Une caractéristique du secteur éditorial destiné à la jeunesse est le peu d’ouvrages qui traitent du travail, que ce soit au niveau des documentaires, des albums, des romans et récits, de la poésie ou du théâtre. C’est pourquoi, deux livres qui viennent de paraître doivent retenir l’attention.
DUMONTET
Astrid, Le Travail, illustratrice Maud RIEMANN, Milan, 2022,
40 p. 8€90
La collection « Mes petites questions, vivre ensemble », dans
lequel l’album documentaire paraît, s’adresse aux enfants des 7/8 ans mais vaut
pour des enfants jusqu’à 9/11 ans, car dans cette tranche d’âge les petits
lecteurs et petites lectrices liront seuls et seules le livre avec profit.
Cet ouvrage explique le lien entre travail, métier, salaire. Il explicite
la notion de contrat de travail, ce qui est très rare, même s’il ne démontre
pas en quoi ce contrat légitime une relation hiérarchique et de dépossession de
la force de travail.
Un encart souligne l’intérêt qu’il y aurait à donner plus de pouvoirs aux
salariés dans les entreprises. L’enfant lecteur prendra connaissance du Droit
du Travail et du Salaire Minimum d’Interprofessionnel de Croissance. La
question du télétravail est un peu développée.
Enfin, autre point positif, l’autrice et la dessinatrice ont pris garde
de mettre en avant la question féminine dans les métiers et l’exercice du
travail. La question de la retraite est bien expliquée comme le poids de
l’argent qui gouverne les relations économiques et sociales.
Le premier mai fait l’objet d’un encart, mais le lectorat ne connaîtra
pas la répression qui a marqué le 1/5/1886.
Et, de fait, des insatisfactions demeurent.
Nous l’avons vu, le contrat de travail n’est pas critiqué dans sa
dissymétrie des contractants et contractantes ; en conséquence, le livre
justifie la hiérarchie interne aux entreprises et administrations. L’ouvrage
valorise le bénévolat, l’opposant au travail comme il oppose le travail
professionnel au travail pour soi. Par-là, il s’interdit de traiter du travail
invisible. La logique de la division entre travail et loisir pointe ici son nez
et la division entre travail intellectuel et travail manuel est explicitement
reproduite sans critique. Ainsi se dessine une dimension spatiale où l’extérieur
relève de l’exercice d’un travail et la maison, l’intérieur du travail
bénévole, le loisir, les activités dites libres. La notion de travailleur est
extensible jusqu’au rentier, si bien que la philosophie du à chacun selon
son travail recouvre de silence les inégalités sur lesquelles repose le
travail exploité. Si les chômeurs et chômeuses sont évoqués, la pratique
patronale des licenciements reste inconnue au lectorat. L’illusion du progrès
technologique est entretenue
D’autre part, la dimension collective du travail est délaissée au profit
du point de vue de l’individu. Le livre signale la question de l’orientation
scolaire comme continue mais laisse dans l’ombre le travail non-rémunéré des
stages en entreprises, le sous-paiement des travailleurs et travailleuses en
alternance et en apprentissage.
Malgré les réserves faites ci-dessus, il faut louer l’existence d’un tel
livre qui offre des présentations succinctes mais efficaces sur des sujets
ignorés par le secteur du livre de jeunesse. De plus, L’album porte l’accent
sur ce nœud essentiel de la vie sociale qu’est le travail, en montrant bien
qu’il s’agit d’une question de relations. Un tel album se retrouvera utilement
dans les médiathèques, dans les bibliothèques et CDI des écoles. Les pré-adolescents
de 9 à 12 ans bénéficieront de sa lecture. Plus tôt, à l’âge de 7 ou 8 ans, il
serait bon d’accompagner l’enfant dans sa lecture.
Paquelier,
Bruno, Écrasé par le football, oskar, 2022, 75 p. 9€95.
Un jeune migrant indien, Arun, fuyant la misère de Pondichéry où il
vivait avec sa mère et ses frère et sœur, se retrouve à Paris. Là, il est
contacté par un membre d’une agence de recrutement, qui lui fait miroiter de
l’argent et une vie meilleure, justement c’est ce qu’il souhaite. Il signe,
sans le lire un contrat, et le voilà embarqué pour le Qatar. On est en 2019, le
pays travaille depuis 2012 à faire surgir de terre bâtiments, stades, complexes
hôteliers etc. pour accueillir la marée humaine footballistique.
Arun va découvrir les conditions de vie inhumaines dans lesquelles sont
soumis des milliers de travailleurs comme lui. Il découvre à ses dépens
l’arnaque dont il a été victime en comparant son état avec celui de compagnons
d’infortune, eux-aussi en quête d’eldorado et qui se retrouvent prisonniers
dans ce pays. Les prolétaires travaillent sous un soleil de plomb. Les pauses
sont comptées, les revendications interdites, la surveillance généralisée, la
violence patronale une sombre réalité.
Très bien documenté, le récit de Bruno Paquelier vaut témoignage sur le
coût humain du divertissement planétaire footballistique. Bien qu’il s’agisse
d’une fiction, et le style et la retenue dans l’élan littéraire font plutôt
penser à un documentaire-fiction. Pour une fois, et c’est fait très rare en
littérature de jeunesse, la thématique du travail est mise au centre de
l’ouvrage. Les préadolescents et préadolescentes, auxquels s’adresse plus
particulièrement Écrasé par le
football, sont amenés à
découvrir l’enjeu du contrat de travail, les malversations patronales, la
réalité brute d’un régime autoritaire et l’exploitation jusqu’à la mort des
migrants sur les chantiers. On le sait, ce sont des milliers de travailleurs
qui sont morts pour que les foules internationales puissent se divertir.
Même si l’auteur tend à verser dans la réprobation morale plus qu’économique et sociale, son ouvrage donne des informations qui peuvent être une bonne base de réflexion et de discussions, avec les jeunes lecteurs et lectrices, sur la réalité internationale du travail. Par les quatre protagonistes principaux Ousmane le Malien, Arun, l’IndienMartin le Français, Robert le Congolais, le livre évoque les causes économiques ou sociales –pauvreté, guerre, trafic…– des migrations internationales. Il fait prendre conscience, en dépeignant l’organisation de l’importation de la main d’œuvre esclavagisée au Quatar, que le prolétariat est une réalité internationale où vit la misère, où sont subits de mauvais traitements. S’il existe bien une Organisation internationale du Travail, à quoi sert-elle d’autres qu’à faire des statistiques, peuvent se demander les lecteurs et lectrices. De plus, à travers les récits des quatre protagonistes, et les échanges (par téléphone, par SMS et lettres qui jamais n’atteignent leur destinataire), Écrasé par le football montre que la paupérisation qui frappe de nombreux pays d’où fuient nombre de travailleuses et travailleurs est de moins en moins déconnectée de la prolétarisation de leurs habitants. Le livre invite le jeune lectorat à prendre un point de vue international. La présence de Martin permet à l’auteur de réaliser cette jonction entre paupérisation et prolétarisation sans que le lectorat ne s’en abstraie, comme c’est généralement le cas dans les livres visant plus spécifiquement la thématique des droits de l’homme. À l’inverse, Écrasé par le football vient ancrer cette thématique dans les conditions de travail. C’est pourquoi aucune des ficelles habituelles aux ouvrages citoyennistes n’est reprise. Les protagonistes s’adressent bien aux personnalités et institutions internationales : mais leurs espoirs seront douchés. La fin tragique ne trouve une lueur minuscule que dans la prise de conscience de ce sur quoi toute vie s’appuie : le travail en tant que producteur des conditions d’existence. Le roman fait la preuve du développement inégal du capitalisme. Le sport est traversé, lui-même, par l’inégale répartition des richesses selon les pays.
Bien sûr le livre est paru en octobre 2022, bien après le début du règne de l’exploitation capitaliste footballistique qatarie, mais il dévoile au jeune lectorat les dessous de l’attribution de la Coupe de monde de football au Qatar, désigne les responsabilités de la FIFA, du gouvernement français de l’ère Sarkozy, des dirigeants du football indélicats, président de la FIFA comme président de l’UEFA de l’époque.
Philippe Geneste