Anachroniques

28/02/2023

Sourire et voix de femmes noires insoumises

SIMARD Éric, illustrations de GOURRAT Carole La femme noire qui refusa de se soumettre, Rosa Parks, oskar éditeur, 2016, 57 pages.

Le narrateur de ce roman est bien inattendu : c’est le sourire d’une femme, Rosa Parks, qui va nous en révéler la vie. C’est ce sourire qui va accompagner la lecture, la rendant plus sensible, plus attirante aux pré-adolescentes ou pré-adolescents auxquels le livre est destiné. Cette touche de tendresse est soulignée par les illustrations de Carole Gourrat qui charment avec leur côté rétro, un peu années soixante.

Rosa Parks, est née le 4 février 1913 à Tuskegee, petit village d’un État du sud des USA, l’Alabama. Ses parents, sa famille, appartenait à la communauté Afro-américaine qui descendait des africains, hommes, femmes et enfants enlevés à leur pays. Après les traversées meurtrières de l’océan Atlantique, les survivants furent vendus comme esclaves à de riches exploiteurs blancs, venus coloniser les terres ancestrales des Amérindiens que l’armée américaine massacra. Avec une grande tristesse, le sourire de Rosa nous explique le rapt des Africains, leur traite, leur esclavage, qui dura plus de trois cent ans.

En 1865, une cinquantaine d’année avant la naissance de Rosa, fut déclarée l’abolition de l’esclavage et en 1868 les Afro-Américains devinrent officiellement citoyens américains… mais citoyens de seconde zone. En effet, dans les États du sud, le racisme contre les personnes de couleur persistait encore, violent, meurtrier. La ségrégation raciale, au profit de la population blanche, sévissait : par exemple, les enfants n’allaient pas dans les mêmes écoles, et celles des enfants blancs, payées aussi par les impôts de la communauté Afro-Américaine, offraient des conditions d’enseignement et de confort que ne possédaient pas les enfants de couleur qui, de plus, aidaient leurs familles aux travaux des champs. Ce racisme, cette ségrégation, Rosa les appréhenda dès sa petite enfance. Après la séparation de ses parents, elle vécut avec sa mère et son petit frère Sylvester chez ses grands-parents maternels. Ils vivaient là sous les menaces du Ku Klux Klan constitué d’extrémistes et racistes Blancs. Ce mouvement, très prolifique dans les États du Sud, était coupable d’exactions, de lynchages et de crimes contre les Noirs. Le sourire de Rosa nous raconte que, pourtant petite fille timide et de santé fragile, elle ne supportait pas l’arrogance et les humiliations de certains enfants Blancs. Ainsi défendit-elle avec courage son petit frère victime de leurs actes violents, et le fit au risque d’être lynchée, comme l’avait prévenue sa grand-mère.

Rosa, ayant grandi, partit poursuivre ses études dans la ville de Montgomery, ville principale de l’Alabama où elle se confronta aux mêmes exactions racistes. La ségrégation y était prégnante dans tous les lieux publics, même, nous dit notre narrateur ironique, dans les cimetières. Rosa était de plus en plus rebelle à cette situation injuste et humiliante. Elle fit face dès son adolescence à maintes exactions de la part de jeunes blancs. Ses études terminées, elle devint aide-soignante, couturière, secrétaire. Elle épousa à 19 ans Raymond Parks, militant pour les droits civiques des Afro-Américains. Ils partageaient les mêmes idées, recherchaient pareillement les moyens de libérer les personnes de couleur du racisme et de l’oppression exercés par le gouvernement et certains Blancs. Ainsi Rosa, ayant assisté en 1943 à une réunion de l’Association Nationale pour l’Avancement des Gens de Couleur, la NAACP, en devint la secrétaire bénévole. Pour ses activités militantes et pour son travail, elle empruntait, comme la majorité des Afro-Américains, les transports en commun. Or la ségrégation sévissait aussi dans les bus et les personnes de couleur devaient quitter les places de devant pour permettre à un Blanc de s’y asseoir à son arrivée. Certains conducteurs de bus, en chien de garde du racisme, étaient particulièrement virulents. Ainsi le fut, le premier décembre 1955, le conducteur qui menaça Rosa devant son refus de céder sa place à un Blanc. Le sourire de Rosa entendait son cœur battre comme au rythme d’un blues. Malgré la peur, l’humiliation, il s’épanouissait, reflet des voix si belles qui s’arrachaient de l’esclavage. Après maintes invectives et intimidations, ce chauffeur appela la police… Telle que, sur la page de couverture, on la voit dessinée par Carole Gourrat, Rosa encadrée par deux flics, fut arrêtée et conduite en prison pour ne pas avoir cédé sa place à un Blanc. Libérée sous caution, elle dut passer en jugement le lundi suivant ; ce procès la condamna à payer une amende très lourde. Cependant la communauté Afro-Américaine de Montgomery, révoltée par ces lois injustes et cette ségrégation humiliante, lui apporta, dès le début, son soutien indéfectible. Un jeune pasteur de 26 ans, Martin Luther King, suscita alors un mouvement de grande ampleur, constitué d’actions non-violentes. Ainsi le boycott des bus fut-il instauré.

Dès les premiers jours suivant l’arrestation de Rosa, la population Afro-américaine de Montgomery déserta les bus de la ville, et parcourut de nombreux kilomètres à pied, en vélo, pour aller au travail. Des taxis, au prix d’un trajet en bus, conduisirent tous les gens de couleur à leurs diverses destinations. Un grand mouvement de solidarité permit au boycott de perdurer, et trente mille personnes ont pu être transportées chaque jour, au grand dam des autorités blanches, de la police, des compagnies de bus et du grand commerce des Blancs fortunés. Ne pouvant vaincre ce soulèvement populaire, la Cour Suprême des USA, le 13 novembre 1956, mit fin à la ségrégation dans les transports en commun ; le 20 décembre 1956, à Montgomery, la communauté noire remonta dans les bus, après plus d’une année de boycott. Cependant nombre de personnes noires perdirent leur emploi et la répression fut rude. Certains Blancs extrémistes dynamitèrent des maisons, dont celle de Martin Luther King. Des personnes, dont Rosa, furent accusés d’avoir fomenté le mouvement.

Face aux menaces des Blancs, Rosa accompagnée de sa mère et de son mari, quitta Montgomery pour s’installer à Détroit, ville du nord des USA. Elle put continuer librement son militantisme pour la cause des Afro-Américains. Très proche des idées de Martin Luther King et de ses convictions sur le bienfondé de la non-violence, c’est avec une grande peine qu’elle apprit la mort de cet homme de paix, assassiné à l’âge de trente-huit ans, le 4 avril 1968. Tout le long de sa vie, jusqu’à son ultime vieillesse, le sourire de Rosa l’accompagna dans sa quête et ses actions pour un monde plus juste et plus humain.

L’ouvrage se termine par des documents explicatifs : une page de vocabulaire pouvant aider les jeunes lecteurs et lectrices de onze à treize ans à comprendre certains mots inconnus, page suivie d’une fresque historique de l’Antiquité à 2002, année de la mise en circulation de l’Euro, puis d’un petit documentaire sur les années 1950 et 1960 aux USA avec des présentations courtes de certains visages marquants de l’époque comme Martin Luther King, Malcom X, Ella Fitzgerald, Louis Armstrong.

Ce livre offre une lecture très émouvante et très claire de la vie de Rosa Parks qui lutta dans un esprit de non-violence, pour la dignité et les droits de la communauté Afro-Américaine, longtemps humiliée et agressée par l’oppression de Blancs racistes et jaloux de leurs pouvoirs et privilèges. Ce bel ouvrage est à recommander aux CDI des collèges, dans les bibliothèques ou les médiathèques. Il est à présenter et à offrir aux jeunes lectrices et jeunes lecteurs dès l’âge de onze ans.

 

SIMARD Éric, ROSA PARKS, la femme qui a changé l’Amérique, oskar éditeur, collection « Elles ont osé », 2020, 130 pages, 13, 95 €

Ce nouvel ouvrage tissé par la belle écriture d’Éric Simard, et consacré à Rosa Parks, offre par son érudition des connaissances très fournies sur la vie, l’engagement de non-violence, les luttes contre le racisme et contre l’oppression subis par les Afro-Américains de celle que l’on surnomma « Mère du mouvement des droits civiques ».

Nous apprenons ainsi les origines de Rosa Parks descendante, comme nombre de sa communauté, d’Africains enlevés à leur pays d’origine et soumis à l’esclavage par de riches colons de l’Amérique blanche… un trafic humain qui dura plus de trois siècles. Mais ses origines étaient faites aussi de métissage : par un aïeul très pauvre venu d’Europe et payant, toute sa vie, le lourd tribu de sa traversée de l’Atlantique au propriétaire qui l’exploitait, par une amérindienne devenue esclave, ou la relation d’un Blanc et d’une femme de couleur soumise à l’esclavage… Au temps de la naissance de Rosa, en 1913 et cinquante ans après l’abolition de l’esclavage aux USA, les relations sexuelles entre populations Noire et Blanche étaient interdites, passibles, seulement pour les Afro-Américains, de la peine de mort.

L’auteur nous explique très clairement comment la ségrégation et le racisme contre la communauté des gens de couleur ont perduré, malgré l’abolition de l’esclavage en 1865, malgré en 1868 et 1870 les quatorzième et quinzième amendements mettant en place les droits civiques, sous l’opposition les États du Sud qui conduisit en 1896 l’arrêt Plessis v. Ferguson favorisant la ségrégation raciale.

Sous la plume de l’auteur, la vie de Rosa Parks et la conquête des personnes de couleur contre l’oppression et le racisme au Sud des U.S.A sont étroitement mêlés. Tous ces évènement si joliment racontés par le sourire de Rosa dans le livre précédent – son enfance marquée par les crimes du Ku Klux Klan, l’injustice subie par les Noirs tout au long de leur vie, sa rencontre avec un jeune militant, son entrée dans la NAACP œuvrant pour la cause des Afro-Américains, son refus en 1955 de céder sa place de bus à un Blanc et de céder à l’injonction humiliante, le Boycott qui suivit le procès, le soutien de toute la population de couleur de Montgomery, son engagement pour la non-violence aux côtés de Martin Luther King, la violence de la répression qui s’ensuivit… –, l’auteur les met dans une perspective historique qui explique comment les prémisses de ce boycott fit craqueler les lois iniques. Il rend hommage à Claudette Colvin, Mary Louise Smith, Susie Mc Donald, Aurélia Browder, il rappelle le soulèvement de 1953 en Louisiane des Afro-Américains, tout cela sous l’oppression raciste d’une justice criminelle qui fit condamner, maintes fois, de jeunes Noirs malgré leur innocence clairement prouvée. Il dit aussi l’action militante de Rosa Parks tout au long de sa vie pour sauvegarder cette victoire si fragile, menacée aujourd’hui encore par des actions criminelles.

 

Le blog lisezjeunessepg du 15 septembre 2019 a présenté le livre d’Éric Simard, Rosa Parks, contre le racisme, s’adressant aux enfants de 8 à 10 ans. La narratrice est Rosa elle-même, Rosa petite fille puis Rosa jeune fille et Rosa militante, ce qui permet une identification ou un lien étroit pour les jeunes lecteurs et lectrices. Ainsi, Éric Simard, propose-t-il une trilogie biographique qui s’adresse à trois tranches d’âge différentes : à ce livre pour les 8/10 ans, s’ajoutent La femme Noire qui refusa de se soumettre, Rosa Parks pour les 11/13 ans, et Rosa Parks, la femme qui a changé l’Amérique destiné aux 14/16 ans. Mais pourquoi ne pas suivre le conseil des éditions oskar, d’ouvrages à lire de 8 à 111 ans.

Annie Mas

 

EHRET Marie-Florence, Angela Davis éternelle insoumise, oskar éditeur, 2022, 139 p. 12€95

Ouvrage remarquable que cette biographie destinée aux lectrices et lecteurs de l’adolescence jusqu’à l’âge sans fin. Marie-Florence Ehret réussit à romancer la vie d’Angela Davis (1944-) sans édulcorer ses engagements et, surtout, sans tomber dans les travaux de l’écriture émotive qui affadit tant de biographies de personnages engagés, de femmes militantes. Si l’ouvrage couvre sa vie des années d’enfance à aujourd’hui, elle se consacre surtout sur la fin des années soixante, le début des années soixante-dix et en particulier, l’année 1970.

Marie-Florence Ehret situe parfaitement la conception d’Angela Davis du combat en faveur des gens de couleur dans sa différence avec d’autres courants, alliés ou éloignés mais côtoyés. Elle met en lumière le lien fait par Angela Davis entre les combats antiraciste et féministe avec leur ancrage commun dans la lutte des classes. Le combat social subsume les autres combats, leur donne leur sens intégral. La force de la biographie est non pas de juxtaposer des prises de position d’Angela Davis en un le florilège des combats menés mais de mener à la compréhension des choix militants qui se sont imposés à elle par la réflexion sur les événements qui l’ont façonnée.

Ainsi, la biographie signée par Marie-Florence Ehret ouvre la réflexion, dépeignant avec précision l’anticommunisme viscéral de l’État américain, intrinsèquement lié à ses conceptions eugénistes et discriminatoires des minorités (gens de couleur, ouvriers et ouvrières syndicalistes, homosexuels etc.) allant jusqu’à la sélection reproductive à l’égard des « dysgéniques » « indésirables » qui constituent le socle du totalitarisme américain, un totalitarisme qui a été massivement exporté en Europe avec l’antisémitisme d’Henri Ford, dès le début du vingtième siècle… et dont on a pu mesurer les conséquences avec le fascisme et le nazisme (1)… En ce sens Angela Davis, éternelle insoumise apporte une contribution à qui veut comprendre le monde contemporain. De plus, le livre éclaire d’un jour historique et politique, le mouvement du Black Lives Matter constitué dès 2013, les émeutes qui ont suivi les assassinats par des policiers d’Eric Garner, de Georges Floyd etc. Permettre de comprendre le monde qui nous entoure, éclairer les faits et l’actualité, informer sur une personnalité publique, tout en racontant l’histoire d’une vie avec liberté dans l’écriture mais rigueur dans le contenu rapporté, voilà ce que réussit la belle biographie signée par Marie-Florence Ehret.

Philippe Geneste

(1) Sur ce socle issu de l’ère victorienne anglaise des États-Unis d’Amérique, se reporter à Tort, Patrick, Du Totalitarisme en Amérique. Comment les États-Unis ont instruit le nazisme, Paris, érès, 2022, 274 p.

 


19/02/2023

Réflexions littéraires sur le monde advenu et sur le monde qui vient

LE MAGUET Charline, Le Secret de Soro, Bayard, 2022, 48 p. 12€90

Un dessin stylisé. Deux personnages principaux, des petites musaraignes : Musa et Soro. Le minimalisme du dessin des figures animées côtoie la richesse du dessin entre réalisme et poésie graphique. Musa va être la confidente du secret de son amie Soro, victime de violences sexuelles de la part de son oncle. L’album qui s’adresse aux enfants dès 4 ans est un support de choix pour aborder une question lourde et pesante, une question marquée du sceau de l’inabordable, de l’imprononçable. Le Secret de Soro est ainsi une histoire autant qu’un livre qui ouvre la pensée à la nécessaire confidence. Dans l’album, le père de Musa figure la place aussi des adultes dans le dispositif de la réponse recherchée à la tragédie de Soro. Ce livre est à inscrire dans toute bibliothèque publique ou scolaire, c’est aussi un livre à offrir pour que s’engage la discussion sur un sujet tabou.

 

LABBE Brigitte, DUPONT-BEURRIER Pierre-François, Le Mensonge et la vérité, illustrations de Jacques Azam, Milan, 2022, 56 p. 9€50

Toujours aussi intéressante cette collection des goûters philo ! Cacher et livrer, voilà les deux opérations essentielles de tout menteur. Sa caractéristique est de diffuser des informations qu’il sait fausses et donc avec l’intention de tromper. Le mensonge est un performatif et le menteur est mu par une volonté précise. Les auteurs mettent alors l’enfant, le pré-adolescent, l’adolescent, devant la difficulté à définir ce qu’est une décision. Il s’agit de démêler le vrai du faux et surtout d’être en capacité de les démêler. Sans aucun moralisme, ils mènent le lectorat à l’idée que « mentir à quelqu’un c’est étouffer sa liberté ».

Dans un passage qui passionnera les enfants dès 9 ans, ils expliquent que le mensonge est aussi une modalité de s’évader, donc d’exercer sa liberté : « on s’invente une autre réalité qui vient cacher la vraie ». Mais poussant cette vérité maintes fois décrite par les psychologues de l’enfance, ils montrent les implications corporelles, mentales, logiques du mensonge. Le lectorat est donc appelé à la réflexion, surtout que le mensonge s’avère parfois nécessaire ou tout au moins préférable à la vérité. Le livre interroge aussi la distinction entre fiction et mensonge, car au fond, dans les deux cas, « nous voulons croire que ce faux est vrai ». A-t-on vraiment besoin « d’histoires inventées pour ouvrir les yeux sur le vrai monde. Comme si le faux aidait à voir vrai ? »

Abordant la question des fakenews, la plaçant dans la problématique générale du mensonge, les auteurs mettent en lien l’égoïsation (1). Le « je crois ce que je veux », le « à chacun son opinion », mènent droit à un monde où les individus vivent côte à côte, sans lien, sans liage possible, sans possibilité offerte de construire ensemble le monde.

(1) Sur ce terme voir l’analyse qu’en fait Jacob, André, Esquisse d’une Anthropo-logique, Paris, CNRS éditions, 2011, 239 p.)

 

BLITMAN Sophie, Dieu, illustratrice Annick MASSON, Milan, 2022, 32 p. 7€90

L’ouvrage destiné aux tout petits présente la position de l’athéisme, de l’agnosticisme et celle des croyants. Parmi les croyances, il parle des religions musulmane, catholique, judaïque, hindouiste, animiste. Quelques rites religieux sont présents, avec les emblèmes architecturaux. La laïcité est présentée notamment à travers l’école. Les ravages des religions par les guerres ne sont pas omis. On peut regretter que la religion soit rangée dans les traditions, que le livre ne soit pas ouvertement athée.

 

Mastragostino Matteo, Primo Levi, illustrations par Alessandro Ranghiasci, Steinkis, 2022, 119 p. 18€

Voici la réédition d’un ouvrage paru en 2017 (voir lisezjeunessepg du 18 février 2018). La réédition ajoute la colorisation des cases et une reliure rigide, sinon, elle est à l’identique de celle de 2017.

L’album est né de l’admiration de Matteo Mastragostino pour Primo Levi (1919-1987). Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une biographie, puisque l’auteur se concentre sur les années du fascisme, les premiers engagements de Primo Levi chez les partisans, puis sur l’expérience d’Auschwitz.

Le texte est nourri par une lecture attentive et scrupuleuse des écrits de l’écrivain. Les dessins de Ranghiasci entrent dans le détail des lieux décrits, s’attardent sur le collectif des prisonniers. Texte et images se liguent ainsi pour mettre en avant la relation humaine qui, chez Primo Levi est ce qui permet de croire encore au lendemain quand tout pousse à sombrer dans la nuit du temps.

Les jeunes lecteurs et lectrices verront s’ouvrir devant leurs yeux des scènes du camp de concentration, ils devront s’interroger sur les actes des uns et des autres, par eux-mêmes. Les auteurs sont ainsi fidèles à la méthode de Primo Levi.

La trame de l’histoire repose sur une intervention de Primo Levi devant les élèves d’une école primaire de Turin, quelques mois avant la mort de l’écrivain. Cette école est celle-là même qu’il a fréquentée étant enfant. Un album très riche et de belle facture graphique que la colorisation rapprochera un peu plus des jeunes lecteurs et des jeunes lectrices.

Philippe Geneste


12/02/2023

Images et poésies pour une philosophie tendre des sensibilités

ROBERT Emma, Quand tombe la pluie, illustratrice NICOLAZZI Camille, éditions Cipango, 2022, 32 p. 14€90

Le texte en vers libres mais volontiers rimé soit en rimes de fin de vers soit en rimes intérieures. Le bercement tendre et ouateux des assonances favorise une entrée apaisée dans la littérature de l’enfant très jeune ou bien plus âgé. Chaque illustration en double page est un paysage de pluie où l’ancrage réaliste se laisse subvertir par la rêverie surréelle, jouant des points de vue rapprochés ou bien généraux. Le coloriage et les dessins aux crayons de couleur et au bic est d’une technique que les enfants sentent de proximité ce qui les porte plus aisément dans l’univers onirique. Quand tombe la pluie pourrait être qualifié de successions de scènes de pluie, joyeuses ou étranges, incertaines ou réalistes, stylisées ou fantastiques, poétiques ou documentaires. L’intensité du jeu des couleurs, la douceur de la matité des pages renforcée par le grain du papier, font de ce livre presque carré, un livre presque contemplatif n’était le jeu des sons, et une fin d’histoire à dimension philosophique bien qu’à auteur d’enfant.

 

PIRET Raud, La Lettre du lac, éditions rouergue, 2022, 48 p. 16€

Le graphisme très maîtrisé joue de compositions naïves, clin d’œil à l’art enfantin. Cet éclatement de la composition des dessins sur les doubles pages impose au jeunes lectrices et lecteurs de parcourir l’espace du livre de gauche à droite, de droite à gauche, de haut en bas.

Les dessins des motifs évoqués dans le texte sont de pure invention, volontiers humoristiques. Les motifs éparpillés ne manquent pas d’interroger la raison de leur présence. Mais, peu à peu, c’est un espace imaginaire qui se constitue et qui fait sens. Les dessins privilégient aussi une animation des éléments terrestres mis au diapason des éléments du vivant animalier.

Peut alors commencer une histoire philosophique : le lac se languit de ne jamais rencontrer la mer. Une bouteille tombée dans le lac « au plus profond de la tristesse », devient l’adjuvant. Personnifié, le lac glisse un mot dans la bouteille, un mot de poésie libre, d’émotion tendre. Adviennent les péripéties du voyage de la bouteille transportant la lettre à la mer du lac. Défilent alors des paysages et des espaces aux motifs atomisés entre le cadre des pages ou des formes, jusqu’à ce que la mer soit en vue. Survient alors une complication de texte, la bouteille se brise sur un rocher et une vague emporte les mots à la mer. Ainsi chante désormais le poème, il chante l’harmonie trouvée des éléments inanimés et des êtres vivants.

Par la multiplicité des interprétations que sollicitent les doubles pages, par la fragilité des dessins au trait ou pointillistes, cet album proposera une multitude d’entrée en lecture pour les petits enfants à qui on le lira mais aussi pour les plus grands de 7/8 ans qui y plongent avec délice.

 

DAVID François, Larmes de rosée, peintures Chloé PINCE, CotCotCot éditions, 2022, 24 p. 10€90

Si la poésie se caractérise par un discours autotélique, si la poésie se dit d’elle-même en ce que les mots renvoient à eux-mêmes, alors la poésie ouvre les espaces des correspondances. Les larmes de chagrin, de contrariété, de déception, de tristesse, de culpabilité peuvent se dessiner en gouttes d’eau versant d’un arrosoir, elles sont similaires à l’eau comme un corps humain à la terre, comme un sentiment à une sensation, comme une jeune pousse à un jeune enfant.

La peinture livre ses continuités là où les identifications se cherchent. La peinture nourrit les mots par-delà, par-dessus le dessin, la peinture sortie des mots qu’elle colore pourtant. Larmes de rosée est peut-être un album-livret poétique de ces substitutions, le mot plonge ses racines sans qu’on y prenne gare tout au tréfonds de nous-même Quels mots ? Ceux du poète ? Oui, mais les mots de tous, les mots de toutes, la langue est à toutes et tous, la langue est le terreau des imaginations, l’espace commun des explorations. Mais la langue pousse en nous, en toi enfant, et tu en fais tes discours : tu joues des mots, les compose en salade et les paroles des autres, les mots des autres en sont la rosée qui les abreuve. Magnifiquement édité, touche originale de CotCotCot, l’album-livret accueille un texte poétique de prose picturale sensible et suggestive. Comme quoi l’innovation poétique n’a peut-être pas besoin de verser dans l’inaccessible, dans l’inintelligible. La plume de François David sait écrire pour ouvrir les mots non pour les enfermer, non pour les clore des mains autres qui se tendent vers eux.

 

La Fontaine Jean de, Fables, illustrées par Catherine Meurisse, Réunion des musées nationaux Grand Palais, 2022, 80 p. 19€90

L’interprétation graphique de Catherine Meurisse saisit le texte patrimonial des fables de Jean de La Fontaine par l’humour et la poésie que le fabuliste y tisse. Catherine Meurisse s’appuie, également, sur le socle narratif. Chaque image qui accompagne une fable raconte à sa manière la même histoire. Là est un intérêt sensible de l’ouvrage. On demandera à l’enfant, avec bénéfice intellectuel pour lui, de raconter ce qu’il voit et de rendre compte de ce qu’on lui a lu ou de ce qu’il a lu lui-même. Le livre, en effet, s’adresse à tous les âges.

Les fables proposées s’en tiennent principalement à celles habituellement soumises à la lecture enfantine. Que les animaux parlent et dialoguent, que les plantes mêmes soient affublées de caractères humains, rencontrent directement la conception enfantine, animiste et phénoméniste de la vie : « Dessiner est un métier d’adulte qui regarde toujours vers l’enfance. », écrit l’illustratrice dans le dossier de presse. Et pour sûr, l’anthropologisation des comportements des personnages animaliers libère la réalisation en images de métaphores joyeuses pour les jeunes lecteurs et lectrices. Ce sont des caractères qui sont ainsi soumis à la sagesse enfantine : orgueil, courage, ruse, narcissisme, poltronnerie, générosité, dédain, honte… l’illustratrice colle donc à la définition de la fable comme apologue illustrant un comportement selon un jugement de valeur.

On sent, dans nombre d’images de Catherine Meurisse, son goût pour les pointes satiriques dont La Fontaine a parsemé ses fables. Le dessin apporte au texte un souffle de vie renouvelé, en décalage, parfois, avec le conformisme civique et social de la morale du fabuliste, conformisme qui explique sa présence pérenne au sein de l’institution scolaire à travers les siècles.

Les fonds en aquarelle, en revanche, tamisent le trait d’ironie. Aussi, point de perversion de la fable, point de renversement du cours des histoires contées, juste des touches d’impertinence, de-ci de-là, comme des clins d’œil à l’enfance.

Philippe Geneste

05/02/2023

Du travail

Une caractéristique du secteur éditorial destiné à la jeunesse est le peu d’ouvrages qui traitent du travail, que ce soit au niveau des documentaires, des albums, des romans et récits, de la poésie ou du théâtre. C’est pourquoi, deux livres qui viennent de paraître doivent retenir l’attention.

 

DUMONTET Astrid, Le Travail, illustratrice Maud RIEMANN, Milan, 2022, 40 p. 8€90

La collection « Mes petites questions, vivre ensemble », dans lequel l’album documentaire paraît, s’adresse aux enfants des 7/8 ans mais vaut pour des enfants jusqu’à 9/11 ans, car dans cette tranche d’âge les petits lecteurs et petites lectrices liront seuls et seules le livre avec profit.

Cet ouvrage explique le lien entre travail, métier, salaire. Il explicite la notion de contrat de travail, ce qui est très rare, même s’il ne démontre pas en quoi ce contrat légitime une relation hiérarchique et de dépossession de la force de travail.

Un encart souligne l’intérêt qu’il y aurait à donner plus de pouvoirs aux salariés dans les entreprises. L’enfant lecteur prendra connaissance du Droit du Travail et du Salaire Minimum d’Interprofessionnel de Croissance. La question du télétravail est un peu développée.

Enfin, autre point positif, l’autrice et la dessinatrice ont pris garde de mettre en avant la question féminine dans les métiers et l’exercice du travail. La question de la retraite est bien expliquée comme le poids de l’argent qui gouverne les relations économiques et sociales.

Le premier mai fait l’objet d’un encart, mais le lectorat ne connaîtra pas la répression qui a marqué le 1/5/1886.

Et, de fait, des insatisfactions demeurent.

Nous l’avons vu, le contrat de travail n’est pas critiqué dans sa dissymétrie des contractants et contractantes ; en conséquence, le livre justifie la hiérarchie interne aux entreprises et administrations. L’ouvrage valorise le bénévolat, l’opposant au travail comme il oppose le travail professionnel au travail pour soi. Par-là, il s’interdit de traiter du travail invisible. La logique de la division entre travail et loisir pointe ici son nez et la division entre travail intellectuel et travail manuel est explicitement reproduite sans critique. Ainsi se dessine une dimension spatiale où l’extérieur relève de l’exercice d’un travail et la maison, l’intérieur du travail bénévole, le loisir, les activités dites libres. La notion de travailleur est extensible jusqu’au rentier, si bien que la philosophie du à chacun selon son travail recouvre de silence les inégalités sur lesquelles repose le travail exploité. Si les chômeurs et chômeuses sont évoqués, la pratique patronale des licenciements reste inconnue au lectorat. L’illusion du progrès technologique est entretenue

D’autre part, la dimension collective du travail est délaissée au profit du point de vue de l’individu. Le livre signale la question de l’orientation scolaire comme continue mais laisse dans l’ombre le travail non-rémunéré des stages en entreprises, le sous-paiement des travailleurs et travailleuses en alternance et en apprentissage.

Malgré les réserves faites ci-dessus, il faut louer l’existence d’un tel livre qui offre des présentations succinctes mais efficaces sur des sujets ignorés par le secteur du livre de jeunesse. De plus, L’album porte l’accent sur ce nœud essentiel de la vie sociale qu’est le travail, en montrant bien qu’il s’agit d’une question de relations. Un tel album se retrouvera utilement dans les médiathèques, dans les bibliothèques et CDI des écoles. Les pré-adolescents de 9 à 12 ans bénéficieront de sa lecture. Plus tôt, à l’âge de 7 ou 8 ans, il serait bon d’accompagner l’enfant dans sa lecture.

 

Paquelier, Bruno, Écrasé par le football, oskar, 2022, 75 p. 9€95.

Un jeune migrant indien, Arun, fuyant la misère de Pondichéry où il vivait avec sa mère et ses frère et sœur, se retrouve à Paris. Là, il est contacté par un membre d’une agence de recrutement, qui lui fait miroiter de l’argent et une vie meilleure, justement c’est ce qu’il souhaite. Il signe, sans le lire un contrat, et le voilà embarqué pour le Qatar. On est en 2019, le pays travaille depuis 2012 à faire surgir de terre bâtiments, stades, complexes hôteliers etc. pour accueillir la marée humaine footballistique.

Arun va découvrir les conditions de vie inhumaines dans lesquelles sont soumis des milliers de travailleurs comme lui. Il découvre à ses dépens l’arnaque dont il a été victime en comparant son état avec celui de compagnons d’infortune, eux-aussi en quête d’eldorado et qui se retrouvent prisonniers dans ce pays. Les prolétaires travaillent sous un soleil de plomb. Les pauses sont comptées, les revendications interdites, la surveillance généralisée, la violence patronale une sombre réalité.

Très bien documenté, le récit de Bruno Paquelier vaut témoignage sur le coût humain du divertissement planétaire footballistique. Bien qu’il s’agisse d’une fiction, et le style et la retenue dans l’élan littéraire font plutôt penser à un documentaire-fiction. Pour une fois, et c’est fait très rare en littérature de jeunesse, la thématique du travail est mise au centre de l’ouvrage. Les préadolescents et préadolescentes, auxquels s’adresse plus particulièrement Écrasé par le football, sont amenés à découvrir l’enjeu du contrat de travail, les malversations patronales, la réalité brute d’un régime autoritaire et l’exploitation jusqu’à la mort des migrants sur les chantiers. On le sait, ce sont des milliers de travailleurs qui sont morts pour que les foules internationales puissent se divertir.

Même si l’auteur tend à verser dans la réprobation morale plus qu’économique et sociale, son ouvrage donne des informations qui peuvent être une bonne base de réflexion et de discussions, avec les jeunes lecteurs et lectrices, sur la réalité internationale du travail. Par les quatre protagonistes principaux Ousmane le Malien, Arun, l’IndienMartin le Français, Robert le Congolais, le livre évoque les causes économiques ou sociales –pauvreté, guerre, trafic…– des migrations internationales. Il fait prendre conscience, en dépeignant l’organisation de l’importation de la main d’œuvre esclavagisée au Quatar, que le prolétariat est une réalité internationale où vit la misère, où sont subits de mauvais traitements. S’il existe bien une Organisation internationale du Travail, à quoi sert-elle d’autres qu’à faire des statistiques, peuvent se demander les lecteurs et lectrices. De plus, à travers les récits des quatre protagonistes, et les échanges (par téléphone, par SMS et lettres qui jamais n’atteignent leur destinataire), Écrasé par le football montre que la paupérisation qui frappe de nombreux pays d’où fuient nombre de travailleuses et travailleurs est de moins en moins déconnectée de la prolétarisation de leurs habitants. Le livre invite le jeune lectorat à prendre un point de vue international. La présence de Martin permet à l’auteur de réaliser cette jonction entre paupérisation et prolétarisation sans que le lectorat ne s’en abstraie, comme c’est généralement le cas dans les livres visant plus spécifiquement la thématique des droits de l’homme. À l’inverse, Écrasé par le football vient ancrer cette thématique dans les conditions de travail. C’est pourquoi aucune des ficelles habituelles aux ouvrages citoyennistes n’est reprise. Les protagonistes s’adressent bien aux personnalités et institutions internationales : mais leurs espoirs seront douchés. La fin tragique ne trouve une lueur minuscule que dans la prise de conscience de ce sur quoi toute vie s’appuie : le travail en tant que producteur des conditions d’existence. Le roman fait la preuve du développement inégal du capitalisme. Le sport est traversé, lui-même, par l’inégale répartition des richesses selon les pays. 

Bien sûr le livre est paru en octobre 2022, bien après le début du règne de l’exploitation capitaliste footballistique qatarie, mais il dévoile au jeune lectorat les dessous de l’attribution de la Coupe de monde de football au Qatar, désigne les responsabilités de la FIFA, du gouvernement français de l’ère Sarkozy, des dirigeants du football indélicats, président de la FIFA comme président de l’UEFA de l’époque.

Philippe Geneste