Anachroniques

19/05/2024

De documentaires en fictions informatives

Les documentaires pour l’enfance informent et, bien souvent, pour mieux s’approcher des intérêts enfantins, ils prennent le chemin buissonnier de la fiction. Des tout-petits aux adolescents, voici quatre illustrations de ce cheminement en aller-retour de la fiction documentaire au documentaire, traitant de vie sociale, de faits de société mais aussi d’Histoire.

 

DEXET Hector, On Partage ?, amaterra, 2023, 22 p. 14€90

Cet ouvrage aux trous savamment réalisés pour construire des récits parallèles procède par couleurs vives, souvent passées en aplats, parfois striées, comme grattées et se complique de rabats. Le thème est simple : la vie sur terre est née et se développe par le partage des écosystèmes par des espèces vivantes fort diverses. Les personnages présents sont dessinés en gros plan, de telle façon qu’ils accentuent la charge humoristique. Le partage, la contamination, l’entraide, la confiance sont ainsi présents dans l’album fortement cartonné à bouts arrondis pour ne pas blesser les quenottes des petits. Il prend une charge politico-éthique lorsque, pour se nourrir, souriceau et lapereau partagent « les mêmes racines »… Magnifique…

 

SEITHUMER Ingrid, Pourquoi La Laïcité, illustrations Élodie PERROTIN, éditions du ricochet, 2022, 128p. 13€,

Les idées reçues, un tour du monde de la laïcité, l’historique et le « malaise actuel ». Une présentation de quelques figures laïques (Pierre Bayle 1647-1706, Ferdinand Buisson 1841-1932, Jean Jaurès 1859-1914, Thomas Jefferson 1743-1826, Benito Juárez 1806-1872, Pauline Kergomard 1838-1925). Un lexique, assez bref mais bien utile, clôt l’ouvrage.

Le traitement des idées reçues est d’une grande clarté et porte sur les principes en s’appuyant sur des faits contemporains, ce qui peut faciliter la compréhension du propos pour les adolescents et préadolescents. Des religions sont passées en revue (judaïse, christianisme, islamisme, bouddhisme). Des notions proches sont intelligemment différenciées (espace ou domaine public vs sphère publique ; laïcité vs sécularisation), d’autres explicitées comme celle du concordat, en vigueur en Alsace et en Moselle, régime dérogatoire puisque la séparation de l’Église et de l’État ne s’y applique pas.

Le livre montre comment l’école est devenu le refuge « républicain » de la laïcité parce que les autres institutions sont soit discréditées aux yeux des « citoyens » soit inefficaces pour assurer le soutien de tous au principe laïque. Cette concentration de la question sur l’école a pour effet, aussi, d’exacerber les oppositions, les querelles partisanes surtout quand les préoccupations politiciennes s’en emparent, par ministres interposés. Le danger est alors de voir l’école sombrer dans la morale civique et l’éducation comportementale en lieu et place de l’enseignement et de la réflexion pédagogique.

 

PEIRON, Denis, Copain du journalisme, illustrations Éva ROUSSEL, Benjamin FLOUW, Milan, 2024128 p. 15€50

Savoir l’essentiel sur les coulisses de l’entretien, du reportage, de l’écriture d’un article, du fonctionnement d’un journal, de ce qu’on nomme l’actualité, le rapport à la réalité du discours journalistique, des différents supports c’est-à-dire des différents médias où s’exerce le métier de journaliste. Connaître aussi les métiers liés à l’activité journalistique, le métier de journaliste lui-même, les formations qui y mènent…

Le livre de Denis Peiron, lui-même journaliste, s’appuie pour développer les informations et son argumentation sur des exemples précis, pris dans l’actualité. Il est alors servi par un travail d’illustration qui donne confort à la lecture et qu’il facilite.

Par ailleurs, l’ouvrage donne des clés pour construire la Une de son journal, pour faire une interview, réaliser un sondage et mettre en page son article. Tous les élèves participant à un atelier journal dans leur collège ou leur lycée trouveront dans ce livre matière à approfondir leurs connaissances et des ficelles pour mener à bien leur entreprise éditoriale. Les lycéens y trouveront des pistes pour la formation et pour déterminer leur choix parmi les métiers du secteur professionnel, si tel est leur projet.

 

BENSARD Eva, L’Amie secrète de la tour Eiffel, illustrations de Zozia DZIERŹAWSKA, amaterra, 2023, 52 p., 17€90

Le titre porte en lui le détournement d’intérêt sur lequel repose l’album. D’une part il annonce une énigmatique amie d’un monument, ouvrant l’horizon d’un conte merveilleux où les objets sont personnifiés. D’autre part, il assoit l’intérêt pour un sujet à la reconnaissance certaine ou quasi, par l’enfant qui commence juste à lire, la tour Eiffel, ouvrant l’horizon du documentaire. Et l’ouvrage mêle ces deux horizons d’attente, travaille à la satisfaction de la curiosité ainsi suscitée.

L’amie est une cheminée, qui existe, certes, mais dont l’histoire est peu instruite, ce qui laisse libre l’imagination d’Eva Bensard. C’est elle qui raconte l’ouverture du chantier en janvier 1887 et sa clôture en mars 1889. C’est aussi elle qui décrit le lien d’amitié monumentale qui va la lier à sa géante voisine. Le dessin tirant vers le réalisme avec une modalité d’exécution appropriée au fanzine plaît jeune lectorat. Les couleurs sobres et mates donnent une tonalité douce à l’album.

Philippe Geneste avec la complicité de la commission lisezjeunesse


12/05/2024

Dans l’inachèvement des sentiments

ROMAN Ghislaine, L’Ivresse des profondeurs, Le Muscadier, 2024, 88 p., 11€50

« Avoir mal n’offre-t-il pas un départ irrécusable à l’expérience sensible la plus commune ? »

Jacob, André, Penser le mal aujourd’hui. Contribution à une anthropologie du mal, Paris, Penta, 2011, 195 p. – p.97.

Le discours de Luce reproduit un fatalisme bovarien, en se cramponnant à des représentations justificatrices de la violence qu’elle subit de Tobias. Elle répète des lambeaux de phrases venus d’un stock qui semble inépuisable, mais qui est aussi un réservoir d’images figées de la relation amoureuse fantasmée. Luce refuse de voir.

Sasha n’adhère pas à ce fatalisme, elle éprouve l’irréalité de ce qu’affirme Luce, mais, fragilisée par un processus de socialisation qui ressemble à un parcours d’obstacles, elle refuse d’aller contre l’univers discursif de son amie afin de ne pas la perdre. Sasha chute dans le fossé qui sépare son discours, son action surtout, de ce qu’elle sait avoir entendu dans l’attitude de Luce. Sasha refuse de faire savoir et met son énergie à ne pas croire en ce savoir pourtant perçu, déniché. Ne pas dire, ne pas savoir devoir dire entraîne la fêlure depuis laquelle la narration du roman est prononcée.

Chez Luce, ne pas vouloir dire, réprimer son vouloir dire, enclot l’adolescente en un territoire qui se situe hors du réel. C’est dans cette déréalité que s’accomplit la déréliction de sa personne, corps affligé, cœur saignant, esprit en dérive mortifère. Luce, à force de répétition s’enferme dans son discours déréalisant. Elle s’enferme ainsi dans la violence subie mais masquée. Objet des coups, elle ne peut plus se récupérer comme sujet. La représentation aliénante triomphe en ce que Luce s’identifie à cet objet frappé qu’elle est devenue. Et cette identification fait disparaître à ses yeux, son identité d’être libre. La répétition des coups, des discours tenus stéréotypés, se ferment sur elle, bouchent tout horizon autre. Luce a remplacé les relations réelles avec Tobias par des représentations de l’amour imaginé. Celles-ci se sont édifiées dans les discussions avec les copines, dans des lectures ou vision de fictions sentimentales. Elles forment la matrice stéréotypée et conventionnelle dans laquelle Luce fait entrer de force sa relation avec Tobias, quitte à tordre le réel.

Ce déni de réalité entraîne aussi l’amitié : celle-ci est remplacée par Luce en demande de complicité frauduleuse ; quant à Sasha, elle se perd dans cette amitié déniée et donc peu à peu insaisissable. Le roman fouille alors l’aliénation, ce mal où un autre figé, destructeur s’immisce dans le sujet. Luce présente un comportement aliéné c’est-à-dire étranger à ce qu’il est, un comportement couvert par une fausse conscience du rapport qu’elle entretient avec Tobias. Le discours qu’elle tient à Sasha et le discours intérieur de Sasha refusant de contrer ce discours jusqu’à le faire, extérieurement du moins, sien, dans ces deux discours s’accomplit la perte de la puissance analytique du langage. Un processus de symbolisation construit chez Luce la fausse conscience et un autre processus de symbolisation construit chez Sasha son impuissance à agir (le discours retenu fait barrage). Chez Sasha, ce processus œuvre à l’inverse de ce qu’elle éprouve, à l’inverse de l’amitié profonde qu’elle voue à Luce et annihile la conduite d’entraide que, spontanément, elle souhaiterait mettre en œuvre, mais que, sous les interdits discursifs de Luce, elle refoule. C’est pour cela, à cause de ces contradictions qui la minent, que Sasha perd pied avec le réel, dans une souffrance qui la paralyse.

La vérité semble se révéler lorsque la relation normative au réel se réinstaure sous l’impact de l’enquête politico-judiciaire sollicitée. Mais, et c’est un effet de la composition du roman, il n’en est rien ou, plutôt, cette vérité est problématisée par la fin du roman. Sasha, par complicité d’amitié, s’est épuisée dans l’adhésion aux conduites de détour de Luce, jusqu’à entrer dans une duplicité que dénoue l’acte dernier de sa complicité en amitié. Le dénouement où vengeance et hasard se confondent est ambigu. La justice va chercher à dénouer cette ambiguïté, savoir s’il y a duplicité volontaire, aidée en cela par l’institution psychiatrique. Le roman de Ghislaine Roman, bien qu’à partir d’une toute autre problématique, entre en écho avec Coupable ? de Yves-Marie Clément, dont la narratrice, « Élona, est accusée soit de complicité soit de non-assistance à personne en danger » (1). L’Ivresse des profondeurs comme Coupable ? analysé par Annie Mas est un « roman [qui] éveille notre empathie et [où] nous ressentons les émotions qui (…) submergent » l’héroïne. La fin du roman interroge la possibilité de l’articulation du système des valeurs personnelles qui animent Sasha avec le système des valeurs de l’ordre social rappelé par l’enquête judiciaire relayée par l’institution psychiatrique.

Cette interrogation vient placer Tobias, le jeune homme violent, au centre du récit. La problématique se déplace alors vers la coïncidence que la société recherche entre les conduites individuelles et la loi. La question de la socialisation est alors posée en différenciation avec celle de l’inclusion qui rabote. La socialisation dans le groupe des pairs et la socialisation élargie à la société doivent s’articuler. Or, dans L’Ivresse des profondeurs il y a échec de cette articulation. De plus, où s’indexe le réel entre la représentation du bonheur qui alimente le désir de Luce et l’univers de normes et de règles sensées constituer la représentation aboutie de la vie en société ? 

La fin n’est ni euphorique ni dysphorique, mais elle demeure dans l’inachèvement et c’est une richesse pour la lecture à qui est confiée l’achèvement de l’histoire.

Philippe Geneste

(1) CLEMENT Yves-Marie, Coupable ?, édition le muscadier, collection Rester Vivant, 2023, 79 pages, 11€50, chroniqué par Annie Mas sur le blog https://lisezjeunessepg.blogspot.com/ du 19/11/2023. Les citations sont d’A. Mas.

05/05/2024

Balade écologique et danses en comptines

MOLAS Charlotte, Balade en forêt, amaterra, 2024, 14€90

Une nouvelle réussite d’amaterra pour cet imagier élaboré en bande dépliante. Le petit y est invité à traverser le printemps et l’été, de jour et de nuit, puis l’automne. Dominent, dans les images, le vert  le bleu nuit puis le marron. Intelligemment conçue, la bande imagière inscrit des personnages dans les vignettes. Le ruban déplié se retourne et, alors, l’enfant trouve l’imagier dont l’adulte peut s’emparer pour inviter le petit à retrouver sur la bande du verso chaque sujet dénommé. Les couleurs douces, le plaisir de la manipulation, tout concourt à faire de cet ouvrage un beau cadeau à l’enfant jusqu’à 4/6 ans. 

 

DAVIES Nicola, La Vie en vert. L’histoire des plantes de notre planète, illustrations d’Emily SUTTON, les éditions des éléphants, 2024, 40 p. 15€50

Le sous-titre explicite précisément la teneur de cet album qui s’adresse aux enfants de fin d’école primaire mais aussi aux collégiens. Le propos est scientifiquement instruit, guidé par un point de vue évolutionniste que sert avec brio l’illustratrice. Les dessins aux effets naïfs, les couleurs enchanteresses et, à leur manière, explicatives du point de vue documentaire, motivent le lectorat à reprendre le texte pour en voir sa traduction graphique et ainsi entrer plus avant dans la compréhension du mécanisme qui fait de la vie en vert un indispensable point d’appui de la vie des plantes, animaux et humains. Surtout, Nicola Davies et Emily Sutton démontrent, avec simplicité mais sans entamer la réalité des processus de la fabrication du CO2 et de l’oxygène, le lien intime entre la géologie et le biologique, entre la constitution de la terre et le développement des organismes. Intelligemment, les autrices ont intégré des frises chronologiques de l’évolution des plantes directement sous les illustrations foisonnantes des doubles pages. Lire cet album documentaire est un régal pour la vue, un régal pour l’intelligence, une stimulation de l’intérêt à faire naître tant chez les petits que les plus grands pour les forêts, pour le végétal et donc pour la vie naturelle. Un livre magistral.

 

SEKANINOVA, Stĕpánka, Le Monde des fourmis, illustrations de Zuzana Dreadka KRUTÁ, Albatros, 40 p., 12€90

L’autrice a choisi de s’adresser directement à son lectorat, jeune, à qui on lira l’ouvrage dès 5/7 ans ou qui le lira seul (7/10 ans). L’expérience de la commission lisezjeunesse a montré que des plus âgés (11/12 ans) se l’appropriaient avec intérêt…

Fortement cartonné, de format confortable (24x28 cm), didactique dans sa présentation illustrée où des cases dessinées portent le texte explicatif ou informatif, l’ouvrage vise l’efficacité. Il s’agit de faire comprendre ce que sont des insectes sociaux, de montrer la diversité des rôles que se répartissent les membres d’une même fourmilière, de susciter la curiosité en présentant quelques-unes des 25 à 35 000 espèces de fourmis connues, à en décrire l’évolution depuis l préhistoire.

Chaque double-page équivaut à un chapitre dont le titre étonne et stimule la lecture : « Le radeau de la fourmi », « La prise du château », « Les grosses têtes partent en guerre », « Les fourmis Dracula », etc. Comme il apparaît, le choix est fait d’une approche anthropomorphique, pour appuyer par l’humour du dessin le propos entomologiste. Ce serait un bémol, mais il faut saluer que le texte et l’image s’épaulent pour expliquer de manière démonstrative tel ou tel aspect de la vie des fourmis ou de leur constitution.

La commission a beaucoup apprécié l’album documentaire, suscitant les lectures et donc stimulant la curiosité des enfants. N’est-ce pas la preuve d’une réussite de l’œuvre ?

 

MICHAUD Raphaëlle, Mes Comptines pour danser, Gallimard, 2024, 12 p. 10€

Raphaëlle Michaud rassemble ici cinq comptines : C’est Gugusse, Un petit pouce qui dance, J’ai un pied qui remue, La fille du coupeur de paille, L’alouette est sur la branche. Toutes s’adressent aux enfants petits, tout petits et moins petits, à la fois par les yeux et par les oreilles. Il s’agit en effet d’un livre sonore aux arrangements gais. L’adulte pourra s’appuyer pour sa relation à l’enfant sur les illustrations aux couleurs dynamiques réalisées sur un support fortement cartonné. Un « jeu inédit de cherche et trouve », alliant vue et ouïe, vient augmenter le livre aisément manipulable, dès deux ans.

Philippe Geneste