Anachroniques

28/07/2024

L’écriture poétique et le récit pour la jeunesse

JUBIEN Christophe, Sur La Pointe des pieds, illustrations Laurent PINABEL, mØtus, 2024, 64 p. 13€

Est-ce un album ? oui, une suite de textes mis en images raconte à chaque double page une histoire courte. Est-ce de la poésie ? Oui, chaque double page est écrite en forme de vers, le plus souvent, et si ce n’est pas le cas, c’est un effet incontestable de la mise en page ; et chaque poème s’inscrit sur un dessin poétique qui fouille l’imaginaire du trait comme le poète fouille l’imaginaire des lettres.

Trente doubles pages se succèdent ainsi, qui pourraient être lues dans un ordre autre que celui proposé. Chacune des doubles pages se concentre sur une problématique soit, dans l’ordre de la succession paginale : l’observation, l’imagination, l’empathie, l’impertinence, la contemplation, la surprise, la fantaisie, le conte, la rêverie, la correspondance en surréalisme, la poésie tendre, l’automne, le chant, l’éthologie, le fantastique, la scène, l’humour, l’énigme, la tendresse, la poésie sociale, le végétal et l’homme, le souvenir, l’étonnement, la sympathie, le rire tendre, la fable, l’attention à l’autre, le trajet, la création tendre… beaucoup de tendresse, donc, et beaucoup d’humour présent dans la tonalité quand il n’est pas problématique de la création.

Dix-huit doubles-pages sont écrites à la première personne, signe de poésie. Dix doubles-pages sont écrites à la troisième personne, signe d’album narratif. Une double-page est pilotée par un nous et une autre par un on d’où la première personne n’est pas totalement absente quand sa présence dans le nous est obligatoire. L’écriture est poétique, d’une poésie humoristique, parfois proche de Prévert, drôle et impertinente. Les dessins, avec peintures et collages, soulignent cet humour et ne se gênent pas pour interpréter le texte plus que l’illustrer. Les fantaisies graphiques dessinent des mots amoureux de l’imagination autant que les mots appellent en significations gourmandes des fantaisies scéniques.

L’ensemble pourrait être qualifié de fanzine poétique dans lequel on entre sur la pointe des pieds pour trouver au final le pied marin et ferme de la terre du poème. Un album en partage qui prodigue mots et images pour soigner le développement des imaginations enfantines ou préadolescentes et autres tous âges.

 

ALBON, Lucie, De Pierre en Galet, Utopique, 2024, 32 p. 18€

Quel bel album que ce livre grand format aux dessins à dominante géométrique, très épurés mais léger d’humour et touchant de sensibilité. Les couleurs vives sont évitées, accroissant le sentiment de calme que nécessite la lecture. Quatre séquences narratives composent le récit. Le héros est un petit caillou, une pierre, qui veut devenir galet. La première séquence décrit son désir, la seconde la réalisation du désir et ses effets, la troisième, l’adaptation à la métamorphose et la quatrième est le prétexte à un prolongement possible et laissé libre à l’imagination de l’enfant lecteur.

Le genre du merveilleux est choisi, avec des pierres bavardes et aux comportements anthropomorphes. La profusion des transformations à l’œuvre induit un plaisir du dessin que les pages de garde se gardent bien de masquer. Tout au contraire elles invitent l’enfant à s’amuser, lui aussi, à peindre des cailloux. La lecture avec l’enfant est aussi l’occasion d’aborder la géologie et la transformation des pierres en sable, le schéma narratif ayant lui-même esquissé ce devenir mais ne l’ayant pas exploité… Pierre Galet avait un autre destin…

On retrouve aussi, dans cet album quelques problématiques tenaces des éditions Utopiques, celle de la différence de l’acceptation de la différence mais aussi de l’intégration-adaptation, bref, de comment, parfois, mener sa vie.

 

CORAN Pierre, à tire-d’aile, illustrations Dina MELNIKOVA, CotCotCot éditions, 2024, 24 p.10€90

à tire-d’aile est une histoire, la narration d’une rencontre. Mais à tire-d’aile par la disposition sur la page des mots, des syntagmes, est immédiatement identifié comme une poésie. à tire-d’aile raconte donc une rencontre poétique entre un poète et une libellule. Mais la libellule prend sens aussi de personne, d’objet d’un désir, elle prend sens allégorique comme dans une fable de tout ce qui vient et doit savoir être accueilli :

« je sors,

je la libère et

elle se perd

du côté des nénuphars »

Les illustrations accompagnent le texte, en l’interprétant plus qu’en le redoublant. Les peintures sur papier mat sont une invitation à l’attention et au silence. C’est le silence de l’espace, des blancs sur la page. L’œuvre de Dina Melnikova alterne les lointains et l’enfouissement dans des gros plans insistant sur le multiple qui vibre en nous contre une identité une qui ne saurait pas prendre avec soi ce que l’autre apporte.

à tire-d’aile est un conte plus à lire qu’à dire, un conte où les peintures et l’écriture se mêlent d’autant mieux, qu’il se lit plus qu’il ne s’écoute. Aux traits du dessin, aux tracés des peintures, crayons de couleur, découpages, aux effets de trame par Dina Melnikova fait réponse la mise en page des mots par Pierre Coran. Les mots, sauf les premiers mots, se dessinent en noir sur blanc, comme si la peinture et l’écriture, par respect des significations qu’elles portent respectivement, demandaient à conserver leur autonomie d’expression pour dialoguer en toute égalité de représentation. Et de cette rencontre sourd un éloge de la fragilité et d’un éphémère à savoir repérer. Cette sensibilité n’est-elle pas d’ailleurs celle de la confection éditoriale propre à CotCotCot ?

Philippe Geneste

Note additive : Sur Pierre Coran, lire le blog du 19 septembre 2010.

21/07/2024

contre les menées de haine et d'asservissement des enfants et des peuples

CAUSSE-GIBEL Rolande, Les Enfants d’Izieu, illustrations Gilles Rapaport, éditionsd2eux, 2024, 80 p. 22€ : ROSEN Michael, Prendre la route. Poèmes sur la migration, illustré par Quentin Blake, traduction de l’anglais par Clémentine Beauvais, Gallimard jeunesse, 2024, 176 p. 18€90

Le texte de Causse-Gibel, illustré par Gilles Rapaport, avec des encres et pastels de noir et de blanc en leurs effacements de gris, fut écrit en 1989 à la suite du procès de Klaus Barbie, responsable de la déportation et de l’assassinat des enfants d’Izieu. L’autrice a repris son poème pour en créer une nouvelle version appuyée par l’œuvre graphique fantomatique et expressionniste de Gilles Rapaport. L’album conjoint le tragique et l’ordinaire de la vie dans la communauté d’enfants, l’historique et la réflexion à mener sur le matériau mémoriel. Aujourd’hui où, quatre-vingts ans après la déportation des enfants d’Izieu, l’État d’Israël a entrepris le massacre du peuple gazaoui, le retour du texte poignant de Rolande Causse-Gibel dans les librairies rappelle que la mémoire ne s’enferme pas dans les frontières – qu’elles soient territoriales, religieuses, patriotiques. Le racisme est racisme quel que soit l’objet discriminé par les racistes, les discriminateurs, fussent-ils des descendants d’un peuple victime de génocide. Les enfants d’Izieu ont perdu la vie à cause d’un régime politique, le nazisme, qui niait à un peuple son existence dans ce que ce régime considérait son territoire exclusif. La nausée qui naît de ce crime est nausée de tous les crimes d’enfants du monde massacrés pour des raisons similaires de propriété de la terre. Déjà en 1904, Élisée Reclus écrivait : « La patrie et son dérivé le patriotisme sont une déplorable survivance, le produit d’un égoïsme agressif ne pouvant aboutir qu’à la destruction, à la ruine des œuvres humaines et à l’extermination des hommes. (…) Historiquement, la patrie (…) fut toujours un domaine revendiqué en propriété exclusive, soit par un maître unique, soit par une bande de maîtres hiérarchisés, soit, comme de nos jours, par un syndicat de classes dirigeantes. (…) Le vaste monde nous appartient et nous appartenons au monde. À bas toutes ces bornes, symboles d’accaparement et de haine ! » (1).

Justement, le recueil poétique de Michael Rosen, dans la traduction attentive qu’en donne Clémentine Beauvais, permet d’approfondir ce lien entre moment mémoriel soutenant une création et moment actuel de son activité productrice. Le recueil se divise en quatre parties. Les trois premières concernent des émigrés juifs polonais à Londres et la découverte par le poète des trous béants dans son arbre généalogique. Partant à la recherche des figures ou branches manquantes Prendre la route se fait, à l’instar du livre de Rolande Causse-Gibel, œuvre mémorielle à support historique. La dernière partie du recueil met en lien l’expérience familiale relatée de la Shoah et la situation contemporaine des migrations. Car depuis son apparition sur terre, et comme l’écrit Michael Rosen, « la migration est le grand récit de l’espèce humaine » (p.6). Le migrant n’est pas l’étranger, il est l’humain de filiation multiséculaire. Les dessins et peintures de Quentin Blake rendent compte de l’univers de Michael Rosen ou le renforcent, le confortent. Quentin Blake représente des êtres silhouettés, souvent en décharnement d’encre ou de traits graphiques, dans des atmosphères chromatiques d’opacité oppressante, figurant des lointains inquiétants, où le proche et le lointain sont allégoriques de la situation des sédentaires et de celles ou ceux qui fuient les guerres, les massacres, les dictatures, la misère.

Le choix du vers libre pour rendre compte des migrations produites par des situations géopolitiques contraintes est un choix évidemment allégorique, c’est aussi celui de Rolande Causse-Gibel dans Les Enfants d’Izieu. Mais il y a plus. L’autrice et l’auteur empruntent la voie de la poésie narrative. Celle-ci permet de rendre compte au mieux de l’actualité en cela qu’elle inclut l’implication du poète ou de la poétesse dans son dire. La poésie porte alors sa charge mémorielle sur le terrain de l’écoute du réel présent, les mots sont des témoins et les poèmes regroupés recueillent la réalité vécue des migrations en cours. Dans la préface à Prendre la route, Michael Rosen écrit : « ce qui constitue notre “chez nous” ne devrait pas, il me semble, être déterminé par des frontières nationales » (p.9). Que ce soit par une composition rivée à la chronologie de la tragédie des enfants d’Izieu chez Rolande Causse-Gibel ou que ce soit le regard anthropologique faisant « Reprendre la route » (titre de la quatrième partie du recueil de Michael Rosen) au poète après l’évocation de la tragédie historique des persécutés juifs (objet de la troisième partie « Migrants en moi ») de la seconde guerre mondiale, la poésie narrative se caractérise par la version au présent des acquis mémoriels et réflexifs. Rolande Causse-Gibel écrit en quatrième de couverture de la réédition de son œuvre : « En 2024, la transmission de la mémoire des victimes de la Shoah n’est plus centrée sur le drame de leur déportation et de leur assassinat par les nazis. Les acteurs de la mémoire s’efforcent de redonner vie à tous ces enfants, ces femmes, ces hommes, martyrisés parce que nés juifs ». Le présent est ce qui donne consistance à la mémoire, sinon celle-ci se dilue dans le spectacle cérémoniel. Et la migration contemporaine provoquée par le chaos du monde contemporain, dont les multiples foyers de guerre sont le symptôme de sinistre anticipation, est bien un fait humain du présent. Puisse la « poésie migrante » participer, au moins, à la survivance de la conscience humaine cosmopolitique, internationaliste, et donner vigueur au combat de la non-violence des peuples du monde unis contre tous ces chefs politiques belliqueux et leurs marchands de canon profiteurs.

Philippe Geneste

(1) Reclus, Élisée, « Le Patriotisme est-il incompatible avec l’amour de l’humanité ? » La Revue, vol. 48, 15 janvier 1904, pp.169-170.

14/07/2024

De la bande dessinée de reportage au livre pratique pour enfant

BETAUCOURT Xavier, Les Âmes fendues, dessin LOYER Jean-Luc, couleur LAVAUD Thomas, Steinkis, 2024, 128 p. 22€

Le normal et l’anormal sont des notions propres au vivant et dénuées de sens par exemple en physico-chimie. Les Âmes fendues ne commente pas cette distinction, l’album donne à entendre, lire, voir des comportements, des univers psychiques, des actes et la manière dont l’institution psychiatrique y a répondu et surtout y répond et peut y répondre.

Il y a deux manières de lire cette bande dessinée. D’une part le lectorat suit le reportage des deux auteurs, Loyer et Bétaucourt, mettant en scène leur enquête sur l’hôpital psychiatrique Camille Claudel d’Angoulême. La bande dessinée est alors une suite de situations qui sont autant d’évocations de vies brisées, fendues, cassées par la maladie mentale, la dépression, la schizophrénie, surtout la schizophrénie. Les Âmes fendues chronique donc l’ordinaire de la vie asilaire et ses évolutions. En effet, s’il se penche sur les patientes et patients, l’album donne aussi la parole aux travailleurs et travailleuses de la santé. On suit ainsi l’évolution du lieu en lien avec l’évolution de la représentation de la folie. C’est une première lecture.

La seconde tient à la volonté des reporters de promouvoir une psychothérapie comportementale et cognitive et de présenter le programme psycho-éducatif nommé Profamille. Ce programme est basé sur des techniques motivationnelles autant que cognitives et comportementales. Il est mis en lien avec l’externalisation des soins de plus en plus préconisée par l’institution psychiatrique. L’album détaille ainsi la notion de Pair aidant.

Les deux lectures se rejoignent sur une finalité commune : combattre le sentiment de culpabilité qui s’empare des familles de schizophrènes, culpabilité qui se fait obstacle supplémentaire à l’accompagnement des malades.

Les deux lectures se rejoignent aussi sur l’énoncé de l’état des lieux de la psychiatrie en France : un délaissement politico-institutionnel qui se traduit par le manque de personnel à tous les niveaux de la hiérarchie médicale. Il manque de psychiatres ; des services sont externalisés soit vers les familles d’accueil, des maisons d’accueil spécialisées pour les jeunes vers… l’école au nom de l’inclusion scolaire ; le réseau des institutions travaillant en lien avec le Centre Hospitalier Camille Claudel, soit subissent des politiques budgétaires restrictives qui les empêchent de prendre en charge les patients, c’est le cas des centres médico-psychologiques, soit sont fermées par les pouvoirs publics, ce que les enquêteurs n’ont pas pris en compte. L’album montre donc bien que les saignées budgétaires contre l’hôpital psychiatrique public est la cause première de la mauvaise prise en charge des personnes en situation de souffrance mentale.

Le reportage comme genre est significatif de cette recherche de vérité et de réel qui, sourdement, travaille notre société et que l’on retrouve aussi bien en littérature que dans des secteurs de l’art graphique et de la peinture. Les Âmes fendues apportent une contribution notoire aux débats actuels sur la crise de la santé en France, et démontre, grâce à la multitude des observations réalisées durant l’enquête, combien délétères sont les politiques de la santé qui ne mettent pas au centre de leurs décisions le lien humain. Quand on voit la décision de l’Agence Régionale de santé du Grand-Est demander, lors du passage de la flamme olympique dans la région, d’enfermer les patients des institutions psychiatriques pour qu’il n’y ait pas de risque de trouble à l’ordre public on mesure combien cette bande dessinée puise son intérêt au cœur de l’actualité.

 

BROYART, Benoît, Ma Sœur à l’hôpital, illustrations de Léonie KOELSCH, avec l’éclairage du psychologue Baptiste FICHE, Hygée éditions, 2024, 32 p. 14€90

Cet album, qui paraîtra dans deux mois, est en propre un livre pratique en ce qu’il se donne comme accompagnement de l’enfant dans une situation réelle, celle signifiée par le titre. On peut bien sûr raconter l’histoire en dehors d’une telle situation, mais l’album y perdrait son véritable intérêt car il est conçu directement en fonction de celle-ci. De plus, s’il s’adresse aux enfants lecteurs le complément du psychologue Baptiste Fiche s’adresse lui aux enfants à partir de dix ans. L’album propose donc deux âges de lecture : soit des enfants de 4 ou 5 ans à qui on lit l’histoire, mais alors le complément du psychologue est réservé aux parents qui peuvent s’en inspirer pour parler avec leur enfant ; soit l’album est offert aux enfants de 10 à 13 ans qui peuvent maîtriser en lecture l’ensemble de l’ouvrage.

L’intérêt de l’ouvrage est de partir de situations précises et observées puis de les mettre en scène à l’adresse du jeune lectorat. Celui-ci y découvre le milieu hospitalier, y trouve des mots à mettre sur l’angoisse générée par le départ d’un proche à l’hôpital. Il y explore aussi l’univers de la maladie, de la médecine hospitalière, et de la place que les enfants y occupent.

Comme le précise le communiqué de presse, « plus d’un million d’enfants sont opérés chaque année en France » et c’est à leur entourage que s’adresse l’album qui ne masque pas sa visée fonctionnelle. Ajoutons que si l’album s’adresse aux enfants et aux parents, il s’adresse aussi aux enseignants de cycle 2, mais il pourrait s’adresser aussi bien aux enfants de cycle 3 comme d’ailleurs aux enseignants détachés dans les hôpitaux auprès des enfants en hospitalisation de moyenne ou longue durée.

Philippe Geneste

07/07/2024

Enjeux de la conscience fausse et de ce qui la fabrique

LEON, Christophe, VIGIER Patricia, #StopAsianHate, le muscadier, 2024, 192 p. 14€50

« le racisme accompagne pratiquement toutes les oppressions (…) Il en existe des formes plus ou moins explicites dans la condition prolétarienne, la condition servile etc. »

Albert Memmi

#StopAsianHate est un roman social qui couvre les années Covid et la haine raciste anti-asiatique et contre les Chinois en particulier, que certaines zones territoriales de la France ont pu connaître. Il s’agit d’un roman réaliste, écrit à quatre mains, où une écriture de fiction classique est bousculée par quelques ingrédients de modernité. Ainsi, les épigraphes de nombreux chapitres relèvent-ils directement du collage : « Les auteurs ont souhaité introduire certains chapitres de ce roman par des messages qui ont été postés durant la crise du Covid sur le réseau X (Twitter à l’époque). Il s’agit de véritables tweets qui ont été reproduits ici tels quels (les fautes n’ont pas été corrigées), mais l’intitulé des comptes (dont certains ont d’ailleurs été fermés depuis par décision judiciaire) a été modifié ». Le langage courant, familier, y fait régulièrement irruption, les genres du tweet, du message électronique, y sont incorporés. La distinction des personnages s’appuie en particulier sur leur manière de s’exprimer, mais aussi de se comporter. Le résultat est un récit alerte d’autant plus qu’il s’appuie sur une composition serrée avec des montages parallèles qui différencient les points de vue bien que la narration soit menée par un narrateur ou une instance narratrice omnisciente qui se maintient à distance, dans une objectivité supposée pour asseoir le réalisme à travers la tonalité. Le contenu et ses thématiques sont puisés dans les milieux sociaux populaires et de la classe moyenne. Ils s’alimentent aussi au discours de la doxa sociale fabricatrice de la fausse identification ou « conscience fausse » (1), c’est-à-dire l’identification et l’essentialisation faussées des différences.  #StopAsianHate est donc un roman qui place son geste au cœur de l’idéologie.

La distinction des personnages s’appuie en particulier sur leur manière de s’exprimer, mais aussi de se comporter. Le racisme est particulièrement travaillé par l’inclusion de traits linguistiques de désignation : bridé, jaune, niakoué, nouilles sautées, bol de riz, bouffeur de chien, ces pourris de virus sur patte. Le roman met ainsi en œuvre le schème du discours raciste ordinaire[1] (2). Il y a d’abord le recours à la désignation identifiante d’une différence. Il s’ensuit une accusation : le coupable est situé par le raciste dans une extériorité et accusé d’introduire le virus du covid dans le corps sain de la France (3). La victime vit alors l’opprobre et tend à se murer dans le silence. Enfin, cette accusation est généralisée à tout un groupe social aussi bien qu’à chacun de ses représentants : le racisme biologique se renforce alors d’un racisme psychologique, social et culturel. Il s’agit alors de déshumaniser la cible de l’accusation. Et celle-ci débouche sur l’agression légitimée, pouvant aller jusqu’au meurtre ; le raciste se dit alors un justicier.

Le roman s’emploie, en particulier, à soulever les interstices à travers lesquels le racisme s’installe dans une communauté comme celle d’un établissement scolaire. De nombreuses péripéties de l’intrigue explorent ces espaces sociaux où l’évidence des jugements couvre d’insignifiance instituée des mouvements où s’enracinent les convictions et approbations passives de la haine de l’Autre. Le roman met en scène le racisme non comme une monstruosité ni le fait d’une pathologie, mais comme un processus à base idéologique. Les ressorts de l’histoire introduisent alors des zones de malaise, y faisant évoluer des personnages confrontés à diverses contradictions nées de la banalité de la vie, vis-à-vis de règles, de normes mais aussi de valeurs. C’est là, nous semble-t-il, une force de #StopAsianHate, parce que le récit se détourne du moralisme des bons sentiments ou de l’indignation bavarde pour scruter certaines des bases du racisme.

Si le roman finit sur un dénouement en partie euphorique, il prend soin de ne pas masquer la dysphorie ambiante. Lucas, le « justicier » raciste et son comparse Enzo sont morts, laissant une famille dans la douleur et la désorientation. Il serait une erreur de passer outre à ce contrepoint diégétique. Il souligne le lien qu’entretiennent les discriminations vécues et n’enferme pas le personnage du justicier dans son individualité. En effet, « La motivation individuelle ne devient du racisme proprement dit que lorsqu’elle passe par la culture et les idéologies de groupe » (4). Comme l’écrit Patrick Tort : « L’égalité biologique entre les représentants de l’humanité est un fait évolutif constaté par l’histoire. Mais l’inégalité des sociétés dans les rapports de force instaurés par l’histoire qui est la nôtre est un autre fait » (5). Or, « l’entretien de cette inégalité (…) constitue à terme, outre une inconséquence de la civilisation, le plus grand obstacle à la survie globale de l’humanité » (6). Ces propos entre en échos avec l’histoire de #StopAsianHate où la tragédie repose sur la légitimation de l’injustice.

Philippe Geneste

Notes

(1) lettre de Friedrich Engels à Franz Mehring du 14/07/1893. — (2) Lire Memmi, Albert, « Le racisme, hier et aujourd’hui », Prétentaine, n°9/10, avril 1988, pp.97-109. L’épigraphe est extraite de la page 105 de cet article. — (3) c’est le phénomène classique du bouc émissaire et de « l’étranger corrupteur de l’âme nationale » Memmi, A. op. cit. p.103. — (4) Memmi, A. op. cit. p.103. — (5) Tort, Patrick, Sexe, race et culture, conversation avec Régis Meyran, Paris, Textuel, 2014, 108 p. – p.65. (6) Ibid.

Sur le racisme, lire sur https://lisezjeunessepg.blogspot.com/ entre autres le blog du 3/03/2024

 



[1] Lire Memmi, Albert, « Le racisme, hier et aujourd’hui », Prétentaine, n°9/10, avril 1988, pp.97-109.