Anachroniques

24/04/2022

Dessine-moi un voyage

BRRÉMAUD – PICAUD, Un Capitaine de quinze ans, d’après l’œuvre de Jules Vernes, chapitre 1/2, Vent d’Ouest, 2022, 48 p. 14€50

En 1873, déjà, les baleiniers se plaignent de la raréfaction des mammifères marins. Arrivant à Auckland, le brick Pilgrim du capitaine Hull voit ses hommes d’équipage partir sur d’autres bateaux afin de trouver meilleurs salaires. L’armateur, James W. Weldon, propose à Hull de ramener sa femme et son fils Jack à San Francisco. Le capitaine reprend illico la mer, avec un équipage réduit, qui comprend le jeune et enthousiaste Dick Sand, jeune mousse très prometteur de quinze ans, né de parents inconnus et récupéré sur une plage près de New York -d’où son nom-. En route, le Pilgrim repêche des naufragés noirs américains, et leur chien, Dingo, qui grogne à la vue du cuisinier, un individu énigmatique et patibulaire. Un peu plus tard, le Pilgrim rencontre une baleine. Le capitaine fait mettre à l’eau une barque et, avec quelques hommes, ils se lancent à la chasse du cétacé. Mais la baleine protège un baleineau et les chasseurs sont engloutis par les eaux. C’est dès lors Dick Sand qui dirige le Pilgrim, sous les sarcasmes du cuisinier, un Portugais, Negoro. Ce dernier poursuit de noirs desseins. Pendant que le Pilgrim longe les côtes angolaises avant de prendre le large, il détourne le navire qui va s’échouer sur une plage de l’Angola, une colonie portugaise. On comprend alors que Negoro y a des complices, marchands d’esclaves. Sont fait prisonniers : madame Weldom et son fils, le cousin un peu huluberlu de M. Weldom, Benedict, par ailleurs naturaliste fasciné par Darwin, enfin Actéon un des naufragés recueillis.

Dick Sand, le chien Dingo, et trois des naufragés (Tom un vieil homme noir, Austin et Hercule, un ouvrier agricole, véritable force de la nature) ayant échoué à un autre endroit, assistent impuissants à la capture des autres passagers du Pilgrim. Ici prend fin le tome premier de l’adaptation en bande dessinée.

La présence du jeune héros, le canevas général du roman d’aventure à valeur historique, font du livre de Jules Verne un ouvrage particulièrement adapté au jeune lectorat. Dick Sand se voit investi d’une responsabilité au-dessus de son âge : diriger le bateau, une fois le capitaine disparu, puis sauver les naufragés prisonniers des marchands d’esclaves et escrocs.

Ce que ce premier tome d’Un Capitaine de quinze ans met en avant, c’est le naufrage : celui de la barque d’abord, celui du Pilgrim ensuite. Dans les deux cas, c’est l’appât du gain qui le provoque : le capitaine veut tuer la baleine parce que la pêche a été mauvaise ; Negoro fait échouer le Pilgrim parce qu’il veut rançonner l’armateur dont il détient la femme et l’enfant et en plus s’enrichir de la vente comme esclaves des autres passagers. Pour ce second naufrage à l’appât du gain s’ajoute une jalousie compulsive qui fait entrer des motifs d’ordre social et économique dans la cause du naufrage du Pilgrim.

Si la fonction du premier naufrage (celui de la barque, qui s’apparente à un accident de la chasse à la baleine) est de permettre à Dick Sand de s’affirmer en tant que capitaine, donc d’affirmer son autorité sur les membres adultes du navire, le second a pour fonction de relancer le récit vers un nouvel horizon de la fiction. Jules Verne croise alors le roman d’aventure exotique dont il « est le chef de file » (2) avec le roman judiciaire (on ne disait pas encore policier) : quelles sont les motivations de Negoro qui expliquent ses actes funestes ? Ce choix est à situer dans le contexte du roman feuilleton très en vogue dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle (Verne commence à publier des romans à partir de 1863, Un Capitaine de quinze ans paraît en feuilleton de 1873 à 1874 avant sa parution en volume en 1878)

Loin d’être anecdotique, le thème du naufrage s’étoffe d’une conception toute vernienne de la condition humaine.

On y retrouve cette préoccupation énoncée en ces termes dans Voyages et aventures du Capitaine Hatteras (1866) du même Jules Verne, une histoire de naufrage, aussi, où le docteur Clawbonny déclare : « Mes amis, il faut ici se soutenir et s’aimer ; nous représentons l’humanité toute entière sur ce bout de côte ; ne nous abandonnons donc pas à ces détestables passions qui harcèlent les sociétés (…) et laissons de côté des rivalités qui n’ont jamais raison d’être ».

Le tome 1 s’arrête, le lecteur attend la suite. C’est conforme à la parution première en feuilleton d’Un Capitaine de quinze ans. Brrémaud et Picaud se montrent expert en suspense et leur découpage du texte en épisodes, centrés « sur la diversité des épreuves que rencontrent les personnages » (3), s’il suit Jules Verne, l’adapte avec à propos à l’adaptation dessinée. Dans les deux cas, il s’agit de jouer sur la curiosité, et les rebondissements chargés d’attente pour les lecteurs. L’histoire se termine bien dans ce premier tome, lui donnant une parfaite unité. Mais cette chute appelle un rebondissement qu’anticipe les dernières cases. Vivement le tome 2.

Philippe Geneste

(1) Gilli, Yves, Montaclair, Florent, Petit, Sylvie, Le Naufrage dans l’œuvre de jules Verne, préface de M. Roethel, Paris, L’Harmattan, 1998, 152 p. – (2) Gilli, Yves, Montaclair, Florent, Petit, Sylvie, Le Naufrage dans l’œuvre de jules Verne, op.cit. p.87. – (3) Gilli, Yves, Montaclair, Florent, Petit, Sylvie, Le Naufrage dans l’œuvre de jules Verne, op.cit. p.24.

 

 

CYRANO DE BERGERAC (d’après), L’Autre monde ou les états et empires de la lune, adaptation et illustrations par Seb MAS, autoédition (sebastienmas@yahoo.fr, 2021,74 p. 19€

Les œuvres anciennes vivent de leurs relectures. Sébastien Mas propose une adaptation en bande dessinée de L’Autre monde ou les états et empires de la lune, connu aussi sous le titre Histoire comique des états et empires de la lune, écrit par Hector Savinien dit Cyrano de Bergerac (1619-1655). Livre d’aventure, premier voyage vers la lune de la fiction française, L’Autre monde… est aussi un récit science-fictionnel où l’auteur rend hommage à Copernic et Kléber, imaginant la rencontre du terrien avec des habitants de la lune mi-faunes mi-satires, des fusées à plusieurs étages. Il s’agit aussi d’une satire sociale du vieux monde et de la scolastique. Disciple de Cassandi, Cyrano de Bergerac aborde nombre de problèmes philosophiques de l’époque, dont celui de l’orgueil de l’espèce humaine qui croit que la nature n’a été créée que pour elle alors qu’elle en est une partie… Cyrano de Bergerac critique aussi le penchant guerrier de l’humanité, ses croyances en Dieu ou en l’immatérialité de l’âme…

Le dessin qui siérait à un fanzine colle à la « juvénile hardiesse de la pensée » de Cyrano autant qu’au titre, le choix de couleurs crues et en aplat pour les fonds renvoie au ton comique de l’original. L’aspect sommaire de la composition graphique des pages cherche visiblement à faciliter l’entrée de plain-pied dans le foisonnement d’inventions et de tons de l’œuvre originale, preuve que Sébastien Mas connaît le risque de dénaturation de toute adaptation, et celui de ne retenir qu’une intrigue là où l’auteur premier a créé tout un univers. En ce point, Sébastien Mas a réussi à rendre compte de l’atmosphère établie par Cyrano de Bergerac. Il a su restituer le plaisir qu’éprouvait Cyrano de Bergerac à s’appuyer sur des métaphores courantes et des expressions proverbiales qu’il prenait au pied de la lettre pour créer un décalage renversant au cœur d’un réalisme tout nouveau à l’époque. La scénarisation par Sébastien Mas de l’œuvre posthume publiée par Le Bret, l’ami de l’écrivain, offre une interprétation drôle autant que réflexive qui peut procurer l’envie d’aller découvrir le roman comique lui-même, à l’imagination créatrice si audacieuse.

Philippe Geneste

17/04/2022

Dans la force imaginante de deux classiques

MENOR Fabian, Derborence, d’après le roman de Charles-Ferdinand Ramuz, éditions Helvetiq, 2022, 128 p. 24€90

Magnifique roman graphique, réalisé par le dessinateur genevois Fabian Menor, publié par Helvetiq. Le volume initie une collection d’adaptation graphique des romans de Ramuz (1878-1947).

Derborence a été publié en 1934, à partir d’une catastrophe naturelle qui a eu lieu dans le Valais en 1714. Dans le roman, l’éboulement a englouti vingt bergers. Superstitions, rumeurs, commentaires, secouent le village. Puis un des bergers réapparaît… Mais l’homme, un jeune marié qui se prénomme Antoine, trop longtemps la proie des ténèbres va y retourner.

Menor réussit à rendre du style de Ramuz, la rencontre d’un fantastique poétique avec les sentiments existentiels qui remuent l’âme humaine. Menor s’appuie, aussi, sur le symbolisme de Ramuz qui lui fournit nombre d’images que le jeune dessinateur exploite avec brio dans une adaptation qui prouve un art du scénario incontestable. La verticalité de la montagne est ainsi travaillée par le dessin et la peinture, afin de créer un rapport d’âpreté conforme à l’atmosphère du roman.

Il est assez banal de dire que toute adaptation d’un classique tend à réduire l’œuvre à sa trame dramaturgique, aux événements qui la composent et, parfois, aux péripéties que la postérité a retenues pour en faire des symboles liés à la situation sociale. Mais, ici, de par le trait symboliste qui parcourt l’œuvre de Ramuz, l’adaptation de Menor échappe à cette réduction pour la transposer par l’interprétation des images de l’auteur suisse. Là où Menor se détache de Ramuz, c’est dans le traitement de la représentation du peuple, une représentation très précise fondée chez l’écrivain sur une approche discrète, sans emphase, des sentiments populaires nés au cours des relations avec les autres, des situations singulières de vie. Mais ce ne peut pas être un reproche car ce que l’écriture permet la bande dessinée ne le permet pas pareillement.

En revanche, Menor épouse le ton si particulier de Ramuz : le travail des images, des planches et des couleurs, jouant sur les masses de matière de son art, évoque le travail incessant de Ramuz pour rendre compte de la matérialité du monde physique ou des objets, le style épousant la rugosité farouche du milieu des vies décrites. De plus, Menor rend bien compte du thème central du roman : la réalité rétive à la volonté des humains et son corollaire, la résistance à la mort grâce à la communauté humaine de vie. L’adaptation dessinée de la fin de l’histoire est magistrale. On le sait, « dans l’univers tragique de Ramuz, l’amour entre l’homme et la femme est rarement salvateur » (1), mais Derborence fait exception. L’épouse d’Antoine, Thérèse, enceinte de son mari, décide contre toutes les recommandations, malgré toutes les interdictions posées par la tradition et la sagesse ancestrale qui régit la vie du village valaisan, d’aller chercher Antoine. Elle va, seule, affronter la malfaisance du milieu naturel semeur de mort, la montagne qui a aspiré en elle l’esprit d’Antoine. Rendue invincible par l’amour et le fruit secret de l’amour, Thérèse « ramène ce qui est vivant, du milieu de ce qui est mort ».

Grâce à l’œuvre de Fabian Menor, Derborence, cette veillée littéraire qui cherche à approcher la vérité d’une condition humaine tapie au profond de chacun et chacune, trouve son relai dans le neuvième art.

 

MARET Pascale, Casse-Noisette, illustrations HUARD Alexandra, Nathan, 2021, 32 p. 19€95

L’album, qui paraît sous l’égide de l’opéra national de Paris, reprend le conte d’Hoffmann (1776-1822) Casse-Noisette et le roi des rats (1816). Un soir de Noël chez le docteur Stahlbaum, les enfants se pressent au pied du sapin, fascinés par les cadeaux déposés par « un vieil homme à l’allure inquiétante », Drosselmeyer, parrain des enfants du docteur (Fritz et Clara autrement nommée Marie chez Hoffmann). Drosselmeyer est un fabricateur d’automates comme on en trouve dans les contes fantastiques. Il a apporté un château mécanique dans lequel dansent les habitants. Clara est attirée par un Casse-Noisette, soldat doux sinon mélancolique chez Hoffmann, mais ici laid et difforme. L’assemblée se moque du « pantin », seule Clara s’y attache. À minuit, « devenu vivant », Casse-Noisette se dresse à la tête d’une armée de soldats de plomb pour combattre celle du roi des rats.

L’album bifurque alors largement de l’intrigue initiale du récit d’Hoffmann pour rejoindre en grande partie l’opéra de Tchaïkowsky (un Casse-Noisette où Clara se nomme Chiarine). La bataille remportée, Casse-Noisette se transforme en prince charmant qui s’agenouille devant Clara pour lui demander d’être sa « bien-aimée. Tous deux vont parcourir le monde, jusqu’au palais des fées où Clara habillée en princesse « s’abandonna avec délice au bonheur de danser, d’aimer et d’être aimée ». La mère la réveille endormie dans le fauteuil, et Drosselmeyer déclare à l’enfant étonnée de son rêve que « si tu y crois (…) il se réalisera peut-être un jour ».

L’album de Maret et Huard, avec ses illustrations colorées en accord avec le bouquet musical imaginé par Tchaïkowsky, avec ses personnages dessinés de manière un peu désuète, rendant compte de l’atmosphère mélancolique présente chez Hoffmann, l’album donc ne rend qu’imparfaitement compte de la mise en abyme des histoires qui constitue la structure initiale du conte. C’est un choix, lié probablement à la contrainte éditoriale (le nombre de page) et dont l’effet est de mener le texte d’Hoffmann comme l’interprétation qu’en fit Tchaïkowsky vers la structure d’un conte classique épuré de péripéties, mais amplifiant des scènes de munificences.

Philippe Geneste

NB Pour les amoureux d’ETA Hoffmann, rappelons Casse-Noisette, traduit du texte allemand par Ralph Manheim et traduit de l’anglais par Jenny Ladoix, illustré par Roberto Innocenti, Gallimard jeunesse, 1996, 135 p.

 

10/04/2022

Parce qu’il y a de quoi en faire une montagne

SOULIMAN Ludovic, Qu’est-ce qu’il y a derrière la montagne ? illustrations de Didier ZAD, voix du conteur Ludovic SOULIMAN, voix chantée Danielle JEAN, instruments musicaux, composition enregistrement et mixage Didier JEAN, Utopique, 2022, 40 p. + CD 12mn47

Une histoire, un conte. Au centre le personnage d’une petite fille qui veut savoir ce qu’elle ne sait pas, qui veut comprendre ce qu’encore elle n’a jamais pris avec elle, qui veut connaître ce à quoi, encore elle n’est pas née. Une petite fille est confrontée à la peur, à SA peur. Pour la dompter, elle aimerait se réfugier auprès de sa maman, mais la peur, alors, demeure et se manifeste sitôt l’adulte partie. Alors, la petite fille va-t-elle appliquer la sagesse grand-paternelle : « Marilou, dans la vie, pour savoir, il faut parfois aller voir ».

Commence l’allégorie et la quête de l’enfant qui se lance dans l’ascension de la montagne qui se dresse au lointain de sa maison pour aller voir ce qui se cache derrière. L’inconnu effraie. Franchir le sommet c’est peut-être franchir la barrière qui ouvre ce qui s’apprend. Peu à peu la grosse peur se fait minuscule, Marilou peut vivre avec elle, sans s’en faire une montagne : « ce n’est pas qu’elle n’a plus jamais peur de rien, mais plus jamais elle n’a peur de tout ».

Les peintures (gouaches, pastels secs) de Zad toujours marquées de traits, le jeu des couleurs chaudes, l’habile alternance du sombre et du clair, le contraste sur chaque double page de l’illustration peinte et du dessin sans couleur autre que le trait, soulignent la dimension allégorique de l’album, les dessins signalant à l’enfant que sous l’épaisseur des sensations, des sentiments, des émotions, se trouve sa capacité propre à les produire, à les générer fût-ce malgré lui.

Lisant en écoutant le CD -approximativement le même texte et qui ajoute du chant et de la musique-, l’enfant peut suivre seul l’album ce qui l’autonomise dans la lecture, même si encore il ne sait pas lire. Bien sûr, l’accompagnement d’un adulte au début est recommandé et même indispensable pour inscrire pleinement la lecture dans l’échange, suivant en cela la nature dialogique de la langue.

Utopique propose là une belle création, très complète et respectueuse de la nature enfantine du jeune lectorat. Une réussite à offrir, à proposer les yeux grands ouverts, les oreilles aux aguets.

 

DONATI Sara, Père Montagne, rouergue, 2021, 42 p., 14€

Lu à des enfants de cinq ans ou bien donné en lecture autonome à des enfants de 8/9 ans, l’album de Sara Donati est tout pareillement apprécié par le jeune lectorat. Point de logique narrative fondée sur des enchaînements de péripéties articulées entre elles. Les faits arrivent, parce que, comme le pensent les petits enfants, ils doivent arriver. On ne saura pas avec exactitude si la jeune héroïne, Agathe, part en une expédition avec un groupe d’enfants en semi-autonomie ou si elle rejoint une colonie de vacances ou encore si elle effectue un voyage scolaire. On saura, en revanche, qu’Agathe est à la traîne, qu’elle n’apprécie pas cette sortie, qu’elle n’a pas d’empathie pour les autres enfants, qu’elle se met à part. Ce sont les seize premières pages qui s’achèvent sur la chute de la bougonne après qu’elle a lancé le « caillou ni trop petit ni trop gros » que lui a offert son père pour ce voyage. Désormais, le livre doit être tourné et on entre dans le monde de la nature car Agathe dialogue avec la montagne, un dialogue à distance, un dialogue fait de suggestions et d’une injonction, un dialogue pour ouvrir les yeux, pour regarder, pour faire attention. La montagne magique lui parle. La représentation graphique de celle-ci se fait anthropomorphique, Agathe s’y fond, les illustrations mimant cette transformation graduelle. Elle retrouve même le « caillou ni trop petit ni trop gros », une agate probablement et décide de revenir au camp retrouver le groupe. Durant cette parenthèse enchanteresse, la communion avec la nature a fait naître un désir de coopération avec les autres enfants. On est à la trentième page. Agathe raconte alors son aventure, les enfants l’écoutent. Puis ils partagent les tâches du soir avant d’aller se coucher : « Agathe se sent à sa juste place, ni trop petite ni trop grande, un peu comme son caillou ». Au fond, Père Montagne n’est-il pas une allégorie du grandissement articulée à l’intégration sociale ? Reste évidemment la question délicate : pourquoi père montagne et non pas mère montagne ?

 

BENSARD, Eva, Hokusai et le Fujisan, illustrations Danielle CATALLI, Amaterra éditions, 2022, 18 p. 17€90

Dans ce bel album de grand format, l’intertextualité repose sur les illustrations qui se livrent en imitation ou en transformation d’estampes de l’artiste japonais, Hokusai (1760-1849). La maîtrise de l’art pictural d’Hokusai, le vieux fou de dessin, porte, en particulier, sur la série du Mont Fuji, commencée en 1829 et dont les derniers tirages datent de 1832. L’ouvrage Les Cent Vues du Fuji paraît au printemps de 1934 incluant une courte autobiographie. L’intertexte pictural renvoie aussi au portrait du Daruma (un moine bouddhiste légendaire) peint sur près de deux-cent-cinquante mètres carrés. L’épure des motifs, la recherche harmonique des couleurs, l’effet onirique des paysages évoqués par le pinceau, œuvrent à une sorte d’abstraction sensitive qui introduit avec tact les lectrices et lecteurs au travail du peintre japonais. De plus, ce travail illustratif, par transformation de l’œuvre originelle pour en rendre compte et en donner l’image grandiose, captive le regard des jeunes lecteurs et lectrices.

Le point de vue narratif choisi sied, par ailleurs, avec à propos, à ce lectorat. C’est en effet, le Mont Fuji, lui-même, qui raconte l’histoire mise en images. Personnifier l’inanimé, prêter vie aux éléments du cosmos ou du réel, voilà une attitude enfantine bien connue redoublée ici par l’album. Une proximité s’instaure alors entre le livre et l’enfant, propice à son entrée dans la lecture.

L’ouvrage s’enrichit d’une riche biographie d’Hokusai, spécialement adaptée à la compréhension précise de l’album, ainsi que d’un glossaire des termes utilisés durant la narration. On aborde ici, le second aspect du livre, sa portée documentaire. L’album propose, finalement, une rencontre de l’enfant avec le peintre Hokusai, avec certaines de ses préoccupations d’artiste, en cherchant à le rendre contemporain grâce à l’écriture enthousiaste portée par une narration singulière. L’album, œuvre de fiction, s’ouvre en biographie d’artiste, à travers sa dimension de beau-livre.

Philipe Geneste

 

03/04/2022

Le risque contemporain du simulacre

« Toute la vérité

Rien que la vérité

Sauf la vérité » (p.48)

 « La vérité c’est le mensonge, l’esclavage c’est la liberté » / La leçon des Meurent De Faim (MDF)

DAVID, François, Menteurs !, calicot, 2021, 117 p. 9€50

En trente-trois tableaux reliés par une trame narrative suivie, François David emmène le jeune lectorat dans l’univers d’un futur dystopique où le langage revisite les faits pour créer de toute pièce une réalité nouvelle, traversée par un humanisme de façade. Ainsi va la Société Exemplaire (S.E.). Les femmes sont blondes aux yeux bleus, sauf quelques récalcitrantes… Menteurs ! est l’exploration du simulacre, si cher à Philip K. Dick : la population est manipulée par les déclarations d’un pouvoir qui retouche les images, banni le passé, réinitialise les archives. Pour se maintenir, les autorités usent aussi des écoles non mixtes.

Avec l’héroïne, Noémie Lipsit, on découvre le travail des programmes scolaires transmis par des « insigneuses ». On la suit chez elle, où ses parents et son arrière-grand-mère cultivent la mémoire du passé et sauvegardent, en les cachant, les livres, les livres d’histoire notamment. Car dans cet univers futuriste il n’y a plus de livres, juste des « vydylyvres », on ne fait plus de reliure on fait de la « tactyvyure ». L’image est partout, transmettant, en audiovisuel, la plupart des informations que chacun consulte sur « Vydysks »

Menteurs ! est une déclinaison narrative d’un axiome de la novlangue ou néo-parole inventée par Orwell : le mensonge c’est la vérité. Dans Menteurs ! le pouvoir assène « nous rappelons que la loi interdit de mentir, sous peine d’arrestation. Mort au mensonge ». Or, la réfection permanente des faits, la modification des images, la création des énoncés de vérité diffusés par les médias sont une négation de ce jugement d’interdit. Est mensonge pour le pouvoir ce qui n’est pas conforme à son discours. Le travail idéologique incessant avec sa bureaucratie de la surveillance de masse a pour but d’imposer les énoncés diffusés comme pensées se substituant en les annihilant aux pensées et jugements propres à chaque membre de la société.

L’axiome « Mort au mensonge » est indiscutable, il n’a pas à être prouvé : puisque le pouvoir l’édicte c’est qu’il est vrai. Les mots servent ainsi à défaire le réel de ses faits pour introduire à une société du dit falsifiant, une société fictive qui repose sur la croyance de ses membres au discours dominant.

Or, pour que la contestation ne trouve pas prise, le mieux pour le pouvoir est d’effacer le passé et de le réécrire. Grâce à son arrière-grand-mère, Noémie découvre que ce que l’école de la Société Éxemplaire présente comme des villages de vacances sont en réalité une révision des camps de concentration nazis dont l’existence est ainsi niée, comme niée est celle des chambres à gaz. Le roman se fait alors exploration du révisionnisme. Il s’agit d’un révisionnisme d’État. D’une part, les gouvernants ne sont désignés qu’à la troisième personne et au pluriel, ce qui en fait des entités impersonnelles (« ILS ») mais aussi inaccessibles, ce qu’induisent les majuscules.

La vérité pour le régime négationniste mis en scène est une vérité adaptée à un mode de gouvernement. Combattre cette vérité, comme le font Noémie et sa famille, revient à rétablir dans les esprits la réalité, soit entrer dans une lutte politique pour la vérité fondée sur des faits et non sur des axiomes. Orwell, à propos des commentaires sans fondement de la presse officielle sur la guerre d’Espagne écrivait : « Ce genre de chose m’effraie, car cela donne le sentiment que la notion même de vérité objective est en train de disparaître de notre monde. Après tout, le risque est grand que ces mensonges, ou des mensonges semblables, finissent par tenir lieu de vérités historiques (…) De sorte que, pratiquement, le mensonge sera devenu vérité » (1) ; et il ajoutait : « Je sais qu’il est aujourd’hui à la mode d’affirmer que la plus grande partie de l’histoire officielle n’est de toute façon qu’un tissu de mensonges. Je suis prêt à croire que l’histoire est la plupart du temps inexacte et déformée, mais ce qui est particulier à notre temps, c’est que l’on renonce à l’idée même que l’histoire pourrait être écrite de façon véridique » (2) mais sur des faits.

Mensonge et révisionnisme étant au centre de l’évolution de la société actuelle, le livre de François David prend l’allure d’un roman d’intervention sociale auprès de la jeunesse. Judicieusement, l’auteur choisit une composition fragmentée : trente-trois chapitres composent le livre, soit un rythme de lecture très soutenu qui sied aux habitudes lectrices des pré-adolescents et adolescents d’aujourd’hui. Cette composition empêche aussi qu’un effet soporifique de leçons de morale ne s’installe.

Menteurs ! n’est pas dans la stigmatisation dont l’échec est avéré au regard des débats dans la société française contemporaine et du regain de vigueur des thèses d’extrême droite qui les traversent. Menteurs ! rappelle que le nazisme et ses supports collaborateurs n’a pas vraiment été vaincu ; il énonce par son intrigue que pour vaincre il faut enraciner une vérité dans les consciences et que cela nécessite, non pas des interdits, mais des arguments et des controverses. Le dernier chapitre, qui est d’ailleurs plus un épilogue, montre que le combat de Noémie, de ses parents et de l’arrière-grand-mère, ce combat qui les a menés à devenir des « MDF », des « Meurent de Faim », a rencontré un écho auprès des amies de Noémie. Menteurs ! serait alors une illustration de la lutte contre le sentiment d’impuissance qui pousse la population de cette dystopie à accepter ce qui est imposé.

Philippe Geneste

(1) Orwell, Georges, « Réflexions sur la guerre d’Espagne » dans Essais, articles, lettres, volume II (1940-1943), traduit de l’anglais par Anne Krief, Michel Pétris et James Semprun, Paris, éditions Ivrea – éditions de l’Encyclopédie des nuisance, 1996, pp.323-324 – (2) Ibid. p.324