Anachroniques

25/06/2023

Contes au cœur de la création mythique des enfants

KEITA-KOUYATE Mallon, La Courge qui parlait. Contes de Haute-Guinée, préface de Bahna Sidibé, L’Harmattan, 2023, 137 p. 15€

Trois contes sont rassemblés ici : La Courge qui parlait, qui donne son titre au livre, La Pierre et Le Plus Grand Amour du monde. Ces trois contes sont des réécritures de contes traditionnels. L’autrice a choisi de les rendre actuels et lisibles pour des enfants lecteurs, adolescents et adultes. Chacun d’eux couvre en moyenne quarante pages. Leur structure respecte celle décrite par la morphologie du conte de Vladimir Propp. Comme toujours avec les contes africains, la morale est explicitée, ici au cours du récit. Nous nous arrêterons sur La Courge qui parlait, qui est une grande réussite, sachant tenir en haleine le lecteur ou la lectrice.

Ce conte repose sur l’animisme, la courge est un personnage, certes du domaine du merveilleux, mais elle mange, parle, bref semble presque humaine. Elle s’installe dans le village de Mariama, la petite fille qui l’a trouvée. La courge recherche quelque chose d’extraordinaire et ce qu’elle va trouver c’est la gentillesse, la générosité et un trésor de patience. C’est l’enfant qu’elle a mis à l’épreuve qui les lui offre sans le savoir, juste par son attention portée à la relation humaine ou plutôt à la relation avec le vivant.

La courge est certes née d’une métamorphose, elle disparaîtra comme elle est apparue. Mais le conte de fée le permet qui ne disjoint pas la vraisemblance de l’histoire, tout simplement parce qu’il s’appuie sur l’animisme. Or, les enfants de 7 à 12 ans aiment ce type d’histoire qui correspond à bien des égards à leur mentalisme propre. La courge n’est pas tout à fait une personne – le conte ne repose donc que partiellement sur une personnification de la courge –, en revanche, comme la mentalité enfantine le ferait, le conte lui prête des intentions et une volonté qui a pour origine une loi morale. Mariama, par son attitude d’empathie toute humaine, cherche à comprendre les caractères, les sentiments, que la courge projette par ses discours au cœur du village. En cela, elle est très différente de sa mère qui dit : « J’ai toujours eu pour règle de me méfier de ce que je ne comprenais pas » (p.46).

La résolution du conte tient donc à la vertu de la réciprocité empathique. La courge, qui confiera son émerveillement à Mariama à la fin du conte, l’invitera, aussi, à se situer objectivement parmi les autres. Quant à savoir ce qu’était la courge avant sa métamorphose, c’est une autre histoire…

Rien que pour ce conte, très bien écrit, composé avec une précision horlogère, parfaitement en phase avec la mentalité enfantine des jeunes lecteurs et lectrices, Un petit chef d’œuvre à ne pas manquer.

 

DAUGEY Fleur, Plantes intrépides. Cinq contes pour jeunes pousses, illustrations de Chloé du COLOMBIER, éditions du ricochet, 2023, 46 p. 17€

Belle idée de rassembler des contes ayant pour point commun une question d’origine, mais à travers une plante comme héroïne principale. On lira ces contes aux enfants non lecteurs, on les offrira aux lectrices et lecteurs débutants. Jusqu’à 7 ans, la question relative à la naissance des enfants ne porte pas sur le comment mais sur où : d’où vient le bébé ? Comme l’observait Jean Piaget dans ses multiples travaux d’analyse de la conception enfantine du monde, les autres questions portant sur l’origine des astres, des nuages, des montagnes etc. découlent de cette première question sur la naissance.

Comment le manioc vint aux hommes, inspiré d’un mythe de Madagascar, illustre la mentalité enfantine mêlant animisme et artificialisme. L’animisme est redoublé dans l’album par le fait que ce sont les plantes qui racontent l’histoire : tout est vivant pour l’enfant, tout, pour lui, a une conscience et pousse par sa propre énergie. Le conte écrit par Fleur Daugey est en convenance avec ce que décrivait Piaget parlant de l’« évolution des mythes relatifs à l’origine de l’homme, dans le sens de l’artificialisme de plus en plus immanent , c’est-à-dire prêté à la nature elle-même » [1].

Dans Momotaro, l’enfant-pêche, inspiré d’un conte japonais, la naissance de l’enfant est provoquée par le pêcheur qui coupe la pêche dans laquelle il se trouve.

Dans le conte bulgare, La Fraxinelle de l’espace, le peuple androgyne de l’espace se retirera de la Terre, son terrain de jeu, pour laisser prospérer l’espèce humaine. Mais il prendra soin de laisser sur la planète la fraxinelle pour soigner les malades : la fleur n’existe que pour les humains, selon un finalisme convenant avec la mentalité des enfants qui, comme les extraterrestres du conte, considèrent la Terre en tant qu’entité vivante (« Nous t’offrons ce cadeau, à toi et aux hommes : Fraxinelle »).

De même, dans Comment le pin blanc scella la paix, conte de coloration amérindienne, le pin déclare : « ma mission était simplement d’apporter la paix chez les iroquoiens des États-Unis et du Canada, des premières nations qui se faisaient la guerre depuis si longtemps qu’elles ne savaient plus pourquoi ». On retrouve bien le finalisme adossé à l’animisme et à l’artificialisme. Ce qui dans le conte japonais était dévolu à la pêche l’est ici par la pomme de pin.

Dans Pastèque, fille du dragon, provenant d’Iran, ou plus précisément de Perse, l’histoire raconte l’origine de la pastèque, avec, au fondement de sa création, la fonction de plaire aux hommes.

Il faut bien louer cet album respectueux de la mentalité enfantine, de 3 à 8 ans, qui fait aussi voyager et qui porte un message contre la guerre et en faveur de l’amour de la terre.

 

Plantes intrépides. Cinq contes pour jeunes pousses, et La Courge qui parlait. Contes de Haute-Guinée sont à offrir, à proposer aux enfants. Les bibliothèques auront à cœur d’en enrichir leurs rayonnages. De plus, ces deux livres, si respectueux de la mentalité enfantine permettront à leurs jeunes lectrices et lecteurs, de découvrir que l’imaginaire fait fi des frontières…

Philippe Geneste



[1] Piaget, jean, La Représentation du monde chez l’enfant, Paris, PUF, 1991, 335 p. – p.309.

18/06/2023

La littérature en ligne de mire

La littérature de jeunesse remplit, à bien des égards, et même s’il ne s’agit pas de sa fonction première aujourd’hui, une fonction de passeuse du patrimoine littéraire. Adaptant les classiques, elle opère sous différentes formes mais introduit inévitablement le lectorat à la littérature. Dans ce blog, nous nous arrêtons à deux adaptations en bande dessinée : l’une porte sur un roman de science-fiction, l’autre sur un classique de la littérature helvétique romande où le réalisme se nourrit de l’étrangeté puisée dans la connaissance fine des mœurs et des conditions de vie de la population décrite. On nous dira peut-être que ces deux adaptations ne s’adressent pas spécifiquement à la jeunesse. Et ce sera juste. Mais il est tout aussi juste de considérer les deux ouvrages chroniqués comme une excellente propédeutique à la lecture d’œuvres devenues des classiques et qu’il serait dommage que le lectorat préadolescent et au-delà les ignorent. Une adaptation est une lecture ; lire une adaptation c’est entrer dans un apprentissage de la lecture en s’appuyant sur un guide, ici les auteurs de bandes dessinées. Lire c’est aller vers la littérature. Embarquons.

 

WATTERS Dan (adaptation), PRAMANIK Dev (dessins), ESCUIN LLORACH (couleurs), L’homme qui venait d’ailleurs, traduction et postface de Michel PAGEL, Philéas, 2023, 104 p., 19€90

Voici l’adaptation du film, sorti en 1976, L’Homme qui venait d’ailleurs de Nicholas Roeg avec David Bowie en personnage principal, lui-même adaptation assez fidèle du premier roman de science-fiction de l’américain Walter Tevis (1928-1984), L’Homme tombé du ciel paru en 1963.

Il est notoire que la bande dessinée s’attache au film par le dessin de Pramanik qui ressaisit les visages des acteurs, alors que Watters prend ses distances avec le film qu’il adapte. Contrairement au film, la bande dessinée choisit de scruter la part du double en chacun, d’abord chez Thomas Jerome Newton, extraterrestre envoyé sur Terre pour sauver le peuple d’Anthea menacé de mourir du manque d’eau suite aux catastrophes engendrées par le mode de vie et de développement dont elle est le théâtre. T.J. Newton a pour mission de trouver un moyen de transporter de l’eau jusqu’à Anthéa. Le thème du double rejoint celui de l’exil et la bande dessinée interroge la notion d’intégration autant que celle de l’hospitalité. T.J. Newton fait l’expérience à ses dépens que les terriens trop anthropocentrés n’ont aucune capacité à voir le différent et ce qu’il peut apporter à leur vie, notamment, c’est une partie de sa mission, les protéger de la catastrophe finale où les mènent la concurrence, la compétition et les profits.

C’est le troisième thème approfondi. Pour les terriens, tout ce qui compte, ce sont les rapports financiers des nouvelles technologies, qui font sombrer l’industrie terrienne dans des dérives meurtrières. Aussi, la fin de la bande dessinée épouse le ton mélancolique qui couvre en partie le roman de Walter Tevis.

L’articulation de ce ton de l’adaptation avec le dessin nerveux, réaliste et sombre mais aussi ouvrant des fenêtres à l’imaginaire par la transcription des pensées et rêves de T.J. Newton, crée un effet de suspens qui prend le lectorat, capte son attention. Les images des personnages vivent d’une consistance émouvante. La composition en montage alterné alourdit une atmosphère déjà pesante et menaçante. Face au mystère de cet inventeur qui utilise des technologies venues de nulle part, la défiance industrielle, politique et policière organisent non pas de trouver la solution de l’énigme mais d’exécuter l’étranger.

En actualisant par ces thèmes approfondis la thématique initiale du roman, sans compter celui de la sécheresse qui ne relève plus de l’anticipation puisque la crise climatique la rend d’une actualité immédiate, puisqu’en France, par exemple, plus du tiers des eaux potables, en surface et souterraines, sont polluées par des résidus du Chlorothalonil, un pesticide soi-disant interdit en Europe car cancérogène… C’est tout à l’honneur de l’adaptation de Dan Watters de ne pas avoir réduit la trame du film à des péripéties dites représentatives de l’œuvre. Dan Watters a su actualiser le film, tout en se ressourçant au roman. Le film faisait deux heures, une réduction conséquente d’un roman qui faisait deux-cent-quatre-vingt-huit pages. L’histoire dans la bande dessinée occupe quatre-vingt-dix-huit pages, soit une certaine réduction encore par rapport au film. Mais le choix de l’approfondissement de thèmes précis crée suffisamment d’intensité pour que l’adaptation ne tombe pas sous le coup de la troncation, et, au contraire, s’élève à une œuvre à part entière, servie en cela par le travail du dessinateur et du coloriste.

 

Pauchard Quentin, La Grande Peur dans la montagne, d’après le roman de Charles Ferdinand Ramuz, Helvetiq, 2023, 128 p. 24€90

« Mais la montagne a ses volonté »

Ch.-F. Ramuz

Les éditions Helvetiq poursuivent leur adaptation en bande dessinée de l’œuvre romanesque du grand écrivain suisse romand Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947). Après Fabian Menor, c’est à un autre jeune dessinateur suisse qu’est confiée l’adaptation, et avec la même réussite.

À nouveau, la montagne est le personnage principal. C’est elle qui fait vivre le village, c’est en elle qu’est inscrite la filiation ancestrale des habitants et habitantes. Or, les villageois, contre la coutume, décident d’envoyer sept hommes et un troupeau de vaches laitières à l’alpage maudit Sasseneire, abandonné depuis vingt ans. Les anciens s’y opposent mais les temps doivent changer. La montagne se retourne alors contre les villageois. Symboliquement fort, l’amour de deux jeunes gens va être brisé car on ne retourne pas à la haute montagne, à la mère éternelle.

Quentin Pauchard réussit à rendre l’atmosphère du roman qui évite le fantastique tout en menant les lecteurs et lectrices dans le creuset de croyances et de superstition. C’est la grande force de Ramuz que de nous faire pénétrer dans la mentalité montagnarde sans emprunter les voies du merveilleux ou du fantastique. La Grande Peur dans la montagne (1926) relève de l’étrange pur (1). Avec « un sens du mystère » (2) propre à ses œuvres de la maturité, le romancier s’attache à décrire la peur des protagonistes et c’est à travers leur peur que s’immisce chez le lectorat un sentiment d’inquiétude et d’irrationnel. C’est un défi pour un dessinateur de ne lier sa narration graphique qu’aux sentiments des personnages et de résister à la tentation de créer des images impliquant le surnaturel. Quentin Pauchard y réussit, en usant de couleurs et tonalités sombres renforcées par le papier mat, pour présenter la montagne comme actrice englobante de l’entièreté du village et des villageois (un village de peu d’âmes dirait-on en langage courant…). La montagne fait l’objet de peintures en plan de grand ensemble, masse compacte autant vaporeuse que rocheuse, où s’entremêlent nuages en tous genres, glaciers, épaisses nappes neigeuses, rochers, pierres éboulis. La montagne se mêle au ciel ou plutôt, le ciel se pénètre dans la montagne, le ciel qui est souvent l’image du vide, du désert, de l’agonie dans le roman et qui ici épouse l’entité rocheuse englobante du tout de l’humanité paysanne. Les personnages sont eux vus principalement en plans rapprochés, parfois vers le gros plan mais pas trop souvent afin de ne pas jouer sur la corde de l’horreur ou du fantastique. Ce que Quentin Pauchard réussit aussi avec maestria c’est de peindre l’indifférence relative que les villageois manifestent à l’égard du malheur des autres et notamment de Joseph et Victorine, les deux amoureux. Quant à Clou, un berger borgne, le seul des membres du village qui ne craint pas la montagne, qui en tire le profit de quelques pépites d’or arrachées à ses entrailles, le dessinateur souligne son originalité en le faisant borgne parfois de l’œil droit, parfois de l’œil gauche, être ambivalent, peu fiable et juste centré sur son profit personnel. Il y a toujours de la diablerie dans l’univers ramuzien. Quentin Pauchard en joue mais avec discrétion et il rend compte d’un trait essentiel de l’œuvre de Ramuz, celui de ne pas se centrer sur un drame focalisé sur un personnage unique (le couple amoureux, par exemple) mais sur la communauté villageoise toute entière. Et c’est là le réalisme littéraire de l’auteur vaudois : faire vivre l’âpreté d’un groupe humain, les passions idéelles qui le traversent, les comportements solidaires, égoïstes, indifférents par lesquels se constitue l’entité villageoise. Un chef d’œuvre, un « sommet » disait Henry Poulaille, que Quentin Pauchard fait entrer en bande dessinée.

Philippe Geneste

Notes

(1) Todorov, Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris, édition du Seuil, 1976 (1ère éd. 1970), 185 p.

(2) Poulaille, Henry, La Littérature par le peuple. (Nouvel âge littéraire, 3). De Marguerite Audoux à Joseph Voisin, préfaces, prières d’insérer, hommages, rassemblés et annotés par Jean-Paul Morel, Jérôme Radwan, Patrick Ramseyer, Bassac, Les Amis d’Henry Poulaille & Plein chant, 2013, 522 p. - p.404


12/06/2023

La littérature de jeunesse en action

Livre pratique et pratique littéraire

BEAUVAIS Clémentine, Écrire comme une abeille. La littérature de jeunesse, de la lecture à l’écriture, Gallimard, 2023, 447 p. 27€90

Voici un livre très généreux par l’autrice et traductrice d’œuvres littéraires destinées à la jeunesse. Il s’adresse aux professionnels et professionnelles du livre, aux adultes, aux enseignants et enseignantes, aux jeunes adultes passionnés de littérature de jeunesse et désireux ou désireuses d’écrire à destination du jeune lectorat. Des adolescents et adolescentes pourront aussi se plonger dans bien des parties, sous-parties et chapitres dont ils feront aisément leur miel. L’ouvrage rassemble un « survol » du champ littéraire traité, des conseils pratiques pour écrire une fiction, tenir un atelier d’écriture, un guide pratique pour contacter des éditeurs, pour se renseigner auprès de professionnels de l’écriture, c’est aussi une introduction à cette littérature avec une tentative de constituer un ensemble de caractéristiques propres mais aussi de parcourir les genres, de différencier les créations en fonction des âges du lectorat.

Le livre de Clémentine Beauvais permet aussi de s’approprier certaines analyses formelles (poétique du récit pour la jeunesse). Les exemples abondent, les applications sont détaillées et commentées. Le style est très clair et comme l’autrice s’appuie bien souvent sur son expérience, on la suit avec plaisir et, la lecture achevée, le sentiment d’avoir appris des choses est gratifiant.

L’autrice, qui est une partisane de la littérature de jeunesse, n’omet pas d’en interroger les côtés obscurs, ce qu’elle nomme le « carrefour de tensions » mais aussi lorsqu’elle aborde ce qu’elle nomme les « identités » du « livre jeunesse ».

Un tel livre sera considéré comme un manuel, comme une somme, comme un inventaire de tentations, en tout cas, chaque curieux d’écriture y trouvera à butiner.

 

CUBELLS Cristina, Bruits, joue avec les sons, illustratrice Joana CASALS, éditions Helvetiq, 2022, 32 p. 18€

Merveilleux ouvrage que cet album, magnifiquement illustré par Joana Casals qui réussit une adaptation colorée, dessinée de partitions pensées par Cristina Cubells.

L’album rassemble des doubles pages correspondant à des partitions dessinées. Celles-ci, très aisées à lire, se composent d’onomatopées et d’interjections dont la taille de la police varie modulant la durée et la tonalité ; le rythme est suggéré par la succession linéaire et spatialisé des sons à émettre. Les sons sont représentés par des éléments phoniques et par des éléments graphiques à forme géométrique.

Comment l’enfant utilisera-t-il ce livre pratique ? Petit, il lui faudra être accompagné pour saisir le code proposé par Cristina Cubells. Plus grand, il pourra se régaler seul et jouer les partitions. Chaque double page comprend le mode d’emploi du code, un code qui laisse libre cours souvent à l’imaginaire enfantin pour interpréter de manière sonore des symboles graphiques. Évidemment, l’album ne se lit qu’à haute voix.

L’intelligence des autrices est de proposer une initiation à la musique par le jeu et la pratique vocale. Pour conclure, recommandons ce livre joyeux, intelligent, instructif et qui nécessite l’action des jeunes lecteurs et lectrices. Un régal.

Philippe Geneste

 

Théâtre

Le collège est à nous, Texte : Direction Vanessa Pedrotti, à partir des improvisations des jeunes acteurs Mise en scène  : Vanessa Pedrotti avec la collaboration de Virginie Aimone Avec  : Adlenn et Alicia Djermoune, Émilie Lopes, Luna Rizzuto, Michel Bernard, Safir Souici et Vanessa Pedrotti, Équipe encadrante : Laurie Beillevaire, Ingrid, Pauline… Durée : 30 min

Dans la société actuelle, les jeunes sont souvent infantilisés et placés en position d’apprentis. L’aboutissement de cette pièce nous montre au contraire leur fougue créatrice et à quel point ils sont acteurs et vecteurs de savoirs. Ils sont une source d’inspiration que beaucoup d’adultes pourraient trouver salvatrice s’ils leur accordaient une attention réelle et sincère. Cette pièce ouvre ainsi une réflexion sur le système éducatif actuel, en questionnant les rapports de domination qui lui sont immanents mais aussi ses possibles métamorphoses.

Résumé  : C’est à la UNE de tous les journaux ! Les élèves de Valdocco ont pris d’assaut leur collège et ont décidé de l’autogérer. L’évènement a fait le buzz sur tous les réseaux et plusieurs célébrités ont décidé de soutenir la démarche des collégiens. Le jour de la conférence de presse tous les journalistes sont là pour interroger les élèves référents sur les causes de l’insurrection et sur les modalités de gestion qu’ils ont mis en place. L’un d’eux a même l’opportunité de rentrer dans l’enceinte du collège pour documenter leur projet en interne. Sa visite nous permet de découvrir la cour de récrée, le foyer, la cantine et le gymnase qui accueillera le tant attendu festival rouge… Elle nous permet également d’apprécier le charisme et l'émancipation de chaque personnage.

Contexte de création : Il s’agit d’une création réalisée dans le cadre d’ateliers de théâtre menés depuis septembre 2022 au Valdocco (13013). Ce centre d’éducation populaire s’est donné pour mission d’agir auprès des jeunes en faveur de la prévention, de l’éducation et de l’insertion professionnelle. Dans cette optique, une collaboration avec le collectif Manifeste Rien est née pour permettre à 6 jeunes de devenir auteurs, acteurs et coproducteurs de leur création théâtrale. À travers des exercices d’improvisation et des techniques du théâtre de l’opprimé (Cf. Augusto Boal), des idées, sujets, discussions ont émergé et une dramaturgie s’est peu à peu dessinée autour des thèmes du collège et de l’émancipation. Le scénario n’a donc pas été préparé à l’avance mais écrit à partir du travail des jeunes. Le cadre de l’atelier a permis de faire exprimer des colères et des rêves, tout comme de parler de discriminations. Il a été un lieu bienveillant où ils ont pu verbaliser et comprendre leurs émotions et les tensions immanentes à la vie sociale, notamment celle vécue en milieu scolaire.

info : manifesterien@gmail.com

 

 

04/06/2023

La littérature de jeunesse au risque du développement de l’enfant

DENEUX Xavier, Le Cerveau, Milan, 2022, 24 p. 12€90

Le livre est destiné selon les éditeurs aux enfants « à partir de 3 ans ». Effectivement, le format, l’aspect fortement cartonné des pages, le jeu des reliefs pour accompagner des doigts les explications du texte sont souvent l’apanage des ouvrages pour les petits. Mais la teneur du livre, la nécessité de suivre ce qui est dit en regard de l’image ouvrent la lecture aux enfants plus âgés et probablement avec plus de bénéfice.

L’ambition de cet ouvrage est de présenter des mécanismes du cerveau en lien étroit avec les illustrations de Xavier Deneux. Alors, bien sûr, expliquer aux petits le fonctionnement du cerveau est une gageure. Les jeunes enfants de la commission lisezjeunesse ont retiré l’idée que le cerveau était un organe, une réalité matérielle. Le texte s’appuie souvent sur des analogies pour être compris, et l’image réalise à bien des égards l’analogie du texte en vis-à-vis. Des enfants plus grands, ceux de l’école primaire, ont été retenus par le livre, et d’une certaine façon en ont retiré un plus grand bénéfice. Les images en relief les ont vraiment attirés vers la lecture du texte. Avec les plus petits, le dialogue -absolument nécessaire- a été dirigé par les enfants vers « Qu’est-ce qu’il y a dans ma tête ? », « Il y a quelque chose qui fonctionne dans ma tête ? Comment ? » et plus tard « Pourquoi ? ».

 

KAARIO, Victoria, Le temps est rond, illustrations de Juliette BINET, rouergue, 2023, 20 p. 13€

Ce très bel ouvrage, magnifiquement édité, avec des illustrations de couleur jouant sur le rond, le cercle, la géométrie des formes courbes, le grain du papier, quasi pointilliste, cet album appelle quelques commentaires quand il est annoncé pour les enfants dès deux ans.

L’histoire est celle d’une mère et de sa fille, Mona. La mère doit s’absenter pour son travail pendant six jours, elle prend un avion de nuit, après avoir accompli le rite de l’endormissement de l’enfant. La dynamique de l’histoire repose sur l’acceptation par Mona du délai d’attente de six jours. Le récit est donc un récit concentré sur un intervalle de temps, une durée.

Si on lit à un enfant de deux ans cet album, il ne pourra pas entrer dans le récit. Cette durée est une durée non vécue, le livre suppose donc que l’enfant se la représente. C’est l’objet de la métaphore du temps « rond » et des illustrations qui la concrètent. Or, un enfant de deux ans ne pourra pas accéder à la représentation de cette durée, et encore moins, à la représentation de l’anticipation par Mona du délai de son attente de la mère. La métaphore elle-même n’est pas une aide. L’histoire racontant un trajet en aller et retour dessine une linéarité qui va valoir immobilité pour un esprit enfantin. Quant aux comparaisons dont use la grand-mère pour amener l’enfant à concevoir et dédramatiser l’absence de la mère, elles font fi de la dissociation nécessaire entre forme de la pensée et contenu de la pensée enfantine. Or, au niveau de l’emboitement des durées, ce n’est que tardivement que cette dissociation est maîtrisée.

Malgré le texte bien écrit et les illustrations riches, c’est une illusion de penser amener un enfant à concevoir le délai pour se représenter l’histoire ; c’est supposer que l’enfant puisse comparer des durées synchrones. Il faudrait à l’enfant construire en imagination les rapports d’ordre et d’intervalles. Sans appui sur son action propre, le petit de deux ans ne verra que des jeux de couleurs et de formes, entendra une histoire contée, mais il ne sera pas actif sur l’album. L’enfant de cet âge vit le choix intérieur à ses actes, il ne possède pas, avant 8/9 ans, la notion de temps unique et homogène nécessaire pour penser l’histoire proposée. Il n’a pas une représentation du temps comme le suppose la compréhension de l’album. Victoria Kaario n’a pas tenu compte de ce fait.

Toutefois, cet album pourrait être précieux dans la bibliothèque des petits, si les parents, les adultes, les professionnels de l’enfance utilisaient le livre auprès de l’enfant au fil des âges, en y revenant d’âge en âge et régulièrement. Le livre prendrait alors une grande valeur d’accompagnement de la construction du temps par référence à la mère de Mona. Cette utilisation serait aussi un apprentissage de la lecture en tant que l’acte de lire aurait pour fin de rejoindre les objets (personnages) du livre (ici/ailleurs, présence/absence, présent/futur). En âge de lire seul l’album, le jeune lectorat ferait alors son miel de l’expérience mentale représentée d’une attente, sujet véritable du livre.

 

DOUZOU Olivier, Je, éditions du rouergue, 2023, 96 p., 17€

Cet ouvrage pourrait être classé parmi les imagiers mais ce serait un imagier des pensées de l’enfant. Il pourrait être classé parmi les livres pour les tout-petits, ce qu’indique d’ailleurs l’annonce du livre « dès la naissance ». Nous préférons le classer dans le genre de l’album, ce qui nécessite quelque explication. Olivier Douzou a réalisé un travail graphique en couleur, purement géométrique et donc reposant sur une abstraction symbolisatrice. Avec précision, il semble que les illustrations soient conçues comme des pictogrammes. On connaît l’usage qui est fait, pour le meilleur et pour le pire, dans l’éducation, afin, c’est l’argument, de faciliter l’accès au langage des enfants. Toute une vogue a déferlé dans l’éducation des jeunes sourds, avec des résultats peu probants et des effets jamais réfléchis ni établis par les concepteurs et conceptrices de ces outils.

Si le livre d’Olivier Douzou devait être réservé aux tout-petits, alors il tomberait dans le travers de cet usage et les effets mal discernés mais somme toute peu avantageux pour les enfants. En effet, l’usage de pictogrammes n’apporte rien à un bébé, un enfant de 1 an ou de 2 ans pour entrer dans le langage ni dans l’écriture.

En revanche, si on veut bien considérer le livre d’Olivier Douzou comme un album, on évitera de le proposer précocement et on le lira avec l’enfant après 2 ans et surtout plus tard. En effet, il sera alors possible de dialoguer avec l’enfant sur les dessins géométriques, sur les symboles qu’ils proposent : d’où l’intérêt de lire de 3 à 5 ans. Alors, si la lecture est accompagnée par l’adulte, l’ouvrage est une mine de réflexion, un prétexte ludique à une multitude d’exercices langagiers et aussi une propédeutique à la réflexion sur sa vie. Les phrases données en légende sous chaque dessin relèvent souvent d’un niveau soutenu de langue. En cela, elles traduisent des sensations, des sentiments, des désirs, des volontés, des comportements enfantins dans un discours propre aux adultes. Le dialogue avec l’enfant permet à celui-ci d’exprimer avec ses mots ces diverses tendances subjectives et donc de réfléchir au sens de rejouer sa vie. Dès lors, l’album Je est un livre où la joie de lire dans la surprise, la provocation à la recherche de solutions d’énigmes, l’exercice précisé du langage, l’objectivation même relative de représentations se croisent, s’enrichissent, se mêlent au gré des pages dans le respect total de l singularité de chaque enfant.

Philippe Geneste