BRRÉMAUD – PICAUD, Un Capitaine de quinze ans, d’après l’œuvre de Jules Vernes, chapitre 1/2, Vent d’Ouest, 2022, 48 p. 14€50
En 1873, déjà, les baleiniers se plaignent de la raréfaction des
mammifères marins. Arrivant à Auckland, le brick Pilgrim du capitaine
Hull voit ses hommes d’équipage partir sur d’autres bateaux afin de trouver
meilleurs salaires. L’armateur, James W. Weldon, propose à Hull de ramener sa
femme et son fils Jack à San Francisco. Le capitaine reprend illico la mer, avec un équipage réduit, qui
comprend le jeune et enthousiaste Dick Sand, jeune mousse très prometteur de
quinze ans, né de parents inconnus et récupéré sur une plage près de New York
-d’où son nom-. En route, le Pilgrim repêche des naufragés noirs
américains, et leur chien, Dingo, qui grogne à la vue du cuisinier, un individu
énigmatique et patibulaire. Un peu plus tard, le Pilgrim rencontre une baleine.
Le capitaine fait mettre à l’eau une barque et, avec quelques hommes, ils se lancent
à la chasse du cétacé. Mais la baleine protège un baleineau et les chasseurs
sont engloutis par les eaux. C’est dès lors Dick Sand qui dirige le Pilgrim,
sous les sarcasmes du cuisinier, un Portugais, Negoro. Ce dernier poursuit de
noirs desseins. Pendant que le Pilgrim longe les côtes angolaises avant
de prendre le large, il détourne le navire qui va s’échouer sur une plage de
l’Angola, une colonie portugaise. On comprend alors que Negoro y a des
complices, marchands d’esclaves. Sont fait prisonniers : madame Weldom et
son fils, le cousin un peu huluberlu de M. Weldom, Benedict, par ailleurs
naturaliste fasciné par Darwin, enfin Actéon un des naufragés recueillis.
Dick Sand, le chien Dingo, et trois des naufragés (Tom un vieil
homme noir, Austin et Hercule, un ouvrier agricole, véritable force de la
nature) ayant échoué à un autre endroit, assistent impuissants à la capture des
autres passagers du Pilgrim. Ici prend fin le tome premier de
l’adaptation en bande dessinée.
La présence du jeune héros, le canevas général du roman d’aventure à
valeur historique, font du livre de Jules Verne un ouvrage particulièrement
adapté au jeune lectorat. Dick Sand se voit investi d’une responsabilité
au-dessus de son âge : diriger le bateau, une fois le capitaine disparu, puis
sauver les naufragés prisonniers des marchands d’esclaves et escrocs.
Ce que ce premier tome d’Un
Capitaine de quinze ans met en
avant, c’est le naufrage : celui de la barque d’abord, celui du Pilgrim
ensuite. Dans les deux cas, c’est l’appât du gain qui le provoque : le
capitaine veut tuer la baleine parce que la pêche a été mauvaise ; Negoro
fait échouer le Pilgrim parce qu’il veut rançonner l’armateur dont il
détient la femme et l’enfant et en plus s’enrichir de la vente comme esclaves
des autres passagers. Pour ce second naufrage à l’appât du gain s’ajoute une
jalousie compulsive qui fait entrer des motifs d’ordre social et économique
dans la cause du naufrage du Pilgrim.
Si la fonction du premier naufrage (celui de la barque, qui s’apparente à
un accident de la chasse à la baleine) est de permettre à Dick Sand de
s’affirmer en tant que capitaine, donc d’affirmer son autorité sur les membres
adultes du navire, le second a pour fonction de relancer le récit vers un nouvel
horizon de la fiction. Jules Verne croise alors le roman d’aventure exotique
dont il « est le chef de file » (2) avec le roman
judiciaire (on ne disait pas encore policier) : quelles sont
les motivations de Negoro qui expliquent ses actes funestes ? Ce choix est
à situer dans le contexte du roman feuilleton très en vogue dans la seconde
moitié du dix-neuvième siècle (Verne commence à publier des romans à partir de
1863, Un Capitaine de quinze
ans paraît en feuilleton de
1873 à 1874 avant sa parution en volume en 1878)
Loin d’être anecdotique, le thème du naufrage s’étoffe d’une conception
toute vernienne de la condition humaine.
On y retrouve cette préoccupation énoncée en ces termes dans Voyages
et aventures du Capitaine Hatteras (1866) du même Jules Verne, une histoire
de naufrage, aussi, où le docteur Clawbonny déclare : « Mes amis,
il faut ici se soutenir et s’aimer ; nous représentons l’humanité toute entière
sur ce bout de côte ; ne nous abandonnons donc pas à ces détestables
passions qui harcèlent les sociétés (…) et laissons de côté des rivalités qui
n’ont jamais raison d’être ».
Le tome 1 s’arrête, le lecteur attend la suite. C’est conforme à la parution
première en feuilleton d’Un
Capitaine de quinze ans. Brrémaud
et Picaud se montrent expert en suspense et leur découpage du texte en épisodes,
centrés « sur la diversité des épreuves que rencontrent les personnages »
(3), s’il suit Jules Verne, l’adapte avec à propos à l’adaptation dessinée.
Dans les deux cas, il s’agit de jouer sur la curiosité, et les rebondissements
chargés d’attente pour les lecteurs. L’histoire se termine bien dans ce premier
tome, lui donnant une parfaite unité. Mais cette chute appelle un
rebondissement qu’anticipe les dernières cases. Vivement le tome 2.
Philippe Geneste
(1) Gilli, Yves, Montaclair,
Florent, Petit, Sylvie, Le
Naufrage dans l’œuvre de jules Verne, préface de M. Roethel, Paris, L’Harmattan, 1998, 152 p. – (2) Gilli,
Yves, Montaclair, Florent, Petit, Sylvie, Le Naufrage dans l’œuvre de jules Verne, op.cit. p.87. – (3) Gilli, Yves, Montaclair, Florent, Petit, Sylvie, Le
Naufrage dans l’œuvre de jules Verne, op.cit. p.24.
CYRANO
DE BERGERAC (d’après), L’Autre monde ou les états et empires de la lune,
adaptation et illustrations par Seb MAS, autoédition (sebastienmas@yahoo.fr, 2021,74 p.
19€
Les
œuvres anciennes vivent de leurs relectures. Sébastien Mas propose une
adaptation en bande dessinée de L’Autre monde ou les états et empires de
la lune, connu aussi sous le titre Histoire comique des états et
empires de la lune, écrit par Hector Savinien dit Cyrano de Bergerac
(1619-1655). Livre d’aventure, premier voyage vers la lune de la fiction
française, L’Autre monde… est aussi un récit science-fictionnel
où l’auteur rend hommage à Copernic et Kléber, imaginant la rencontre du
terrien avec des habitants de la lune mi-faunes mi-satires, des fusées à
plusieurs étages. Il s’agit aussi d’une satire sociale du vieux monde et de la
scolastique. Disciple de Cassandi, Cyrano de Bergerac aborde nombre de
problèmes philosophiques de l’époque, dont celui de l’orgueil de l’espèce
humaine qui croit que la nature n’a été créée que pour elle alors qu’elle en
est une partie… Cyrano de Bergerac critique aussi le penchant guerrier de
l’humanité, ses croyances en Dieu ou en l’immatérialité de l’âme…
Le
dessin qui siérait à un fanzine colle à la « juvénile hardiesse de la
pensée » de Cyrano autant qu’au titre, le choix de couleurs crues et
en aplat pour les fonds renvoie au ton comique de l’original. L’aspect sommaire
de la composition graphique des pages cherche visiblement à faciliter l’entrée
de plain-pied dans le foisonnement d’inventions et de tons de l’œuvre
originale, preuve que Sébastien Mas connaît le risque de dénaturation de toute
adaptation, et celui de ne retenir qu’une intrigue là où l’auteur premier a
créé tout un univers. En ce point, Sébastien Mas a réussi à rendre compte de
l’atmosphère établie par Cyrano de Bergerac. Il a su restituer le plaisir qu’éprouvait
Cyrano de Bergerac à s’appuyer sur des métaphores courantes et des expressions
proverbiales qu’il prenait au pied de la lettre pour créer un décalage
renversant au cœur d’un réalisme tout nouveau à l’époque. La scénarisation par
Sébastien Mas de l’œuvre posthume publiée par Le Bret, l’ami de l’écrivain, offre
une interprétation drôle autant que réflexive qui peut procurer l’envie d’aller
découvrir le roman comique lui-même, à l’imagination créatrice si audacieuse.
Philippe
Geneste