Anachroniques

29/12/2023

Le livre comme art du cadeau

J’ai l’air, Réunion des musées nationaux – Grand Palais/Musée du Louvre, 2023, 32 p. 11€90 ; J’entends, Réunion des musées nationaux – Grand Palais/Musée du Louvre, 2023, 32 p. 11€90 ; J’ai peur, Réunion des musées nationaux – Grand Palais/Musée du Louvre, 2023, 32 p. 11€90

On louera une nouvelle fois ces initiatives éditoriales des éditions Rmn-GP qui associe un tableau ou le détail d’un tableau avec un sens (J’entends), une émotion (J’ai peur), une observation du visage (J’ai l’air). C’est d’abord une propédeutique au regard qui est proposé aux enfants. Mais ce regard est sollicité dans son activité de connaissance de ce qui est regardé. Les expressions s’appuient sur un lexique au registre simple puis progressivement plus difficile.

Documentaire sur l’art, chaque ouvrage propose quinze œuvres à découvrir. À chacune est associée un discours bref, introduisant à l’adjectivation (J’ai l’air), au récit à peine entamé (J’entends), à l’infinitif ou au complément de nom (J’ai peur). De ce fait, ces ouvrages relèvent du genre de l’imagier. Mais ici, l’imagination de l’enfant est sollicitée au-delà de son activité cognitive, vers son activité affective.

Proposant des livres à la fois imagiers, documentaires d’art, livres de premières découvertes, la collection L’art à tout petit pas enchante.

 

GALLISSOT Romain, Le Street art, illustratrice Maud RIEMANN, Milan, 2023, 40 p. 8€90

« Vivre, c’est de la bombe »

Miss Tic

Tout part de la trace laissée pour d’autres, exposée sur l’espace public. En 1970, aux USA, des personnes au chômage apposent leur signature (tag) sur les murs de leur ville. Certains graffeurs se regroupent. Les années 1980 voient l’expansion du mouvement qui renouvelle le graffiti. C’est à cette époque que Keith Haring se fait connaître. En France, les graffeurs utilisent le pochoir (Blek le rat, plus tard Miss’tik). La photographie fait son apparition parmi, les graffeurs durant les années 2000 avec notamment JR qui colle les portraits de personnes de la rue ou de populations déshéritées sur les murs.

Le volume présente quelques figures dont Miss Tic, JonOne, Bordallo II, Alëxone, Clet, Os Gêmeos, El Seed, Vinie, Bansky, Invader. L’ouvrage montre aussi le paradoxe d’un art de la rue quand il est pris par le code du marché de l’art, quand il est soumis à une démarche muséale tout en continuant à intervenir pour des causes sociales.

Si un tel ouvrage se trouvera dans toutes les bibliothèques et médiathèques, il est aussi un livre cadeau des plus pertinent, avec une présentation rutilante sur papier glacé.

 

LLENAS Anna, Le Vide, Glénat jeunesse, 2023, 80 p. 18€90

« Le gouffre dans lequel tu te pousses est en toi »

dit le sphinx à Œdipe dans Œdipe roi de Pasolini.

Réalisé avec du carton, selon la technique du collage et du montage des figurines créées en tableaux représentant des scènes à interpréter. Un texte très bref, oriente l’interprétation. L’album invite le lectorat au commentaire.

La force de l’ouvrage est de parler du malaise, du mal être, de cette sensation de « vide », ce sentiment de trou creusé dans sa vie où disparaît le bonheur d’être au monde. Toute l’intrigue va reposer sur l’accès à la compensation, c’est-à-dire à l’élaboration du processus mental et somatique menant à la compensation. Combler le vide en évitant les déviations maladives comme la boulimie ; boucher les trous, en évitant la frénésie consumériste de l’appropriation (achat) d’objets. Combler le vide, boucher les trous, donc, mais sans se perdre dans le vertige.

Une première étape va être de mettre des mots sur les sentiments, sur les couleurs, sur la musique et ainsi en venir à créer un autre monde, un monde à soi. Alors commence la recherche d’un fil où se dévide la vie. Suivre le fil n’est pas combler le vide, car la personne n’a pas à être colmatée comme un mur offert aux intempéries ; suivre le fil, c’est s’attacher, trouver une attache au monde aux autres, et ainsi, par l’attachement se découvrir soi.

Combler le vide, boucher les trous, ne sont pas des solutions puisque la vie est faite de désirs, que les désirs s’appuient sur le manque, et que le manque est une des formes du vide.

Avec cet album de grand format, bellement édité, Anna Llenas propose, aux enfants, une matière de fiction qui suit certains préceptes souples de l’art-thérapie. L’ouvrage permet à la jeune lectrice, au jeune lecteur, de réfléchir avec simplicité sur lui-même, sur ses sentiments maussades, sur la tristesse ou la déprime. Une belle réussite plébiscitée par la commission lisezjeunesse. Dans le vide, par syncope, découvre la vie, semble dire aux lectrices et lecteurs le personnage de l’histoire, la petite Julia.

 

PICHON Camille, L’Alphabet s’amuse, Milan, 2023, 26 p. 25€

Voici un livre qui pourrait servir de manuel, au sens littéral du terme, d’apprentissage complémentaire et ludique de l’alphabet. Chaque page, fort épaisse, demande la manipulation d’une languette (parfois deux) dont une flèche indique l’orientation (pousser, tourner, tirer. Actionner la languette fait pivoter un trait noir qui, en se jointant à un autre trait noir immobile vient dessiner une lettre. Ces traits sont surimposés sur un dessin aux couleurs douces bien que vives venant magnifier un dessin stylisé mais point abstrait. La lettre constituée par la manipulation de l’enfant, est l’initiale d’un mot qu’il s’agit de deviner grâce à l’illustration. Vingt-six mots sont ainsi à découvrir, qui sortent du milieu quotidien où évolue l’enfant. C’est pourquoi, cet abécédaire pourra être lu avec l’enfant dès 4 ans mais aussi encore, seul, par l’enfant de 6 ou 7 ans. L’enrichissement de son vocabulaire est une des fonctions des choix de l’autrice.

Contrairement aux abécédaires classiques, les lettres ne sont pas données dans l’ordre alphabétique : l’alphabet s’amuse… C’est aussi une invitation, pour l’enfant en âge de lire de retrouver l’ordre alphabétique en regardant se former chaque lettre sous l’effet de sa manipulation des languettes par l’enfant.

 

HÉDELIN Pascale, Le Grand Livre animé du vivant, illustré par Didier BALICEVIC, Milan, 2023, 26 p. 22€90

Dix doubles pages, toutes animées avec languette, rabat, roue, flap, glissière, accordéon ou pop-up, soit plus de cinquante animations font le tour du vivant pour des enfants de 4 à 9 ans. Y sont traités : la formation de la planète terre ; l’évolution des organismes vivants, soit une histoire de la vie sur terre ; la vie dans les jardins ; les mécanismes généraux du vivant et la différence avec le non-vivant, l’inanimé ; les différentes modalités de la naissance des êtres vivants ; leur développement au cours de la durée de leur vie ; le cycle de l’alimentation qui participe à l’équilibre nécessaire de la vie sur terre ; le langage des êtres vivants ; les cohabitations ; l’adaptation au milieu dont la ville. Le livre est d’une grande richesse explicative, d’une grande clarté. Il est informatif, s’appuyant sur une illustration précise bien que foisonnante. C’est une grande réussite, un livre à offrir avec la certitude de plaire aux enfants.

 

GOLDSAITO Katrina, Le Son du silence, Julia KUO, HongFei, 2023, 40 p. 16€50

Yoshio est un enfant dont on va suivre la pérégrination dans la ville de Tokyo. À peine sorti de chez lui, il est frappé par tous les bruits qui l’entourent et chaque page, chaque double page, rend compte par l’illustration et le texte de cette moisson d’onomatopées. Lorsqu’il rencontre une musicienne de koto, « musicienne du silence » (1), le voyage de Yoshio va prendre un tout autre tour, philosophique ou expérienciel, selon l’interprétation qui sera faite de la suite de l’album. L’enfant s’enquiert auprès de la musicienne du plus beau son et elle lui répond que c’est le « ma » c’est-à-dire le son du silence.

Mais où trouver le « ma » ? Les doubles pages d’images sont une indication, puisque l’image est muette, mais le lecteur de ses lèvres prononce ne serait-ce qu’intérieurement – on parle, étrangement, de lecture silencieuse – des sons… Comment, dès lors, ne pas voir le livre comme un manifeste de la lecture indécise ? De fiat, nous sommes, avec Yoshio, indécis dans notre lecture. De la pelote des situations dessinées et peintes avec réalisme, on tire certes tel fil d’une pelote notionnelle, mais c’est, une fois tournée la page, avec Yoshio entrant dans une autre situation, un autre fil sémantique que nous tirons et investie une nouvelle page. Le sens du silence échappe et s’échappe au fur et à mesure du voyage de l’enfant.

Si toute lecture est motivée par une recherche de sens, alors s’y enracine bien le passage par le silence. La désignation du silence matérialise un vide entre deux entités, un entre qui relie, met en relation. Le silence prend consistance quand Yoshio prend conscience de la durée entre émission et extinction de chaque bruit, quand il prend conscience de la relation qui les unit dans l’expérience pérégrinatrice que les tableaux imagés de Julia Kuo traduisent. Pour pleinement se verser dans le monde Yoshio saisit les interstices nichés dans ce qu’il ne percevait, jusque-là, que comme un discontinu sonore. Or, l’entre ou vide relève d’une audition coïncidente des sons entre eux soit une relation qui dissout le discontinu. Alors, il donne sens au monde qui l’entoure grâce à la liaison, à la relation, au « ma », au silence et à la conscience du silence. Le silence n’est d’aucun art en particulier, mais de tous, ce qui renforce la capacité de qui l’atteint, le comprend, d’entrer plus pleinement dans le monde.

Le Son du silence est un album poétique, une réflexion philosophique, tout en restant un album pour enfant qui l’invite à l’attention.

Philippe Geneste

(1) vers extrait du poème Sainte de Stéphane Mallarmé. On pense aussi à ce syntagme du poème en prose Le Démon de l’analogie : « Je fis des pas dans la rue et reconnus en le son nul la corde tendue de l’instrument de musique »

22/12/2023

Arpenter le monde pour une nouvelle ère

WANGGEN Willy, Fjord, HongFei, 2023, 48 p. 17€20

Fjord est un récit animalier, une fable, dont le narrateur principal est un oiseau, Catmarin. Il harangue mouette, cormoran, guillemot pour les inciter à regarder autour d’eux et déceler dans leur paysage habituel le grand livre de la vie. Chaque image est décrite par le texte qui repose sur l’analogie. Le discours de Catmarin invite donc à entrer dans le livre, dont l’album décline les composantes, et auquel le nom même de l’édition (HongFei) renvoie : « Su Dongo [poète chinois du XIe siècle] (…) comparait la vie à un “grand oiseau en vol”. L’oiseau s’envolant librement à l’est et à l’ouest, laisse des empreintes auxquelles le regard de ceux qui les rencontrent donne sens ». On peut donc caractériser Fjord comme une mise en abyme du livre pour mieux parler de l’attention nécessaire que demande la nature.

Le ton sombre des images, la famille des bruns et gris, forment les deux procédés utilisés par Willy Wanggen pour sortir de la perception ordinaire des choses et du monde ; Les illustrations refusent l’emphase, revendiquent la modestie de l’observation, ce dont rend compte la matité des pages et la couleur ainsi rendue profonde. Les lignes qui sont présentes sont autant de soutiens à la composition des doubles pages. La peinture et les collages laissent des traces graphiques où se fondent des signes entre symboles et libres idéogrammes.

Ce très bel album invite le jeune lectorat à sortir de la perception ordinaire des choses, de la traquer, même, pour outrepasser les impressions qu’elle laisse dans l’esprit.

 

CHAKANETSA Kim, Africana une histoire du continent africain, traduit de l’anglais par Laurence Gravier, illustrations de Mayowa ALABI, Milan, 2023, 96 p. 22€

L’ouvrage de grand format à la couverture magnifique, illustré avec sensibilité mais aussi avec une grande attention portée au texte, siège bien sûr dans le rayon des livres à offrir. Après une présentation générale du continent africain, le livre est divisé en cinq parties : l’Afrique du Nord, l’Afrique Orientale, l’Afrique Centrale, l’Afrique Occidentale, et enfin l’Afrique Australe. Pour chacune de ces grandes régions, cinq chapitres d’études portent sur : la chronologie, soit à proprement parler l’histoire ; les peuples et les cultures présentes, ce qui a entraîné des choix, évidemment, vu la richesse humaine et culturelle ; la vie sauvage et les paysages ; les artisans du changement et les célébrités ; enfin des instantanés qui portent sur la musique ou tout autre fait susceptible de reconnaissance par le jeune lectorat.

Le livre s’adresse aux enfants dès 9 ans et jusqu’à 13 ans. La commission jeunesse du blog, a choisi, unanime, la partie historique comme la plus intéressante. Ses membres, enfants comme préadolescents, ont tous trouvé que cette partie historique développée pour chaque grande région leur avait apporté des connaissances dont ils ne soupçonnaient pas l’existence. Le choix de Kim Chakanetsa consistant à parsemer l’ouvrage de choses attendues et de connaissances moins connues est un choix équilibré. Les parties « instantanés », « artisans du changement et célébrités » mettent en avant des personnalités qui sont susceptibles d’être connues par le jeune lectorat.

L’intérêt de l’ouvrage est de présenter l’Afrique moderne, celle du temps présent. Manque, toutefois, de ne pas faire état des guerres, des conséquences de l’exploitation des ressources naturelles par les différents impérialismes. Par exemple, la France n’est même pas citée dans le paragraphe qui évoque le génocide du Rwanda… Mais on pourrait multiplier les exemples. Cette pseudo-neutralité n’en est, évidemment, pas une. Elle omet de relier la marche de l’Afrique avec celle du reste du monde, ce qui réduit la compréhension possible de la réalité africaine, de ses régions et de ses cinquante-cinq pays.

Cette réserve faite, les livres documentaire, sur les peuples et la vie dans l’Afrique contemporaine étant fort rares, Africana, par sa dimension encyclopédique bien adaptée au lectorat visé, retiendra sans nul doute, parmi les beaux livres, l’attention.

 

GRUNDMANN Emmanuelle, Le Baïkal, lac des extrêmes, illustrations de Catherine CORDASCO, éditions du ricochet, 2023, 77 p. 17€

Le livre s’adresse aux enfants et préadolescents. Il est d’une édition soignée, avec signet et reliure cartonnée. Les illustrations réalistes ne manquent pas de poésie et soutiennent une érudition du texte clairement dispensée. La lecture suivie en est rythmée par des extraits de contes et de légendes. Cet ouvrage a émerveillé la commission lisezjeunesse car la richesse humaine et naturelle du lac est inouïe. Le livre emprunte les genres de l’écrit naturaliste, de l’écrit géographique, ethnologique, historique, géologique, scientifique (dont la limnologie), économique, géostratégique, écologique enfin…

Beauté du livre, intelligence du propos, sérieux de l’érudition, pluralité des centres d’intérêts touchés : un livre cadeau par excellence.

 

AHLLSBURG Chris Van, La Pierre Maléfique, éditions d2eux, 2023, 32 p. 20€

Chris Van Ahllsburg est un des grands noms de la littérature de jeunesse américaine. Cet album édité par d2eux date en fait de 1985. Mais, comme la plupart de l’œuvre pour la jeunesse de l’auteur, il n’a rien de daté. Le ton est celui du récit d’aventure et d’exploration maritime. Le genre est le journal de bord du capitaine du bateau Rita Anne. Le vraisemblable repose sur la présentation du journal de Randall Ethan Hope sous forme d’extraits. Les doubles pages aux crayons de couleur sont réalistes et les dessins s’ouvrent toujours sur des perspectives qui appellent ce qui vient.

Mais, comme toujours chez Chris van Ahllsburg, survient au milieu du réalisme un élément d’étrangeté inquiétante, un au-delà du réel qui en est peut-être un en-deçà. Le Rita Anne aborde une île non notée sur les cartes maritimes.

Commence le récit bref de l’exploration de l’île, de l’inconnu donc, et la trouvaille étonnante d’une pierre lumineuse. Celle-ci est si étonnante que les explorateurs la ramènent sur le bateau. L’équipage fasciné va se transformer, La Pierre maléfique devenant alors un récit de la métamorphose dont le narrateur seul échappe à la « malédiction ». Quelle malédiction ? Une régression animale de l’homme qui mènera le Rita Anne à sa perte. Le capitaine Randall Ethan Hope, ayant seul conservé la raison va, sur l’épave du Rita Anne rétablir la quiétude. Pour ce faire, il jouera de la musique et lira des histoires. L’équipage, alors, regagne son humanité après, toutefois, le sabordage du voilier et de sa cargaison maudite. La fin de l’album est donc un retour à un état d’équilibre confondu, semble-t-il, à un état de normalité. Toutefois, les hommes de l’équipage semblent conserver un « quelque chose » de leur régression temporaire… L’album est donc un récit d’aventure fantastique, dessiné avec un réalisme surréel, et qui interroge l’exploration comme emprise portée sur une terre du bout du monde. Il explore l’invisible comme les personnages explorent l’île mystérieuse et il interroge, plus que ce qu’on trouve durant l’exploration, ce qu’on en fait et, au-delà ou en-deçà pourquoi on y est poussé ?

 

COSNEAU, Olivia, Curieux comme une fouine, éditions Lagrume, 2023, 18 p. 14€90

Cet album tout en carton, avec ses flaps qui cachent les solutions des expressions laissées en suspension dans la page de gauche, est à la fois un plaisir de lecture avéré pour les petits et aussi une propédeutique aux expressions toutes faites dont use le langage commun. L’enfant découvrira ainsi : marcher comme un canard, être fort comme un taureau, être têtu comme une mule, être gai comme un pinson, manger comme un cochon, être fier comme un paon, être myope comme une taupe, être doux comme un agneau. Les illustrations de couleurs vives avec des aplats sont apposées sur des dessins tendant au géométrisme mais non sans fantaisies diverses. C’est donc un album didactique, si l’on veut, mais sans didactisme, juste une exploration du discours des expressions figées – figées pour l’adulte, mais pas pour l’enfant qui ne les connaît pas. L’adulte, accompagnant l’enfant dans la lecture de Curieux comme une fouine, pourra donc l’inciter à deviner l’animal désigné par l’attribut caché de la proposition. Il y a là une mine d’échanges et de découvertes pour l’enfant, mais aussi pour l’adulte attentif à la pensée et au langage des petits. Or celui-ci éblouit si peu qu’on l’écoute en accueil.

 

FRIOT Bernard, PAILLUSSON Aurore, Balade en Fromagie, illustrée par Thomas BAAS et Charlotte FRÉREAU, Milan, 2023, 96 p., 20€90

Voici une somme, un ouvrage explicatif autant qu’informatif, qui s’adresse aux enfants à partir d’une dizaine d’années. L’allégresse du style de Bernard Friot et la connaissance de la fromagère Aurore Paillusson, s’allient à merveille avec les illustrations drôles et aussi précises de Thomas Baas et Charlotte Fréreau. Tout est clair dans cet ouvrage. Le plan : Histoire du fromage, Lait cru ou pasteurisé ?, Fabrication du fromage, Économie et écologie, Manger du fromage, Fromage et santé, Les mots du fromage. Chacune de ces sept parties est divisée en plusieurs chapitres. Au fil des pages, la jeune lectrice, le jeune lecteur sont sollicités à observer par eux-mêmes certaines indications sur les emballages ; des recettes à faire sont proposées.

Surtout, l’enfant va retrouver certaines choses qu’il croit déjà connaître et s’apercevoir que l’observation superficielle d’une chose n’équivaut pas à la connaissance de ladite chose. La présence de la littérature apporte une respiration qui sied à l’appropriation des informations pointues. De plus, une bande dessinée s’intègre dans chacune des parties, non pour redoubler l’information, mais pour présenter des fermiers et autres professionnels de la chaîne fromagère, toujours choisis dans le cadre non industriel de l’agriculture. Le livre est donc aussi une introduction à la connaissance des enjeux écologiques.

Philippe Geneste


17/12/2023

L’offrande des histoires

Commençons l’offrande, que nous font les histoires, par un récit graphique :

GURIDI, Ö, CotCotCot éditions, 2023, 40 p. 15€50

Un récit sans parole qui s’adresse aux petits, aux moins petits, au tout jeune lectorat et, magie du récit graphique, maintes fois soulignée sur le blog lisezjeunessepg, qui se lit avec délice à tous les âges… Lire Ö revient à laisser vagabonder son interprétation, à susciter sa compréhension.

Une ourse ou un ours, contre sa nature, choisit de ne pas hiberner et de voyager. L’appel du voyage, la tentation du monde à connaître pour y puiser des savoirs. La démarche exige une déambulation solitaire afin d’étendre un espace de recueillement propice à la cueillette du nouveau, de l’inconnu. Mais elle exige aussi et avec une nécessité insistante, des rencontres, car tout savoir est une rencontre née de l’attention portée à ce qui nous entoure.

Or, être attentif récuse la passivité. L’attention fait ouvrir l’œil, suggère l’expérimentation et l’action. Dès lors, rien ne différencie plus l’attention de l’imagination. Créer des images, jouer des analogies, s’appuient sur l’attention portée au pensé, au perçu, au regardé, au senti. 

Reprendre le voyage, identifier le différent, s’identifier au vivant, s’émerveiller, se laisser. Le monde devient un miroir sur lequel glisse la curiosité qui, alors, dessine, construit des savoirs jusque-là à soi, inconnus. La conscience peut naître. Ö l’expérimente quand elle ramasse les déchets déposés sur le chemin du voyage, miroir d’une humanité âpre aux gains et individualiste.

Curiosité, voyage, rencontre, attention, faire attention, se connaître soi-même, conscience du monde, conscience de soi, : il est temps pour Ö de regagner la forêt.

 

BIESEN Koen van, Fermez la porte !, éditions Obriart, 2023, 36 p. 18€

L’album installe l’enfant, à qui on peut lire l’histoire dès trois ans mais qui s’en régalera en lecture autonome à un âge un peu plus avancé, dans une brasserie Bouledogue. Les personnages sont donc des chiens, deux chiens exactement, un grand et un petit, chacun assis, l’un lisant le journal Niche Matin et l’autre plongé dans l’écran de son ordinateur. Chaque fois que le lecteur ou la lectrice tourne la page, un vent se lève dans l’image et c’est toute l’histoire dérisoire, nonsensique et ubuesque qui se dévide… Mais qui a ouvert la porte ? Celui qui ouvre le livre et tourne les pages. Les deux personnages anti-héros de l’album vont connaître l’inondation, l’afflux d’animaux du zoo libérés par inadvertance et qui viennent se réfugier dans les locaux de la brasserie. L’imagerie est foisonnante, truculente, dynamique jusqu’à ce qu’enfin, l’ultime page tournée, la porte soit refermée…

Cet album d’humour allie l’absurde à l’énigme, suscite l’observation fine des pages pour saisir les variantes de détail dans le décor d’un lieu inchangé du début à la fin de l’histoire. Simple histoire, en apparence en son début, il devient une interaction entre les deux personnages principaux et le jeune lectorat. À peine refermé, l’enfant réouvre l’album pour recommencer l’histoire et trouver solution à l’énigme ou alors, s’il a trouvé celle-ci, juste pour le plaisir à rejouer sur la scène d’un imaginaire gouailleur souligné de traits de couleurs et de dessins à l’esprit farceur.

 

VIDAL Séverine, Le Bateau rêve, Illustrations de Julien ARNAL, Gallimard jeunesse, 2023, 26 p. 15€90

Le double sens du titre, un bateau qui relève du rêve ou bien un bateau qui rêve, introduit à la magnificence de l’univers de cet album d’aventures. Deux personnages d’un récit animalier partent suivre des poissons qui voguent dans le ciel, chaque nuit. Le cosmos est ainsi transformé en un immense aquarium. Idriss l’ours et Simona sa copine, construisent une machine à monter au pays des rêves. Chaque double page gaiement colorée est foisonnante de détails que l’enfant va scruter tant le dessin et le texte sont suggestifs. Durant le voyage de l’arche aux songes, l’œil de l’enfant vagabonde. L’album suscite la curiosité, fait l’éloge de la douceur, investit la convivialité sororale et fraternelle.

Le blog lisezjeunessepg l’a déjà développé, l’album de jeunesse est un genre où vit l’esthétique surréaliste. Peut-on poursuivre ses rêves ? Comment se diriger au pays des rêves ? Le Bateau rêve naît du sommeil d’Idriss, parce qu’il se réveille en pleine nuit et voit les poissons passer dans le ciel. Attiré par ce pays sans entrave, les deux voyageurs vont faire l’expérience de la solitude du rêve, vont rencontrer des bribes de leur passé, vont interroger le réel en regard du vécu. Au bout de leur périple, ils n’auront eu aucune réponse à leurs questions, mais l’autrice et l’illustrateur invitent l’enfant lectrice ou lecteur à poursuivre son propre questionnement, en prenant au sérieux son imaginaire, mais aussi les autres et la vie quotidienne. Au fond, Le Bateau rêve invite à ne pas hiérarchiser ses expériences, à toutes les scruter, les investir d’affection et de sens. Le perçu est de l’aperçu, le réel vaut pour l’irréel auquel on le confronte.

L’album présente cet avantage d’expliciter le risque déceptif d’une course aux songes mais d’appeler l’enfant à s’autoriser de cette quête du vertige. Les images de Julien Arnal concourent à la légitimation d’une telle quête que le texte de Séverine Vidal rend rassurante en assurant au tout jeune lectorat un retour sur terre et sur soi. La recherche du pays du rêve est déliée de toute obligation de trouver le rêve puisque le lecteur, en appui sur les personnages Idriss et Simona, y trouve le plaisir. On a le droit d’aller chercher les rêves et surtout d’en parler afin de les rendre à la pleine réalité qui nous constitue. Cela a toujours existé de disposer des mots pour rendre compte d’une réalité vécue. Avec Le Bateau rêve l’enfance se fiance aux signes des songes pour faire sens de sa vie. L’autrice et l’illustrateur – insciemment ? – configurent une naissance à la vie mentale par la conjugaison de l’écrit et de l’image. Ils murmurent à l’enfant qui lit la prudence à voyager vers son imaginaire pour conserver sensationnel ce nouveau quotidien à vivre.

Car en effet, l’album devient une expérience de lecture et comme telle un élément du réel. La lecture ajoute des représentations sans ancrage référentiel au foisonnement de la vie, viennent l’enrichir. L’album est une invitation à rêver le monde, à se plonger dans les énigmes. Entre sommeil expérimenté et expérience ensommeillée, Le Bateau rêve s’impose en cette fin d’année comme un album… de rêve pour petits et plus grands.   

 

ALPHEN Jean-Claude, Chaperon rouge, traduit du portugais par Christiane Duchesne, éditions d2eux, 2023, 48 p. 17€

Dans le long catalogue des adaptations du conte populaire du Petit Chaperon rouge, celle de Jean-Claude Alphen restera. En effet, l’album est symbolique des évolutions en cours sur les figures traditionnelles peuplant le monde des contes.

D’une part, est confirmée le recours à l’intertextualité, comme une donnée de la lecture qui s’adresse au jeune lectorat. L’intertexte est présent par l’imagerie de l’album qui disperse des motifs propres au conte connu. Les dessins aquarellés ou à l’encre sont sans fond autre que le blanc de la page, ce qui les isole les uns des autres. Ils sont dépouillés et les traits à l’encre du dessin, par exemple, suffisent à suggérer la frondaison. Ce dépouillement du dessin accentue la part active demandée au jeune lectorat dans l’édification de l’histoire.

Mais si l’intertextualité est nécessitée, c’est aussi parce que l’attrait de l’album repose sur la modification des situations connues. La petite fille, toute de rouge vêtue, n’apporte pas une galette à sa grand-mère mais les ingrédients pour réaliser un gâteau car la grand-mère est une excellente cuisinière. La petite fille au chaperon s’ennuie et elle prend la promenade comme une aubaine : traverser la forêt donne donc de l’intérêt à sa vie. Le loup, qui habite bien la forêt, n’est pas étranger à l’enfant. Le Petit Chaperon le connaît et quand elle le rencontre, elle blague avec lui. La peur n’est donc pas présente, sinon du côté du lectorat qui s’attend à la dévoration finale… Surtout, dans son panier, au contenu destiné à la grand-mère, se trouve un livre, le livre du Le Petit Chaperon rouge. Et, selon une mise en abyme judicieuse, la petite fille lit l’histoire, sous une forme de récit sommaire, au loup. Quand celui-ci apprend que son espèce est désignée comme cruelle et dévoratrice, il se récrie. La petite fille lui explique, alors, qu’il ne s’agit que d’une histoire, et ils décident, ensemble, de changer la fin de l’histoire, afin de la conformer à la mentalité contemporaine (1). Mais ceci, tout en gardant le ressort du méchant, en abyme donc, pour que vive l’histoire dédoublée. Eva Barcelo-Hermant nous disait : « plus je me penchais sur les figures de méchants et leur place dans les histoires pour enfants, plus je me rendais compte qu’ils sont en fait indispensables. C’est inattendu mais c’est vrai : sans méchant, il n’y a pas d’histoire. C’est ce personnage dont on veut se débarrasser qui pousse le héros vers son aventure et qui permet donc au conte d’exister ».

Les constats de l’analyse d’Eva Barcelo-Hermant se trouvent confirmés par le Chaperon rouge de Jean-Claude Alphen : non seulement le personnage figurant, traditionnellement le méchant perd en force, mais il devient, ici, un ami complice de l’enfant. De plus, le méchant explicite sa transformation et clame l’inique condition qui lui est faite de le figer sur un rôle sans distinction évolutive. Se trouve également confirmée cette observation d’Eva Barcelo-Hermant : « Mais plus largement cela illustre aussi un changement de société, où chacun veut donner sa version de l’histoire et où l’on reconnaît les souffrances de certaines personnes. »

En conjuguant l’ancienne version du conte et sa propre adaptation, Jean-Claude Alphen réunit les deux intérêts majeurs de la littérature des contes pour les enfants. Cette cohabitation lui permet de laisser libre le jeune lecteur ou la jeune lectrice dans ses choix de l’histoire à retenir et valoriser. La richesse du conte est décuplée, l’histoire littéraire convoquée, l’imagination juvénile sollicitée au poste de commande de la compréhension. Les stéréotypes sont bouleversés ou en tout cas interrogés. Et il y aurait bien d’autres pistes à explorer. Par exemple, la mère n’est présente qu’en voix off. Ses propos sont transcrits en écriture noire comme ceux du loup, alors que ceux de la petite fille sont transcrits à l’encre rouge. Oui, Chaperon rouge est d’une richesse inouïe, sa lecture sollicitant la relecture, à l’infini, selon le procédé de la mise en abyme qui préside à sa composition.

Philippe Geneste

(1) lire, sur le blog du 23 janvier 2023, l’entretien que nous a accordé Eva Barcelo-Hermant autrice de l’excellent Contes de loup, contes d’ogres, contes de sorcières. La fabrique des méchants, L’Harmattan, 2022, 186 p. 19€50.


10/12/2023

Au gré des contes et de la poésie

MAPI, Au Gré du vent, illustrations d’Emanuele BENETTI, A2nimo, 2023, 32 p., 16€ ; COULIOU Chantal, Pour Apprivoiser le vent, encres d’Annie Bouthémy, S’Éditions, 2008, 32 p., 11€50.

Des images qui pensent à l’enfant qui lit, des couleurs réservées au jaune et vert, insérées dans les variantes de gris, jouant de touches noires et de surfaces d’un blanc cassé, pour des scènes réalistes aux figures humaines un peu surdimensionnées versant l’histoire vers le fantastique ou l’étrange : voilà ce qui frappe pour qui ouvre, pour la première fois, l’album de Mapi et Benetti.

La drôlerie de l’humanité mise en scène la loufoquerie toute institutionnelle des décisions prises par la communauté villageoise au cœur de l’intrigue, installent l’humour au poste de commande de la lecture : un album qui nie le sérieux, qui en appelle déjà à vivre au monde en recherchant la simplicité des sentiments. La simplicité, c’est aussi un trait de la création tant textuelle que graphique : surtout ne pas perdre l’enfant, le guider sans tout lui dire, comme dans cette belle page 6 où une subtile mise en abyme imagée permet de savoir que les habitants construisent un mur de bois autour du village.

La problématique ? qu’est-ce qu’une vie paisible ? Dit autrement ? Les habitudes, les rites, les coutumes, sont-elles garantes de la paisibilité de sa présence au monde ou alors ne font-elles que garantir une paix sociale armée, emmurée dans des certitudes ?

L’élément perturbateur par qui s’ouvre le questionnement enfantin ? Le vent. Le vent de la plaine, mystérieux puisqu’on ne sait d’où il vient, qui porte la saison de l’hiver, la froidure et la tempête. Le vent, c’est, symboliquement, le flux migratoire de la nature, c’est le vecteur de l’inconnu, du nouveau, de l’inhabituel. Une lecture allégorique fera d’Au Gré du vent un récit de l’actualité brûlante. Un conte moral ? Non, car la dernière parole du maire voulant protéger ses concitoyens des parfums et des senteurs, des odeurs migratoires qui embaument et circulent à travers le village, relance la question de la maîtrise humaine des phénomènes naturels avec sa conséquence sur les modalités de vie communale. Au Gré du vent est un livre ouvert de l’enfant.

 Avec Au Gré du vent on offrira avec profit à l’enfant le recueil poétique de Chantal Couliou avec les encres d’Annie Bouthémy : Pour Apprivoiser le vent publié par S’ÉditionsQu’est-ce que la poésie peut nous dire du vent ? Chantal Couliou propose à l’enfant d’être attentif, de regarder

« sur les murs

et déchiffrer ses rébus

pour apprivoiser le vent ».

Les encres d’Annie Bouthémy entrent alors en jeu pour accompagner la lecture et redoubler l’attention enfantine. Entre trait naturaliste, réaliste, les encres entrouvrent surtout la porte qui fait entrer au pays d’un imaginaire de délicatesse et de subtils songes poétiques. Le vent circule, comme les mots de la poétesse, entre les épis du blé « assoupis », il « s’attarde sur les tilleuls », et son bavardage s’inscrit en lettres de douceurs sur la page blanche du poème silencieux.

La poésie pour enfants rejoint ici la parole originelle de l’évocation, du chant, elle est « passage » et « souffle », passage d’un souffle aux encres grises. Savoir écouter, aussi, conte Chantal Couliou à l’enfant. Car le texte multiplie les approches de la parole, de « l’étourdissement » au « bavardage », de la saison qui « s’époumone » à l’assoupissement des blés, du « babillage » au « souffle », du « balbutiement » à la « voix », du « monologue » au « chant ».

Pour Apprivoiser le vent est une propédeutique à déchiffrer le mouvement des notes qui parcourent le silence de la nature par la cueillaison nouvelle – le recueillement – de la lecture.

 

COMPAGNONE Maria Rosaria, La Petite Souris et la fée des dents, illustrations de Giulia PINTUS, éditions mØtus, 2023, 40 p. 15€50

Cet album reprend la légende de la petite souris qui reprend la dent tombée en échange d’une pièce, dans la nuit, au cours du sommeil de l’enfant. Maria Rosaria Compagnone a la malicieuse idée d’une enfant rusée qui va mettre en concurrence la petite souris et une fée, inventée pour la cause de l’album… Pour recevoir ainsi deux pièces pour une seule dent, l’enfant met en concurrence la petite souris et la fée. Mais voilà, au pays des merveilles, la loi organique du marché et du profit ne marche pas. L’imaginaire humain l’éconduit… Les dessins sont d’une tendre ironie, tendant au réalisme, avec des couleurs mates évitant le vif et l’agressif. En sa fin l’écrivaine et l’illustratrice tendent au conte moraliste, un conte gai d’une allégresse toute enfantine.

 

CLEMENT Claude, Krakonoche, illustrations de Magalie DULAIN, Éditions des Éléphants, 2023, 32 p. 15€

Claude Clément, dont on ne présente plus l’œuvre, propose une adaptation d’un récit du folklore tchèque. Krakonoche y est un géant effrayant « destiné à faire peur aux enfants turbulents ». Comme souvent dans les contes, une figure peut rassembler en elle son inverse, soit ici, non plus un être générant la peur mais un être apportant réconfort et réparant l’injustice. C’est le choix de Claude Clément qui raconte l’histoire d’une fillette privée de mère et de père, vivant chez sa grand-mère, tisseuse de laine extraite des moutons dont elle s’occupe au cœur de la montagne de Bohême. Ce travail harassant va être troublé le jour où avec sa petite fille Milena, elle va prendre du bon temps dans la neige fraîche, épaisse, en faisant de la luge. De ce contretemps, va pâtir le tissage de carrés de tissu en nombre insuffisant pour les vendre au marché où Milena arrivera, qui plus est, en retard. Heureusement, sur le chemin du retour, la petite fille offrira l’hospitalité à un grand vieillard inconnu afin qu’il ne passe pas la nuit de noël seul. Ce géant est Krakonoche qui remplira le petit chalet de la grand-mère de bienfaits. Krakonoche est un conte sur l’hospitalité dont la teneur est toute empreinte d’actualité en ces jours où la question éternelle des migrations humaines recueille tant de réponses négatives, exclusives et dépréciatives de la figure de l’autre. Conte de noël et conte d’actualité, ainsi peut-on lire Krakonoche.

 

KORMANN, Denis, Mon Grand Livre de contes et légendes suisses. Livre III : il était une fois des hommes et des femmes, Helvetiq, 2023, 112 p. 25€

Ce livre de grand format est un magnifique objet avec des peintures époustouflantes, parfois d’une poésie onirique et rude, parfois proche du trait classique de l’illustration réaliste pour enfant, mais toujours les deux emmêlés. Ce troisième livre du conteur, adaptateur de textes anciens et de légendes, met en scène des êtres humains dans des situations fantastiques ou relevant du merveilleux. Nul doute que Denis Kormann soit un admirateur de Charles-Ferdinand Ramuz, en effet, dans tous ces textes, le paysage tient un rôle important, façonnant les comportements de bien des personnages.

Sept contes composent le livre : La source perdue, conte du Haut-Valaisan ; Le Roi et l’ours qui conte l’origine du nom de la ville Berne ; La Vieille Schmidja, conte du Valais qui met en scène le glacier d’Aletsch ; Les Corbeaux de Saint Meinrad, conte du pays de Schwytz, histoire légendaire d’un ermite ; La Mort de Guillaume Tell, conte du canton d’Uri ; La ruse des femmes de gruyères, conte de Fribourg où les femmes sont les héroïnes d’une histoire de guerre ; enfin, Le Ranz des vaches, un très beau conte qui se déroule entre et l’Oberland bernois et les verts pâturages de la Gruyère fribourgeoise.

On ne redira jamais assez le rôle central que joue la littérature destinée à la jeunesse dans le maintien de la littérature populaire des contes et légendes comme littérature vivante. Grâce à elle, une jonction est entretenue entre le témoignage du passé transmis par des fictions – ce que d’aucuns nommeraient les racines culturelles –, et la vie culturelle contemporaine à travers le besoin intemporel de récit, mais aussi le besoin enfantin de vivre des histoires. Denis Kormann sait inscrire dans la vie des paysages, des lieux, des gens une tradition de contes riches et variés. Comme le disait Henry Poulaille, « Le folklore, ce n’est pas les meubles rustiques, les coiffes, les rouets, mais bien plutôt les contes, les chansons, les images populaires, les légendes, les croyances, et, à travers eux, la vie vraie du passé » (1). Offrir ce livre, c’est, au fond, faire sa place à la vie de l’esprit et laisser enfants et adultes gambader dans l’imaginaire ressourcé.

Philippe Geneste

(1) Poulaille, Henry, « Folklore », Le Peuple, n° 6088, 22 sept. 1937, p. 4, cité par Morel, Jean-Paul, « Henry Poulaille : pour un folklore vivant aux racines du peuple » dans Fabre, Daniel et Laurière, Christine (sous la direction de), Arnold Van Gennep. Du folklore à l'ethnographie, actes du Colloque Van Gennep, qui s’est tenu à l’EHESS, Paris,19-21 octobre 2011, Paris, Éditions du CTHS, 2018, pp. 289-311 – p.293.

 

 


03/12/2023

De l’art du documentaire animalier

JAMMES Laurence, Oh ! Les animaux, illustrations de Marc CLAMENS, Amaterra, 2023, 34 p. 15€90

Voici un très bel album cartonné avec découpes, un imagier aux couleurs splendides qui incite le tout jeune lecteur à rechercher, grâce aux découpes de la page de gauche les animaux dont la silhouette s’y délimite. En bas de chaque double page, une bande blanche énumère les différents animaux à trouver aussi sur la page de gauche que sur celle de droite où ils sont situés, en dehors de toute découpe.

L’ouvrage emmène le jeune lectorat dans la mer, dans le jardin, dans la forêt amazonienne, dans la jungle, dans le désert du Sahara, dans la savane, sur la banquise antarctique. C’est en tout soixante-treize animaux qui sont à repérer, à identifier puis à reconnaître. Idéal pour un cadeau pour la luxuriance de ses couleurs, instructif en diable et maniable sans risque de l’abîmer, Oh ! Les animaux ravit les enfants et les petits le prêteront à la curiosité des plus grands…

 

VOISARD Lisa, Insectorama. Découvre et observe le monde fascinant des insectes, Helvetiq, 2023, 224 p. 24€90

Après Arborama, Ornithorama, voici Insectorama, un panorama des insectes magnifiquement illustré par l’autrice dans une tradition naturaliste mais simplifiée dans le trait afin de ne pas perdre l’enfant de 8/9 ans à qui on peut proposer le livre, même si celui-ci intéressera tous les âges. Le travail graphique est à souligner car un tel livre peut y gagner ou y perdre en clarté : ici la clarté est de première qualité. Le livre est un gros volume, le grain du papier est épais, les pages sont aérées, les couleurs mates jamais agressives.

Après une introduction de 18 pages qui définit ce qu’est un insecte, une série de portraits court sur 163 pages. C’est la partie la plus stimulante car on y identifie les insectes (habitat, statut de migrateur ou non, nourriture, description physique, mœurs…). Ces portraits sont classés en fonction du milieu de vie : villes et jardins, prairies et champs, milieux humides, forêts. Une dernière section de cette partie détonne mais intéresse les jeunes lecteurs et lectrices, elle porte sur des insectes étonnants. La seconde partie de 15 pages est un guide pour une observation détaillée des insectes, ce qu’annonce le sous-titre d’Insectorama. Ce guide permet à l’enfant de puiser maints conseils pour observer les insectes dans leur environnement du quotidien. Enfin la dernière partie détaille la vie des insectes (la métamorphose, la reproduction, le camouflage et l’imitation, les moyens de défense, les migrations, les dangers d’extinction, etc.).

Chaque double page de chaque partie est servie par les dessins réalistes de Lisa Voisard, accompagnés d’une légende explicative ou informative.

À l’heure où l’extinction de nombreuses espèces, sous les coups de la pollution provoquée par le mode de production économique fondé sur le profit, est alarmante, Insectorama acquiert aussi une dimension politique, insufflant une prise de conscience aux générations qui viennent et qui vont subir les dégradations forcenées des générations précédentes aujourd’hui au pouvoir des États de la planète.

 

MENU Séraphine, Les animaux artistes. Quel spectacle !, illustrations Daniel DIOSDADO, Milan, 2023, 40 p. 14€90

En même temps que la prise de conscience de l’effondrement de la planète Terre comme milieu de vie, prise de conscience tardive et pour l’instant étouffée par le mode de vie et de production du capitalisme, des avancées de la science permettent de lier plus intimement l’univers humain à l’univers naturel. Parmi les sujets qui tentent d’émerger, celui de la filiation animale de l’esthétique. Le penseur essentiel en ce domaine est, à la suite de Darwin, Patrick Tort (1). Le fondement de cette réflexion est une critique de « l’anthropomorphisme et les formulations intentionnalistes qui régissent le discours des naturalistes sur l’ensemble des phénomènes mimétiques dans le monde vivant » (2). Cette critique mène à l’analyse « de l’une des plus anciennes recettes de survie : l’illusion entretenue, chez autrui, sur ce que l’on est » (3). Les manières dont les animaux ont de détourner l’attention des prédateurs de leurs congénères et de leurs petits, les mécanismes biologiques du camouflage et surtout les procédés sophistiqués au cœur de la nature pour séduire en vue de garantir la meilleure reproduction de l’espèce sont alors convoqués comme autant de sources pour un art de l’illusion, pour une étude de l’apparence.

La difficulté pour Séraphine Menu et Daniel Diosdado, dont l’œuvre est didactique et de vulgarisation scientifique, est de ne pas tomber dans la personnification des animaux ni dans une « rhétorique du dessein » (4) artistique des animaux.

L’enjeu est de détourner le regard enfantin et pré-adolescent de l’anthropocentrisme, de l’intentionnalisme ou du finalisme. Il s’agit de l’amener à percevoir ce que fabrique la nature en tant que telle, à prendre en compte les créations propres des animaux convoqués et ce sans référence à l’humain. L’enjeu est donc de rendre sensible à l’enfant la filiation animale de l’homme et en particulier la notion humaine de beauté. L’enjeu est non pas d’assimiler les animaux à l’homme sous prétexte de respect de la nature, mais de rendre compte de la filiation. L’enjeu est de montrer, dans les comportements animaux, la source de l’imitation (la diversion et la protection), de l’hypertélie (ornements excessifs pour séduire). L’enjeu est de montrer que les manifestations de ce que nous nommons la « beauté » chez l’animal appartient à la sélection naturelle ou plus exactement à la sélection sexuelle. L’enjeu est de faire comprendre que les apparats et constructions des animaux sont le fruit de millions d’années d’évolution et sont « inscrits dans une morphologie adulte stable ou dans une aptitude physiologique circonstancielle » (5) et non le produit d’une volonté

Comment le livre de Menu et Diosdado répond-il à ces enjeux ? La difficulté n’a pas été véritablement surmontée (ce qu’atteste la catachrèse du titre, qui, par enjolivement de langage parle « d’animaux artistes »), même si l’autrice a su, parfois, être prudente dans ses formulations. C’est surtout le finalisme qui n’a pas été contenu. Il reste un bel album, très coloré, au dessin relativement réaliste, où l’enfant découvrira huit merveilles du monde animal et se trouvera informé d’autres manifestations abusivement nommées « artistiques » des animaux.

Philippe Geneste

Notes : (1) Tort, Patrick, Qu’est-ce que le matérialisme ? Une introduction à l’analyse des complexes discursifs, Paris, Belin, 2016, 988 p. – (2) Ibid. p.504. – (3) Ibid. – (4) Ibid. p.512. – (5) Ibid. p.513. –

 

 

26/11/2023

Le livre, témoin et document

L DAHL Roald, Mes 101 premiers mots, illustré par Quentin Blake, Gallimard jeunesse, 2023, 16 p. 13€90

L’univers loufoque de Roald Dahl sert de prétexte à un imagier illustré en grande complicité par Quentin Blake. L’album est cartonné, avec des bouts arrondis qui permettent au petit enfant de consulter l’ouvrage à sa guise, même si, bien sûr, c’est le genre d’ouvrage qu’on lit à l’enfant. Les rabats qui masquent une partie des informations ajoutent un aspect ludique à l’album qui est d’une grande richesse lexicale puisque 101 mots sont ainsi répertoriés et illustrés. Les sujets traités sont : la maison, l’appétit, le jardin, les animaux, la ferme, les mots du portrait et du comportement physique.

De plus, cet album, dès que l’enfant atteindra l’âge de la lecture, peut jouer le rôle d’une propédeutique à l’œuvre de Roald Dahl.

 

EDU Stéphanie, Champollion et le mystère des hiéroglyphes, illustrations de Sylvain CABOT, Milan, 2023, 40 p. 9€20

Le documentaire vaut pour la vie du découvreur qu’il permet de suivre. Il montre comment naît une passion pour l’égyptologie, et par ce biais, parcourt l’histoire de l’Égypte ancienne, sa religion, ses arts, sa science. Et puis, bien sûr, grâce à des illustrations explicites, l’ouvrage fait entrer dans le secret des hiéroglyphes, dans le processus menant à leur déchiffrement. Trois intérêts se conjuguent pour proposer cet ouvrage : le biographique, l’historique, le scientifique (la science de l’écriture). 

 

SORTIR DU COLONIALISME GIRONDE, Guide du Bordeaux colonial, Paris, Syllepse, 2020, 251 p. 10€

Ce livre est une mine pour les élèves et enseignants et enseignantes de la ville de Bordeaux et de la métropole. Il répertorie les rues, les places, les lieux publics ayant trait au passé colonial de la ville, et pour chacun précise le rôle joué par la personnalité ou replace l’événement. C’est que Bordeaux a joué un rôle « essentiel dans la constitution de l’Empire français ». Or, le nom des rues reflète des choix politiques et économiques, et se trouve ainsi au cœur des tensions sociales. Le nom des rues révèle la dissymétrie de traitement entre les acteurs du colonialisme et les anticolonialistes, ces derniers surtout présents à travers des lieux de mémoire.

En pointant comment la lexicographie des noms propres véhicule un imaginaire colonial, le livre ouvre la réflexion à l’enjeu d’une décolonisation des imaginaires.

Un index des noms propres de personnes, un index des noms de lieux, un index des noms des rues des villes de la métropole et une « bibliographie très sélective » closent l’ouvrage, en faisant un vrai guide pratique, un véritable ouvrage de référence.

 

LAURANS Camille, L’Inceste, illustrations de Vinciane SCHEEF, Milan, 2023, 32 p. 7€90

Un enfant sur dix est victime d’abus sexuel au sein de la famille. Nul doute que le sujet est brûlant d’actualité, central aussi pour la condition des enfants. « Quelles sont les limites à ne pas dépasser entre adulte et enfant ? À qui parler si on est victime d’inceste ? Comment des adultes doivent protéger les enfants ? » sont des questions auxquelles le livre apporte des réponses, accomplissant à travers l’histoire de Plume, une petite fille, la définition de l’’inceste.

Un tel livre n’est évidemment pas accessible à 4 ans, sauf dans le cadre de lectures partagées avec l’enfant ou des enfants dans le cadre de structures éducatives, médico-pédagogiques, psychiatriques ou autres. Le livre, en revanche pourrait être lu avec bénéfice par des enfants lectrices ou lecteurs aux âges de l’école primaire, mais aussi au collège. Sa présence dans les bibliothèques scolaires et Centres de Documentation et d’Information est donc fort recommandé, comme elle l’est dans les médiathèques municipales.

C’est un livre d’accompagnement et c’est un livre de prévention, écrit avec limpidité et illustré de manière réaliste neutre.

 

PAULIC Manon, C’est quoi les addictions ?, illustrations de Jacques AZAM et Camille PICHON, Milan, 2023, 64 p. 6€50

Après une introduction sur les types d’addiction, le livre déroule quatre chapitres : L’addiction, une maladie complexe, Les substances addictives, Les addictions comportementales, Les manières d’en sortir. Selon le principe de la collection « C’est quoi ? », bande dessinée et textes explicatifs ou informations illustrées alternent. Le texte est bien adapté à son lectorat, du cours moyen à la quatrième. Les auteurs s’emparent de lieux communs pour les explorer, soit pour les déconstruire soit pour les expliciter ; Les questions posées sont celles que l’on peut entendre de la bouche de préadolescents et préadolescentes. Alliant habilement informations scientifiques (y compris les sciences psychologiques et humaines) et discours sociétal, le livre remplit parfaitement la fonction d’un ouvrage documentaire. De plus, les sous-chapitres peuvent se lire assez vite, ce qui offre la possibilité au lectorat moins assidu de se plonger dans le livre et d’y revenir. Un glossaire clôt l’ouvrage, glossaire utile et dont la définition des mots sélectionnés est claire.

Philippe Geneste

19/11/2023

« une égratignure »

Ont-elles des épines, est-ce qu’elles égratignent, les fleurs qui dit-on poussent sous le corps d’un condamné à mort lors de son exécution ? Ce sont ces fleurs que Mumia Abu-Jamal, militant pour les Droits civiques, défenseur de la population africaine-américaine, journaliste, écrivain, porte-parole courageux de ceux que l’on nomme « les sans-voix » et condamné à mort par une justice inique et raciste mit en lumière dans son roman La Mort en Fleurs (1). Mumia Abu-Jamal est incarcéré depuis 1982 dans Les Couloirs de la mort en Pennsylvanie pour un crime, l’enquête balistique le prouvant, qu’il n’a pas commis, pour un crime qu’une témoin à charge a, elle-même, réfuté, un crime enfin dont un autre homme s’est accusé. Si la condamnation à mort a été commuée au bout de 20 ans, il reste que Mumia Abu-Jamal, innocent, est toujours emprisonné. En 2021, c’est enchaîné aux poignets et aux chevilles qu’il fut soigné du Covid 19, d’une déficience cardiaque et d’un œdème pulmonaire. Pour son médecin, seule la libération de Mumia pourra le sauver et le guérir de ces cicatrices à vif, qui bien plus que des égratignures, s’écoulent en plaies, en blessures purulentes.

De tels faits pourraient introduire le roman très sensible d’Yves-Marie Clément, Coupable ?, qui dénonce avec virulence le racisme et ses crimes, tout autant qu’il décrit le procès d’une toute jeune femme Élona, la narratrice, accusée soit de complicité, soit de non-assistance à personne en danger…

CLEMENT Yves-Marie, Coupable ?, édition le muscadier, collection Rester Vivant, 2023, 79 pages, 11€50.

Élona, la narratrice, a fêté ses dix-huit ans il y. a presque un an de cela. C’était au tout début de l’été 2018, et à cette occasion, ses trois copains, Gwendal, Jules et Kiev décidèrent, selon les mots prononcés par Gwendal, à son procès : « pour l’anniversaire d’Élona, on avait décidé de lui offrir un arabe ». En effet, en guise d’offrande pour elle, ils tendirent un piège à Medhi, un jeune homme d’origine maghrébine. Au fin fond de la campagne dans une ferme abandonnée, ils l’humilièrent, le martyrisèrent, le rouèrent de coups de pieds et de poings. Puis, comme Medhi refusait d’obtempérer à une immonde injonction, Gwendal l’assassina. Lors de leur procès quelques mois avant celui d’Élona, Jules et Kiev écopèrent de 10 ans d’emprisonnement pour coups et blessures, Gwendal de 20 ans pour son crime. Cependant, à revers de leur bêtise et de leur bestialité, les trois malfrats disculpèrent Élona. Ils mirent en lumière que, même si elle était présente à l’événement, elle ne prit part au crime en aucune façon, qu’au contraire elle tenta de l’empêcher jusqu’à ce qu’effondrée devant l’horreur les larmes ne la figent.

Au tout près d’Élona, l’écriture très sensible du roman éveille notre empathie et nous ressentons les émotions qui la submergent lors de son procès : sa révolte, son angoisse, sa honte et surtout sa peine. Et c’est avec une grande délicatesse qu’elle demande pardon à la mère de Medhi lorsqu’elle passe près d’elle en allant à la barre. Toute seule face à ces regards qui la percent, la scrutent, la jugent, Élona fait face aux témoignages, qui déshabillent depuis ses 11 ans son enfance d’exclue, et que développe une psychologue. Son père les ayant quittées, la petite Élona a vécu seule avec sa maman, femme de ménage désargentée et dépressive depuis la rupture. Durant les années de collège, Élona noua de mauvaises fréquentations, connut la drogue et les conduites à risque. Seule Sabrina, sa tante, apporte un souffle de joie de vivre dans cet univers glauque. Sabrina qui est venue témoigner pour elle, dire qu’Élona n’est ni raciste ni cruelle, que c’est « une personne bonne, comme vous et moi », qu’elle a été manipulée par des propagandistes d’Identité Blanche, une organisation de racistes extrémistes et dont elle lui avait demandé de s’éloigner.

Élona est-elle coupable ? Le point d’interrogation du titre permet des réflexions nourries, des discussions riches. Si la commission Lisez jeunesse se permettait un avis, ce serait de dire que ce procès n’a qu’un bénéfice : celui du regard tendre sur Élona de son « amoureux de Lyon », Rachid, son « peintre industriel » rencontré depuis peu et qui comprend enfin ce qu’elle n’a pu lui dire… mais que toujours elle va ressentir ces éraflures, ces « égratignures » (selon le mot de son avocat) en elle à jamais à vif.

Annie Mas

(1) Abu-Jamal, Mumia, La Mort en fleurs. Réflexions d’un prisonnier de conscience, traduction de S.C., P.C., N.D., M.G., R.P., J.W., avant-propos par Cornel West, préface de Julia Wright, Paris, Le Temps des cerises, 1998, 159 p.

12/11/2023

Au cœur du réalisme fantastique du blues

 Angux, Avery’s blues, dessin Tamarit Núria, traduit de l’espagnol Amaia Garmendia, Nouvelle édition, Steinkis, 2023, 88 p. 18€

Cette bande dessinée s’inspire du mythe de Robert Johnson (1909-1938) pour raconter l’histoire de deux jeunes bluesmen en quête de la meilleure musicalité instrumentale en guitare. Les dessins offrent des silhouettes vagues, tendant à l’informe, au milieu de décors et paysages en ocre, marron, couleur terre brûlée, soleil brûlant, nuits et crépuscules d’ombres et d’obscurité envahissantes. Robert Johnson fut longtemps le bluesman sans visage, aux noms multiples d’une « ascendance obscure » (1), au jeu singulier et torturé, aux chants tourmentés, mort de manière mystérieuse, et dont les idolâtres sont convaincus qu’il signa un pacte avec le diable, ce dont attesterait sa chanson Crossroads (« je suis allé au carrefour, je suis tombé à genoux et j’ai imploré Dieu d’avoir pitié et de sauver ce pauvre Bob ») ou Hellhound on my trail (ces chiens de garde de l’enfer qui le poursuivent).

La bande dessinée revisite le mythe d’assez près. Steven Johnson, son petit-fils, rapporte ainsi qu’en « 1930 Robert a quitté le Delta pour revenir à Hazlehurst, sa ville natale. Alors qu’il cherchait son père, il a rencontré un bluesman, Ike Zinnemon, et il a commencé à le suivre partout où il allait (…) Ike a fini par le considérer comme son frère. Tous deux ont joué dans plusieurs juke joints et ont même un peu tourné dans les environs, le tout pendant quelque deux ans .À son retour dans le Delta, Robert jouait magnifiquement bien de la guitare alors qu’il n’était a priori pas doué, et les autres artistes lui demandaient comment il avait fait, s’il n’avait pas vendu son âme au diable » (2). C’est quasi le scénario du récit d’Angux et Tamarit. Il faut ajouter à cette proximité biographique, le périple de 1920 où Robert Leroy Dodds Spencer (sa mère ayant pris un nouveau mari) « retourne vivre dans le Delta autour de Robinsonville, sur la plantation Abbay & Leatherman, il sait déjà jouer de la guitare » (3), ce qui est à peu près le trajet des deux bluesmen de la BD. Les époques sont juste mises en collusion pour parfaire l’univers fantastique que le dessin installe avec rudesse.

L’intelligence du scénario est d’amener le trouble, chez le lecteur, sur le héros du récit : est-ce Avery, que l’on suit depuis le début et qui a fait un pacte avec le diable, dans le dessein de mieux jouer ? Est-ce Johnny, le pauvre gosse du voisinage maltraité par ses parents ? En fait la fin seule nous fait comprendre que c’est plutôt Johnny. Avery est son initiateur ou plutôt son initiatrice à la musique, car en fait, sous une dégaine de garçon, Avery est une fille qui a fui la condition d’exploitée des femmes noires. Dans cette atmosphère étrange où domine l’ambiguïté, on voit le diable jouer avec les deux personnages pour les corrompre. Avery mourra au carrefour, Johnny triomphera dans les fêtes, les bars et les juke joints. Sous le regard satisfait du Malin, Johnny poursuit sa route jusqu’au jour où il paiera son dû au Démon. En effet, « vers le croisement des routes du Delta » et « appelé par une force “diabolique” » (4), il rencontrera le mythe.

Cette thématique est issue, dit Gérard Herzhaft, d’une superstition d’origine irlandaise. Cette superstition « courante dans le sud des Etats-Unis » conte que « le diable se tapissait au croisement des chemins achetant l’âme des fiddlers en leur donnant un talent “diabolique” » (5).

Philippe Geneste

(1) Gérard Herzhaft, « Robert Johnson superstar de l’outre-tombe », Soul Bag n°2013, juillet-août-septembre 2011, pp.18/23 / p.18 – (2) propos recueillis par Daniel Léon , « Johnson on my trail », Soul Bag n°2013, juillet-août-septembre 2011, pp.28/30 / p.30 – (3) Gérard Herzhaft, « Robert Johnson superstar de l’outre-tombe », Soul Bag n°2013, juillet-août-septembre 2011, pp.18/23 / p.20 – (4) Gérard Herzhaft, « Robert Johnson superstar de l’outre-tombe », Soul Bag n°2013, juillet-août-septembre 2011, pp.18/23 / p.20 – (5) Gérard Herzhaft, « Robert Johnson superstar de l’outre-tombe », Soul Bag n°2013, juillet-août-septembre 2011, pp.18/23 / p.21