KA Olivier, demi-frère, éditions rouergue, collection doado noir, 2022, 223 p. 16€
Le roman d'Olivier Ka paru en 2015, Janis est folle,
racontait les pérégrinations d’une jeune femme, Janis, que son fils adolescent,
Titouan, suivait dans ses errances folles. Un jour, lors d’une halte, Janis lui
avait expliqué le chemin de vie des « Hommes-Oiseaux », nom
choisi par les hommes et les femmes d’une tribu amérindienne parce que tel des
oiseaux, ils désirent aller toujours plus loin, toujours plus haut, et pour
cela refusent toute charge ou bien matériel qui, selon eux, entravent leurs
échappées.[1]
De même Laureline, qui illumine de sa quête le roman paru récemment
d’Olivier Ka, Demi-frère, a-t-elle déserté, âgée de vingt ans, un
quotidien sans surprise, étouffant d’ennui, avec un avenir emmuré dans des
obligations financières et lourd de contraintes sociales. Quand on lui demande
les raisons de ce choix, si c’est pour vivre un idéal ou pour l’urgence de
fuir, elle répond : « Je crois que ce que j’aime le plus au monde,
c’est partir. ». Pour ce faire, le baccalauréat et le permis de
conduire en poche, elle a travaillé deux ans, et a pu acquérir un fourgon
« fatigué », « rouillé », mais aménagé et en
bon état de marche. Il est devenu son seul lieu de vie, l’une de ses rares
possessions. Désormais majeure, elle quitte enfin le foyer sclérosé de ses
parents. Sur le tableau de bord de son fourgon, en figure de proue, de petits
doudous disposés là comme une présence tendre de l’enfance, semblent indiquer
la voie… Jusqu’à sa rencontre, dans le Tarn, avec un garçon terrifié.
C’est au retour d’une marche en forêt avec son chien Rufus, heureuse de
rejoindre, avant la nuit tombée, le nid douillet de son fourgon, qu’elle
découvre une silhouette enfouie sous des couvertures.
C’est un adolescent qui s’est réfugié là, il est malingre et un peu
hagard, le visage en sang, avec, comme le décrit Olivier Ka, quelque chose d’un
oiseau-migrateur. Mais devant sa détresse, son regard perdu et d’une grande
douceur, Laureline n’a de cesse d’essayer de le comprendre, lui qui est quasi
mutique et de l’aider dans sa quête exigeante – retrouver son frère, son
« demi-frère » en fait –, cette quête qu’elle va
partager, avec pugnacité et sensibilité. Elle qui ne désire rien que vivre sans
contraintes, va prendre le jeune intrus sous son aile, deviner les façons de
communiquer avec lui, surprendre ses angoisses, les déjouer… enfin, essayer.
L’adolescent lui donne enfin son prénom, Gabin, et celui de son demi-frère,
David qui construit des cabanes en forêt. On comprend bien vite que le terme demi
n’exprime pas la moitié d’un frère, mais la partie sombre d’une enfance
meurtrie et qui vient envahir…
Laureline a une lourde tâche, dont la résolution parait impossible.
Laureline qui, aux paroles gentilles d’une dame lui demandant si Gabin est son
frère, répond « mon demi-frère » …
Comme lui, la jeune femme étouffe dans les endroits sombres, fermés,
comme lui, elle déteste les diktats de la société. Mais si elle s’en est
évadée, lui ne le peut, les murs de ses tourments ne sont pas près de
s’effondrer… étranges fratries où des êtres si différents en apparence viennent
offrir à la vie « le même sourire ».
L’écriture élégante coule, vivace, sensible. La poésie s’y niche, tantôt
gaie, lumineuse et tantôt bouleversante, faisant affleurer au gré des pages une
humanité généreuse, chaleureuse, où chaque rencontre est prétexte à une
nouvelle histoire, une expérience de vie chaque fois différente. Le roman suit
ainsi son chemin, aussi imprévisible que le cours d’une rivière. Comme elle,
épousant le vagabondage et la quête de l’héroïne et du héros, il est fluide ou
en cascade, mais aussi piégeux, cachant des remous inquiétants, dangereux.
Roman réaliste, Demi-frère
offre de belles pages sur
l’écologie, le refus de s’aligner sur le monde consumériste et de se soumettre
à une société de l’argent. Il inscrit dans ses marges comment, en se libérant des
réflexes sclérosant la pensée, on est bien plus enclin à comprendre ce qui
semble étranger. Roman psychologique, il est ancré sur l’écoute,
l’empathie ; il décrit l’irrépressibilité de la mobilité, de la
vivacité, la quête infinie de liberté et un cheminement erratique de la
réalisation de soi, choisie pour l’une ou empêchée pour l’autre. Mais comment
peut-on quérir l’inconnu et comprendre les drames, les tourments qui détruisent
un ami, comment l’aider à s’en guérir ; puis partir au-delà des
injonctions qui alourdissent, qui abîment la vie, et suivre un peu, même par
jeu, l’empreinte légère des Hommes-Oiseaux ?
Annie Mas
DEROIN Christine, Chemins détournés, au secours
j’ai besoin d’aide, avec la participation de Giles Martinez, Le
Muscadier, 2021, 95 p. 12€50
Chaque chapitre du livre, nommé
« épisode », est suivi d’une scolie qui explique en termes
psychiatriques la situation que le lectorat vient de lire. Sont ainsi
abordés : les urgences psychiatriques, les organismes où se rendre en cas de
maladie psychiatrique, les différents types de schizophrénie, les apports de la
neurologie, les différentes professions s’occupant de la prise en charge des
maladies mentales, les différents symptômes, les modalités d’hospitalisation,
le développement de l’éducation thérapeutique du patient (c’est-à-dire l’inciter
à la connaissance de sa pathologie). Ainsi, le sens de chaque chapitre fait-il
l’objet d’une relecture qui est bénéfique puisqu’elle ouvre des horizons
nouveaux de compréhension au jeune lectorat. Certes, le psychiatre praticien,
Gilles Martinez, chargé des scolies, penche vers la psychiatrie
comportementaliste, mais le livre donne un éventail des autres thérapies.
Quant à l’histoire, c’est celle d’une
lycéenne dépressive que l’on suit à travers les réactions de sa meilleure amie
et d’un surveillant qui a connu, lui-même, une descente aux enfers. L’écriture
est sans ornement, directe, les situations sont campées avec efficacité.
L’avantage de l’alternance entre l’écriture de la fiction et le texte donnant
un éclairage, chapitre après chapitre, est de permettre au récit de ne pas
s’enfoncer dans le didactisme.
Le livre attire l’attention aux
personnes que l’on dit, trop vite, dépressives. Il est une vraie introduction à
la maladie mentale. Une annexe pratique (adresses et objets des organismes)
clôt l’ouvrage. La fiction, elle-même, a le mérite de faire saisir la réalité
de la souffrance psychologique et de la comprendre non sans lien avec la
douleur physique. Le récit enveloppe les faits et gestes de cette souffrance qui
interfère avec la construction sensible de la personne en devenir. Toute
individualité est toujours complexe, n’est-ce pas le cœur de l’enjeu du livre ?
Philippe Geneste