Anachroniques

25/04/2021

Chouette, des histoires !

LIMA Lulu, Madame Chouette m’a raconté les plus étonnantes histoires de la nature, illustrations de Jana GLATI, Helvetiq, 2021, 36 p. 14€

Ce bel album relié nous vient du Brésil, avec des couleurs chatoyantes, une verve joyeuse, de l’humour et du rêve. Le point de départ est le pourquoi enfantin ; La chouette conteuse en propose des réponses libres d’imagination. Depuis quand la girafe a-t-elle un long cou (1) ? Quelle est donc l’origine du porc-épic ? Comment le coucher de soleil a-t-il été créé ? Six pages suivent chaque question, proposant des réponses poétiques, drôles et puisant dans le continent des contes et merveilles. Pour l’enfant, tout relève d’une intention et de la magie, car l’enfant prête à l’être vivant les mêmes sentiments de participation qui génèrent chez lui une pensée animiste et artificialiste. Lulu Lima prend bien ses distances avec la réalité de la pensée enfantine, mais elle lui emprunte son indistinction d’avec les événements qui l’entourent et sa certitude de l’intention qui y préside. Le naïvisme savant de Jana Glati, ses dessins géométriques, les jeux de couleur des figures qui se juxtaposent, la saturation de ces mêmes couleurs tranchées et vives, la multiplicité des motifs, orchestrent un univers surréel mais composé, loufoque mais rigoureux, en échos au texte de Lulu Lima qui prend soin de sans cesse mettre l’enfant en situation de dialogue avec les récits.

Avec Lulu Lima et Jaja Glati, la causalité enfantine enfourche la hardiesse de l’imagination débridée pour le plus grand bonheur des petits enfants à qui on lira le livre. Celui-ci d’ailleurs n’a pas de fin. En effet, une série de questions sont posées à l’enfant durant les dernières pages et c’est à lui de rapporter à Madame Chouette l’origine d’autres phénomènes afin qu’elle puisse composer un nouveau beau volume de ses étonnantes histoires.

(1) et sur le même sujet, invitons le jeune lectorat à lire

Jory John, Girafe blues, illustrations de Lane Smith, Gallimard jeunesse, 2020, 32 p. 4€90

On doit aux travaux naturalistes de Lamarck une représentation de la girafe réduite à la caractéristique de son cou. John Jory part de ce lieu commun, entraînant avec lui l’illustratrice Lane Smith qui dès la première page installe le jeune lectorat au pays connu des représentations sociales. Toute l’histoire tient à la détestation de son cou par la pauvre girafe. Tous les animaux la rabrouent, un seul va partager son malaise, c’est la tortue. Celle-ci, en effet, n’aime pas son cou. Les deux commères dialoguant, se réconfortent. Finalement, elles trouvent une solution en sur-composant symboliquement leurs cous honnis par une décoration de nœuds papillons : « Finalement, ils ne sont pas si mal nos cous, pas vrai ? ».

L’ouvrage et ses illustrations s’inscrivent dans la veine nonsensique de la littérature destinée à la jeunesse. L’album interroge la réalité à travers la mise en autonomie des mots ; puis, de là, il glisse à l’analogie anthropocentrique, questionnant, à l’aide du rire suscité, le sentiment d’infériorité du jeune lecteur comme de la jeune lectrice et de ce qu’il est convenu d’appeler les complexes eu égard à leurs corps.

N’était le non-sensisme travaillé de ce qui ainsi lorgne du côté de la comptine, l’album pourrait être une fable. D’ailleurs, c’est au genre de la fable, une fable humoristique, que les membres de la commission lisez jeunesse ont rangé l’ouvrage.

Commission lisez jeunesse et Ph. G.

18/04/2021

La littérature de jeunesse au cœur de l’actualité politique, économique et idéologique

 Les manifestations contre l’impunité des patrons et dirigeants de l’industrie agro-alimentaire de la France outremarine se sont multipliées ces derniers mois. Une bande dessinée permet de comprendre l’émotion suscitée par ces décisions de justice qui sont en passe d’absoudre de toute responsabilité des méthodes industrialo-agricoles qui ont causé et causent encore la mort de milliers de personnes, travailleurs de la banane ou non… :

OUBLIE Jessica, Tropiques toxiques. Le scandale du chlordécone, dessins de Nicolas GOBBI, couleur Kathrine AVRAAM, photographie Vinciane LEBRUN, éd. Les Escales-Steinkis, 2020, 240 p. 22€

Guadeloupe, Martinique, l’économie de la banane, voilà ce dont parle cette bande dessinée. Et pour en parler, Jessica Oublié part des travailleurs et travailleuses de la banane, des conditions de sa production avec l’usage intensif, de 1972 à 1993 où il fut interdit, du chlordécone, un pesticide. Aujourd’hui, le voile se lève sur les conséquences sanitaires engendrées par l’âpreté du gain des capitalistes : cancers, scandale environnemental et la chaîne des responsabilités sous-jacente à la validation des profits. Le livre est une enquête journalistique fouillée qui part de la pollution de l’eau, des sols et des ravages sur les corps des antillais ; une enquête tendue vers la recherche des solutions pour aujourd’hui et demain. La rigueur du scénario que suit le travail graphique de Gobbi et Avraam trouve un point d’appui dans la présence de la photographie documentaire de Lebrun. Le lectorat suit les polémiques, les argumentations des avocats, des prolétaires, des propriétaires, des politiques, des scientifiques, des industriels et leurs experts, et découvre l’ampleur du désastre écologique, c’est-à-dire humain et naturel. Les effets sont connus depuis les années 1990 mais le premier plan chlordécone du gouvernement français date de 2008 et en 2018 la députée de Guadeloupe Hélène Vainqueur-Christophe dépose un projet de loi visant la création d’un fonds d’indemnisation des victimes du chlordécone et du paraquat en Guadeloupe et Martinique C’est une œuvre foisonnante et informative, augmentée de notes, d’un glossaire des sigles et d’une chronologie.

*

Alors que les USA sont ébranlés par le procès du policier ayant tué George Floyd, voici un ouvrage qui rappelle la longue marche de la lutte contre le racisme de l’Etat américain, une marche en cours et loin d’être achevée, un jeune noir ayant trouvé la mort à Chicago, à nouveau sous les balles d’un policier… :

FONTENAILLE Élise, Les 9 de Little Rock, oskar, 2019, 85 p. 9€95

« Le 4 septembre 1957, neuf adolescents afro-américains intègrent le lycée huppé de Little Rock dans l’Arkansas », un établissement réservé aux blancs. Central High. Menaces de mort, menaces de lynchage, dans une Amérique ségrégationniste et raciste affluent. La ville sous l’autorité du gouverneur démocrate Faubus (1) s’allie aux suprématistes blancs et au Ku Klux Klan et au racisme militant des mères blanches.

Soutenus par Daisy Bates et son mari qui font paraître le journal Arkansas State Press, par les antiségrégationnistes, par Martin Luther King, les lycéens noirs, six filles et trois garçons tiennent bon, le tout dans le strict respect du principe de non-violence, parce que « la violence est une faiblesse ».

Devant la mobilisation qui s’amplifie en faveur des 9 de Little Rock, même Louis Armstrong, peu enclin à s’engager d’ordinaire, les soutient. Le président Eisenhower se voit alors contraint d’envoyer l’armée pour protéger les 9 élèves. Mille deux cents soldats de la 101e division de larmée US débarquent à Little Rock. Les élèves feront leur année dans des conditions épouvantables, éprouvantes. Mais ils iront au bout.

Les 9 de Little Rock est un roman de la déségrégation, qui fouille les ressorts psychologiques collectifs poussant des êtres à devenir les porteurs d’une cause, au risque de leur vie et de leur équilibre tant ils subissent d’humiliations. Il fait la genèse de ce qui va devenir un mythe de l’anti-ségrégationnisme : le mythe cette figure qui donne énergie et courage aux opprimés.

Le récit d’Élise Fontenaille repose sur un dispositif d’écriture particulier. Son écriture évite les effets de style pour livrer des énoncés déclaratifs qui frappent par leur juxtaposition. La narration est presque brutale. C’est que la fiction documentaire assume une fonction performative. Si on compare Les 9 de Little Rock avec Dorothy Counts : affronter la haine raciale (2), roman qui se déroule aussi en 1957, mais en Caroline du Nord et qui raconte l’entrée au lycée d’une adolescente noire, on peut constater que l’autrice semble porter une attention particulière à éliminer tout ce qui du style pourrait nuire au relevé constatif des faits. Élise Fontenaille n’est-elle pas en train d’imposer par son œuvre la fiction documentaire comme une modalité nouvelle du réalisme en littérature ?

Philippe Geneste

(1)    Immortalisé par la chanson de Charlie Mingus : Fables of Faubus, (voir aussi l’album de 1959, Mingus ah um) où on entend : « Ne les laisse pas nous flinguer,/ Ne les laisse pas nous poignarder !/ Plus de swastikas ! plus de Ku Klux Klan !/ -Cite-moi quelqu’un de ridicule, Danny !/ -Le gouverneur Faubus !/ Pourquoi c’est un malade ridicule ?/ -Il n’autorise pas [les jeunes noirs] à intégrer les écoles [blanches]/-Alors c’est vraiment un abruti ».

(2)    Premier roman d’Elise Fontenaille par chez oskar.

Nota Bene : Toujours disponible, WLODARCZYK Isabelle, COERHÄTI Hajnalka, Des Blanches et des noires. Pas de pause dans la ségrégation, oskar, collection Mes albums de l’histoire, 2016, 43 p. 12€ : l’ouvrage commence par l’histoire en image du premier concert de Nina Simone, à 10 ans, où ses parents sont priés de quitter la salle parce que noirs. Les treize pages qui suivent relatent l’histoire de la ségrégation aux États-Unis, expliquent la place de la musique, développent les résistances et leurs différentes modalités de manifestation. Un livre toujours essentiel pour les 9/11 ans.

*

Les femmes luttent pour la reconnaissance de leurs droits, pour l’intégrité de leur corps, pour leur liberté de s’exprimer et de vivre. La littérature de jeunesse depuis longtemps a épousé certains combats des femmes, non sans quelques travers normatifs :

CHARLES Nathalie, Salomé et les femmes de parole, Rageot, 2019, 192 p. 12€90

Le livre nous a un peu déçu. C’est une composition qui permet de faire le tour de femmes illustres, de vanter la parité, de tenir un discours sur l’égalité des sexes par la preuve des actes héroïques ou notoires de figures féminines historiques. Nous nous sommes crus dans un cours d’éducation morale et civique (EMC) et c’est ça qui nous a déçu. Bien sûr, on a tous et toutes appris des choses, mais pourquoi toujours parler des héroïnes estampillées par l’histoire nationale ? Les femmes c’est nos mamans, c’est plein d’autres personnes qui se battent chaque jour. Le livre magnifie de grands combats réalisés, ne faudrait-il pas magnifier les petits combats, ceux qu’on ne voit pas dans la vie minuscule des gens du peuple oubliés par l’EMC scolaire ?

Commission lisez jeunesse

11/04/2021

Livre animé, livre de vie, livre pratique


Carter David A., Imaginons !, Gallimard jeunesse, 2020, 16 p. 22€50

C’est un livre animé par l’artiste en ingénierie-papier David A Carter, un prodigieux inventeur. Ici, ce créateur lance le lecteur tout jeune -dès trois ans- ou plus vieux, d’ailleurs, dans un monde enchanté qu’il devra se construire à partir des animations incroyables de l’ouvrage : « Qu’est-ce que tu vois ? tu peux tout imaginer » ; « Surtout n’aie pas peur, tu ne risques pas de te tromper ». Les sculptures de papier peuvent évoquer tant de choses ! Mais en plus, l’auteur incite le jeune en permettant différentes interprétations possibles et en lui proposant de suivre une piste (« les formes et les couleurs te guideront ». De plus, certaines pages recélant une roue qui tourne offrent d’autres interprétations. Le livre emporte l’adhésion de toute la commission lisezjeunesse unanime à le proposer pour cadeau exceptionnel aux enfants.

Mais il y a plus encore. L’ouvrage repose sur une recherche d’identification de créations imaginaires en réalités mentales ou physiques connues. Il s’agit donc d’un travail de désignation aussi bien que de re-connaissance cognitive soit, si on veut bien aller au bout de cette réflexion, d’une opération itérée de désignation : mettre un signe sur une sculpture de papier visant l’onirisme. Les petits sont gourmands de cette démarche car ils sont gourmands de la vie. Ce livre suscite leur curiosité et la développe tout en mettant l’enfant en situation de prendre au sérieux sa propre démarche onirique pour s’approprier le monde. Ainsi, au-delà de son exceptionnelle créativité artistique, le livre vaut aussi par sa force incitatrice à développer les opérations créatives du jeune sujet humain. Un chef d’œuvre, un régal, une propédeutique à la nomination libérée. 

JEAN Didier & ZAD, Il est où mon doudou, Utopique, 2020, 20 p. 14€22

L’album raconte les aventures d’un doudou et de l’enfant qui l’a perdu. L’univers humain décrit est un univers humain animé par la sympathie : les voisins aident l’enfant, les parents sont à son écoute. Le monde de l’enfance s’avère, ainsi, un refuge pour l’utopie. Les dessins à l’aquarelle renforcent cet aspect du livre, par la douceur qui en émane.

Les personnages sont des animaux. L’enfant, un petit panda roux, est inquiet. S’il pleure au début de l’histoire, il apprend au fil des pages, à persévérer dans sa quête grâce à l’interaction sociale. L’album au format italien (15x27 cm) est composé sur le principe d’une double page pour un seul épisode du récit. Chaque double page fait succéder l’illustration à une page jaune où s’inscrit le texte avec un mot en vert. Ce mot est traduit en un dessin représentant sa signification exprimée en langue des signes. Ainsi, l’enfant à qui on lit l’histoire, va pouvoir jouer les dialogues tout en découvrant qu’autour de lui, des personnes sourdes existent et communiquent différemment qu’avec des vocables. Font l’objet d’un tel dessin : bonjour, pleurer, par terre, s’il te plaît, , attends, aider, fini. Il s’agit d’expressions et mots souvent utilisés dans la communication quotidienne avec de jeunes enfants. Un QR code permet de visualiser ces signes grâce à une vidéo réalisée par Carole Borry. Ajoutons que l’ouvrage est fortement cartonné, résistant aux manipulations enfantines.

 BLUMEN Lisa, La Vérité sur les fantômes, éditions rouergue, 2020, 40 p. 20€

Tout commence par un paysage arctique… En fait c’est le pays des fantômes que les pages suivantes vont mettre en scène. L’appétit humain pour les fantômes viendrait du désir de se cacher, de la recherche d’un langage, de la complémentarité de vivre la peur à la sensation d’être vivant, à la nécessité du rire car on rit parfois de la peur une fois la cause de celle-ci élucidée, de la légèreté -rêve humain- bien plus soutenable que d’avoir le cœur lourd, du rêve d’immortalité, de l’élan intrinsèque à l’humain de symboliser -par exemple le fantôme comme symbole du chagrin- pour prendre le dessus sur l’expérience malheureuse.

Les images au crayon de couleur et au feutre offrent au jeune lectorat un univers familier et doux. Elles proposent des situations de scènes de vie aussi bien qu’un catalogue de costume, de couleurs, de gestualité, de singularisations fantomatiques.

Lever le voile sur la mort, sur les angoisses de la perte, sur les affres de l’absence, voilà ce sur quoi cet album permet à l’enfant d’œuvrer. La simplicité caractérise aussi bien l’image que le texte. Ils offrent ainsi une invitation douce permettant de comprendre aussi bien la disparition que le jeu des apparitions/disparitions qui forment une proposition joyeuse pour réfléchir sur la dissimulation comme comportement de la vie humaine, et donc aussi de son inverse, l’assimilation révélatrice. Si l’adulte lisant l’album se sent immergé dans l’univers de son enfance, ce n’est certes pas avec l’âme en peine mais une belle jubilation.

Enfin, que ce soit pour l’enfant ou pour l’adulte, « la vérité sur les fantômes » garde un contour aussi flou que l’apparence qui leur est communément attribuée. Peut-être, au fond, parce que la vérité reste souvent spectrale et toujours à conquérir… Une histoire sans fin, en somme…

Philippe Geneste

04/04/2021

Monstruosité ou de l’Autre en des temps obscurs

 GHARTRAND Lili & ARBONA Marion, Mon étrange famille, éditions d2eux, 2021, 32 p. 15€

Dès l’abord, le livre est attirant, avec sa couverture en toile estampée qui suggère un univers étrange, où peur et comique interfèrent. On sait que la monstruosité attire, soit en cherchant la fascination du lectorat soit en cherchant un élargissement et même une libération de l’imaginaire. Mon étrange famille appartient au second type.

Le travail du dessin, à la plume et au crayon de bois, tire le vivant vers le mécanique et l’androïdie. Le travail des dégradés de couleur conforte l’évitement des couleurs vives, assure l’impact du mat contre le brillant tape à l’œil, et vient ainsi redoubler le texte en le transgressant. Le visuel, pour autant, ne restreint pas l’imaginaire que sollicite autrement le texte. Les membres de la famille de Philémon sont des monstres, au sens littéral de ce qui attire par sa non-normalité de stature, de constitution. 

Conformément à tous les monstres, les membres de la famille sont institués comme une donnée de fiction. Leur passé échappe tout autant que leur originels s’avèrent être les héritiers du monstrum chrétien (1). Ils sont des « extraordinaires originels » (2). Les personnages de Mon étrange famille brouillent les frontières entre le physique et le moral, mettent en scène des angoisses autant que des normes sociales.

Dans l’ouvrage de Chartrand et Arbona, le monstre innové reste en dehors des problèmes sociaux qui agitent, pourtant, les rapports humains. En revanche, et c’est différent de la tradition de la thématique du monstrueux en littérature de jeunesse, l’album n’oppose pas le Bien au Mal, le Bon au Méchant. C’est que les autrices renvoient plutôt à sa source robotisée, mécanisée. Là sont décrits des désirs égoïstes, individualistes. Toutefois, et c’est à nouveau un pas de côté de la figure normée du monstre en littérature de jeunesse, l’album suggère une transposition « aux familles singulières, bizarres, originales, ébouriffantes, saugrenues, excentriques, insolites, étonnantes, abracadabrantes et… étranges. Accepter l’étrangeté donc l’étranger, voilà un discours parallèle aux descriptions littérales des figures monstrueuses de la famille de Philémon.

Les personnages ne renvoient pas au réel mais à des représentations métaphoriques du réel qui sont impertinentes mais aussi suggestives. Et un des pouvoirs du livre est de battre en brèche l’idéal, peu à peu imposé, de la conformité généalogique et de la dictature de l’hérédité que les poussées eugéniques contemporaines d’une science sans conscience sont en passe d’imposer comme norme et modèle de la transmission. Mon étrange famille déclare à l’inverse la jubilation qui naît de l’indéfinition permanente. La filiation dans les sociétés humaines est une construction, une affaire de culture et non de déterminisme scientifique où du même est reproduit à l’identique. Chartrand et Arbona soulèvent le rire et le désir de franchir les normes en montrant que l’air de famille des parents, frères, sœurs, oncles, cousins… de Philémon ne relèvent ni de la génétique ni de l’anthropométrie mais de correspondances suggérées par Philémon, le narrateur. Mon étrange famille demande, au fond, à l’enfant, d’être disponible à l’indéterminé, à la perméabilité, à la rencontre de l’autre que soi pour mieux se connaître. Un livre où l’impertinence et l’humour du dessin et du texte qui bavardent ensemble accomplissent, dans le plaisir du voir et du lire, une poésie éthique pour notre contemporanéité.

(1) Voir Tort Patrick, L’ordre et les monstres. Le débat sur l’origine des déviations anatomiques au XVIIIe siècle, Le Sycomore, 1980 - (2) ibid.

 

LALLEMAND Orianne LE TOUZE Anne-Isabelle, Le Petit Monsieur, Glénat jeunesse, 2021, 32 p. 11€

Une histoire en bord de mer, une histoire de solitude et de multitude, une histoire sur le bien-être personnel et son rapport avec la relation à autrui, une histoire sur l’altérité : voilà ce qui définirait Petit Monsieur. L’album s’adresse aux 5 8 ou 9 ans. Le dessin est tourné vers le réalisme même si la fiction est à la fois animalière et d’humaine contemporanéité.

Un vieil homme, lors de l’arrivée d’étrangers dans le village, se propose, malgré sa méfiance première, pour héberger une famille. La vie s’organise, le vieux monsieur se lie avec chacun des nouveaux venus dont un enfant qui le suit dans ses promenades. Et puis, peu à peu, la vie commune s’installe, chacun apporte aux autres, le vieux monsieur découvrant des plats inconnus, trouvant une aide pour réparer ses trains électriques. La vie se métisse, l’humanité triomphe jusqu’au jour où la famille se voit proposer un logement par la mairie.

Ce bel album s’inscrit dans les débats contemporains et défend l’accueil, la solidarité contre l’individualisme.

 

Didier JEAN & ZAD, ALBON Lucie, Ezima ou le jeu des trois sauts, illustration Utopique, 2020, 44 p. 10€

Voici une très grande réussite de la collection Alterégaux de chez Utopique. Une jeune fille, Sybille, rencontre Ezyma, une réfugiée juste arrivée dans le quartier avec sa famille. Les deux enfants s’entendent bien et jouent ensemble. Mais tout change avec la rentrée des classes : la jeune étrangère avec son fort accent, avec sa différence, n’est pas appréciée par les élèves. Pour ne pas se couper de ses copines et copains, Sybille tourne le dos à Ezyma. Celle-ci se retrouve seule jusqu’au jour où des membres de la classe l’accusent d’avoir volé le pullover de Sybille. Celle-ci comprend alors les conséquences de son attitude et prend la défense d’Ezyma. Les deux jeunes filles, redevenues amies, jouent alors au jeu des trois sauts, jeu d’Ezyma. Au fil des jours, d’autres élèves se joignent à elles et l’ostracisme envers l’étrangère est vaincu. Mais le logement de la famille Ezyma était temporaire et au retour des grandes vacances, Sybille a perdu son amie. C’est une histoire d’une grande simplicité tant au niveau de la composition que de l’écriture, et qui touche les jeunes lecteurs et lectrices. De plus, aucune morale, aucun pensum citoyenniste ne vient faire écran à la réalité de la xénophobie, tout en restant à hauteur d’enfant.

 

Tamburini Isabelle, Assirini, petite esclave en France, L’Harmattan jeunesse, 2013, 100 p. 11€50

Le point de départ du livre est la guerre du Rwanda, en 1994, que fuit la jeune enfant Assireni. Durant son exil, sa mère la confie à une riche famille de colons blancs, français, travaillant dans le secteur minier du Burundi : « Pierre Dureton avait la conviction de faire dans l’humanitaire : tous ces gens [valets de chambre, chauffeurs, cuisiniers, femmes de ménage, jardiniers et gardes employés pour le service de sa famille] il leur permettait de vivre alors que la guerre civile faisait ses ravages, contaminant le Burundi après le Rwanda » (p.10). A cause de la guerre, cette famille retourne en France et c’est dans leur appartement parisien que va vivre Assireni. Elle ne va pas à l’école, devient Astrid et s’occupe des tâches ménagères. Elle vit recluse chez les Dureton : « vivre et travailler, tout était sur le même plan » (p.38). C’est là le meilleur du roman. Après, l’autrice imagine une fin heureuse qui contrairement au début de l’histoire vient glorifier une forme de charité humanitaire. C’est dommage. On retrouve tradition de fin euphorique, trace du didactisme moralisateur conservateur qui maintint longtemps son emprise sur le secteur jeunesse de la littérature. On le regrettera car la composition du livre est intéressante, par ailleurs, et la première moitié du roman ouverte au questionnement des thématiques de l’humanitaire et celle de la charité qui jouxte la première.

Geneste Philippe