Anachroniques

30/04/2023

Au cœur des sourires détournés

KA Olivier, demi-frère, éditions rouergue, collection doado noir, 2022, 223 p. 16€

Le roman d'Olivier Ka paru en 2015, Janis est folle, racontait les pérégrinations d’une jeune femme, Janis, que son fils adolescent, Titouan, suivait dans ses errances folles. Un jour, lors d’une halte, Janis lui avait expliqué le chemin de vie des « Hommes-Oiseaux », nom choisi par les hommes et les femmes d’une tribu amérindienne parce que tel des oiseaux, ils désirent aller toujours plus loin, toujours plus haut, et pour cela refusent toute charge ou bien matériel qui, selon eux, entravent leurs échappées.[1]

De même Laureline, qui illumine de sa quête le roman paru récemment d’Olivier Ka, Demi-frère, a-t-elle déserté, âgée de vingt ans, un quotidien sans surprise, étouffant d’ennui, avec un avenir emmuré dans des obligations financières et lourd de contraintes sociales. Quand on lui demande les raisons de ce choix, si c’est pour vivre un idéal ou pour l’urgence de fuir, elle répond : « Je crois que ce que j’aime le plus au monde, c’est partir. ». Pour ce faire, le baccalauréat et le permis de conduire en poche, elle a travaillé deux ans, et a pu acquérir un fourgon « fatigué », « rouillé », mais aménagé et en bon état de marche. Il est devenu son seul lieu de vie, l’une de ses rares possessions. Désormais majeure, elle quitte enfin le foyer sclérosé de ses parents. Sur le tableau de bord de son fourgon, en figure de proue, de petits doudous disposés là comme une présence tendre de l’enfance, semblent indiquer la voie… Jusqu’à sa rencontre, dans le Tarn, avec un garçon terrifié.

C’est au retour d’une marche en forêt avec son chien Rufus, heureuse de rejoindre, avant la nuit tombée, le nid douillet de son fourgon, qu’elle découvre une silhouette enfouie sous des couvertures.

C’est un adolescent qui s’est réfugié là, il est malingre et un peu hagard, le visage en sang, avec, comme le décrit Olivier Ka, quelque chose d’un oiseau-migrateur. Mais devant sa détresse, son regard perdu et d’une grande douceur, Laureline n’a de cesse d’essayer de le comprendre, lui qui est quasi mutique et de l’aider dans sa quête exigeante – retrouver son frère, son « demi-frère » en fait –, cette quête qu’elle va partager, avec pugnacité et sensibilité. Elle qui ne désire rien que vivre sans contraintes, va prendre le jeune intrus sous son aile, deviner les façons de communiquer avec lui, surprendre ses angoisses, les déjouer… enfin, essayer.

L’adolescent lui donne enfin son prénom, Gabin, et celui de son demi-frère, David qui construit des cabanes en forêt. On comprend bien vite que le terme demi n’exprime pas la moitié d’un frère, mais la partie sombre d’une enfance meurtrie et qui vient envahir…

Laureline a une lourde tâche, dont la résolution parait impossible. Laureline qui, aux paroles gentilles d’une dame lui demandant si Gabin est son frère, répond « mon demi-frère » …

Comme lui, la jeune femme étouffe dans les endroits sombres, fermés, comme lui, elle déteste les diktats de la société. Mais si elle s’en est évadée, lui ne le peut, les murs de ses tourments ne sont pas près de s’effondrer… étranges fratries où des êtres si différents en apparence viennent offrir à la vie « le même sourire ».

L’écriture élégante coule, vivace, sensible. La poésie s’y niche, tantôt gaie, lumineuse et tantôt bouleversante, faisant affleurer au gré des pages une humanité généreuse, chaleureuse, où chaque rencontre est prétexte à une nouvelle histoire, une expérience de vie chaque fois différente. Le roman suit ainsi son chemin, aussi imprévisible que le cours d’une rivière. Comme elle, épousant le vagabondage et la quête de l’héroïne et du héros, il est fluide ou en cascade, mais aussi piégeux, cachant des remous inquiétants, dangereux.

Roman réaliste, Demi-frère offre de belles pages sur l’écologie, le refus de s’aligner sur le monde consumériste et de se soumettre à une société de l’argent. Il inscrit dans ses marges comment, en se libérant des réflexes sclérosant la pensée, on est bien plus enclin à comprendre ce qui semble étranger. Roman psychologique, il est ancré sur l’écoute, l’empathie ; il décrit l’irrépressibilité de la mobilité, de la vivacité, la quête infinie de liberté et un cheminement erratique de la réalisation de soi, choisie pour l’une ou empêchée pour l’autre. Mais comment peut-on quérir l’inconnu et comprendre les drames, les tourments qui détruisent un ami, comment l’aider à s’en guérir ; puis partir au-delà des injonctions qui alourdissent, qui abîment la vie, et suivre un peu, même par jeu, l’empreinte légère des Hommes-Oiseaux ?

Annie Mas

 

DEROIN Christine, Chemins détournés, au secours j’ai besoin d’aide, avec la participation de Giles Martinez, Le Muscadier, 2021, 95 p. 12€50

Chaque chapitre du livre, nommé « épisode », est suivi d’une scolie qui explique en termes psychiatriques la situation que le lectorat vient de lire. Sont ainsi abordés : les urgences psychiatriques, les organismes où se rendre en cas de maladie psychiatrique, les différents types de schizophrénie, les apports de la neurologie, les différentes professions s’occupant de la prise en charge des maladies mentales, les différents symptômes, les modalités d’hospitalisation, le développement de l’éducation thérapeutique du patient (c’est-à-dire l’inciter à la connaissance de sa pathologie). Ainsi, le sens de chaque chapitre fait-il l’objet d’une relecture qui est bénéfique puisqu’elle ouvre des horizons nouveaux de compréhension au jeune lectorat. Certes, le psychiatre praticien, Gilles Martinez, chargé des scolies, penche vers la psychiatrie comportementaliste, mais le livre donne un éventail des autres thérapies.

Quant à l’histoire, c’est celle d’une lycéenne dépressive que l’on suit à travers les réactions de sa meilleure amie et d’un surveillant qui a connu, lui-même, une descente aux enfers. L’écriture est sans ornement, directe, les situations sont campées avec efficacité. L’avantage de l’alternance entre l’écriture de la fiction et le texte donnant un éclairage, chapitre après chapitre, est de permettre au récit de ne pas s’enfoncer dans le didactisme.

Le livre attire l’attention aux personnes que l’on dit, trop vite, dépressives. Il est une vraie introduction à la maladie mentale. Une annexe pratique (adresses et objets des organismes) clôt l’ouvrage. La fiction, elle-même, a le mérite de faire saisir la réalité de la souffrance psychologique et de la comprendre non sans lien avec la douleur physique. Le récit enveloppe les faits et gestes de cette souffrance qui interfère avec la construction sensible de la personne en devenir. Toute individualité est toujours complexe, n’est-ce pas le cœur de l’enjeu du livre ?

Philippe Geneste

 



[1] Lire le blog Lisezjeunessepg daté du 28 mai 2017 et titré « Maman, femme-oiseau ».

23/04/2023

Pratique de lecture et lectures pratiques

CUBELLS Cristina, Bruits, joue avec les sons, illustratrice Joana CASALS, éditions Helvetiq, 2022, 32 p. 18€

Merveilleux ouvrage que cet album, magnifiquement illustré par Joana Casals qui réussit une adaptation colorée, dessinée de partitions pensées par Cristina Cubells.

L’album rassemble des doubles pages correspondant à des partitions dessinées. Celles-ci, très aisées à lire, se composent d’onomatopées et d’interjections dont la taille de la police varie, modulant ainsi la durée et la tonalité ; le rythme est suggéré par la succession linéaire et spatialisée des sons à émettre, représentés par des éléments phoniques et par des éléments graphiques à forme géométrique.

Comment l’enfant utilisera-t-il ce livre pratique ? Petit, il lui faudra être accompagné pour saisir le code proposé par Cristina Cubells. Plus grand, il pourra se régaler seul et jouer les partitions. Chaque double page comprend le mode d’emploi du code, un code qui souvent laisse libre cours à l’imaginaire enfantin pour interpréter de manière sonore des symboles graphiques. Évidemment, l’album ne se lit qu’à haute voix.

L’intelligence des autrices est de proposer une initiation à la musique par le jeu et la pratique vocale. Pour conclure, recommandons ce livre joyeux, intelligent, instructif et qui nécessite l’action des jeunes lecteurs et lectrices. Un régal.

 

LANGLOIS Florence, Au dodo, les doudous !, Tourbillon, 2022, 20 p. 12€90

Il y a d’abord l’histoire, toute simple, toute drôle, toute fantaisiste : des doudous jouent leur partition pour l’endormissement de Léon le lionceau. Les images de Florence Langlois, aux couleurs vives, avec aplats et silhouettes délimitées, interprètent les animaux avec anthropomorphisme. Onze situations sont ainsi proposées, onze scènes, où l’intérêt ne vaut pas tant dans les évènements que dans la sollicitation faite au tout petit enfant de participer, d’interagir avec les actions, de redoubler les gestes des doudous. Le livre se fait catalogue dynamique de gestes, un imagier en actions si l’on veut. Et il y a plus encore : par ce doublement gestuel des scènes -car il n’y a pas vraiment d’histoire en dehors d’une suite chronologique menant au sommeil… des doudous- l’enfant est invité à réfléchir, mais en acte nous l’avons vu, à l’utilisation des doudous et à leur réalité affective et relationnelle. Tout ceci, bien sûr, juste par le travail de lecture, car, encore une fois, tout est simple dans cet album cartonné au format italien. Vue, kinésie, motricité gestuelle, plaisir et humour, un livre complet pour les tout-petits. 

 

MANCEAU Edouard, Comment ça va ? Bayard, 2022, 34 p. 9€90

Chagrin, tristesse, désespoir, colère, sentiment de vide, cet album cartonné de format moyen aux coins arrondis pour ne pas se blesser, est un merveilleux objet médiateur entre l’adulte et l’enfant. Il permet de mettre des mots sur ce que le petit ressent, sur ce que tout un chacun ressent. Les illustrations sont stylisées, très parlantes : sur un fond en aplat noir est dessinée une tête d’enfant expressive des émotions ci-dessus citées.

 

RAISSON Gwendoline, Et Paf !, illustrations Ella CHARBON, Nathan, 2022, 26 p. 13€95

Voici un petit répertoire d’onomatopées qui, par doubles pages, présente des situations où se loge un bruit à venir sous l’effet de l’action d’une personne. Nous ne sommes ni dans un imagier, ni dans un dictionnaire, ni dans un récit, mais dans un catalogue onomatopéique. On regrettera une erreur : la présence de l’interjection « But » qui vient perturber la classification des mots du bruit du monde en y introduisant l’expression d’une émotion.

Cette réserve mise à part, ce fort volume de moyen format (18cm x18cm) aux coins arrondis, est une excellente occasion de jouer avec l’enfant sur le langage et d’éclairer avec lui le sens des mots. L’enfant éprouvera alors que le langage est ancré dans le monde et dans nos actions sur le monde. Il comprendra aussi qu’avec le langage peut se construire un récit, une histoire qui donne du sens à l’image proposée. En jouant sur ces mots imitatifs de ce qui s’entend, le petit va jouir de la motivation qui préside à la construction des vocables. Et Paf ! propose des onomatopées usuelles liées à ce que l’enfant connaît, l’entraînant ainsi dans une complicité familière avec l’objet culturel qu’est le livre, qui serait donc aussi ce qui parle du quotidien. En détournant le prière d’insérer, nous dirons qu’à défaut de claquer pour faire de drôles de bruits, cet ouvrage séduit car il illustre aussi des bruits à articuler, tous mis en situation significative.

 

BILLET Marion, Mon premier livre des couleurs à toucher, Tourbillon, 2022, 6 p. 19€90

Magnifique ouvrage pour les tout-petits, réalisé en tissu, avec de la feutrine, du velours, du satin, du coton, de la matière à effet cuir. Les pages en tissus sont reliées entre elles, la lecture est douceur. Centrale dans sa fabrication, la matière ne l’est pas pour le contenu de l’ouvrage. En effet, comme l’indique le titre, il s’agit d’éveiller le tout-petit aux couleurs, par la vue, évidemment, et le toucher ; Le toucher vient à l’appui de la vue.

Les couleurs vont par deux, en général autour d’une couleur primaire, mais pas toujours : jaune/orange, bleu/vert, rouge/marron, rose/violet, et enfin noir/blanc avec gris. On incitera donc l’enfant à manipuler le livre-objet en s’appuyant sur les éléments sensoriels pour introduire le nom des couleurs, à la manière d’un imagier, mais d’un imagier tactile autant qu’interactif -au sens où l’enfant et l’adulte dialoguent autour des péripéties du vagabondage du geste de l’enfant sur le tissu et sur les matières.

Tout en tissu, le livre d’une grande douceur se prête aussi, image par image, page par page, à se raconter une histoire en fonction des paysages et situations -très simples- figurés. Une vraie réussite, qui allie beauté et richesse d’explorations possibles avec l’enfant et par l’enfant.

 

BILLET Marion, Mes Animaux à attraper, Tourbillon, 2022, 6 p. 14€90

Il s’agit aussi d’un livre en tissu avec du papier crissant dans les éléments, ce qui ne manque pas d’intriguer l’enfant et donc de stimuler sa curiosité pour le conduire sur la voie de connaissances nouvelles grâce au dialogue avec l’adulte ou avec un autre enfant plus âgé. Chaque page présente des éléments qui dépassent (queue, oreilles, pattes) poussant le petit à manipuler la page et donc à joindre une action tactile voire gustative à la manipulation de mots. Chat, renard, toucan, cochon, lapin, poisson, crocodile, voilà qui fait du livre-tissu un imagier propice à l’acquisition du vocabulaire, même si, comme dans de nombreux imagiers, le mot réfère à une image et non à l’animal lui-même. C’est une nouvelle belle édition de Tourbillon pour les tout-petits.

Philippe Geneste

15/04/2023

Que fait la littérature de jeunesse de l’histoire de la littérature ?

 

Théâtre

GABRIELLE Sarah, CONSOLATO Alexis, Jack et le haricot magique, Théâtre Lucernaire-L’Harmattan, 2022, 67 p. 12€

Illustré par des photographies de représentations de la pièce, l’ouvrage offre une adaptation de cette histoire de géant et de tueur de géants dont les origines plongent jusqu’au douzième siècle, en une histoire d’ogre dérisoire, traitant de faim et de pauvreté. Car Jack, orphelin de père, et sa mère doivent se séparer de leur vache qui ne donne plus de lait.

Sarah Gabrielle et Alexis Consolato ont, pour la scène du Lucernaire, récrit toute l’histoire en gardant l’essentiel : le haricot magique qui permet l’ascension jusqu’à un univers magique. Ils ont conservé, aussi, une autre dimension, celle de la curiosité, ou soif de connaissance de Jack, même si celle-ci est subordonnée à l’intérêt (trouver de la nourriture).

L’autrice et l’auteur jouent sur les mots et formules enfantines pour revitaliser les signifiés perdus dans la stéréotypie du langage courant. En ce sens, la pièce est une vraie œuvre littéraire, avec dédoublement des personnages et acteurs ou actrices. La fin euphorique renoue avec la fonction traditionnelle de transmission d’une idée morale. Mais il serait réducteur d’étrécir cette pièce vivante à la générosité du magicien car c’est aussi une invitation à laisser œuvrer en soi la fiction pour comprendre le monde.

Philippe Geneste

 

Documentaires

MARIN Rose & REDOULES Stéphanie, Arthur et Merlin l’enchanteur, illustrateur Yann COZIC, Milan, 2022, 32 p. 7€60 ; MARIN Rose & REDOULES Stéphanie, Perceval et la quête du Graal, illustrateur Yann COZIC, Milan, 2022, 32 p. 7€60

Ces deux livres ouvrent une nouvelle collection chez Milan, autour de la légende du roi Arthur. Le premier retrace la naissance d’Arthur et ses mystères, ainsi que le rôle de Merlin. On suit Arthur dans sa conquête du titre de roi. Les deux dernières pages présentent un sommaire du texte latin puis roman qui conte la légende. Le second volume met le jeune lectorat en présence de Chrétien de Troyes pour suivre l’histoire de Perceval. C’est l’occasion pour les autrices de décrire quelques principes de la chevalerie. Puis on entre au château du roi Pêcheur, oncle de Perceval -mais celui-ci point ne le sait. Les quatre dernières pages rappellent que Chrétien de Troyes n’a jamais achevé l’histoire, et que des suites lui ont été données puis explicitent ce qu’on appelle le graal.

Commission Lisezjeunesse

 

Biographie

VIDAL Séverine, Georges Sand, l’indomptée, Rageot, 2021, 1239 p. 14€90

Séverine Vidal a réalisé un roman biographique consacré à Amandine Lucie Aurore Dupin de Francueil (1804-1876). S’adressant au jeune public (12/13-16 ans), elle a choisi de raconter l’enfance de l’écrivaine, son adolescence et sa vie de jeune femme jusqu’à sa décision de changer de nom pour publier ses ouvrages. Elle vit alors à Paris avec Jules Sandeau (1811-1883) rencontré en 1830 chez des amis habitant près de Nohant, les Duvernet. C’est avec Jules Sandeau qu’elle publiera ses premiers articles à quatre mains dans Le Figaro, sous le nom de J. Sand et qu’elle écrira Rose Blanche dont il est question dans le récit de Séverine Vidal. Georges Sand, l’indomptée s’achève en 1832, au moment où l’écrivaine doit choisir un nom d’autrice pour publier Indiana que Jules Sandeau, par honnêteté, refuse de cosigner puisqu’il n’a pas participé au processus d’écriture.

Particulièrement bien documentée, cette fiction biographique des jeunes années de l’écrivaine fait la part belle à la généalogie à la fois populaire et noble. Sa mère, Antoinette Sophie Victoire Delaborde est la fille d’un oiseleur parisien. Elle a eu une première fille, Caroline, avant sa rencontre avec Maurice Dupin fils de Louis Dupin dit de Francueil et de Marie Rainteau. Celle-ci est la grand-mère, un des personnages principaux du roman de Séverine Vidal. Maurice Dupin est le père d’un enfant naturel non reconnu, Hippolyte Chariton, demi-frère, donc, de la jeune Aurore.

Après la naissance d’Aurore, Sophie et Maurice Dupin ont eu un second enfant. La fiction biographique commence avec la mort de celui-ci. Cette mort est suivie, huit jours plus tard, par celle de son père. Séverine Vidal met en scène l’amour d’Aurore pour sa mère et les disputes incessantes entre celle-ci et la grand-mère. En 1809, Sophie Dupin confie Aurore à la grand-mère et va s’installer à Paris. C’est un traumatisme pour Aurore, que le récit de Séverine Vidal met décrit avec force détails.

Le roman fait comprendre l’importance de l’enracinement à Nohant de la future écrivaine. Lorsque, suivant en cela les pas de sa mère, elle confiera, à Casimir Dudevant, son fils de 8 ans né de leur mariage survenu juste après la mort de sa grand-mère (1821), et sa fille Solange, deux ans, née de sa liaison avec un ami d’enfance, mais reconnue par Dudevant, ce sera pour aller humer l’ambiance parisienne, découvrir la révolution qui la pousse davantage vers le peuple, un peuple mystifié par ses idées mal dégrossies de bienfaisance, de tolérance et d’humanisme. L’ouvrage s’achève avec les premières publications d’Aurore devenue Georges Sand. Les collégiens et collégiennes comme les lycéens et lycéennes apprécieront ce récit qui, bien qu’écornant l’aspect historique, met l’accent sur la trame familiale.

Philippe Geneste

 

Bande dessinée

BRADBURY Ray, HAMILTON Tim, Fahrenheit 451, traduction de Michel Pagel, Philéas, 2023, 152 p. 20€90

L’adaptation en bande dessinée de l’œuvre probablement la plus marquante de Ray Bradbury (1920-2012), a bien sûr entraîné des modifications de l’hypotexte (texte initial en prose). Mais Ray Bradbury lui-même qui, en 2009, introduit le scénario de Tim Hamilton, nous offrant un regard sur la manière dont l’auteur juge son œuvre cinquante-quatre ans après la publication du roman.

D’une part, les rapports avec 1984 d’Orwell se trouvent soulignés grâce au travail du dessinateur Tim Hamilton ; d’autre part, la folie guerrière de l’humanité y est dénoncée avec insistance grâce au scénario du même Hamilton. Enfin, le dessin met en avant les dangers de la propagande médicamenteuse du pouvoir qui drogue la population à doses d’anxiolytiques.

L’aggravation de la répression au niveau idéologique et au niveau physiologique serait donc une tendance de notre temps, avec l’uniformisation en conséquence des esprits. À la critique de l’aliénation des esprits orchestrée par un pouvoir totalitaire qui a institué les autodafés en politique culturelle du divertissement généralisé (« on organise, on surorganise des super-super-sports », « les magazines sont devenus une agréable bouillie de tapioca à la vanille » p.51 ; « que veut-on avant tout, dans ce pays ? On veut être heureux, pas vrai ? On ne vit que pour ça, pour le plaisir, pour la titillation, non ? » p.53), s’ajoute l’insistance sur un certain pessimisme qui accompagne l’angoisse du personnage : « on ne peut pas forcer les gens à écouter ». Le livre a pris, en vieillissant, une dimension plus accusatrice du capitalisme : l’enjeu de l’intrigue et de la révolte intérieure du personnage, qui suscite sa métamorphose de soldat du feu en homme-livre gardien membre de la communauté humaine de la culture livresque, n’est-elle pas au cœur de l’enjeu actuel autour des réseaux sociaux, des messages en 150 signes (« pour remplir une seule colonne à lire en deux minutes » p.50), et de l’intelligence artificielle ? Hamilton joue de l’alternance entre les couleurs froides (un bleu glacé) et les couleurs du feu, chaudes et dévastatrices. Ce mélange imite l’ambiguïté des personnages car comme l’écrit Bradbury dans sa préface « chaque personnage (…) a droit à son moment de vérité » (p.3). Mais la charge subversive du livre est davantage soulignée encore par son actualisation dessinée en 2023 puisque le pouvoir y tend, comme les gouvernements impérialistes de par le monde aujourd’hui, à concentrer l’attention des populations sur le « comment » se font les choses, introduisant ainsi de longs nappages de discours techniques et de science positive. Or, la subversion est dans la recherche du « pourquoi » car comme le personnage figurant le pouvoir : « Si on se pose trop souvent cette question-là, on finit vraiment très malheureux » (p.54). Et le pouvoir et tous les conformistes vous déclarent fou. Ce lien entre la folie et la subversion est magnifié par la transposition du genre romanesque en bande dessinée.

Bien que le dessin soit fouillé, il y a une volonté de rendre compte de la désagrégation du vivant. Il serait plus juste, suivant en cela la classification proposée par Gérard Genette dans Palimpseste[1], de parler de transposition du roman en bande dessinée que d’une adaptation. La préface de Ray Bradbury qui donne la filiation intratextuelle de Fahrenheit 451 (les nouvelles qui ont été finalement préparatoires à l’écriture du roman) va également dans ce sens. Dans la fin ouverte du livre, peuvent se lire trois messages : un appel à la lucidité des dérives actuelles de la science et des discours idéologiques ; l’affirmation de la nécessité de se regrouper pour résister à l’uniformisation et comprendre ce qui se passe ; enfin entreprendre, malgré l’impasse qui se dessine, une œuvre volontaire de contestation.

Philippe Geneste

 

Album

THEULE Larissa, Kafka et la poupée, traduit de l’anglais (USA) par Ilona Meyer, illustrations de Rebecca GREEN, éditions des éléphants, 2023, 32 p. 14€50

Quel étonnement de rencontrer Kafka (1883-1924) comme personnage central d’un album pour les petits enfants. Larissa Theule a puisé dans une anecdote de sa vie, datant de 1923, alors qu’il vivait à Berlin avec Dora Diamont, sa dernière compagne. L’anecdote est celle-ci : il rencontre lors d’une promenade dans un jardin public une petite fille qui pleure sa poupée perdue. Kafka, va alors, pendant plusieurs jours, apporter à l’enfant une lettre de la poupée en allée. Le contenu des lettres est inventé par Larissa Theule, sans contrefaçon du style de Kafka. Son écriture simple et directe, sensible aussi, s’inscrit dans des pages à large arrière-plan jaune légèrement ocre et au travail au crayon de couleur, gouache de Rebecca Green. Au fil de l’histoire, la narration épistolaire cède la place, un temps, à une narration omnisciente présente au début du récit. L’enfant acceptera la disparition de sa poupée en même temps qu’elle comprend que Kafka est malade et peu loin de la mort qui approche.

Derrière les voix de la narratrice, de Kafka personnage épistolier, des dialogues entre Irma et Kafka en style direct, c’est une quintessence du récit pour observer le monde qui se manifeste. L’album sera lu avec ardeur par l’enfant, mais il pourra aussi faire l’objet de riches échanges et lu plus tard, par l’enfant bien plus âgé.

Philippe Geneste

 

 

09/04/2023

Souciances et insouciances de la lecture

MO Yan, La Bourrasque, illustrateur Chegliang ZHU, HongFei, 2022, 44 p. 15€90

Le prix Nobel de littérature de 2012 (de son vrai nom Guan Moye), né en 1956, propose ici un livre pour enfants à partir d’un souvenir personnel. Sans être autobiographique, La Bourrasque concentre la narration sur un épisode circonscrit dans le temps et dans l’espace. L’auteur chinois use de la première personne, facilitant ainsi l’identification du jeune lecteur ou de la jeune lectrice avec l’enfant qui parle. Celui-ci accompagne son grand-père au champ pour ramasser de l’herbe. Une fois la charrette chargée, il affronte, avec lui, l’ouragan qui va démunir le vieil homme de sa récolte herbeuse.

Les illustrations sont d’une matérialité lumineuse, d’un expressionnisme doux empruntant des voies détournées de la nuance des couleurs sombres. Le peintre travaille les émotions qui sortent des visages des deux seuls protagonistes. Il varie les points de vue, alternant plongées et contre-plongées, pour des plans en général moyens, transportant le lectorat auprès des personnages en action. L’illustration contrevient à la narration autobiographique ; l’histoire illustrée et l’histoire dite se combinent en une seule, rapportée en récit par le personnage de l’enfant. Sorte de propédeutique au récit, La Bourrasque fait comprendre que raconter c’est, sinon revivre, en tout cas porter attention au vécu ; que c’est encore saisir aussi bien sa condition d’humain face aux éléments naturels que sa capacité humaine à chercher à comprendre, meilleur moyen pour ne pas s’entraver dans l’émotion suscitée par une épreuve. Pour ce faire, les huit étapes du récit reposent sur la solidarité de l’enfant et du grand-père représentés par deux paradigmes opposés : au silence du vieil homme s’oppose la lumière et la couleur du royaume enfantin, aux chants anciens la joie de Petit Xing, à la volonté de transmission l’effort de l’apprentissage, à la concentration, l’insouciance. On le voit, plutôt que de deux paradigmes opposés, il s’agit de deux paradigmes contrastés mais liés. À la fin du récit, l’enfant jette au vent l’unique brin d’herbe qui reste dans la charrette, défiant ainsi la détresse qu’aurait pu engendrer l’épreuve.

 

GALVIN Michel, AMOURs, rouergue, 2022, 40 p. 16€

Le genre de l’album, grâce au secteur du livre pour la jeunesse, conquiert toutes tonalités d’histoires, chevauche les autres genres, offrant à la littérature un espace incessant de renouvellement. Le résumé d’AMOURs ferait croire à un récit science fictionnel, tout aussi bien qu’à une œuvre expérimentale dont l’amour entre objets serait la thématique. Le tout début inaugurerait même un récit social sur fond de jeux de mots. Enfin, le visionnage des images ferait croire à un récit se situant après l’apocalypse des sociétés de consommation.

Lire le texte, le confronter à l’image fait alors entrer dans un récit à dimension philosophique, où l’amour inaccessible trouve appui auprès de deux pingouins. Pour bien comprendre l’histoire, l’attention de l’enfant devra être attirée sur chaque image, la place qu’y occupent les objets et les pingouins lorsqu’ils sont présents. Alors, l’histoire du pneu Roger et du bidon Léon, prendra pleine intelligibilité.

Tout au long, paronymie, jeux de mots, propositions anagrammatiques stimulent la lecture, apportent sourire, humour, là où tout n’est que désolation de paysage, mort et déchetterie. Ce travail sur le langage empreint les images dont il tire aussi sa haute pertinence. Ainsi s’introduit une poésie du rapprochement, de l’heureuse intercession du vivant dans ce monde de l’inanimé qui cherche à survivre. Le [-s] du pluriel du titre, enfin, souligne le principe de la différence indispensable au rapprochement, le différent s’accomplissant dans un sentiment commun. Les amours des pingouins et des objets se réalisent dans une complémentarité d’actions et de désirs jusque-là fermés à l’espérance.

 

Alors, lectrice, lecteur, n’hésite pas à prendre un livre, à t’installer et à ouvrir grand l’espace de ta prochaine lecture. Oh certes, chacun et chacune a sa propre posture de lecture, tu as la tienne, tu en as peut-être plusieurs. Te retrouveras-tu dans celles répertoriées par Timothée de Fombelle ?

 

FOMBELLE Timothée de, 101 Façons de lire tout le temps, illustré par Benjamin CHAUD, Gallimard jeunesse, 2022, non paginé, 19€50

Voici un beau livre, relié, avec un magnifique marque page. Timothée de Fombelle a relevé au hasard de la vie les postures prises par des enfants pour lire. Il en a transcrit cent-une. Benjamin Chaud les a dessinées, en apportant une grande potion d’imagination à un trait humoristique et des mises en place surréalistes parfois, saugrenues, souvent, étranges ou inouïes. Timothée de Fombelle a alors légendé chaque dessin, accentuant par des jeux rhétoriques et en s’amusant avec la polysémie des mots. Voilà, le livre était prêt, sorte d’encyclopédie des postures corporelles des jeunes lecteurs et lectrices. Les enfants de tous les âges aiment feuilleter le livre, la commission lisezjeunesse l’a plébiscité à l’unanimité. Des tout petits aux adolescents et adolescentes, tous et toutes ont aimé et le livre reste à demeure, car on y revient avec appétit…

Geneste Philippe

02/04/2023

Pour les petits et tout petits

LOUIS Catherine, Oh ! Colette, HongFei, 2022, 24 p. 9€90

Bien que l’éditeur destine l’ouvrage aux tout petits jusqu’à deux ans, il serait mieux d’en faire profiter les petits de 3 à 5 ans. En effet, le très efficace travail de linogravure de Catherine Louis, que nous avons déjà loué dans ces colonnes, propose des dessins (petits pois, carottes, banane, salade, citron, radis, pomme, cerises) en noir et blanc au service d’un propos sur les couleurs que dénonce l’écriture des mots de couleur (vert, orange, jaune, rouge). Mettre en correspondance le mot écrit et le dessin stylisé est mieux adapté aux enfants entrés dans la pensée intuitive qu’à des enfants de 0 à 2 ans.

Cet album de petit format (15 x 16 cm) fait suite l’excellent Hue ! avec le même bonheur de l’immédiateté de la lecture du dessin, la juste centration sur une question (ici les couleurs), le tout agrémenté d’un zeste d’humour lorsqu’apparaît la fillette qui donne son nom à l’album.

On lira avec l’enfant ce livre qu’il pourra tenir dans ses mains sans risque -les couvertures sont arrondies en leur bordure. C’est qu’un autre intérêt de l’ouvrage est de présenter, sur une double page, le légume ou le fruit selon deux points de vue, chacun remplissant une page : entier et coupé, planté et déterré, en botte ou seul. On comprend combien parler avec le petit l’aidera à se nourrir de la richesse du livre tout carton : plaisir cognitif, plaisir visuel et une belle réalisation éditoriale.

 

Cache-cache sonore dans la ville, illustrateur Édouard MANCEAU, Tourbillon, 2022, 8 p. avec animation sonore intégrée 13€95 ; Cache-cache sonore dans la maison, illustrateur Édouard MANCEAU, Tourbillon, 2022, 8 p. avec animation sonore intégrée 13€95

Ces deux créations des éditions Tourbillon proposent au tout jeune lecteur ou à la toute jeune lectrice des situations surréalistes (des vaches installées sur un canapé et derrière ; un canard sous une table, un éléphant dans un bus etc.) et anthropomorphiques. Sur les pages fortement cartonnées, des languettes, des caches doivent être actionnées par l’enfant : un cri de l’animal ainsi découvert se fait alors entendre. Les deux volumes sont donc des imagiers onomatopéiques. C’est joyeux et on ne peut que recommander aux parents ou à un adulte d’accompagner l’enfant afin de donner sa pleine dimension éducative et instructive à ces petits livres très solides aux bouts arrondis et sans dommage à craindre en cas de choc. Une nouvelle collection est donc née qui allie l’audition et le toucher par la manipulation.

 

DENEUX Xavier, Mes Rêves, Tourbillon, 2022, 18 p. 15€50

Pour ses vingt années d’existence, les éditions Tourbillon remettent à disposition du jeune public de 2 à 6 ans une belle réussite de Xavier Deneux : Mes Rêves. En parfait accord avec la psychologie des enfants n’ayant pas encore sept ans, l’ouvrage propose des situations imaginaires. À la manière du « si » dont raffolent les enfants dans leurs jeux, un univers mental, ici graphique, crée un réel, pour l’enfant aussi réel que la réalité physique. Se coulant dans la pensée enfantine, Xavier Deneux met le jeune lectorat en passe d’expérimenter des situations inédites, fantaisistes, périlleuses, saugrenues. L’enfant lectrice ou lecteur entre dans la danse, tourne les grosses pages fortement cartonnées, car cela pourrait être son propre univers où il a l’habitude de voir comment cela se passerait si… que telle chose se produit parce que telle autre est arrivée. Tout est lié à tout, tout se justifie aux yeux des enfants et l’album passionne. Surtout que la réalisation éditoriale et créative avec du foil argenté, de l’encre phosphorescente faisant que le livre brille dans le noir, décuplent l’univers magique imaginé. Mes Rêves est un album où le livre trouve son plein accord enfantin.

 

Baumann Anne-Sophie, Boîtes à surprises, illustrations Anne-Kathrin Behl, Tourbillon, 2022, 16 pages 18€50

Ce livre d’animation comprend dans la double page finale un pop-up, et les autres pages fourmillent de languettes à lever, à tirer, de papiers en accordéon à déplier. Les petites souris, elles sont douze, s’ennuient tellement qu’elles fouillent et farfouillent dans les boîtes à faire peur, les boîtes à secret, les boîtes qui bougent… et l’enfant les accompagne, les aidant à satisfaire leur curiosité irréfragable. Un livre pop-up qui a fait un tabac dans la commission de lisez jeunesse des petits.

 

LANGLOIS Florence, Au dodo, les doudous !, Tourbillon, 2022, 20 p. 12€90

Il y a d’abord l’histoire, toute simple, toute drôle, toute fantaisiste : des doudous jouent leur partition pour l’endormissement de Léon le lionceau. Les images de Florence Langlois, aux couleurs vives, avec aplats et silhouettes délimitées, interprètent les animaux avec anthropomorphisme. Onze situations sont ainsi proposées, onze scènes, où l’intérêt ne vaut pas tant dans ce qui se passe que dans la sollicitation faite au tout petit enfant de participer, d’interagir avec les actions, de redoubler les gestes des doudous. Le livre se fait catalogue dynamique de gestes, un imagier en actions si l’on veut. Et il y a plus encore ; Par ce doublement gestuel des scènes -car il n’y a pas vraiment d’histoire en dehors d’une suite chronologique menant au sommeil… des doudous- l’enfant est invité à réfléchir, mais en acte nous l’avons vu, à l’utilisation des doudous et à leur réalité affective et relationnelle. Tout ceci, bien sûr, juste par le travail de lecture, car, encore une fois, tout est simple dans cet album cartonné au format italien. Vue, kinésie, motricité gestuelle, plaisir et humour, un livre complet pour les tout-petits.

Philippe Geneste et la commission lisezjeunesse