Anachroniques

27/11/2022

Respecter les enfants

TAMAILLON Stéphane, Les Enfants d’abord. Janusz Korczak, une vie au service de la pédagogie et des droits de l’enfant, dessins Priscilla HORVILLER, Steinkis, 2022, 160 p. 20€

La bande dessinée retrace la biographie du polonais Henryk Goldszmit mieux connu sous le nom de Janusz Korczak (1878-1942), qui fut le pseudonyme pris pour son premier écrit. On le suit surtout jeune homme, dans ses premiers élans amoureux et choisissant la médecine plutôt que la littérature afin d’être directement utile à la vie des autres. Pour autant, il continue à écrire comme journaliste et écrivain. Son passage comme médecin au front de la première guerre mondiale, ancre son horreur de la violence et sa haine de la guerre. La bande dessinée permet de comprendre comment des peuples -ici le peuple polonais- subit le joug des pays colonisateurs, que ce soit la Russie du Tsar ou bien ensuite l’Allemagne. Korczak réfléchit à tout cela, ainsi qu’il analyse la position des juifs polonais à travers leurs différences de classe, critique le sionisme, se bat pour la liberté des peuples contre toutes les oppressions. Sans avoir d’engagement de parti, il fonde sa pensée émancipatrice sur les domaines de la santé et de l’éducation.

La grande intelligence de l’album est de scander l’avancée de l’histoire par des planches mettant en rapport son roman Le Roi Mathias premier (1922) avec sa biographie. Le dessin, la mise en page, le choix d’une grande sobriété dans les couleurs, l’usage judicieux et suggestif du gris et du blanc de Horviller à la fois magnifient le texte de Tamaillon particulièrement structuré et, justement bénéficiant de cette composition rigoureuse, multiplie les médaillons, enchâssement de cases ou leur mise en vis-à-vis. Le résultat est un album réaliste sans réalisme, imaginaire sans onirisme décalé. Les planches prennent parfois l’allure documentaire mais elles restent traversées par la volonté de raconter et donc par l’exigence du récit, ce dont Korczak était un adepte infatigable.

L’œuvre de Tamaillon et Horviller montre surtout comment cet homme ne cesse de s’interroger pour améliorer la condition des enfants, d’abord à l’hôpital puis, parce que tout est lié, dans des colonies de vacances où il va expérimenter ses premières idées pédagogiques et enfin avec la création d’orphelinats dont le fameux Nasz Dom. On suit Korczak dans son dialogue avec les courants novateurs en éducation (on est à l’époque où triomphe la pédagogie nouvelle grâce aux avancées de la psychologie de l’enfant de Claparède et surtout Piaget, grâce aux écoles coopératives de Freinet et ailleurs, comme en Suisse, aux expériences libertaires de Hambourg, aux jardins d’enfant de Véra Schmidt, au travail de Montessori -médecin comme Korczak, en Italie, les Kibboutz en terre palestinienne.

Les idées qu’il glane, Korczak les met en pratique mais en les fondant dans sa propre conception de l’exercice des droits et d’une pédagogie fondée sur la responsabilisation des enfants, la démocratie indirecte pour une prise de décision collective. À cette fin, il développe la pratique du journal des enfants au sein des établissements et le tribunal d’enfants. Le livre explicite avec bonheur le rôle de ce dernier, qui juge des litiges de la petite communauté, mis en place d’abord dans les colonies de vacances puis généralisé dans les orphelinats et écoles. En décrivant explicitement quelques fondements de la démarche éducative de Korczak, l’album acquiert au fil des pages une stature de véritable propédeutique à l’œuvre du pionnier polonais.

C’est le 7 octobre 1912, qu’avec Stefania Wilczynska, il ouvre, en 1912, la Maison de l’orphelin, à Varsovie, qui rassemble garçons et filles, tous juifs car l’État ne tolérait pas le mélange des populations. Korczak accompagnera en 1919, la création par Marina Falska de l’orphelinat de Pruszkow -à trente kilomètres de Varsovie, celle-ci lui demandant d’en devenir le directeur. On regrettera que Tamaillon et Horviller n’aient pas cru bon de signaler que c’est avec l’appui d’un syndicat que cet établissement a pu ouvrir, preuve de l’implication sociale et socialiste du pédagogue polonais.

Pour Korczak l’enfant est un sujet de droit et son œuvre inspirera la convention internationale relative aux droits de l’enfant adoptée le 20/11/1989 par l’ONU. Il s’agit pour Korczak que les enfants s’approprient la défense de droits individuels et fassent un apprentissage constructif de la loi collective. Remarquons tout de suite que la conception de Korczak s’éloigne de l’éducation morale et civique, l’éducation aux droits de l’homme que les lois de programme et d’orientation, qui se succèdent, réitèrent. En effet, il ne s’agit pas de professer des droits mais de les vivre et de les instaurer, c’est tout autre chose !

Respecter les enfants, c’est ne pas les séparer de leur milieu de vie. Par exemple, on doit les éduquer dans leur langue (le polonais) et non dans celle du colonisateur (russe ou plus tard allemand).

Enfin, viennent les dernières années, alors que la dictature nazie s’abat sur la Pologne. Korczak, fidèle à ses idéaux, refuse de fuir et demeure auprès des orphelins, partageant leur même condition de condamnés pour être juifs. Il mourra, avec les orphelins du ghetto de Varsovie dont il était chargé, au camp de Tréblinka.

Philippe Geneste

NB : les lecteurs et lectrices pourront relire la vie de Korczak sur le blog du 3 juin 2018 à propos du livre de Rolande Causse Janusz Korczak, la République des enfants, oskar, collection littérature et société, 2013, 138 p.


20/11/2022

D’Antigone aux enfants migrants et migrantes, la lutte d’émancipation est toujours à renouveler

DELERM Martine, Antigone peut-être, Cipango, 2022, 32 p. 19€

L’album propose le texte en vis-à-vis de l’illustration puis, en double page finale, le texte intégral seul. Nous avons donc bien affaire à une œuvre littéraire présentée sous ses deux aspects, celui de l’image avec texte intégré et celui du conte-poème. Entre les deux versions la mise en page est tout à fait différente. Le texte accompagné de l’image est déconstruit, ce qui sollicite l’interprétation des jeunes lecteurs et lectrices.

La lecture actualise un texte, c’est le cas ici. L’atmosphère de guerre et de ruine, la condition de migrant, celle des enfants qui travaillent (« Sait-on jamais combien de temps on est enfant ? »), celle des enfants chargées d’assurer le quotidien de leurs frères et sœurs, l’insondabilité de l’identité (le groupe nominal « petite fille » désigne tous les personnages d’enfants),

Pourquoi Antigone dans le titre ? Parce que la « petite fille » est sans cesse à l’ouvrage, se dévoue pour d’autres qu’elle. Mais ici, pas de dieux, l’album désacralise le mythe, s’affranchit du contexte historico-mythique. Il ne retient que l’acte identifiant la « petite fille ». En cela, l’album se porte à hauteur d’enfant. De ses yeux se dessine un lendemain d’abîmes auquel court l’humanité aveuglée par ses propres créations.

La petite fille est une figure générale de la femme emmurée, lacérée, engrillagée, violée, exploitée, dévorée par les yeux mâles.

L’espoir n’est pas crédible quand « derrière les petites filles / il y a les hommes ». Mais peut-être le refus sera-t-il conquis par elles, un jour de vraie libération sociale égalitaire contre toutes les dominations, oppressions, exploitations. C’est l’espoir du titre Antigone peut-être, album des « vies cernées ». Le lire pour voir pour savoir, le lire pour que des mots se disent, pour conjurer ce que le dessin souligne : aucune des petites filles figurées n’a de bouche, aucune n’a d’yeux vivants, juste des orbites pierreuses. Quant à concevoir sortir des guerres, des exploitations, c’est affaire de filles, c’est affaire d’hommes, c’est affaire d’humanité, mais pour qui sait accepter de voir et de dire ce qui est.

Antigone, fille d’Œdipe et Jocaste, dernière représentante des Labdacides est la figure du dévouement à valeur d’expiation et symbole de la résistance. Elle n’obéit pas à l’injuste (« Elle ne sait pas céder au malheur » fait dire d’elle Sophocle à Créon). Antigone porte la valeur de la désobéissance à la loi comme fondement de l’humain. Elle s’affirme contre l’assujettissement au droit hétéronome (« Il y a des cas où, pour des raisons supérieures, il faut savoir désobéir » dit Antigone dans la pièce de Sophocle) : Antigone « ne prend conseil que d’elle-même » (1). Comme dans la pièce Les Précurseurs (1919) de Romain Rolland, est-ce à Antigone, à la « petite fille » d’apporter la paix au milieu des assoiffés de guerre ? Que signifie le « peut-être » du titre sinon l’éternel et nécessaire recommencement de la désobéissance et de l’engagement émancipateur ? Alors l’ultime phrase de l’album (« derrière les petites filles, il y a les hommes ») projette la lueur de la libération des femmes sur le mythe.

(1) Simone Fraisse dans Bruel, J.P., Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, éd. Du Rocher, 2003, 1504 p. – p.94

BORDET-PETILLON Sophie, EMMANUELLI Xavier, LEMAITRE Pascal, Le Petit livre pour parler des enfants migrants, Bayard presse, 2021, 39 p. 9€90

On compte dans le monde 82,4 millions de réfugiés, soit le double d’il y a dix ans. 1% de la population mondiale est contrainte à migrer soit vers d’autres pays soit à l’intérieur même de leur pays. Les guerres que se mènent les États, dont au premier rang les grands pays impérialistes, sont une des causes majeures de la détresse d’une portion croissante de l’humanité.

Pour sensibiliser le jeune lectorat dès 8/9 ans, les auteurs du livre ont choisi de présenter la condition des enfants migrants, en s’attachant à répondre à des questions enfantines recueillies par une des autrices dans une école primaire : qu’est-ce qu’un migrant ? Pourquoi des personnes traversent la mer ? Pourquoi des personnes étrangères dorment dans la rue ? Ça veut dire quoi sans-papier ? Donc ça veut dire quoi avoir des papiers ? C’est quoi un passeur ?

En préface, l’ouvrage livre des témoignages d’enfants migrants. Puis alternent une histoire documentaire en BD sur une question suivie par un documentaire clair, illustré, qui approfondit la question. Sont alors soulevées d’autres interrogations : les migrants choisissent-ils leur destination ? Peuvent-ils travailler dans le pays d’accueil ? Quels rêves, parfois, poussent le migrant sur la route de l’exil ? Comment voyagent les migrants ?

Le message des propos est de tolérance, tout en appuyant quatre associations : Hors la rue, SOS Méditerranée, France Terre d’asile, Médecins du monde. C’est un choix qui explique, probablement, l’évitement de quelques autres questionnements. Ainsi, reste-t-il bien discret sur les avantages économiques que tirent les grandes puissances des migrations forcées et des misères qu’elles engendrent. Ainsi, n’explique-t-il pas en quoi la misère du monde est un besoin vital pour le capitalisme. Ainsi omet-il de s’en prendre directement au double langage des grandes institutions internationales et des gouvernements, ce qui interrogerait la notion de droit et viendrait écorner l’éloge de l’idéologie de la citoyenneté qui traverse les propos du livre. Ainsi, enfin, est-il bien discret, sur les mensonges des discours officiels des démocraties occidentales et des pouvoirs autoritaires dans le monde.

Mais le livre met en lumière les conditions réelles de voyage, de vie, des migrants et réfugiés. Il s’attaque sans ambigüité à des stéréotypes racistes, sécuritaires, nationalistes. Alors, oui, c’est un bon livre, facile d’accès et soucieux, dans sa rédaction et son illustration, d’être compris par le jeune lectorat.

Philippe Geneste

14/11/2022

Entracte mythologique

PANDAZOPOULOS, Isabelle, Pénélope, la femme aux mille ruses, Gallimard jeunesse, 2021, 97 pages, 9€90

Si la figure du héros grec Ulysse est si célèbre, et ses exploits, comme « ses mille ruses », tant vantés, que sait-on, que dit-on de Pénélope, sinon qu’elle fut une épouse douce et patiente, soumise et effacée, qui sut l’attendre durant de longues années tout en brodant un tissage immense, tricoté le jour, détricoté la nuit… afin, selon la légende, de lui rester fidèle ?

Mais l’autrice Isabelle Pandazopoulos, dans le roman, Pénélope, la femme aux mille ruses, renverse cette image passive et fait de Pénélope une héroïne lumineuse, inventive, généreuse, parfois amusante et très subtile, sans oublier son courage que pourraient lui envier bien des héros -grecs ou modernes. Sous les traits de cette figure mythique, Isabelle Pandazopoulos nous offre tout d’abord l’histoire d’une enfant des temps antiques, une fillette à la fois si loin et si proche de nous. La petite princesse fut longtemps attendue par son père, Icarios, roi d’Arcanarie. Avec Périboéa, son épouse, ils étaient déjà les parents de cinq garçons. Mais Icarios désirait tant une fille à la ressemblance de la petite Hélène, fille de son frère Tyndare, roi de Sparte, qu’à la naissance de son enfant, il fut très déçu : malgré sa vivacité et son charme, Pénélope n’avait rien de la beauté diaphane de sa cousine Hélène. Dès lors, il s’en désintéressa, la laissant, durant les belles années de son enfance, vagabonder, s’épanouir à sa guise et comme l’écrit l’autrice, devenir libre « de corps et d’esprit ». Mais ce temps heureux, créatif, ne va pas durer. Périboéa s’inquiétait de cette liberté de sauvageonne indigne d’une princesse, d’autant que sa fille, parfois, l’emportait sur son plus jeune frère dans des joutes sportives.

C’est alors qu’advint pour Pénélope, ne pouvant s’échapper d’une quelconque surveillance, le temps d’aiguiser la finesse de son esprit, le temps d’apprendre à se libérer par la ruse. Elle sut ainsi, devenue jeune fille, éconduire plusieurs prétendants, refusant tout mariage qui lui aurait été imposé. Et lorsque Ulysse, prince d’Ithaque, vint faire escale dans son île, Pénélope, très curieuse de le connaître mais sans qu’il ne sache son statut de princesse, usa d’une belle ruse pour leur première rencontre : déguisée en bergère, elle se mit sur son chemin ; Ulysse fut alors envoûté par le regard intense, vif et profond de la jeune fille, par ses paroles fines et son rire en cascade. La lecture passionnante du roman nous apprend comment et pourquoi Pénélope mit bientôt son amoureux à l’épreuve –épreuve que seul le héros Héraclès (Hercule en latin) sut accomplir, et qui fut, dit-on, le plus difficile de ses douze travaux. Puis c’est par une ruse encore que Pénélope, une fois sûre de l’amour d’Ulysse, incita son père à permettre leur mariage.

Pénélope apprit à faire sienne l’île d’Ithaque, à la fois inhospitalière, sauvage et belle. Accueillie par le roi Laërte et la reine Anticlée, parents d’Ulysse, elle fut bientôt aimée par les habitants de l’île car elle était très soucieuse de leur bien-être et qu’Ulysse, à son contact, avait perdu ses humeurs sombres.

Isabelle Pandazopoulos, dans ce roman qu’on ne peut quitter, nous raconte les années de bonheur du jeune couple auprès des siens, l’histoire du lit magnifique, unique au monde, que construisit Ulysse dans une chambre secrète, qu’il façonna, pour protéger, envelopper ses liens avec Pénélope, entre les racines et les branches d’un olivier centenaire. Là naquit leur fils Télémaque.

Mais cette félicité ne dura pas : l’enlèvement d’Hélène, princesse Grecque, épouse de Ménélas, par Pâris, prince Troyen, provoqua une longue guerre à laquelle Ulysse ne put échapper l’autrice raconte aussi comment, malgré sa ruse, il partit combattre.

Laërte et Anticlée devenus trop âgés pour régner, ce fut Pénélope, aidée par Mentor, l’ami d’Ulysse, qui s’occupa de la gestion de l’île. L’autrice fait vivre alors une souveraine très soucieuse d’éradiquer de son pays malnutrition et pauvreté ; une souveraine qui sut, avec toujours sa grande finesse d’esprit –avec ses ruses–, rendre la justice, sans que personne ne se sente lésé. Au bout de dix années de combats, grâce au célèbre stratagème du cheval en bois imaginé par Ulysse, Ménélas et les guerriers grecs s’introduisirent dans la ville et provoquèrent un massacre sans merci et furent victorieux. Le bonheur de Pénélope croyant au retour rapide d’Ulysse fera place à une déception profonde et une très longue attente. Tourmentée par des fausses nouvelles annonçant la mort de son époux tandis que l’annonce des exploits d’Ulysse étaient pour elle teintée de peine car mêlée aux succès auprès de quelques déesses, nymphes ou mortelles ; menacée par des prétendants au trône dirigés par l’arrogant Antinoos qui la sommait de choisir l’un d’entre eux pour époux, il fallut à Pénélope une grande force de caractère, un courage sans faille et toujours sa belle finesse d’esprit pour continuer à régner.

C’est alors, comme nous le raconte le roman, qu’elle fit une promesse solennelle aux prétendants : celle d’épouser l’un d’entre eux, lorsqu’elle aurait terminé le tissage d’une toile sacrée puisque destinée à être le suaire du roi Laërte.

On connaît bien la suite, et Isabelle Pandazopoulos nous la rappelle, celle qui mit un terme à l’Iliade et l’Odyssée d’Homère : un vieil homme en guenilles fêté par Argos, le chien fidèle, sa reconnaissance par Télémaque, le massacre des prétendants. Mais Pénélope restait distante car comment reconnaître pour époux cet homme marqué par tout ce qu’il a vécu loin d’elle ? Elle restait donc distante jusqu’à ce que par une ultime ruse, la plus subtile et peut-être la plus cruelle, elle fit voler en éclat le masque du héros pour que se révèle enfin le visage de son amoureux.

La fin du roman souligne l’antagonisme entre les figures d’Hélène et de Pénélope : l’une, séductrice, provoqua une guerre atroce, l’autre, d’une intelligence sensible, favorisa de longues années de paix et de bonheur dans son pays.

Isabelle Pandazopoulo, terminait son roman dédié à la déesse Athéna, Athéna la combative par la venue de cette déesse offrant un rameau d’olivier, symbole de prospérité et de paix aux habitants d’Athènes qui la choisirent alors comme figure tutélaire de leur ville au détriment du puissant dieu Poséïdon. Ainsi, la déesse Athéna et la simple mortelle Pénélope, toutes deux courageuses, intelligentes, rebelles aux diktats machistes, par l’imagination et la belle écriture de l’autrice, se rejoignent-elles dans le désir d’un monde libéré des guerres.

Ces deux romans offrent une lecture passionnante tout autant qu’érudite de la mythologique, ainsi qu’un message d’émancipation, de féminisme et de paix. Ils sont à lire assurément dès la sixième au collège.

Annie Mas

(1) Lire le blog lisezjeunessepg « D’Athéna aux Poupées Savantes, de l’Antiquité à la Science-fiction » du 12/06/2022.

 

BEAUDE Pierre-Marie, Ulysse -1- Prince d’Ithaque, Gallimard jeunesse, 2022, 128 p. 10€90

Ce livre s’inscrit dans une lignée prolifique de reprise de l’épopée homérique. Le choix est ici de réinventer la jeunesse du héros grec. L’auteur procède par un récit chronologique de la naissance d’Ulysse, au palais du roi Laërte et de la reine Anticlée, à son départ pour Troie sur un navire grec. Selon la loi des séries dans laquelle l’ouvrage met ses pas, un second volume est annoncé qui se nommera Vainqueur de Troie. Par ce choix, le volume propose un héros apte à l’identification du lectorat préadolescent (10/13 ans). La part belle est faite aux relations entre les personnages, actualisant le propos. Prince d’Ithaque est une pseudo-adaptation, non par continuation du texte homérique, mais par prévision de ce texte.

L’auteur, bon connaisseur de la mythologie grecque, s’amuse à introduire prophéties, dieux et déesses, au sein même de l’univers quotidien des jeunes grecs. Si bien que le récit mythologique vient se confondre avec le genre de l’heroïc fantasy. Ce glissement participe du geste d’actualisation voulu par Pierre-Marie Beaude. On pourrait parler d’une extension générique autant que d’une extension biographique du héros. Le suspens dramatique tient au retardement du déclenchement des événements (ceux de l’Odyssée et de l’Illiade) de ce que le titre insuffle comme horizon d’attente.

S’il s’appuie sur le texte d’Homère, Beaude s’appuie aussi et beaucoup sur diverses versions grecques et latines qui fournissent des éléments épars sur la jeunesse d’Ulysse. On assiste alors à une dilatation de détails, à une dramatisation d’épisodes tenant une place infime dans les textes d’origine (dans l’hypotexte dirait la critique structurale). Pierre-Marie Beaude donne de l’importance à des personnages juste de passage dans les textes qui lui servent d’appui, n’hésitant pas à en faire des compagnons de route d’une aventure avérée dans l’hypotexte ou inventée. L’auteur donne ainsi de l’extension à son sujet qui est la jeunesse d’Ulysse.

On pourrait dire que Beaude restitue Ulysse à son histoire, « l’histoire se racontant elle-même » (1). Le procédé est habile car il suscite l’intérêt du lecteur par la recherche de ce qui a mené Ulysse à la stature du héros qu’on connaît. L’identification opérant, et à l’instar de ce qui se produit dans les romans d’heroïc fantasy et d’imaginaire pur, le jeune lectorat se lance alors à la recherche des motivations psychologiques de l’aventure.

Nous sommes bien dans une littérature au second degré (1) déclarée. Pierre-Marie Beaude choisit et monte de toute pièce aussi des épisodes où prime l’aventure. Un beau texte pour le lectorat justement visé par l’éditeur.

Geneste Philippe

(1) Cette expression de Thomas Mann est citée par Genette, Gérard, Palimpseste. La littérature au second degré, Paris, Le Seuil, 1992 (1ère édition 1982), 576 p. – p.380.

 

 

08/11/2022

Des petits aux grands, de l’album à la poésie, de la fiction documentée au documentaire, des gouttes de sourire

FARELL Paul, Crèmerie Mauricette, amaterra, 2022, 34 p. 14€90

Triangle, cercle, carré, rectangle : formes. Et couleurs en aplat. Formes et couleurs pour métaphore de fromages, entier, ou avec part… Et à l’enfant, parfois, de retrouver les fromages figurés, métaphoriques, d’identifier donc des couleurs, d’identifier des formes. Une propédeutique à la géométrie. Oui, si l’on veut. Une sollicitation de l’observation. Oui, à coup sûr.

Parfois des formes sont incluses dans d’autres formes, d’autres fois, souvent, des formes sont composées pour créer de nouvelles réalités métaphoriques : crèmerie, réserve, véhicule de livraison, boîte de prêt à emporter. Et l’enfant d’apprendre, ainsi, bien des mots propres au lexique professionnel de la fromagerie. Mais sans crier gare !

Les prédateurs de fromages surgissent, géométriquement stylisés, un renard, un blaireau, une chouette, une taupe. Puis voici, des formes figurant Mauricette et son amoureux Maurice, car la vie n’est pas faite que de fromage. Entre temps, l’enfant lecteur aura pu farfouiner sur une page avec rabat dépliée une foultitude des formes déjà rencontrées.

 

DUMAS ROY Sandrine, Le Fromage, illustrations Nicolas GOUNY, éditions du ricochet, 2022, 36 p. 12€50

L’album documentaire, pour petits et pour enfants jusqu’à 11 ans, traite du fromage, dont la fabrication est antérieure à celle du pain et du vin. L’enfant y apprend l’origine de la présure, indispensable pour fabriquer le fromage. Les bactéries et champignons microscopiques présents ou rajoutés n’auront plus de secret pour les lecteurs et lectrices, pas plus que le travail des fromagers. Au pays des 1200 fromages, l’album se fait diététicien. Leur classement (fromages à pâte molle, à pâte persillée, à pâte pressée, à pâte pressée cuite, à pâte dure) est l’occasion de donner consistance à la dénomination des fromages et l’album se fait encyclopédie lexicale. Les noms de certains d’entre eux sont expliqués ce qui augure un voyage géographique international autant que national.

Mais l’album est aussi un guide pour comprendre les étalages de fromages que les enfants peuvent rencontrer. Il y comprend ce qui différencie le fromage fermier du fromage artisanal ou du fromage industriel. Une page entière est consacrée à la Vache qui rit, le fromage le plus célèbre au monde. Est bien expliquée, aussi, l’arnaque des pizzas, lazagnes et plats préparés où en guise de fromage sont introduits des produits réalisés à partir d’huile végétale, d’eau et d’amidon. Plusieurs pages sont ensuite consacrées aux mœurs culinaires fromagères de quelques pays, et une double page des records clôt le livre dont il faut appuyer la recommandation auprès des lieux dédiés aux livres pour la jeunesse comme auprès des adultes cherchant à faire un beau cadeau.

 

LAMBILLY Elisabeth de, Bon Appétit petit cochon, illustratrice Laure DU FAY, Tourbillon, 2022, 12 p. 13€

Ce livre pop-up veut dédramatiser le moment du repas et de mieux accepter ce qui lui est proposé à manger. Il est aussi demandé au tout petit de débarbouiller le petit cochon qui en met -et s’en met- partout quand il mange. Les pop-ups mettent en scène la tête du petit cochon, triste, joyeuse, sale, dégoûté, grognon…Après plusieurs lectures avec l’enfant, celui-ci pourra user du livre tout seul.


Régalade en poésie


MASSOT Jean-Louis, Aussi les gens, éditions du centre de Créations pour enfance de Tinqueux, 2022, 40 p. 5€

Ce petit volume de papier cartonné, à format italien, à la reliure en spirale, est abondamment illustré en noir et blanc par des esquisses, traces, traits de visages, silhouettes ou autres. L’illustration énigmatique interroge la définition du texte ainsi commenté. Or, il s’agit d’un recueil facétieux de Jean-Louis Massot, jongleur de mots et de formules. En ces temps de haute morosité, en cet environnement d’angoisses, avec Aussi les gens la poésie s’invite sans crier gare, sans rendez-vous, car on n’est pas poète sur rendez-vous nous dit Jean-Louis Massot. Et puis, pas besoin de rendez-vous puisque les mots appartiennent à tout le monde, il suffit d’attraper les mots courants, parfois les mettre à l’écart ou dans l’écart.

On mange beaucoup dans ce recueil de Jean-Louis Massot, pour rendre le jeune lectorat gourmand de poésie et force est de constater que le menu est savoureux. Les critiques sont gastronomiques, le prix, cinq euros, abordable, et si elle ne pèse pas lourd, la poésie danse aux oreilles sensibles.

Messagère de joie et de bonheur, de rigolade et de régalade, la poésie se trouve démunie face aux malheurs du monde, face à son craquement funèbre. Démunie mais pas inutile car contre l’embaumement du vivant, elle prodigue du baume au cœur, parce que géo-graphe, elle dessine les pays et invite au voyage. Démunie mais pas inutile parce que les souvenirs s’y réfugient, et qu’elle les véhicule dans les mémoires. Une humanité sans mémoire serait en perdition, tout autant que les hommes de paroles sans lettres n’auraient pas même l’espérance d’une appréhension compréhensive de ce qui se passe…

Oui, décidément, avec Jean-Louis Massot, la poésie est faite pour toutes et tous, dans le tonnerre du rire, entre les gouttes du sourire. Les bibliothèques pour enfants, les centres de documentation et d’information pour collégiens peuvent faire siéger le volume, aisé de consultation, attirant pour la lecture et tentant en diable pour le rayon, si souvent trop délaissé, de la poésie.

 

 

Philippe Geneste