provocation, est-ce vraiment sérieux ?

 

PHILIPPE : oui, c’est très sérieux. J’ai fait la plus grande partie de ma carrière d’enseignant de français au collège, après des années au lycée. J’ai accumulé des kilomètres de copies de français et chaque année ne faisait que confirmer la profonde inutilité des masses d’heures d’enseignements de français subies par les élèves : accord du participe passé, désinences verbales, accord en nombre dans le groupe nominal… restent des mystères pour les candidats à l’examen du Brevet. Je sais de quoi je parle, j’en ai corrigé des centaines et le constat est sans appel

 

PHILIPPE : oui, et c’est sérieux parce que l’enseignement du français aux jeunes sourds présente de grandes difficultés est marqué du sceau d’un échec cuisant.

En effet il ne s’agit pas d’enseigner à lire et écrire une langue acquise naturellement en famille comme chez les entendants mais d’enseigner aux jeunes sourds dans le même temps la grammaire, le vocabulaire, l’écriture et la lecture. Et ce constat est partagé par tous les praticiens savent que la tâche n’est pas aisée ni toujours « rentable ».

 

PHILIPPE : A contrario l’institution scolaire qui nie la réalité, qui refuse de partir des écrits réels des élèves réels, qu’ils soient sourds ou entendants. Alors, oui, il faut cesser d’enseigner précocement la grammaire au primaire et au collège pour travailler sur la réflexion sur les discours, comme le livre en donne avec précision plusieurs exemples. Ce qu’on dit, c’est que pour enseigner, il faut d’abord être attentif aux élèves, à ce qu’ils produisent, à ce qu’ils savent faire, aux difficultés qu’ils rencontrent. Qui aurait l’idée saugrenue d’enseigner la perspective à de jeunes enfants pour les initier au dessin c’est pourtant s’agissant du langage ce que fait l’école en enseignant d’entrée de jeu la grammaire

 

ANNIE : Vous démontrez cela notamment en vous appuyant sur la question du nom et du verbe. Et vous démontrez pourquoi la grammaire enseignée passe bien au-dessus de l’esprit des élèves…

 

PHILIPPE : L’école enseigne des notions qui font fi du ne tiennent pas compte du développement cognitif des enfants. D’ailleurs, si l’école rabâche des règles de grammaire de classe en classe, c’est bien qu’elle reconnaît tacitement que ces notions grammaticales ne sont pas acquises par les élèves. Mais, évidemment, il ne faut pas le dire… 

 

PHILIPPE : J’ajouterais que pour l’enfant entendant, ces heures inutiles procurent au pire du désagrément, voire un désintérêt pour l’étude du langage…

 

PHILIPPE : … ce qui est quand même un problème sérieux pour l’enseignement …

 

PHILIPPE : … bien sûr, mais je dirais que l’enfant entendant, lui, il construit le français, sa langue, tous les jours alors si on lui apprend des balivernes ou des choses qui lui sont hors de portée, de toute façon, par sa pratique langagière quotidienne, il construit sa langue. Mais pour l’enfant sourd cet enseignement est catastrophique, car on lui enseigne la grammaire avant qu’il ne pratique le discours.

 

Annie : Pour les lecteurs et lectrices, il faut préciser la distinction que vous faites entre langue et discours.

 

PHILIPPE : Tout enfant construit sa langue par une pratique du discours. La langue est le système virtuel que chacun de nous construit au fil des ans en pratiquant des discours. C’est pourquoi le discours d’un enfant évolue au fil des ans. Un enfant de 7 ans n’a pas construit le système verbo-temporel qui n’est vraiment en place qu’après 12 ans (on peut discuter à la marge ces âges, mais le schéma général est confirmé par les études génétiques de l’apprentissage des temps verbaux). Donc la maturation de la langue comme système est une réalité. La grammaire prétend l’enseigner. C’est un leurre, elle ne s’enseigne pas, elle se construit par le sujet.

 

PHILIPPE : Et elle se construit par le truchement des discours qui sont des mises en pratique par l’enfant, par l’élève, de la langue qu’il a construite en lui à tel moment de son développement, et qui peut varier d’un enfant à un autre du même âge. C’est pourquoi, nous préconisons d’enseigner les discours. En effet, alors on peut travailler avec les élèves sur le matériau langagier, y compris le matériau du discours écrit.

 

PHILIPPE : Enseigner, ce n’est pas débiter des règles à apprendre par des élèves passifs. C’est mettre en place des dispositifs pédagogiques (dans le mouvement Freinet on parlerait de techniques pour certains dispositifs et de méthodes pour d’autres) qui permettent aux élèves d’amplifier et de rendre plus précis leur savoir dire ; des dispositifs pédagogiques qui favorisent la production de textes, à l’écrit comme à l’oral. Ces productions vont motiver la réflexion des élèves sur ce qu’ils font quand ils parlent ou écrivent, et pour cela on n’a pas besoin du jargon grammatical incompréhensible qui les assomme.

 

Annie : Célestin Freinet se plaignait de la réticence de l’école à sortir de la grammaire : « penser qu’on puisse apprendre à écrire sans exercices de grammaire, cela dépasse l’entendement ; car enfin, ne faut-il pas connaître les règles de grammaire pour écrire correctement ? »[1] Vous faites le même constat.

 

PHILIPPE : oui, bien sûr. Un enfant sourd doit pouvoir apprendre à écrire comme l’enfant entendant apprend à parler, en s’essayant, en tâtonnant, en pratiquant sans être soumis à jugement, sanctions, corrections. La grammaire scolaire s’apparente à une redresseuse de torts (de ce qui serait tordu selon ses dogmes) : orthographe, orthomorphologie, orthosyntaxe. Comment voulez-vous que les élèves ne soient pas dégoûtés de ces exercices usants. Si sachant qu’en écrivant je vais me faire réprimander parce que je fais des fautes, évidemment, ça casse un peu l’enthousiasme de prendre la plume ou de se mettre au clavier pour l’école.

 

PHILIPPE : Et nous proposons des dispositifs pédagogiques éprouvés dans notre pratique enseignante, ayant donc bénéficiés des remarques, interrogations etc. des élèves. « C’est en forgeant qu’on devient forgeron » aimait dire Freinet et Piaget avait des formules proches. C’est en parlant qu’on construit la parole, c’est en écrivant qu’on apprend à écrire, c’est en disant qu’on maîtrise le dire. C’est par la pratique des discours que se construit la langue. D’où l’ancrage de la pédagogie pour un apprentissage créatif du langage sur le constructivisme piagétien.

 

Annie : Vous vous en expliquez longuement et simplement dans le livre. Et c’est aussi ce qui éclaire la seconde partie du titre de votre ouvrage : se défaire de ce qui ne marche pas pour fonder l’enseignement du français sur des pratiques de classes permettant à l’élève de comprendre ce qu’il fait et de réfléchir d’autant mieux dessus. Est-ce que vous pouvez expliquer pourquoi, dans le titre, vous qualifiez de « créatif » l’apprentissage ?

 

PHILIPPE : Un élève est d’autant plus attentif aux remarques enseignantes que celles-ci portent sur le travail propre de l’élève, sur ce que l’élève propose, construit, élabore. Le français est une discipline où l’enseignant à la chance de pouvoir s’appuyer sur cette créativité enfantine, comme en Arts plastiques par exemple. Plus l’enseignement concerne des élèves jeunes, au primaire bien sûr, mais aussi au collège, et plus c’est important de partir de pratiques liées à la création de texte. Création, réorganisation, confection collective, échanges, correspondances, exposé de groupe ou individuel avec débat, etc., enfin des choses qui existent mais qu’il s’agit d’orienter pour les mettre au service de la capacité productrice des élèves et non de s’en servir pour les mettre sous l’éteignoir des évaluations, du saucissonnage évaluatif en compétences.

 

PHILIPPE : « Créatif », cela signifie que ce qui compte c’est le sens, c’est le qualitatif. L’apprentissage créatif du langage, et on pourrait dire des langages, est un apprentissage par le sens, en partant donc du vouloir dire des élèves. Comme dirait Gustave Guillaume, on ne parle pas sans visée d’intention, on n’écrit pas sans volonté de signifier. Dans la sensification[2] se savourent les mots, les phrases, les énoncés, les textes. Les élèves peuvent les manipuler. Dès lors, la question du français cesse d’être une abstraction formelle inaccessible pour devenir un enjeu du dire de chacun et chacune. C’est la seule méthode respectueuse du développement cognitif et verbal des enfants. Et c’est le meilleur moyen pour, quand les enfants seront intellectuellement matures, aborder de manière réflexives la question de la langue française c’est-à-dire de la grammaire : ça ne peut pas être avant le lycée.

 

PHILIPPE : « Créatif » s’entend aussi dans le sens qu’on exprime une ou des représentations. La hantise des règles, des « fautes », paralyse l’expression et vient neutraliser les représentations. Parmi ces représentations, aux premières loges, en quelque sorte, se trouvent les représentations linguistiques c’est -à-dire ce qu’on nomme la langue car la langue est d’abord un système de représentation ; Par exemple, le système grammatical verbo-temporel s relève d’une représentation du temps propre à telle langue. Paralyser l’expression n’est donc pas sans incidence sur la paralysie de la représentation. C’est pourquoi en paraphrasant Célestin Freinet, on peut dire que si la connaissance explicite de la grammaire est inutile à l’enfant pour produire des énoncés, son étude scolaire est nuisible[3].

 

Annie : Vous travaillez ensemble, et de façon étroite, depuis une trentaine d’année. Vous n’avez cessé de confronter l’apprentissage du langage par les jeunes sourds et l’apprentissage du langage par les jeunes entendants. Pourquoi cette constance ?

 

PHILIPPE : Parce que la surdité est un poste d’observation inégalable pour mesurer les conséquences des dispositifs pédagogiques, des conceptions de l’enseignement du français. Or, là encore, l’institution scolaire ne sait pas en profiter pour élaborer un programme d’enseignement du français.

 

PHILIPPE : Elle met la charrue avant les bœufs en matière d’enseignement du français, voulant faire apprendre la langue par des règles au lieu de renverser la perspective et de partir des discours et tu dis qu’elle soumet l’enseignement du français auprès des jeunes sourds au programme de français, au rythme même, édicté pour les entendants.

 

PHILIPPE : Il y a ignorance complète des élèves et on charge les enseignants de ce que j’appellerais volontiers une mission impossible. De plus, l’institution scolaire privilégie la mémorisation de règles abstraites alors qu’il faudrait privilégier, notamment à l’école maternelle, à l’école élémentaire et au collège, l’imagination et le travail intellectif de la pensée : « on apprend beaucoup mieux sa langue maternelle en faisant des travaux personnels qu’en mémorisant la grammaire » [4] déclarait Jean Piaget en 1930. C’est toujours une question de sens. L’école n’en a cure. Alors elle demande aux élèves d’apprendre des règles pour pouvoir ensuite produire des énoncés. C’est comme si pour apprendre à faire de la bicyclette il fallait d’abord apprendre la structure mécanique du vélo, ce serait idiot. Freinet faisait le même parallèle avec la marche : les adultes ne font pas la théorie de la marche à l’enfant pour que celui-ci marche. Il apprend à savoir marcher avant d’apprendre à penser comment il marche ; marcher a du sens pour lui, mais penser à comment on marche est hors de sa portée mentale, ça n’a pas de sens. Un enfant, une personne, en général, ne raisonne pas pour raisonner, elle raisonne pour mettre en forme du sens : « Les raisons, elles-mêmes, sont des systèmes de significations »[5] et la raison verbale en fait partie.

 

PHILIPPE : La langue ne s’apprend pas dans une relation de contrainte, mais dans le dialogue, par le dialogue, dans la coopération où s’éprouve le sens et grâce à laquelle est à l’œuvre la transformation de la conduite verbale.

 

Entretien réalisé par Annie Mas le 11 octobre 2024

 

 

Nota Bene : Nos lecteurs et lectrices se souviennent peut-être de l’ouvrage réalisé par Philippe Geneste et Daniel Vey, Les Années Ecole Emancipée de Célestin Freinet (1920 / 1936), fac-similé, deuxième édition revue et augmentée, EDMP (8 imp. Crozatier 75012 Paris), novembre 2004, 372 p.

 



[1] Freinet, Célestin, Une Méthode naturelle de grammaire, Bibliothèque de l’Ecole Moderne n°17, Cannes, éditions de l’école moderne française, sans date, 80 p. – p.49.

[2] Néologisme créé à partir du verbe sensifier (construire, donner du sens) utilisé par Jean-Pierre Lepri.

[3] La phrase de Freinet est « Si la grammaire est inutile, son étude arbitraire est nuisible ». Freinet, Célestin, Une Méthode naturelle de grammaire, Bibliothèque de l’Ecole Moderne n°17, Cannes, éditions de l’école moderne française, sans date, 80 p. – p.41.

[4] Piaget, Jean, « Les Procédés de l’éducation morale », 5e Congrès international d’éducation morale, Paris, Librairie Félix Alcan, 1930, pp.182-219.

[5] Jean Piaget interrogé par Gilbert Voyant, assisté par Bärbel Inhelder, dactylogramme de février 1980, 15 p. – p.2.


24/08/2025

Un éloge des langues pour convaincre de l’humanité commune des peuples

NDOUR Étienne, Yaalomaag, le génie des eaux. Conte du Sénégal, L’Harmattan, 2025, 24 p., 7€50

Dans la riche collection « Contes des 4 vents », sort cet ouvrage écrit et illustré par Étienne Ndour. Le conte, à l’écriture soignée, est remarquablement servi par les illustrations réalistes, aux couleurs contrastées et de forte suggestion. Les enfants de la commission lisez jeunesse sont tombés sous le charme du récit. C’est un conte qui maintient la mémoire de légendes et du mythe. Les personnages humains, dont le héros Falky, côtoient un personnage mythique (le génie des eaux Yaalomaag.

Si l’enjeu diégétique est bien l’amour de la fille du génie des eaux, Sangomar pour Falky, son traitement par le récit fait intervenir une multitude de questions : y a-t-il place sur terre pour une créature d’origine non-humaine ? Un père peut-il priver sa fille du bonheur qu’elle trouve hors de son milieu ? Le mondes eaux et le monde de la terre peuvent-ils vivre en harmonie ? Comment combattre les préjugés humains contre les amours illicites ? Pourquoi la solitude interdit le bonheur ? Toutes ces questions interviennent dans le cours de la narration, une narration classique et efficace qui s’appuie souvent sur les dessins narratifs qui lui correspondent. Sangomar sort de l’espace aquatique qui la séparait du monde temporel des humains. Elle fait donc le choix de connaître la vie qui mène à la mort plutôt que de conserver son immortalité d’enfant du dieu. Son père est possessif, il veut garder sa fille pour lui. Pourtant, grâce à Falky, il va préférer libérer sa fille de son emprise. On le voit, le conte est triplement initiatique : pour Falky, qui jusqu’alors menait une vie solitaire, pour Sangomar qui apprend la vie en collectivité avec les pêcheurs du village auquel contribue Falky, Yaalomaag qui va savoir se séparer de sa fille pour respecter le choix de celle-ci et le bonheur de vie humaine qu’elle a su conquérir. 

NDOUR Étienne, L’enfant coquillage – O goor-o-faambaaň ole. Bilingue français-sérère, L’Harmattan, 2025, 24 p., 10€

Cet album, qui est la suite du précédent, même si chacun peut se lire indépendamment, inclut la traduction en sérère, langue du Sénégal, sensibilisant le jeune lectorat à l’existence de civilisations autres.

Toujours à la frontière du conte et de la légende, le récit relate la naissance, relevant du pur merveilleux, de Simel, l’enfant de Faalky (orthographié avec deux a dans ce conte) et Sangomar. Le couple, on le sait du volume précédent, vit en harmonie avec le génie de la mer, Yaalomaag, père de Sangomar. La nature mi-humaine mi-merveilleuse de Simel attire, au fil des ans, des interrogations au village de pêcheurs où vit le couple et son enfant. C’est une première intrigue : comment faire face à la rumeur, comment ne pas être désigné comme étrangers dans le village ?

Mais une seconde intrigue prend le pas. Elle naît du mal d’amour maternel de Fassanda, princesse de Langhomaag, fille de Yaalomaag, qui a une forme de lézard géant et le buste d’une femme. Elle porte en elle le dessein de kidnapper Simel, de le présenter à son père et d’obtenir de lui ses faveurs aux dépens de Sangomar.

Mais Sangomar a enseigné à Simel comment se défendre en cas d’agression de Fassanda, dont Simel lui a appris la présence sur le rivage. S’enchaînent alors une suite de péripéties, à la manière des épreuves de la littérature épique et chevaleresque. L’enfant coquillage s’approche alors du genre du mythe. L’histoire s’accomplit dans un final apocalyptique, la méchante sera punie par son père et une nouvelle histoire, mi-naturelle mi-surnaturelle, peut-être, surviendra-t-elle…

Cet album, comme le précédent, est servi par une iconographie abondante, colorée, mêlant l’onirisme et le réalisme, le fantastique pictural et l’exactitude documentaire, la fantaisie figurale et l’outre-réalisme. Nous ne parlons pas de surréalisme car Étienne Ndour évite soigneusement de compromettre la ligne générique de la légende et celle du mythe qui, toutes les deux, s’enracinent en partie dans un folklorisme quotidien, au plein sens culturel du terme. Le sérère (ou serer) est une des principales langues des populations africaines du Sénégal, avec le wolof et le peul. Elle est parlée entre Thiès et l’embouchure de la Gambie, dont la description des mangroves rend compte, ici. Il est important – le soulignera-t-on suffisamment ? – que les enfants lecteurs rencontrent dans leur parcours littéraire des textes bilingues. En cette époque de racisme banalisé, de xénophobie ambiante, d’ostracismes en tout genre, ouvrir les enfants à la réalité multiculturelle de leur univers social et mental est un enjeu majeur. Aujourd’hui où, sous couvert de droits de l’homme, le différentialisme est galvanisé dans un but d’uniformiser les comportements et de neutraliser les demandes sociales afférentes dans le chaudron du tout à la même aune avec chacun son étiquette, mettre à la disposition du jeune lectorat des ouvrages qui font dialoguer – car la traduction-transcription est l’ouverture du dialogue entre les peuples – peut aider à mettre, au-devant de la scène mentale et idéo-logique, l’émotion culturelle, la surprise civilisationnelle. N’est-ce pas le meilleur moyen, par l’entremise des patrimoines matériels et spirituels de l’humanité que sont les langues, de motiver la curiosité enfantine, la curiosité dont dépend toute recherche de savoir et donc toute compréhension de l’humanité comme mise en relation des êtres humains de tous les pays ?

Philippe Geneste

 

17/08/2025

Le récit, forme sensibilisée de la vie

Beschon, Jérémy, L’Éclat des fracas, Forcalquier, éditions Quiero, 2025, 88 p. 15€.

 

Il s’en faut d’un cheveu pour que les bris de vie mis en contiguïté dans ce livre ne forment un roman. Ce sont des éclats, qui soulèvent une autre scène et produisent un effet de défamiliarisation du continu des événements comme des sentiments.

Composé de fragments, qui s’appuient sur des proses poétiques tiraillées par la violence des parataxes, des bribes de langue orale, du choc des mots aux registres hétérogènes, le livre fait pénétrer le lecteur ou la lectrice au cœur de la vie intime, tant corporelle que psychique, somatique qu’onirique, de personnages qui passent et se passent le relai. Ce sont des personnages en recherche, suivant des chemins vers eux-mêmes, mais dont le trajet de l’expérience durant laquelle ils sont en scène se brise. Ce sont des recherches dont le but s’est évanoui. Ce sont des vies faites de collisions et de frictions ; rage et colère, ressentiment et désespoir s’y expriment, contrevenant à la construction du sens et sans cesse en suspendant la réalisation plénière. Si chaque prose forme récit, l’harmonie de l’histoire que le lecteur est tenté de recomposer s’évanouit. La lecture en est ainsi déroutée à moins que sa volonté de continuité réussisse, par son énergie, à tirer son fil à coudre depuis l’arrière-plan social, qui unit ces histoires, jusqu’à l’Histoire de la société contemporaine qui les a vues naître.

La littérature comme investigation

Cet univers met en relief les conséquences humaines de la société industrielle contemporaine ; il en explore les arcanes bureaucratiques et administratives comme piliers d’un quadrillage social. Cette exploration littéraire des situations de discrimination et de relégation sociales, de marginalisation et de marginalité fait advenir, par la littérature, l’enjeu de la ville, l’enjeu du quartier, l’enjeu de la ruelle (Quelques ruelles plus loin fut, un temps, le titre du livre). L’écriture instille ce processus.

Le style se caractérise par l’absence d’artifices en élégance ou de supercherie et même par une certaine brutalité imitative de celle de l’environnement économique. L’asyndète règne sur la phrase de L’Éclat des fracas. Une vision fragmentaire en sourd, détache du tout chaque ressenti, chaque détail physique ou mental. Les ellipses abondent ; elles sont les trous dans des vies, les morceaux ratés, oubliés ou déformés. Ellipse et asyndète donnent aux phrases le relief de vies vécues, elles en repoussent la figuration. Dans le même ordre d’idée, le livre comporte peu de descriptions leur préférant l’énoncé de fragments de drame. Le réveil matinal, une prise de poste, un emportement familial, un travail de terrassement, sont brossés par une dramatisation, plutôt que par une énumération précise des lieux et de la situation : « Le réveil sonnait et la nausée appareillait doucement, sûrement. Il éteignit le réveil, la migraine le foudroya. Reposa délicatement sa tête sur l’oreiller. Resta une demi-heure sans bouger dans l’espoir de calmer la douleur. Demain était là, il fallait se rendre au travail. Sous peine d’un troisième blâme, d’un renvoi, trouver un autre boulot, tout aussi chiant, subir un entretien où il expliquerait ce renvoi. (…) Assis à son poste, prenant les appels successifs, il songeait aux tomettes. »

Avec ces choix, l’écriture résout le problème de rendre compte de la vie depuis l’intimité des personnages. La manière de subir les injonctions sociales, d’y réagir, de se confronter à la précarité et aux règles professionnelles des entreprises, la manière de surmonter le malaise, l’angoisse suscitée par ces conditionnements économiques, y sont présentes à l’exception volontaire d’un récit narré d’un point de vue externe. Tout au long du récit, de tranches de vie en tranches de vie, une vacillation constante des idées, des sentiments opère depuis le terrain de la sensation, et donc des corps. Les corps forment l’interface entre la psyché intime et le jeu social ; s’il y a fracas, c’est parce que l’écart entre les deux est trop grand, et que le corps ne peut tenir les deux faces. Ainsi, les personnages n’arrivent pas à s’adapter aux conditions de leur existence, leurs dispositions se fracassent contre les règles, s’embrouillent dans des normes agissantes. Le tourment de ces êtres tourne au décrochage, à la désorientation, ils se perdent en eux-mêmes. Une sensitivité angoissée envahit l’espace littéraire, une atmosphère angoisseuse s’installe. Antidote de l’illusion contemporaine des corps sains et dynamiques, des visages rieurs de la publicité, les tranches de drames ordinaires sont rendues à travers l’angoissement (1) généré par la société capitaliste moderne.

La littérature offre la possibilité refusée aux sciences humaines de chercher une vérité chez les personnes mêmes, depuis leur for intérieur et en lutte permanente contre les insatisfactions qui les assaillent. Il faut lire le premier texte de L’Éclat des fracas pour saisir combien la vraie vie se trouve dans les interstices du cours des jours, ces derniers fussent-ils déceptifs. L’aide à domicile en face de la vraie mort d’une vraie personne âgée, ne se réfugie pas dans un discours général mais à l’intérieur du temps octroyé pour une cigarette en écoutant la radio : pause dans une journée éprouvante. C’est que L’Éclat des fracas est le récit de l’inquiétude causée par le mode de vie de la société capitaliste : l’inquiétude née de la dépendance au cadre social, à la dictature de la propriété, à l’asservissement du salariat et à l’ordre de la consommation.

De la lecture par temps de crise

La succession des tranches de vie sont, quasi toutes, saisies selon un point de vue intérieur. Le style heurté de leur écriture épouse Les tourments qui agitent des personnages pris dans des contradictions qui les dépassent, et il s’alimente à la difficulté que chacun ou chacune ressent à maîtriser ses sentiments et ressentiments. Cette succession de discontinuité de vécus se livre en continu, effet consolidé par l’excellence du travail éditorial. Mais pour que cet effet soit, encore faut-il au lecteur actualiser les similitudes des situations représentées. Il lui faut investir le texte par sa connaissance du contexte des marges sociales et donc des croyances dont elles sont recouvertes. La tripartition du recueil de nouvelles accentue cette sollicitation au lectorat en l’obligeant à modifier ses premières interprétations, pour conserver au texte une cohérence du sens.

Dans le fracas de ces vies sollicitées, peut-il y avoir une perspective de sens commune à toutes, ou alors peut-on, passant de l’évocation de l’une d’elle à une autre, construire une commune perspective qui ne soit pas une illusion unificatrice ? En lisant L’Éclat des fracas le lectorat tente des anticipations sur ce qu’il vient de mémoriser, anticipations sitôt déçues par l’éclat du vécu qui vient. Il révise alors ses interprétations, forgeant, par le processus de lecture même, un horizon en mosaïque de fragments où vient se définir la société : une suite de brisées sociales.

Les incitations à la sensification reposent sur cinq dispositifs aisément identifiables. Il y a d’abord le dispositif narratif, la plupart des textes étant écrits à la troisième personne, trois seulement le sont à la première. Le subjectif assumé et l’objectif déclaré se chevauchent comme se chevauchent les lieux et les moments, brouillage emporté par la linéarité de la prose et d’une diégèse qui s’ébauche et se défait tout aussi vite.

Il y a ensuite, marquée par l’écriture de phrases segmentées, dont l’effet est appuyé par l’asyndète et l’ellipse, la sollicitation à l’interprétation. C’est ce que nous pourrions nommer le code herméneutique du fracas qui ouvre au sens. Le troisième dispositif est l’ancrage culturel des récits qui convoquent des savoirs sociaux et des savoir-vivre familiers aux précaires, dont ceux de la culture de masse à travers ses médias, mais aussi des savoirs professionnels disqualifiés. C’est toute une culture de la désillusion et de l’échec qui se dessine ainsi et se renforce page après page. Le quatrième dispositif est porté par les personnages à travers lesquels se connotent, plus qu’elles ne sont décrites, des situations collectives communes à ce groupe des désenchantés et marginalisés. Une géographie de la déprime sociale est cartographiée, entreprise, foyer familial, quartier monotone, ennui solitaire. Enfin une bibeloterie des objets d’attachement s’incruste dans ces vies : voiture, chiens de compagnie, clés d’appartement, outil, instrument de travail… Le dernier dispositif relève du code symbolique où s’entrechoquent des désirs, des envies, des corps comme propriété personnelle et des corps asservis à la propriété patriarcale ou au patronat.

Ces cinq dispositifs ne s’harmonisent pas entre eux, mais servent plutôt à pluraliser le sens du texte sans en livrer d’unité. Le monde représenté par L’Éclat des fracas est un monde de dispersion, de fragmentations renouvelées. Des déséquilibres en tout sens s’y accumulent. C’est un monde de crises. La crise des échanges économiques se nourrit des effractions subies par l’intrigue et la diégèse dont la continuité n’est que de brisures appuyées par la blessure des sentiments, des univers affectifs et par la brutalisation des relations sexuelles tendues en désespérance.

L’inquiétude sociale et l’inquiétude vitale

La précarité intimement vécue, par les personnages, fait sourdre l’angoisse qui parasite leur vie intérieure. Les personnages semblent échouer à surmonter cette angoisse car les conditions de vie qui leur sont imposées les en empêchent. Leur échec est, en miroir, celui de la société individualiste capitaliste. Il est en miroir car ces vies échouant (plutôt qu’échouées) retracent des sentiments profonds sur lesquels la société a jeté son dévolu. Ces sentiments conditionnent la vie intérieure de chaque personne en s’appuyant sur l’environnement économique qui nuit à la réalisation de relations sociales libérées des normes imposées. Ainsi se développent ces rancœurs, ces amertumes, ces échouages, ces soucis, ces impatiences, ces peurs et intimidations qui constituent le quotidien des vies de L’Éclat des fracas. Ces êtres ne sont pas désadaptés, ils sont soumis par le cadre économique et social à une désadaptation affective, psychologique et sociale. L’accablement est extérieurement conditionné par la perte d’emploi, par l’exercice dégradant d’un métier, par le désir avilissant de voir sans s’engager, par les impasses de choix conformistes édictés par la domination masculine, par les impératifs managériaux d’embauche…

Le continuum des histoires de L’Éclat des fracas repose sur ce renversement où le fracassé l’est par ses conditions de vie, où le désadapté l’est par les normes aliénantes de l’adaptation sociale. Dans ce renversement se lit la dimension subversive du livre de Jérémy Beschon. Elle est rendue sensible par les moyens propres à l’écriture, notamment l’asyndète et l’ellipse.

 

Conclusion

L’Éclat des fracas dresse le violent portrait de notre époque et brise le miroir où se cognent les massacrés de la société (chômeurs, intérimaires, précaires, etc.). Initialement écrit alors que son auteur vivait la précarité, la suite textuelle qui compose L’Éclat des fracas interroge, par l’imaginaire, l’existence de raison d’un espace où vivent et meurent les fracassés de la vie ? Écrire ne serait-ce pas alors le moyen de donner au chœur désordonné des vivants l’éclat de leur démesure ?

Philippe Geneste

Nota bene : Le livre comprend certains des textes publiés dans la revue le chiendent (n°5 mai 2017, n°9 septembre 2028, n°18 septembre 2021).

Note : (1) Néologisme repris du psychologue Paul Diel.

10/08/2025

Guerre et paix

DELITTE, Jean-Yves, Les Grandes batailles navales. Sinope, dessins SANDRO, couleurs LOGIFUN, Grenoble-Paris, Glénat – Musée National de la Marine, 2025, 56 p. 15€50

Voici le neuvième volume de la série des Grandes batailles navales. La bataille de Sinope a lieu le 26 septembre 1853. L’empire Ottoman soutenu par la France et l’Angleterre a, quelques temps auparavant, déclaré la guerre à la Russie. Celle-ci a annexé la péninsule de Crimée en 1783 et le tsar Nicolas Ier cherche un accès aux mers du sud. Les Ottomans convoitent ces terres. Mais l’empire Ottoman est, vieillissant, sur le déclin. Par excès de certitudes, il va perdre Sinope.

Sinope vaincue, une nouvelle guerre se prépare avec, en sous-main, les manigances des grandes puissances impérialistes que sont l’Empire français et le Royaume-Uni (auxquelles s’ajoute, en 1855, le royaume de Piémont-Sardaigne), qui, en 1854, dépêchent une flotte en mer Noire pour occuper des terres, s’approprier les richesses et repousser les Russes. Si on la nomme la « guerre de Crimée », la guerre s’étend bien au-delà de la péninsule, puisqu’elle va toucher les Balkans, puis le Caucase, toucher la mer Blanche et les îles Solovki. En 1856, la guerre s’achève par la défaite russe et par le traité de Paris.

Même si la bande dessinée ne couvre pas l’entièreté de la guerre de Crimée (1853-1856), elle la replace dans l’histoire transnationale. Sinope rend compte du jeu trouble des diplomaties anglaise et française. Les deux puissances impérialistes soutiennent les Ottomans contre la Russie. La bande dessinée nous fait pénétrer à l’intérieur de la décadence ottomane et, aussi, s’installe dans les rangs de l’armée russe, une armée peu encline, à ce moment, à entrer en guerre. De ce point de vue, Sinope propose une image démonstrative de l’événement, se concentrant sur la bataille, les stratégies en jeu, les discordances dans les analyses. Pour capter toute l’attention des lecteurs et lectrices, la bande dessinée crée des personnages propres à la fiction mais symbolisant les protagonistes historiques impliqués. Remarquablement mis en couleurs, le dessin et la composition des planches dignes des grandes bandes dessinées d’aventure, le récit historique Sinope sait emporter l’intérêt du lectorat par un art consommé du récit dessiné. Le beau format de la collection ajoute à cette excellence pour traiter ce que des historiens ont nommé le « premier conflit moderne » puisque, pour la première fois des bateaux à vapeur sont entrés en jeu en usant d’armes dévastatrices.

 

CAMLOT Heather, Bravoure. 16 récits de combats pour la paix, traduit de l’anglais par Laurence Assuid, illustrations Serge BLOCH, Milan, 2025, 80 p. 9€90

Le titre qui associe paix et combat semble vouloir battre sur son terrain le discours belliciste. C’est un choix qui peut être discuté, mais ce qui ne peut pas l’être c’est l’urgence tragique qu’un discours de paix puisse réussir à se faire entendre quand les gouvernements des pays les plus puissants de la planète ne savent plus raisonner qu’en termes de massacres projetés, d’armement, d’armée, d’embrigadement et de haine de l’autre.

La livre de Camlot donne à lire des réponses à la guerre et à la barbarie qui ont eu cours pendant l’histoire contemporaine. Et c’est le meilleur du livre : l’histoire de Desmond Doss, celle de Franz Stigler et Charles Brown, une correspondance scolaire, une initiative artistique collective, le Mouvement des enfants pour la paix qui est né en Colombie, un programme de radio congolais animé par des adolescents. D’autres récits attirent la curiosité comme l’histoire du jeu vidéo 1979 : Revolution, black Friday. D’autres récits s’appuient sur la notoriété de personnalités publiques, sportif, politique, peintre, chorégraphe…

La limite du livre est de laisser croire que les initiatives individuelles sont au cœur de la réponse à la guerre et aptes à la contrer. À aucun moment Camlot ne s’interroge sur les conditions collectives de substituer la préoccupation de la paix à l’obsession de la guerre. Or, c’est quand même le problème central.

Commission Lisezjeunesse & Philippe Geneste

03/08/2025

Le dit de la terre qui parle

DUFRESNE Rhéa, Haïkus du bord de mer, illustrations de Maud LEGRAND, rouergue, 2025, 40 p. 15€80

Le haïku, genre poétique japonais du dixième siècle, est désormais acclimaté à nos contrées, à force de productions poétiques en reprenant parfois la technique, parfois l’esprit, parfois les deux. Haïkus du bord de mer en reprend l’esprit en proposant une promenade contemplative le long des plages du Nord de la France. Peu des dix-huit créations s’appliquent à la répartition stricte des syllabes en fonction des vers, la plupart se contentant de la composition en trois vers plutôt courts, le second seulement plus long que les deux en position l’un d’ouverture, l’autre de clausule. Est respecté, aussi, l’art de la chute qui surprend, saisit le lecteur ou la lectrice, ouvrant l’espace de la représentation à plus d’imaginaire et en même temps venant sonner à la porte de la vie courante.

Rhéa Dufresne, soutenue par la complicité esthétique de Maud Legrand, se plaît à répertorier les multiples variations de la grève, au gré des marées. Chaque nouvel haïku se promène sur l’estran ou bien se réfugie hors d’atteinte des vagues déferlantes, mais c’est toujours pur scruter le ciel, l’horizon, la mer, la terre dévoilée, les galets roulés ou polis ou meurtris, les visiteurs qui les côtoient, ces objets qui gisent sur la laisse de mer, mis avec elle en coïncidence surréaliste.

Chaque page tournée recouvre un moment d’émotion saisi par la tension de la brièveté poétique. Chaque nouvelle page à lire ouvre un nouvel instant dans l’étroitesse des lignes duquel affluent de nouveaux élans d’imaginaire. Pour ce faire, Rhéa Dufresne use de la métaphore, joue des analogies. Le lectorat pressent la contiguïté verbale, use de l’association des mots façonnant syllabe à syllabe, mot à mot, vers à vers, des syntagmes et la phrase, sensifiant leurs accords pour l’unité du poème. Ordre cosmique, ordre géographique, ordre géologique, ordre naturaliste, ordre écologique, ordre social, ordre humain, se concentrent dans l’étroitesse du poème qui est instant, précipité d’univers et précipité du temps porté par la personne qui regarde, par la personne qui lit.

Le haïku du bord de mer incarne dans le verbe la sensation à naître, à constituer. La syntaxe et la chute finale viennent la nourrir. Tout est simple, c’est un principe essentiel du haïku. Mais la simplicité réclame la patience, celle que livre l’attention extrême aux échos sonores, aux renvois morphologiques, aux symétries syntaxiques, aux architectures des mots et aux images. Ces images, les mots les portent avec eux comme une mer montante, puis ils les déposent sur la laisse du dit de la terre qui parle. Le haïku est instant poétique, c’est-à-dire aussi transition pour un nouvel instant dans la page qui se tourne. Le haïku est plénitude, intégrale de sens ; il est aussi passage du sens, passage à autre chose. Le passage est l’éphémère du discours disparu sitôt que construit alors que la plénitude est un absolu du sens clos sur lui-même. La seconde se résout toujours dans le premier et c’est pour cela que le haïku nous parle, nous incite à voir, à entendre, à goûter, à sentir, à toucher des mots l’ordre de l’univers. Le haïku est le genre poétique par excellence du rapport de l’homme au monde.

Dans Haïkus du bord de mer ce rapport passe préférentiellement par le regard. L’humain de l’univers poétique de Rhéa Dufresne s’approprie le monde en visions intériorisées, grâce à une confiance épistémique accordée à la vue observatrice. Le haïku insiste sur l’intensification des actes de perception pour un renouvellement sensoriel continué. Contrairement aux deux grandes techniques de production d’images du réel que sont, aujourd’hui, la photographie et l’imagerie – cette dernière, via les réseaux sociaux et la science médicale particulièrement envahissantes aujourd’hui  –, la technique verbale poétique, celle du haïku qui nous intéresse, ici, en particulier, permet le voyage intérieur aux sources du sentiment provoqué par la vue, elle prolonge en imagination poétique le sens du figuré, elle projette l’humain dans les portions d’univers retenues. Ici, intervient intensément le travail graphique et des couleurs de Maud Legrand.

C’est un travail tout en graphisme qui isole les pierres, les plantes, les animaux, les objets, les insérant dans des paysages souvent éclatés, stylisés, aux couleurs profondes et mêlées. Quand les figures humaines apparaissent, elles s’inscrivent par la couleur dans le paysage, en font partie, s’y enfoncent. Aussi, à l’art verbal, l’album Haïkus du bord de mer ajoute un art pictural de l’émiettement en appel de rassemblement, comme si l’illustration venait se livrer en simulacre de l’interprétation des perceptions.

Elle nous rappelle que l’expression verbale de l’identification perceptive ne se satisfait pas de la dénomination mais exige la rêverie sensificatrice qui l’outrepasse. Avec les illustrations, c’est au lectorat de mettre en rapport, donc de rejouer cet outrepassement. Il s’ensuit que l’album entraîne une double lecture, celle du texte et celle de l’image. Et cet acte double mène le lectorat à croiser le sens élaboré pour le texte et le sens élaboré pour l’image. Les croisant, il construit un sens nouveau, alors il comprend autrement, ou bien il construit un sens intensifié, alors il prend avec lui la sensification des autrices. Et d’instant en instant, la personne qui lit s’aventure un peu plus avant dans son rapport au monde, et chaque instant livre un tout de sensification, où rien ne s’oublie mais où le tout précédent apporte sa pesée. Ainsi va en terre humaine le dit de la mer.

Philippe Geneste

 

27/07/2025

Biographie d’une légende… fictive

VALSECCHI Tommaso, Clifford Hicks, traduit de l’italien par Laurent Laget, dessin et couleur Riccardi ROSANNA, Glénat, 2025, 152 p, 24€

Ce volumineux roman graphique est l’histoire d’une vie, celle d’un garçon noir arraché à sa mère par le racisme, le machisme et le banditisme dans l’Amérique de la fin de la première moitié du vingtième siècle. On suit les pérégrinations du garçon devenu adolescent puis jeune homme et adulte, enfin vieillard. On les suit de la vie de hobo à celle d’ingénieur du son pour les plus grands, de musicien doué en quête de succès, un succès qui arrive avec sa rencontre d’une chanteuse, Jamila. On suit sa dérive épousant ses rêves brisés, ses plongées dans le refuge de l’alcool et des drogues dures, dans ses frasques de criminel accidentel, de cambrioleur amateur ; on est à ses côté à la prison puis à sa sortie de prison jusqu’à sa mort.

Le roman graphique raconte son histoire, celle fictive d’un génie du jazz au sort rendu défavorable par le racisme et l’inégalitarisme américain. C’est là que les auteurs innovent avec brio. La biographie devient le point d’appui d’une réflexion sur le besoin de légende. Si Clifford Hicks, titre épousant le surnom de scène du personnage, semble prendre le chemin du récit d’apprentissage, il dérive vers le récit de légende : l’album ne consiste pas tant à construire un héros en devenir, mais à présenter sa vie en accomplissement vers la légende. Juste avant la mort, le personnage déclare à un fan, ancien détenu comme lui, devenu son protecteur des vieux jours : « Tu vois, parfois, l’histoire est façonnée par des mystères insondables, des désastres naturels ou des secrets destinés à disparaître avec leurs gardiens. Mais d’autres fois, ce sont les événements qui façonnent des personnes qui ne sont pas à leur place, avec un nom qui ne leur ressemble pas ». Auparavant, il avait affirmé qu’en fait, par les pérégrinations incessantes : « je ne cherchais pas une maison… je cherchais un but ». Clifford Hicks n’est donc pas un récit de formation mais un récit d’accomplissement. La biographie tourne alors à la légende autour de deux clés, l’espérance jamais disparue et la foi, celle du personnage en sa musique. La musique est la force opératoire de sa vie, celle qui seule lui permet de s’arracher au statut de jouet du mal comme du bien pour le faire entrer dans l’univers de la légende qui transcende son individualité. La fin de la bande dessinée n’a pas d’autre sens. En tant qu’objet du bien ou du mal, le personnage est saisi comme pris passivement dans son destin, en tant que légende, il sort de lui-même et comme le dit André Jolles à propos de la figure du saint dans la culture : « le saint ne donne pas l’impression d’exister par soi et pour soi, mais par la communauté et pour la communauté » (1). Clifford Hicks est donc une légende, mais une légende que les adeptes vont transmettre en l’élevant en exemple de l’accomplissement possible d’une vie profane. Le besoin de légende fait épouser à l’artiste maudit le rôle du saint dans la mentalité religieuse. Mais le personnage du roman graphique se débat avec sa conscience, sans lien avec le tragique chrétien. L’abandon par son père, l’assassinat de sa mère par des malfrats, clignotent tout au long de l’histoire, amplifiés par d’autres marqueurs de la vie, offrent la figure devenue légende aux admirateurs et disciples. Elle devient un réceptacle à leurs souffrances, un point d’appui auquel se raccrocher pour aller de l’avant sans sombrer dans le puits du désespoir. Surtout, la légende rend sensible, visible à l’esprit, l’accomplissement de la vie c’est-à-dire le but que chacun lui donne en trouvant la force dans la légende.

La fatalité, qui brise le rêve musical de l’enfant, parfaitement identifiée à la société capitaliste américaine, trouve son revers et son contrepoint dans le besoin de l’Autre, un besoin maintes fois itéré par le personnage. Celui-ci se refuse dans ses actes négatifs, cette face maudite qui l’envahit et dans son devenir légende, il rayonne tel un saint : « L’homme est sa propre impossibilité, puisque cette créature refuse sa détermination finie au nom d’un infini qu’il ne peut même concevoir » disait Sartre (2). Le dessin de Rosanna rend scrupuleusement cette double nature de Hicks, qui à travers les âges conserve une douceur ingénue sur le visage et dans les yeux une soif tendre de curiosités et de désirs du beau, de la note parfaite. La lecture des dernières pages éclaire le sens de l’accomplissement de sa vie : entrer en coïncidence avec soi-même, non pas avec ce qu’on a toujours été mais avec ce que l’on s’est construit. Le roman graphique se libère alors définitivement de la référence religieuse. L’accomplissement n’a rien à voir avec une ascension aux cieux mais avec une coïncidence de soi pour la vie dans la communauté humaine de sa classe sociale et de couleur, ce que Hicks, au fond, a toujours recherché sans rogner sa flamme de musicien. C’est ce qui permet à la bande dessinée de relier à l’histoire américaine la légende construite. Celle-ci est une mise en ordre des contradictions, des hétérogénéités de comportements du personnage. Toutefois, en regard de la forme canonique de la légende, elle déroge à l’anhistoricisme avec lequel la légende se définit : « La légende organise sa matière d’une manière univoque et contraignante ; elle l’isole du contexte de l’histoire contemporaine, qui ne peut plus réagir sur elle ni la troubler » (3). Pourtant, pour les lecteurs et lectrices de Clifford Hicks, la légende vaut comme principe de vie non pas supra-terrestre mais immédiat. Et c’est ce qui fait que la légende construite, par la force imitatoire qu’elle entretient chez les admirateurs et admiratrices, se coule dans les actes d’autres personnes impliquées dans le cours de l’Histoire. C’est si vrai que l’album Clifford Hicks peut être lu comme une « grande fresque musicale dans une Amérique en pleine effervescence » (4).

Philippe Geneste

Notes : (1) Jolles, André, Formes simples, traduit de l’allemand par Antoine Marie Buguet, Paris, éditions du Seuil, 1972, 217 p. – p.35. — (2) cité par Debray Genette, Raymonde, Métamorphoses du récit. Autour de Flaubert, Paris, éditions du Seuil, 1988, 315 p. – p.140. — (3) Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 2007, 561 p. – p.29. — (4) Communiqué de presse des éditions Glénat.

 


20/07/2025

Destins brûlés de femmes

Solène CORNEC, Aline BUREAU, Destins de sorcières, 15 femmes, 15 esprits libres, 15 vies meurtries, éditions Milan, 2024, 128 pages, 16, 90€

Sur la couverture cartonnée aux nuances pourpres de ce magnifique ouvrage, se dessine le profil très doux d’une jeune fille, la main tendue vers une fleur comme pour la cueillir ou la caresser. Sa chevelure rousse à la même couleur que les fleurs et son long vêtement les mêmes tons de vert que leurs tiges – ceux de la nature. Tant est douce et attirante l’image que l’on n’a de cesse d’ouvrir l’ouvrage. Mais quel lien relie ce délicat portrait avec le titre au message bien sombre : Destin de sorcières 15 femmes, 15 esprits libres, 15 vies meurtries ?

Les premières pages déjà nous retiennent par l’harmonie, la sensibilité des illustrations de l’artiste Aline Bureau tandis que, dès l’introduction du livre, l’érudition de l’autrice Solène Cornec et son écriture poétique, limpide, nous captivent.

Entre les pages de garde, qui présentent le tableau d’un ciel brûlé, empli de fauve violence, une introduction nourrie se prolonge dans les dernières pages par une explication du sort réservé aux femmes dans certains pays ainsi que des raisons du féminisme – qui a su prendre la sorcière comme emblème. S’y ajoute, avant un glossaire aussi précis que précieux pour la compréhension des lectrices et lecteurs, une frise historique où sont présentés, dans leur époque, quinze visages de femmes. À cette frise, fait écho, vers la fin, une carte géographique situant leur pays. Peut alors commencer l’évocation de certaines de ces femmes qui furent, du XIVè au XVIIIè siècles, accusées de sorcellerie et que ni la vindicte, ni la religion, ni le pouvoir n’épargnèrent.

 

XIVè : Alice Kyteler (Irlande) est la narratrice. La mort de son petit chien, celle de ses différents maris, la jalousie des bien-pensants, sa réussite sociale sans l’appui d’hommes, sont prétexte aux rumeurs et accusations de sorcellerie. Si elle a pu s’enfuir en amenant avec elle la fille de son amie Pétronilla, cette dernière est la première femme condamnée et brulée vive en Irlande, en cette année1324.

XIVè : Jeanne de Brigues (France). Son histoire est racontée par une jeune femme, amie et confidente de Jeanne, surnommée « la divine » parce qu’on lui prête des dons divinatoires. Cependant son dévouement auprès des personnes malades et son art de soigner ne doivent rien à la magie, mais à ses connaissances acquises dès l’enfance sur les plantes et leurs utilisations. Son intelligence et son charme vont provoquer l’inimitié du monde ecclésiastique qui la rend coupable de pires méfaits et de morts inopinées. Accusée de sorcellerie par le parlement de Paris, emprisonnée, torturée, elle est brûlée vive le 19 août 1391.

Début du XVè : Véronika de Desenice (Slovénie). L’autrice évoque dans un premier temps l’histoire de la Slovénie, expliquant ainsi que ce pays longtemps déchiré par de nombreuses invasions est, durant la vie de Véronika de Desenice, sous la domination des Hasbourg.

L’histoire de Véronika est racontée par Frédéric, qui fut son ami d’enfance puis son amoureux et après leur mariage clandestin, son époux. Le père de Frédéric, Herman II, est un homme autoritaire et puissant. Refusant leur union qu’il considère comme une mésalliance, il accuse Véronika de sorcellerie et la fait emprisonner. Juste après la libération, faute de preuves, il commandite son assassinat.

XVè : Jeanne d’Arc (France). Après un rappel historique présentant l’état de la France au XVè siècle, puis la trêve permise en 1420 par le Traité de Troyes, devenu obsolète à la mort des monarques français et anglais qui l’avaient signé, l’autrice donne vie à une jeune fille, nommée Jeanne d’Arc, qui animée de courage, a combattu l’ennemi et permis au dauphin Charles de devenir roi de France. C’est un simple greffier qui témoigne du procès inique attenté par un aéropage d’hommes d’église contre cette jeune fille. Ils l’ont accusée de sorcellerie, elle que le roi Charles VII a omis de défendre, alors qu’il lui doit son règne. C’est à cause de la justice des hommes de pouvoir et du monde ecclésiastique, une justice tronquée, qu’elle est brûlée vive en mai 1431.

XVIè : Ursula Southeil (Angleterre). C’est la voix d’Ursula qui raconte sa propre histoire, celle d’une enfant abandonnée par son père et que sa mère, trop jeune, confie à une femme, Lisa, qui l’adopte et l’élève avec tendresse. Ursula est si laide, dit-on, qu’elle fut exclue de l’église par la vindicte populaire. Elle épouse pourtant un jeune charpentier, Toby Shipton. Par sa finesse d’esprit, elle a su se rendre indispensable jusqu’au pouvoir royal et malgré la rumeur, les soupçons, elle ne sera jamais condamnée.

XVIè Jeanne d’Harvilliers (France). C’est une toute jeune fille, Rosalie, qui en nous lisant leur correspondance clandestine, raconte l’histoire de sa mère, Jeanne d’Harvilliers. Celle-ci est en prison, accusée de sorcellerie tandis que Rosalie se réfugie en divers lieux que sa mère lui a indiqués pour la protéger de la justice des hommes, criminelle et inique en ces temps, et de l’éloigner de ce personnage inquiétant et sombre qui a mis main basse sur leur destin en faisant d’elle, Jeanne, pour la vindicte, un être malfaisant, une sorcière. Le philosophe Jean Bodin, connu pour être un homme de raison, n’empêche pas la condamnation de Jeanne qui fut brûlée vive le 30 avril 1578. Il a écrit au contraire un ouvrage qui fait florès dans ce monde misogyne en renforçant la répression contre les femmes accusées de sorcellerie, La démonomanie des sorciers.

XVIè Franchetta Borelli et les femmes de Triora (Italie). Écrit à la troisième personne, le récit se penche sur le destin de Franchetta Borelli, femme de milieu aisé de Triora, en Italie. Pour nous relater les évènements qui ont tourmenté les habitants de Triora, l’autrice élabore un journal. La simple rumeur, le moindre soupçon murmuré, va, au fil des jours, aller en s’amplifiant, provoquant l’arrestation et l’exécution d’un nombre de plus en plus important de femmes pour sorcellerie. La méfiance contre les personnes étrangères soupçonnées, par des religieux, d’aggraver la famine, mêlée à la haine à l’encontre des femmes connaissant les vertus des plantes et s’adonnant à la médecine, provoque les foudres des notables, du pouvoir ecclésiastique et de l’Inquisition. Entre 1587 et 1589, plus de deux cent femmes en furent ainsi victimes.

XVIè° Agnès Sampson (Écosse). Les vents violents, qui secouèrent le navire où naviguaient le roi d’Écosse Jacques VI et la reine du Danemark Anne, provoquèrent leur colère à l’encontre de personnes accusées de sorcellerie, coupables selon eux d’avoir, par malveillance et sortilège, provoqué cette tempête.

C’est une jeune fille nommée Lila qui nous raconte alors l’histoire d’Agnès Sampson victime, comme un grand nombre de femmes et d’hommes, de leur cruauté… victime de ce que l’on nomme « la chasse aux sorcières ». Le pouvoir royal, teinté d’obscurantisme, fait fi de la vie humaine ; celle d’Agnès par exemple dont l’unique crime était d’aider les futures mamans à accoucher.

XVIIè : Alizon Device (Angleterre). Dans ce récit écrit à la troisième personne, l’autrice use d’une plume envoûtante, quelque peu inquiétante, pour décrire le village de Pendle dans le Lancashire, en 1612. Ce village abrite deux familles de sorcières depuis toujours rivales ainsi que des « récusants », c’est-à-dire des personnes à la mauvaise réputation qui refusent l’Église d’Angleterre. Aussi deux colporteurs, Abraham et son fils John, parcourant cette contrée enténébrée, ne sont pas rassurés. Arrivant près de Pendle, ils rencontrent une jeune fille, qu’ils ne tardent pas à traiter de voleuse. Sous l’insulte, Alizon leur lance un regard acéré. Abraham en est comme foudroyé et ne peut se déplacer sans l’aide de son fils… Il n’en faut pas plus pour accuser Alizon de sorcellerie. Plusieurs procès s’ensuivent, attisant la haine et les rivalités et provoquant un grand nombre de condamnations à mort. Déjà rencontré lors du procès d’Agnès Sampson, le roi d’Écosse, devenu Jacques premier, roi d’Écosse et d’Angleterre, poursuit, avec l’aide de la Religion et de la Justice, sa « chasse aux sorcières ».

XVIIè  : Anne de Chantraine (Belgique). Anne de Chantraine est la jeune fille au portrait si doux dessiné sur la première page de couverture. Elle nous raconte son histoire douloureuse où nombre de jeunes lectrices et lecteurs se retrouveront peut-être, parce qu’elle a connu le harcèlement et l’inimitié, parce que sa différence l’a rendue « coupable », « coupable d’exister ». Ayant perdu sa mère toute petite, elle accompagne son père, un marchand ambulant très pauvre… si pauvre que, ne pouvant subvenir à ses besoins, il la confie à un orphelinat. Là, sa gentillesse, son charme, attirent la jalousie d’une bande de filles qui l’accusent de tous les méfaits et d’être « fille du diable ». Quand les insultes deviennent menaces, Anne s’enfuit pour trouver refuge et affection auprès d’une vieille femme qui lui apprend les vertus des plantes. Mais après la mort de cette dame, alors que le pays s’enfonce dans la misère et que l’Inquisition fait rage et cherche des boucs émissaires, Anne de Chantraine est accusée de sorcellerie et sera brûlée vive à dix-sept ans.

XVIIè°: Marie Navart (France). C’est Marie Navart qui, elle aussi, nous raconte son histoire. Venue d’une lignée, où les femmes, connaissant les bienfaits des plantes, se consacrent à soigner les malades et à aider les parturientes lors des accouchements, elle se croit acceptée dans le petit village du nord de la France, Templeuve, où elle a épousé un enfant du pays, Olivier. Mais à la mort de ce dernier, elle devient « l’étrangère », celle dont on se méfie. La haine et la jalousie redoublent lorsqu’elle se lie avec Martin, son nouveau mari. Leur bonheur, leur nouvelle aisance financière attirent l’envie et les médisances. Elle est bientôt torturée et jugée coupable de sorcellerie puis brûlée vive en décembre 1656.

XVIIè : Marguerite Tiste (Belgique). Le récit de vie de Marguerite Tiste est raconté par sa marraine, Gomar, qui, dès leur enfance, a pris soin d’elle et de sa sœur Marie. Orphelines de mère, les fillettes vivent chez leur père, devenu alcoolique et violent après le décès de sa femme. Gomar nous dit comment, parties un après-midi pour rechercher des champignons. Surprises par la pluie et la tombée du jour, c’est dans l’obscurité que, malgré les menaces de leur père et afin de ramasser le plus possible de champignons dont elles goûtent une belle partie, elles continuent leur cueillette. Arrivées chez elles, devant leur père en colère, les deux adolescentes s’évanouissent, tombent malades. Marie meurt quelques mois plus tard. Si elle survit à sa sœur, Marguerite est prise d’hallucinations fréquentes et se dit envoûtée par le diable. Mal conseillée, elle fait appel à un exorciste. C’est un prêtre qui prévient les autorités. Marie, malade, très fatiguée, avoue tout ce dont on l’accuse lors du procès, « injuste et impitoyable » comme le dit Gomar dont le témoignage n’empêche pas la condamnation à mort, le 27 juin 1671, de la toute jeune fille.

XVIIè : Catherine Deshayes, dite la Voisin (France). Dans ce récit écrit à la troisième personne, l’autrice décrit « l’affaire des poisons » qui a entaché de longues années le règne de Louis XIV. À cette époque en effet, un grand nombre de gens aisés et d’aristocrates sont morts de manière peu naturelle. Elle imagine une jeune fille pauvre, Gisèle, qui venue à Paris est devenue livreuse afin de gagner sa vie. Pour lui apporter ses commandes, elle se rend souvent chez une femme à la réputation sulfureuse : Catherine Deshayes, dite La Voisin. Deux amies préviennent Gisèle du danger à côtoyer cette femme. Elle est en effet soupçonnée de vendre des filtres d’amour, mais pire encore de pratiquer des sacrifices humains et des messes sataniques. Elle le ferait pour satisfaire les commandes et exigences de personnes haut placées voulant s’attirer mille faveurs. Madame de Montespan, la maîtresse du roi et mère de ses enfants, serait impliquée. Pour éviter le scandale, Louis XIV, s’il répudie sa favorite, la blanchit. Par contre plus de quatre cent personnes de 1679 à 1682 vont être condamnées. Catherine Deshayes, qui pour se protéger avait noté dans ses carnets le nom de ses commanditaires, est pourtant brûlée vive le 22 février 1680, frappée de plein fouet par l’autorité et l’injustice royale.

Fin du XVIIè : Betty Parris et les sorcières de Salem (Massachussetts, États-Unis). Betty Harris est la jeune fille au profil songeur, emmitouflée dans un grand châle aux reflets mauves et moirés, qui devant sa fenêtre, penchée sur le frimas de l’hiver, se souvient d’un autre hiver, dix ans plus tôt, lorsque ses paroles d’enfant de neuf ans ont été prétexte à nombre d’arrestations et condamnations dans son village de Salem.

Elle est alors la petite fille représentée sur la page de couverture qui clôt le livre… C’est une image qui n’offre que douceur et tendresse, devant l’enfant réconfortée par une femme noire et ses bras accueillants. Cette femme se nomme Tibuta, c’est l’esclave du père de Betty, le pasteur Samuel Parris, révérend de Salem Village où ils habitent. C’est un homme très dur, très sévère et Betty s’échappe quelquefois du monde rigide de sa famille grâce à ses rencontres avec ses amies un peu plus âgées qu’elle dont Abigaël sa cousine. Ensemble, elles s’amusent à jouer aux sorcières, lisant dans les lignes de la main, comme l’a appris Tibuta à Betty, et même selon la recette de Tibuta, en préparant un filtre d’amour… Mais après avoir bu ce breuvage, sans doute empoisonné, elles tombent en pâmoison et délires. Pour le pasteur Samuel Parris, ce n’est que l’œuvre du diable et il arrive à extorquer à sa fille très malade des aveux impliquant Tibuta, cette femme chaleureuse qu’elle aime tant. Bientôt tout un aéropage de notables et religieux accuse plus de cent personnes de commerce avec le diable. La chasse aux sorcières, 85% des accusés étant des femmes, va durer deux ans, jusqu’en 1693.

Ainsi l’embrigadement familial, social et religieux, la terreur qu’inspire l’autorité de certains pères, celle du révérend Parris sur sa fille, ont provoqué des condamnations immondes, comme celles qui ont endeuillé le village de Salem à la fin du XVII° siècle.

Fin du XVIIIè : siècle, Anna Golden (Suisse). Ce récit raconté à la troisième personne est souligné par les dialogues très vivants entre Anna et Rosa, employée comme servante chez les Tschüdis, une famille aisée et influente de la bourgade de Glaris, en Suisse. En cette fin du XVIIIè siècle on ne croit plus aux envoutements ni aux sortilèges, la chasse aux sorcières, est, soi-disant, devenue obsolète. Mais, l’art de ressentir et comprendre par intuition et empathie, celui de prendre soin d’autrui et de guérir, l’art ancestral de la connaissance des plantes, qui furent l’apanage des femmes, ont été anéantis et, comme elles, muselés… Pourtant c’est à cette époque-là, en Suisse, qu’Anna sera accusée de pratiques diaboliques. Victime de la haine de sa patronne jalouse de son charme, de son intelligence attentive auprès des enfants du couple, à cause aussi de l’attirance du patron, elle est condamnée à mort le 13 juin 1782…

L’évocation de ces quinze femmes au destin brisé se clôt par le très beau portrait, harmonieux et pur, d’Anna.

 

Pour chacune de ces femmes pourchassées, meurtries, l’artiste Aline Bureau, fidèle à son désir d’offrir « des rêveries ou des poèmes peints », souligne le charme magique, mystérieux de l’écriture de Solène Cornec. Aline Bureau crée un monde de douceur où la beauté des tableaux-poèmes illustre en contrepoint l’atrocité, la cruauté dont furent victimes ces femmes. Pour chacune d’entre elles, l’écrivaine Solène Cornec use d’une narration différente : tantôt c’est la victime qui parle et tantôt un être proche, une amie, une enfant, une marraine, un époux, et tantôt un témoin, comme pour Jeanne d’Arc… Certains autres récits sont écrits à la troisième personne, une personne aux paroles savantes. Ces narrations, dans leur différence, attirent d’autant plus que l’art d’écrire offre un récit de vie unique et touchant, émouvant. Tout au long des pages, affleurent des messages féministes d’empathie, de volonté émancipatrice … Les deux autrices ont créé un chef-d’œuvre, à lire dès 11 ans.

Annie Mas