Anachroniques

27/03/2022

La fiction pour voir, pour découvrir, pour dire

À quoi sert la fiction ? Voici trois ouvrages, l’un destiné aux jeunes de 6 à 10 ans, les deux autres proposés aux préadolescents et adolescents, qui offrent chacun une réponse à cette question. Le premier roman chroniqué met en avant la fonction de la littérature pour la connaissance de soi et pour l’appréhension du réel ; le second est un roman historique sur un sujet peu traité de la Commune de Paris de 1871 : la cause animale -sujet qui peu à peu s’imposant dans les débats contemporains, offre à ce roman historique une dimension d’actualité ; le troisième, enfin, témoigne que l’album destiné au plus jeune lectorat peut permettre une connaissance de l’Histoire.

 

FAVARO, Patrice, Sombre, Calicot, 2022, 61 p. 9€

Sombre signe le retour à la littérature de fiction destinée à la jeunesse de Patrice Favaro. Ce bref roman intéressera à coup sûr bibliothèques et centres de documentation et d’information. En effet, l’intrigue est constituée sur le croisement de thématiques en vogue : le harcèlement, l’homophobie, l’affirmation de soi, le sentiment amoureux.

Ecrit à la première personne, il présente un écrivain revenant sur les lieux de son enfance, se remémorant un épisode douloureux puis formulant une fin d’espoir :

« Les souvenirs affluent puis s’évanouissent comme un mirage » (p.58)

« Le passé est passé et c’est beaucoup mieux comme ça » (p.58)

Les deux premiers chapitres font entrer le jeune lecteur ou la jeune lectrice dans un univers mental bouillonnant. Brisant la linéarité de la mise en page, un rythme dense est donné au récit. On regrettera que l’auteur ait préféré se conformer à l’introduction de thèmes qui font, certes, échos à l’actualité, que de poursuivre sur la lancée des deux premiers chapitres à proposer un roman tendu depuis une conscience tourmentée. Est-ce la volonté de s’inscrire pleinement dans la littérature jeunesse et donc d’en suivre les codes prescriptifs ? Est-ce essoufflement de l’intrigue ? Nous penchons pour la première préoccupation.

 

MORISSE Fred, Sauvons les animaux du zoo !, éditions chant d’orties - éditions Le bas du pavé, 2020, 159 p. 16€

La littérature est ce champ de culture où les faits anecdotiques pour l’Histoire officielle retrouve leur place parmi l’histoire réelle des peuples. Sauvons les animaux du zoo ! en est une illustration.

Durant le siège de Paris par les prussiens, en cet hiver 1870/1871, les riches mangent à leur faim, se nourrissant en viande au Jardin des Plantes où logent les animaux exotiques du zoo. Une bande de préadolescents d’un quartier populaire de la ville va visiter le zoo grâce au grand-père de l’une d’entre eux, ancien guide en ce lieu. Les pauvres crèvent la faim, les riches s’empiffrent, les animaux encagés, aussi, sont exploités par les riches. Alors sauvons les animaux, se disent-ils : voici la lutte des classes transposée sur le front animalier. Voilà l’histoire improbable que raconte ce livre en suivant une bande de copains dans Paris bombardé. Le 28 septembre 1871, l’armistice franco-prussienne est signé, Napoléon III vaincu cède la place à la République bourgeoise et c’est le début d’une autre histoire et d’une autre trahison du peuple.

Commission lisezjeunesse

 

VANDER ZEE Ruth, L’Histoire d’Erika, traduction de Christiane Duchesne, illustrations INNOCENTI Roberto, éditions d2eux éditions, 2021, 24 p. 15€

Il s’agit de la réédition d’un album paru en 2003, chez Milan, sous le titre L’Étoile d’Erika. L’album est fondé sur une histoire vraie : une jeune maman juive déportée lance son bébé, depuis le wagon qui l’amène au camp de Dachau et à la mort. Le bébé sera recueilli par un couple. L’autrice rencontrera, bien des années plus tard, la survivante qui lui raconte son histoire. L’album est donc écrit sous la forme d’une confidence irriguée des questions sans réponse eu égard aux parents, à la tempête des sentiments qui devait se bousculer dans leur tête en comprenant qu’ils allaient à la mort, aux derniers gestes envers leur fille qu’ils allaient tenter de sauver en la projetant hors du wagon lors d’un arrêt inopiné.

Ce texte touchant est magnifié par les illustrations hors normes de Roberto Innocenti. Comment rendre compte graphiquement du génocide et de la guerre ? Innocenti répond par l’épure. D’abord, dans les rares scènes où sont figurés les déportés et des soldats du régime nazi, l’illustrateur s’interdit de dessiner et peindre des visages (un seul est vu de profil et de loin, celui du futur père adoptif) et il privilégie le contexte : la voie ferrée, le berceau sur le quai de la gare après le départ du train de la mort, le quai, les rails, les traverses, les fils de fer barbelé, des clôtures, des wagons : « j’ai confié le caractère dramatique de cette histoire aux objets » dira-t-il à Rossana Dedola (1).

Toute l’histoire du voyage est de couleur sombre, entre gris et vert ni blanc ni noir mais aucune couleur autre, à l’exception de ce petit paquet rose lancé à la vie depuis le wagon funèbre. Les deux seules images en couleur sont, d’une part, la première image illustrative d’un texte qui redouble la description de l’endroit où Ruth Vander Zee a rencontré Erika, et d’autre part, celle de la double page où l’enfant grandie regarde passer un train alors que sa mère adoptive étend le linge ; aux abords d’un village habité par des gens du peuple.

L’album, L’Histoire d’Erika, est devenu un chef d’œuvre grâce à la précision des dessins, à la rigueur réfléchie des peintures, au choix des motifs de l’illustration. Ces choix renforcent le parti pris du genre de la confidence dont Ruth Vander Zee a fait le vecteur de cette histoire vraie, réussissant à la transgresser en un récit au message universel contre la barbarie nazie.

Philippe Geneste

(1) Dedola, Rossana, Le conte de ma vie. Entretiens avec Roberto Innocenti, Gallimard, 2015, 128 p. – p.102

 

 

20/03/2022

La bande dessinée dans quelques-uns de ses états

HUA Lin Xie, Sous les déchets… la musique, Steinkis, 2021, 133 p. 19€ ; Quatromme France, L’Orchestre de la favela, illustrations de Boscus Sébastien, Chant d’orties, 2018, 32 p. 16€

On se rappelle qu’en 2018, la commission lisezjeunesse (voir le blog du 3 novembre 2019) avait plébiscité l’album des éditions Chant d’orties, L’Orchestre de la favela : créé par France Quatromme et Sébastien Boscus. La Bande dessinée de chez Steinkis reprend la même histoire, une histoire vraie, qui a fait le tour du monde : dans un quartier pauvre -transformé ici en village- d’Asunción, la capitale du Paraguay, un musicien et un ami menuisier de génie, bricoleur créateur, initient des enfants pauvres à la musique. Sans argent, ils partent de la récupération de déchets divers dans la décharge toute proche pour fabriquer les instruments de musique. C’est ainsi que naît l’orchestre de la Favela. Vont s’y greffer tous les enfants promis autrement à la délinquance. Quand Quadromme et Boscus faisaient le pari de l’éclat des peintures, Hua Lin Xie choisit la sobriété sombre du marron et de ses nuances, imposant un univers triste, enfermant, quasi carcéral. C’est l’univers de la favela. Les dessins suivent les personnages en gros plans, plans rapprochés, plans moyens. Les vues panoramiques, vues générales ou très générales imposent le décor voire nous font sortir du village. Dans ce roman graphique, il n’y a pas de vagabondage du regard. Celui-ci reste au plus près des enfants et des instruments créés par Nicolás, le menuisier. La fin, conforme à l’histoire véridique, est euphorique puisque l’orchestre des enfants des favelas aux instruments inouïs va parcourir le Paraguay. Les enfants vont sortir du village et de la déchetterie pour découvrir le monde. La musique comme ouverture au monde et remède aux maux sociaux. Sous les déchets… la musique propose donc un roman graphique généreux qui se veut porteur d’un message universel.


 HEITZ Léo, Satchmo, jungle, collection « Ramdam », 2021, 184 p. 19€95

C’est le titre qui lance la nouvelle de chez Jungle. Satchmo, c’est le surnom de Louis Armstrong (1901-1971). La bande dessinée choisit de raconter la jeunesse du musicien, élevé par sa mère, que la misère a poussée à la prostitution ; il traîne dans les rues sombres de la Nouvelle-Orléans avec ses potes tout aussi désargentés. Le choix dominant du marron et de ses variantes, choix qui s’appuie sur l’usage du noir, installe le lectorat dans cet univers américain de la ségrégation. Ensemble, ils jouent dans les rues. Mais Satchmo aime aller écouter le King Joe jazz band qui se produit dans les clubs… en resquillant, évidemment, car l’enfant noir y est interdit d’entrée. En 1912, pour avoir tiré un coup de révolver en l’air lors d’une liesse populaire, il est arrêté et envoyé au Waif’sHome, un foyer d’enfants abandonnés. Il s’en évadera, mais sera repris. Incarcéré de nouveau, il subit un régime disciplinaire mais entre dans l’orchestre de la maison dirigé par Peter Davis. Quatre ans plus tard, il en sort, et protégé, conseillé par King Joe -nom romanesque de Joe Oliver, son jeu va s’aguerrir et King Joe va l’intégrer dans son groupe. La bande dessinée décrit comment le racisme écarte les noirs de l’enregistrement et de la diffusion de leur musique, comment les blancs les plagient et s’enrichissent sur ce forfait. La violence sociale, avant d’être physique, se lit, d’abord, dans le regard de l’autre, surtout si cet autre est dominant -cas des propriétaires des maisons de disques ou de cabarets. Satchmo en prend conscience et se radicalise, jusqu’à quitter l’orchestre de son mentor. Il signe alors avec un label détenu par la mafia italienne. Sa gloire est faite.

Léo Heitz cherche à scruter, par la fiction, le rapport que Satchmo entretient avec sa mère, alcoolique et sous la coupe d’un maquereau violent. Parce que l’enfance n’est pas obscurcie par l’aliénation oppressive et les stéréotypes idéologiques, parce qu’elle peut encore porter un regard naïf ou parce que ce regard sait s’imposer à elle, l’enfant est capable d’étonnement, d’enthousiasme et de scandale, d’effroi et de passion, toutes choses qui construisent l’humain et qui se nomme engagement devant la vie pour la construire. Le récit montre, en effet, la montée du sentiment de révolte chez l’enfant. Mais il dépeint, aussi, comment l’enfant grandissant, perd sa spontanéité initiale, pour prendre sur lui un rôle de protection vis-à-vis de la mère. Rôle qu’en aucun cas il ne peut tenir. Allant au bout de l’hypothèse de travail à la base de son œuvre, Léo Heitz rend compte de l’évolution de cette attitude : Satchmo en vient, une fois sa fortune en cours, à séquestrer la mère pour qu’elle ne retourne pas sur le trottoir, reproduisant inconsciemment, une situation maintes fois vécue. Mais la mère refuse l’aide du fils. Que doit faire ce dernier ? Sa place est-elle auprès d’elle ou bien doit-il vivre sa vie sans se soucier de ce que l’obstination maternelle provoque de déchéance pour elle-même ? Les enfants sont-ils les mieux placés pour s’occuper des parents devenus dépendants ? Ce qui se joue dans cette relation n’est-elle pas source de perversion risquant d’atteindre la situation du parent mais aussi l’état affectif de l’enfant ? Dans le récit, le suicide de la mère marque la rupture du drame et ouvre un dénouement où la musique devient la messagère de toutes ces interrogations.

Bien sûr, Léo Heitz s’est à tel point affranchi de la réalité biographique qu’il ne faut pas aller chercher dans le livre les détails de la vie de Louis Armstrong. En revanche, les personnages dessinés en souris et rats permettent une mise à distance de la réalité. Cette distance ouvre un espace réflexif dans lequel le lecteur, la lectrice vont pouvoir projeter leurs propres interrogations. Usant, par ailleurs, de l’imagerie du jazz, au courant de son histoire, Léo Heitz développe en fiction des scènes qu’il a pu lire dans l’autobiographie de Louis Armstrong. D’autre part, le mouvement, l’alternance des contre-plongées (privilégiées) et des plongées, l’emploi du champ / contre-champ, intègrent la thématique de la violence dans le récit, une violence qui, justement, comme toute violence raciste, commence dans le regard des autres. C’est pourquoi Satchmo est un magnifique récit sur le regard.

Philippe Geneste


Les Grandes Vacances. Des temps difficiles, Bd kids (Bayard), 2021, 53 p. 9€95

Un album historique qui raconte la vie sous l’occupation, sous un point de vue héroïsant d’une part et réaliste d’autre part. Huit pages documentaires permettent au jeune lectorat de mieux situer le contexte et d’entrer dans certains sujets tous présents dans le récit : l’école, les SS, le marché noir, notamment. La commission lisezjeunesse aime bien cette série qui fait toujours l’objet de nombreuses lectures.

Commission lisez jeunesse

 

DUCRET J.P., La liberté ou la mort. La Révolution russe en Ukraine. L’histoire de Makhno, éditions libertaires 2021, 205 p. 25€

Cet album magnifique de grand format raconte la résistance du peuple paysan ukrainien entre 1918 et 1924, contre les armées blanches de Denikine (et aussi Koltchak, Miller, Wrangel…) soutenues par les États impérialistes européens, contre les Allemands qui occupent l’Ukraine en 1918 et installent le pouvoir de leur fantoche Skoropadsky, contre les forces nationalistes d’extrême-droite dirigées par Petlouria, avec le soutien ambigu du pouvoir bolchevik et enfin, contre ce même pouvoir. Cette résistance est menée en grande partie par la Makhnovchtchina, avec à sa tête Makhno.

L’album est fondé sur un croisement de textes extraits des mémoires notamment de Emma Goldman, Alexandre Berkman, Nestor Makhno, Archinof, Mauricius, Marcel Body, tous témoins et, ou, acteurs des événements. La bande dessinée en noir et blanc privilégie les portraits, mêle les scènes, donne à lire des documents insérés dans la composition du volume, varie les cadres, cherchant toujours la distance de l’humour propre au genre du fanzine mais sans rien lâcher du sérieux de la transposition historique.

Nul doute que cet album a sa place dans les bibliothèques et centres de documentation et d’information destinés à la jeunesse préadolescente, adolescente et jeunes adultes.

Commission lisez jeunesse

13/03/2022

Enfance et Politique : pour comprendre d’autres possibles

Langlois Denis, La Politique expliquée aux enfants, éditions la déviation, 2022, 56 p. 15€

Denis Langlois avait publié aux éditions ouvrières L’Injustice racontée aux enfants, avec des illustrations de Françoise Boudignon, lorsque, en 1983, les éditions Les Lettres Libres publient La Politique expliquée aux enfants. L’auteur est un pionnier de ces livres qui notifient, dans leur titre argumentaire, le lectorat de l’enfance. Le travail de Denis Langlois relève de la filiation de la Bibliothèque du Travail (connue sous le nom de BT), initiée par Célestin Freinet, en 1932 ; elle s’adressait aux élèves et certains numéros étaient réalisés par des classes. La différence est que Denis Langlois empruntait le vecteur du secteur de la littérature jeunesse pour expliquer les déviations, les chausse-trapes de la question politique dans la société, et pour que s’engage une nouvelle démarche politique dans un avenir espéré. Denis Langlois explique : « Un jour en 1978, je me suis dit : les grandes personnes commencent par être des enfants. Pourquoi ne pas essayer de gagner du temps en parlant dès maintenant aux enfants de politique ? » Le livre eut un grand succès et les éditions étrangères se multiplièrent : Espagnole, Basque, Turque, Afghane, Coréenne, Italienne,

Le livre est la réédition commentée de la première parution aux éditions Les lettres Libres tenues à l’époque par le tout aussi libre Serge Livrozet. On y retrouve le texte, donc, mais aussi les dessins de Plantu et la même table des matières. Mais pour chaque chapitre, une introduction offre un pré-commentaire du dessin ou de la situation de l’époque, très simplement, très clairement. Puis, le texte reproduit, l’auteur intervient pour une actualisation sous la forme intelligente d’un dialogue avec le jeune lecteur, dialogue sur l’écrit comme sur le dessin de Plantu. Le livre s’interroge alors sur ce qui a changé en 40 ans, et ajoute une citation extraite du texte de 1983 pouvant servir de résumé au chapitre lu. Denis Langlois s’appuie, alors, sur les débats qu’il a pu avoir avec des classes, lors de rencontres en bibliothèque avec de jeunes lecteurs et lectrices. Cette intervention porte à la fois sur le texte initial de 1983 et sur les ajouts de l’édition 2017(SCUP en lien avec le site la-politique-expliquée-aux-enfants.fr) qui sont, à leur tour, reproduits comme des extraits de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (signée à New York le 20/11/1989). Le jeune lectorat ne s’y perd pas grâce à une mise en page distinctive des différentes natures des textes.

En cette période électorale où l’atmosphère médiatique pousse la population à l’identification à une personne, le livre tombe à pic qui souligne, sans prêchi-prêcha, avec modestie mais vigueur, que la liberté de penser c’est confronter des opinions, et que toute personnalisation du pouvoir est au fond une propédeutique à un pouvoir coercitif. Victor Hugo n’allait-il dans ce sens lorsqu’il écrivait dans Les Travailleurs de la mer : « Chacun est son souverain, non de par la loi, mais de par les mœurs » ? L’interprétation, en tout cas, est permise.

La prose de Denis Langlois invite les êtres humains à une désintoxication au commandement afin de faire obstacle aux volontés de pouvoir, d’emprise sociale et de l’industrie de l’armement. Toute guerre a pour racine la volonté de la domination, de l’accaparement de territoires ou de richesses, bref, toute guerre est intimement liée au désir de possession donc, aussi, à la propriété : « on se bat encore pour l’honneur, pour la gloire, pour le drapeau, pour la patrie, pour la religion. Parce qu’on se croit supérieur aux autres, parce qu’on ne supporte pas qu’ils soient différents de nous, parce qu’on souhaite les dominer », écrit Denis Langlois. La hiérarchisation des êtres se lit dans la hiérarchisation des fonctions sociales, des métiers, des salaires, des langages. La hiérarchisation c’est le révélateur légitimant de l’injustice. Elle fonde la compétition dont l’économie et le sport sont les deux propagandistes les plus acharnés. Contre la tyrannie de l’opinion dominante érigée en vérité, le principe à appliquer c’est de faire ce que l’on dit et de dire ce que l’on fait, le principe n’étant réel que si les deux orientations, celle du dire au faire et celle du faire au dire, sont effectivement présentes dans nos actions.

Le livre est porté par l’espoir que change « la manière dont les hommes vivent sur la Terre ». La vie en proximité est évoquée en ce qu’elle pourrait permettre à chacun et chacune de coopérer, hors toute hiérarchie des tâches, à la vie sociale et au combat contre les inégalités et les aspirants et aspirantes hiérarques. Pour autant, cet espoir ne peut trouver ancrage que s’il englobe la dimension internationale, car, comme l’exprime l’auteur, « aussi longtemps que ceux qui ont eu la chance de naître dans les pays riches se considéreront comme supérieurs, aucun progrès ne sera possible ». Mais là encore, pas de prêchi-prêcha. Le livre propose une pratique qui rejoint ce que Jean Piaget a maintes fois démontré à propos du jugement moral et du sentiment de justice chez l’enfant. Réfléchir est une activité rationnelle ; or celle-ci exige une décentration de l’enfant lui permettant de se mettre en position de se confronter à divers points de vue, à se décentrer de ses croyances sur le monde physique ou intellectif ou moral : « Le devoir d’un enfant suisse, ce n’est pas de se faire une mentalité planétaire ou mondiale qu’il plaquera tant bien que mal sur la sienne, c’est de situer son point de vue parmi les autres possibles et de comprendre le petit Allemand, le petit Français, etc., aussi bien que lui-même » (1). La prise en compte des points de vue différents, des centrations diverses, c’est ce que l’on nomme la coopération, et l’on voit ainsi que réfléchir sur la politique d’un point de vue pratique mène non pas à jongler avec des valeurs abstraites, mais à se décider pour entrer en action. Est-il besoin d’ajouter que ce point de vue est en accord avec la pensée enfantine. L’observation du jugement moral, celle de la notion de justice ou d’égalité, chez les enfants, nous montrent que chez eux, « le respect pour l’homme » -pour l’être humain dirait Denis Langlois-, se nourrissant dans la relation inter-personnelle, précède « le respect de la règle » (2).

Si, en matière de documentaire, un chef d’œuvre est un livre qui ne confond pas vulgarisation scientifique (ici sciences sociales, juridiques et politiques, sciences humaines) et simplification réductrice, clarté et platitude, esprit critique et passivité citoyenne ; si un chef d’œuvre se révèle par l’élégance d’une écriture fluide, au style apaisé et à la teneur explicite de la parole tenue ; si un chef d’œuvre est un livre capable de faire advenir à la conscience du jeune lectorat des problématiques qui interrogent les certitudes stéréotypées, si un chef d’œuvre place l’éthique au-dessus de la morale normative ; si un chef d’œuvre est capable de faire de la lutte contre l’injustice non pas un objet de consommation (3) mais un sujet de réflexion et d’action ; alors La Politique expliquée aux enfants est un chef d’œuvre. Il parle vraiment aux enfants, il dialogue avec eux, il leur est accessible et ne verse jamais dans la mièvrerie. Il n’invite pas les enfants de 9 à16 ans) à regarder la politique comme un objet de divertissement spéculatif, un plaisir de lecture documentaire parmi d’autres, il ne fait pas du documentaire pour enfants un objet de consommation, non, Denis Langlois redonne au documentaire une teneur socialement dynamique, celle de comprendre la politique comme une obligation de se décider. Enfin, le livre de Denis Langlois met en pratique une définition magnifique de la lecture : « En fait, ce ne sont pas les livres qui sont importants. Mais ce qu’on pense, ce qu’on rêve, ce qu’on fait après les avoir lus ».

Philippe Geneste

(1) Piaget, Jean, L’Education morale à l’école. De l’éducation du citoyen à l’éducation internationale. Choix de textes, notes, préface et postface, Constantin Xypas, Paris, Anthropos, 1997, 186 p. – p.67

(2) Piaget, Jean, Le Jugement moral chez l’enfant, Paris P.U.F., 1969, 330 p. (1ère édition, Alcan, 1932) – p.303.

(3) Selon une pensée aiguisée de Benjamin Walter, Essais sur Bertolt Brecht, traduit de l’allemand par Paul Laveau, Paris, Maspéro, 1969, 155 p. – p.121


06/03/2022

Ces mots qui disent…

CASTILLON Claire, Les Longueurs, Gallimard SCRIPTO, 2022, 183 p., 10€50

Voici un nouvel ouvrage pour la jeunesse de l’écrivaine Claire Castillon, autrice du chef d’œuvre qu’est le si émouvant et poétique River et du non moins sensible L’âge du fond des verres. Le titre du roman, Les Longueurs, paraît bien étrange ; l’image de la première page de couverture -une main adulte qui soulève la robe d’une petite fille, tandis qu’un personnage s’apprête à faire de l’escalade sur l’enfant devenue montagne, provoque pour le moins un profond malaise, malaise bien plus lourd encore quand se dessine, sur la quatrième page de couverture, le visage d’une enfant qui semble envoûtée, la tête penchée, les yeux fermés, comme pour se dissocier du réel, de cette main qui l’oblige.

Cette image d’enfant-marionnette, d’enfant manipulée, serait-elle celle d’Alice, lorsqu’elle était petite fille, déjà sous l’emprise d’un prédateur, surnommé Mondjo ? Alice est la narratrice, maintenant âgée de quinze ans. Son enfance brisée, ses rêves de petite fille souillés, son envoûtement, ses douleurs, sa détresse, sa solitude, ses heures tourmentées, l’emprise, l’enfermement, ces mots qu’elle n’ose dire à sa mère, elle nous les confie.

Alice avait sept ans lorsque son père les quitta, elle et sa mère, pour vivre en Amérique un nouvel amour, construire une autre famille. La petite fille ressentit cette rupture comme une déchirure, un abandon. L’enfant et sa mère tissèrent alors des liens encore plus sensibles, quasi fusionnels ; leur tendresse l’une pour l’autre bravant le chagrin, le code intime de leurs échanges -comme des pressions de mains- se passaient parfois de mots.

C’est lors de cette rupture qu’un vieil ami de sa mère, Mondjo, profitant tel un coucou de l’absence du père, s’installa petit à petit dans le cercle de leur nid. Mondjo seul moniteur, entraîneur et président d’un club d’escalade, initia la petite fille à ce sport, où elle excella. On comprend mieux maintenant le titre du roman, les longueurs - celles qui rythment le temps de l’escalade ; celles aussi qui symbolisent, sous nos yeux effarés, la séduction, puis l’emprise, la domination psychique et sexuelle du pédophile sur la petite fille, puis sur l’adolescente -, chaque « longueur » scandant, pour chaque âge, une nouvelle profanation. Les menstrues d’Alice, arrivant tardivement, à l’âge de quinze ans, provoquent la violence accrue de Mondjo qui l’humilie en tant que jeune fille en devenir. Alice n’est plus la poupée de ses fantasmes, nommée Anna dans ses délires, ni la petite princesse souillée à loisir, mais un être immonde à piétiner, un être avec ses parfums, ses sueurs, ses passions qui lui échappent… une femme.

Bientôt la forteresse qu’avait construite Mondjo autour du corps et de l’esprit d’Alice va se fissurer… et une amitié confidente faire exploser les murs du silence savamment bâtis. Alice, née de l’écriture brillante de Claire Castillon, laissera s’envoler Anna, mais avant, tout avant, comment les dira-t-elle, et les dira-t-elle pour être vraiment libre, les mots si brûlants de sa souffrance, de sa « désescalade » à celle qui lui est si proche et pourtant n’a rien su voir, sa mère…

Les longueurs, quel que soit l’âge de nos yeux, de notre cœur, de notre lecture, bouleverse notre empathie. Pour les enfants, adolescents, parents et tous ceux que la jeunesse interpelle, il est à présenter, à offrir, à faire lire.

Annie Mas

 

VERLAQUET Catherine, Le Processus, rouergue DOADO, 2021, 60 p., 9€

Le 23 février 2022, l’Assemblée Nationale a voté l’allongement du délai légal de l’IVG, intervention volontaire de grossesse, de douze à quatorze semaines (en Angleterre, ce délai est de vingt-quatre semaines). Cette loi permet aussi aux sage-femmes de pratiquer des interruptions volontaires de grossesse instrumentales et non plus seulement médicamenteuses. Cela mettra-t-il fin à l’obligation, pour de nombreuses femmes (entre trois mille et cinq mille par année), de partir se faire avorter à l’étranger ? Sachant que la « clause de conscience » concernant les médecins est maintenue ; sachant que depuis une dizaine d’années, cent trente centres de régulations de naissance ont fermé, que dans certaines régions de France les délais d’attente pour obtenir une consultation peuvent aller jusqu’à cinq semaines -empêchant de fait la pratique de l’IVG.

Le 17 janvier 1975, grâce à la mobilisation de nombreuses femmes, de féministes : celles qui, en 1971, ont signé le « Manifeste des 343 » où elles déclarèrent s’être faites avorter, l’avortement étant alors lourdement puni par la loi, celles aussi qui ont soutenu l’avocate Gisèle Halimi lors du procès de Bobigny, en 1972, où elle a défendu courageusement une jeune fille de seize ans, Marie Claire, sa mère et trois femmes qui l’aidèrent à avorter, la loi permettant la pratique de l’IVG fut votée (voir le blog du 17/10/2021). Si cette loi fut une victoire pour la cause des femmes, on savait que vivre une grossesse non désirée marquerait toujours une expérience difficile, tourmentée, et qu’aucun avortement ne peut être, comme le disent les anti-IVG, considéré « de confort ».

Claire, la jeune narratrice du roman de Catherine Verlaquet, Le Processus, est âgée de quinze ans. Il y a deux semaines de cela, elle a fait l’amour pour la première fois, et elle l’a fait avec Fabien, un adolescent de sa classe. Bien avant de s’aimer, ils se sont « aimantés », comme attirés l’un et l’autre tant par les harmonies jumelles qui font vibrer leur corps, que par leur même désir de connaissances et d’idéaux.

Mais Claire connaît bien ses rythmes, et s’inquiète dès le premier jour du retard de ses règles.

Le désarroi de la jeune fille - oui, l’on peut « tomber » enceinte dès la première fois -, sa solitude, son angoisse s’immiscent en nous, tandis que le souffle de sa voix, très proche, suscite de page en page, notre écoute sensible, notre empathie.

Ainsi, nous sommes avec elle dans une pharmacie qu’elle a choisie loin de chez elle, lorsqu’elle vient, honteuse, acheter un test de grossesse et que la vendeuse néglige toute discrétion, parlant haut, mettant Claire dans une grande confusion. Nous la sentons trembler, décachetant le test, et attendant, fébrile, le résultat.

Nous sommes tout près d’elle lorsque l’infirmière du lycée prend les rendez-vous nécessaires, lorsqu’elle lui procure un arrêt maladie de trois jours, lorsqu’elle l’informe des démarches à suivre, lorsqu’elle l’invite à se reposer tout un après midi sur le lit de l’infirmerie.

Nous avons mal pour elle devant les réactions négatives de Fabien quand elle lui annonce sa grossesse ; nous ressentons sa colère, sa déception, sa solitude face à l’égocentrisme et le manque de maturité de l’adolescent.

Nous voudrions la défendre par des mots bien sentis lorsqu’elle essuie la sécheresse de certains propos distillés comme des leçons de morale, inutiles et incongrues ; nous voudrions consoler sa peine devant les paroles dures de sa mère et son manque de compréhension ; nous voudrions soulager sa colère lors de la proposition indécente des parents de Fabien de garder l’enfant avec eux. Et surtout, nous ressentons tellement son angoisse dans la salle d’attente de la gynécologue et ce qui s’ensuit…

Tout au long de la lecture, nous partageons ses doutes, son chagrin et nous savons bien que la décision n’appartient qu’à elle. Mais au fur et à mesure que les pages sensibles du roman s’effeuillent, l’idée contenue au milieu du terme « Intervention Volontaire de Grossesse », cette idée d’où émane le mot « volonté », s’ébauche, s’élabore. Cette volonté, cette détermination, cette affirmation de son être, Claire, dans cette cruelle expérience, l’a fait grandir, épanouir en elle.

Ce roman magnifique est à lire à partir de treize ans.

Annie Mas