Anachroniques

28/08/2022

Pour une fin d’été gorgée d’images et de vertiges

DURLEY Natasha, Dans les airs, éditions amaterra, 2022, 32 p. 13€90

Tout ce qui est dans les airs, animaux, phénomènes naturels, créatures mythologiques ou de légendes, objets de la technologie humaine, fantôme et super-héroïne, astres et insectes, mais aussi ce qui est en contiguïté avec l’air (chapeau) ou bien qui appelle l’élément aérien par sa place sur le corps (le chapeau). Les seize feuilles cartonnées qui se présentent sous la forme d’un dépliant augure du jeu et de bien des manipulations par l’enfant. Sur chaque page un dessin peint plutôt stylisé est un bon support pour interroger l’enfant sur ce qu’il voit, ce que c’est comment ça s’appelle s’il en a déjà vu… Et l’expérimentation auprès de la commission lisez jeunesse a montré que le livre dépliant avait du succès avec les petits.

Avec son rabat aimanté, la couverture du livre se ferme comme un petit coffre à merveilles que l’on peut poser sur un rayon de livre ou bien transporter sans peur de l’abîmer car il est solide. L’air de rien, c’est un bon petit livre pour offrir grande joie aux petits et petites d’humains.

 

CAHEN Laurie, Toni DEMURO, L’Oiseau qui avait avalé une étoile, éditions Cipango, 2022, 40 p. 17€

La situation initiale, toute entière contenue dans le titre, qualifie le surréalisme de l’univers fictionnel dans lequel va pénétrer le jeune lectorat. Le dessin géométrisé de illustrations, le choix de couleurs mates disposées selon des contrastes adoucis, la physionomie des personnages (animaux et un humain) suggérant plus qu’elle ne la dessine la tristesse, l’utilisation de fonds tramés de couleurs -aplats noirs, pour des raisons évidentes, exclus-, introduisent l’enfant à une réflexion sur l’accueil et le rejet, sur l’altruisme et l’égoïsme, sur la nécessité de la relation à l’autre pour connaître le bonheur.

L’autrice use de la poésie comme d’un instrument philosophique. On pourrait compter dix-huit strophes, bien que, si les onze premières sont avérées, les sept dernières sont davantage des transpositions en vers d’une prose non versifiée. Or, cette césure entre vers et prose transposée en poésie correspond au passage de la genèse du malheur à la genèse du bonheur. La onzième strophe évoque la détresse de l’oiseau qui pleure « quelques / larmes scintillantes », la douzième sanctionne toute cette moitié du récit en préparant une solution à l’histoire et les six dernières proses mise en strophe déroulent la rencontre de l’autre jusqu’au dénouement.

Selon une trame de conte, l’éblouissement, qui accompagne l’avalement de l’étoile par l’oiseau, est suivi par sa transformation physique avant que le sentiment du malheur fasse son œuvre. Par l’intervention magique d’une larme et de la fleur qu’elle engendre, le récit prend un tour nouveau, inverse à la dramatisation de la première moitié. C’est grâce à l’union de la solitude de l’homme et de la solitude de l’oiseau que se réalise le voyage au bonheur. La persistance d’une tonalité mélancolique, et d’une tendre joie pour la dernière image qui est aussi celle de la couverture ne signifierait-elle pas, allégoriquement, que les êtres humains loin de s’approcher du bonheur parce que se rapprochant des autres œuvrent sans cesse à leur malheur en cultivant rejets, xénophobie et haine du pas pareil ?

 

HERRMANN Ève, Mémo des oiseaux, illustrations Roberta ROCCHI, Nathan, 2022, 60 cartes à jouer + un livret des règles du jeu et supplément documentaire16 p. 12€90

Pour toucher tous les âges, trois niveaux de jeu sont proposés. Le premier niveau consiste à apparier des cartes « oiseau » identiques. Le second niveau consiste à apparier une carte « oiseau » avec une carte « plume » correspondante. Le troisième niveau consiste à jouer avec les soixante cartes et à faire correspondre à la carte « plume » les deux cartes « oiseaux » identiques. Les cartes sont petites, manipulables par de petites mains. Les illustrations sont en couleur et de style naturaliste. Très vite, les enfants d’âges différents peuvent jouer entre eux, les petits sous la direction des plus grands. Le jeu entraîne à l’observation et, en même temps, fait découvrir vingt espèces d’oiseaux. Si l’enfant habite en campagne, il pourra aussi faire le rapprochement avec certains oiseaux du jardin. Une heureuse publication présentée sous la forme d’un coffret comme un jeu de société.

 

FAROTTO Andrea, La Vérité est comme un oiseau !, illustrations PIROLLI Anna, amaterra, 2022, 26 p., 14€90

Il s’agit d’une fable structurée par le trope de la comparaison. Le sujet en est le rapport entre la vérité et le mensonge. Le grand format met en valeur les images colorées et finement conçues pour créer des ambiances en lien direct avec la phrase du légendage qui court en bas de la double page. La comparaison rencontre ainsi une première étape de sensification (construction du sens) puisque l’image la concrétise visuellement.

Il faut attendre la fin de l’album pour comprendre qu’en fait, il s’agit d’un dialogue entre un père et son fils, le père cherchant à savoir qui a fait une bêtise… Si les vingt-et-deux premières pages semblent une leçon classique de morale portant à la dénonciation du mensonge et à l’approbation de la vérité, les quatre dernières sont un pied de nez à la fable. L’enfant accusera le chien, tournant la fable en contre-fable, en quelque sorte. Cette fin autorise une relecture plus libre de l’album et on ne manquera pas de solliciter l’enfant à pratiquer cette relecture. Par exemple, avec un petit non-lecteur, on lui demandera ce que l’image dit, donc ce qu’il voit sur l’image, l’amenant ensuite à comparer l’image avec le texte lui donnant légende. Cet aller-retour entre la comparaison de l’image avec le texte (lecture spontanée, conventionnelle) et la comparaison du texte avec l’image (lecture plus appropriée à l’enfant, permettant en tout cas de faire participer plus pleinement l’imaginaire enfantin à la construction du sens de chaque double page,) s’avère un excellent exercice de pensée. Nul doute, bien sûr, qu’il faille lire l’album avec l’enfant pour que toute sa richesse de lecture s’accomplisse.  

 

LOZANO Luciano, Tancho, traduit de l’espagnol par Sébastien Cordin, éditions des Éléphants, 2022, 48 p. 15€

« Le ciel nous parle de passages et de retours.

Nos migrateurs sont revenus.

(…)

Leurs ailes fragiles

Leurs chants et leurs secrets.

Maigres,

survivants,

affamés.

Gorgés d’images et de vertiges. »

Chantal Dupuy-Dunier, Mille grues de papier,

Paris, Flammarion, 2013, poème 403

 

Inspiré d’un séjour à Tokyo où l’auteur dit avoir « été étonné par le sens esthétique des Japonais », voici un album aux images épurées, qui se passe sur l’île d’Hokhaïdo. Le petit héros observe les grues, symboles de l’île, source d’inspiration pour le jeune Yoshitaka Ito. Sa passion est si forte, que les habitants l’appellent Tancho du surnom donné aux grues en japonais.

L’enfant observe et c’est l’occasion pour les enfants qui lisent l’album de suivre la danse des grues, d’observer à leur tour leurs mouvements, mais aussi les paysages tracés avec précision parsemé de taches floconneuses, puis se perdant au lointain embrumé.

Fait notoire, l’album présente l’enfant qui grandit, devient jeune homme, introduisant par là une dimension temporelle dont l’effet est d’ouvrir l’album à des lecteurs et lectrices plus âgés, jusqu’à la pré-adolescence ; Cette dimension temporelle est essentielle à l’histoire car les illustrations rendent compte de la diminution du nombre de grues.

Tancho va en nourrir deux, durant l’hiver et une relation s’installe offrande réciproque de la nature et de l’humanité. Dans les paysages gris aux arbrisseaux squelettiques tracés avec précision contrastant avec le lointain perdu sous un ciel opaque, les grues, l’hiver d’après, reviennent avec un oisillon. Tancho travaille la terre. Les grues profitent du grain conservé des récoltes.

Tancho vieillit. Il a une fille, Sadako, qui le remplacera auprès des grues. Sadako, du nom de cette enfant, Sadako Sasaki, irradiée lors du largage de la bombe américaine sur Hiroshima, qui confectionnait des grues, s’étant donné le but de mille grues en origami, pour ne pas mourir… Les grues rappellent donc aussi la barbarie de la guerre, car toute guerre est crime.

L’album de Luciano Lozano prend ainsi plusieurs dimensions : une belle histoire animalière, un hymne à la fidélité des sentiments, un chant pour la paix, pour la conciliation entre nature et humanité, un rappel de faits historiques Yoshitaka Ito a réellement vécu, tout comme Sadako Sasaki) où le symbolique a réussi à triompher malgré le fanatisme des militaires nucléocrates. Par la soule articulation de ces diverses dimensions, Luciano Lozano prose une fiction qui pourrait être dite documentaire, il lance les lecteurs au cœur d’une histoire où le désir de vie affronte la puissance de mort, où le réalisme illustratif trouve son accomplissement dans la suggestion poétique des paysages des marais de l’île d’Hokhaïdo.

Philippe Geneste

 

21/08/2022

D’âge en âge, filatures poétiques

Davin, Sandrine, Sur un fil…, Paris, EdiLivre, 2011, 44 p. 10€

Ce premier recueil se compose de vingt-cinq poèmes en vers libres, évoquant principalement des moments de fragilité, d’interrogations déstabilisantes, de mal être. Il n’est donc pas surprenant que les vers impairs dominent. Les poèmes se structurent autour d’un équilibre sur le fil, entre l’harmonie d’une conciliation avec les événements des vers pairs et les chutes ou soubresauts apportés par les vers impairs.

Le sentiment du vide, la perte d’énergie face à une épreuve de la vie côtoient le sentiment de la mort éprouvée par un jeune soldat ou celui d’un condamné, preuve que l’altérité est présente dans Sur le fil… La tristesse et la difficulté de la consolation imprègnent le recueil. L’habitude, la routine, « le temps varié mais relâché » (1) du divertissement, sont désignées comme ce qui empêche de nouer pleinement des relations interpersonnelles et avec cet empêchement celui de la réalisation de soi. En conséquence, le « temps détendu de la rêverie » (2) s’absente.

Il reste à la poésie à s’appuyer sur les gestes, les situations du quotidien pour permettre une appropriation de soi. La poésie se fait ainsi, volontiers, primesautière ; elle accueille l’humour comme, dans le premier poème, ce dialogue de la poétesse avec une migraine qui monte. Cet humour se teinte de noirceur comme dans « Promesse » :

« La vérité est dans les livres

Je n’ai pas dû lire ce qu’il fallait »

La chanson souvent n’est pas loin (« Ainsi va la vie », « J’ai longtemps marché », « overdose »). Les appréciations corporelles des pressions et aléas de l’environnement organisent le temps psychologique, que ce soit dans l’exhaussement moral, le signe d’un bonheur (« Aura »), ou l’affouillement mental. Au niveau du contenu, la détresse n’est jamais très loin, si bien qu’on pourrait parler d’un humour déceptif qui sombre y compris dans la tentative d’évocation du bonheur différé. Là encore, il n’y a pas d’enfermement sur soi, la tristesse se trouvant traversée, de-ci de-là, par un malaise social diffus.

Le recueil montre une poétesse en butte aux formules toutes faites (« Lettre d’un soldat » est justement composée à partir du stéréotype « mais je vais bien, ne t’en fais pas »). Contre les clichés, elle en appelle à l’écriture poétique pour que les mots s’en détournent et empruntent un sentier autre que celui recouvert par le drap épais des convenances y compris langagières qui relient les humains. Ainsi, creusée dans ses composantes, l’anaphorique « je ne sais pas… », du poème « Va donc savoir », perd peu à peu son figement phatique pour entrer en déhiscence et accueillir l’inconnu. Car tout l’enjeu des lieux communs est de cadenasser, de poser des verrous sur les espaces laissés vierges de présence par la personne. Les clichés empêchent les humains de se trouver eux-mêmes. C’est aussi, avec simplicité, de cela dont nous entretient Sur le fil… Une exploration des vies des « presque rien », menées entre idéal recherché et réel à assurer, enjambe le miroir, dévoile un au-delà des apparences, y enrichit d’éléments inouïs les vies dites ordinaires.

Par ailleurs, l’ensemble du recueil installe une thématique du temps. Sur le cours fuyant du temps, la poétesse saisit la fragilité des résolutions de ce qui télescope la vie, à notre insu même. Dans ce drame temporel se construit la ligne de conduite de la vie. La mémoire advient par les souvenirs, comme saisie de vicissitudes de l’expérience. Les poèmes « Où est passé le temps » et « Trois fois rien » qui évoquent la figure du grand-père, illustrent ce propos et anticipent sur les recueils de tankas des années suivantes qui feront de cette figure le pivot poétique de l’œuvre. Les tankas, justement, approfondiront cette thématique du temps et la déplaceront de la trace à l’exercice présent de mémoire, autant qu’ils exploreront la réalisation des correspondances entre lesquelles se construit la personne. Le poème « Buée » contient, à cet égard, le développement futur de cette seconde caractéristique de la poétique de Sandrine Davin.

Philippe Geneste

Notes

(1) Jacob, André, L’Homme entre temps et éthique. En quête d’une philosophie pratique, volume 1, Paris, Penta – L’Harmattan, 2006, 266 p. – p.60

(2) Jacob, André, L’Homme entre temps et éthique. En quête d’une philosophie pratique, volume 1, Paris, Penta – L’Harmattan, 2006, 266 p. – p.60

 

 

CLOU, Voyage au cœur de mon adolescence. Doux mots dits, Rageot, 2022, 223 p. 14€90

Clou est le nom de chanteuse d’Annie-Claire Ducoudray, autrice des poèmes et des dessins de ce recueil sans sommaire ni table des matières. Primée aux Victoires de la musique dans la catégorie Révélation féminine, Clou propose ici une sorte de poésie intimiste et sans fard de sa période adolescente. Très enlevés, écrits en vers courts, pour la plupart, les poèmes forment un recueil déclaratif, comme un état des lieux de l’adolescence féminine contemporaine et cela aussi grâce à la profusion des sujets abordés : l’intrusion des parents dans la chambre, le retour du lycée, le rapport à la mère, à la sœur, les expressions toutes faites, la préoccupation pour le climat, première chanson, l’orage, la conjugaison, l’expérience de Baby-Sitter, les amies, le petit ami, le voyage en voiture, l’envie de solitude, le dégoût du monde, l’atmosphère intimiste avec les bougies, le repas en famille, le bus, la musique, les attentions pour le décor, la cigarette, les collants, le professeur, les élèves, les moments de rébellion… jusqu’aux amours contrariés :

« Peut-être est-ce mieux d’être sans amoureux

De regarder le ciel avec une seule paire d’yeux » (210)

Commission lisezjeunesse, A.M.&Ph.G.

 


14/08/2022

Buzz littéraire en jeunesse

COUSSEAU Alex, La Brigade du buzz, illustrations de Charles DUTERTRE, éditions rouergue, 2021, 48 p. 16€

Faire le buzz mais en silence, voilà le défi lancé à Sergent Pok, Lizzie, Maman Bou, Papa Tom et oncle Joes, les héros de la brigade du silence. Autre contrainte, pour faire le buzz, il faut surprendre, donc ne pas répéter les mêmes trouvailles… Voilà lancé l’ouvrage qui s’adresse aux petits et aux jeunes lecteurs de 7/9 ans. Les images sont fouillées, colorées, jouent sur le bizarre, chevauchent l’humour foisonnant du texte. Nous nous trouvons à la croisée de l’art naïf et de la virtuosité du dessin pendant que le texte énonce l’histoire et ses rebondissements dans un art accompli de la surprise.

La brigade poursuit donc sa mission, une mission éreintante et joyeuse, risquée et périlleuse, une mission inventive et hors du réel. Peut-être même, surréaliste. La commission lisezjeunesse a lu avec gourmandise et plaisir ce volume qu’elle recommande aux lecteurs et lectrices du blog.

 

PERRIER Pascale, Pièges sur la neige. Les conquérants du mont Blanc, oskar éditeur, 2021, 126 p. 12€95

On est en 1786, Jacques Balmat, 24 ans, un cristallier pauvre qui est aussi guide de montagne, et le docteur Michel-Gabriel Paccard se lancent à la conquête du mot Blanc, le plus haut sommet d’Europe. Comment en sont-ils arrivés là ? Quelle est leur parcours intellectuel, affectif et professionnel ? Qu’est-ce qui les motive ? L’histoire populaire est friande de ces aventures biographiques qui scellent des avancées nouvelles de groupes sociaux, de sociétés, de territoires entiers. Pascale Perrier met sa plume alerte mais aussi limpide, à contribution pour amener le jeune lectorat vers cette histoire, par bien des côtés, étrange. Le récit est instructif, flirtant avec la biographie, celle des deux hommes, et le récit d’aventure à valeur sociale. Il introduit l’idée que la science -ici l’homme de science Horace-Bénédict de Saussure qui depuis vingt-cinq ans rêvait de pouvoir faire des observations au plus haut sommet- la vie sociale avec ses préoccupations propres, et la vie affective des individus, ne font qu’un tout. Par ce biais le jeune lectorat peut comprendre que l’harmonie sociale pourrait exister si, contrairement à ce qui a cours dans nos sociétés, la compétition et l’individualisme cessaient d’en être les valeurs.

 

DAUGEY Fleur, L’Incroyable destin d’Anita Conti pionnière de l’océanographie, illustrations de Laura PEREZ, Bayard, 2021, 48 p. 6€50

Cette biographie emprunte la voie du roman. On la suit de son enfance et de sa passion pour la science à l’âge de jeune adulte où elle devient photographe. C’est en tant que telle qu’elle est embauchée pour des travaux scientifique et photographique. Démineuse en Afrique durant la seconde guerre mondiale, elle montera des pêcheries après la guerre, le long des côtes africaines. À la fin de sa vie elle se spécialisera dans les reportages sur la pêche à la morue avec une sensibilité à l’excès de la pêche industrielle. Les pages documentaires qui accompagnent le récit abordent l’histoire de l’océanographie, la condition des femmes en 1930, la photographie de reportage, la surpêche et les requins.

 

MARTIN Raphaël, L’Incroyable destin d’Albert Einstein qui perça le mystère de l’espace-temps, illustrations de Claire PERRET, Bayard, 2021, 47 p. 6€50

Cette biographie écrite sous la forme d’un récit chronologique rend compte de l’enfance d’Einstein, de sa scolarité, de son travail en Suisse dans un bureau des brevets (1900-1905) où il poursuit en parallèle ses recherches en physique, de la célébrité (1907-1919), la réception du prix Nobel en 1921, puis de son exil devant le régime nazi et sa vie aux Etats-Unis. Les chapitres sont entrecoupés par des pages documentaires liées aux découvertes de l’homme de science et de leurs effets aujourd’hui. Biographie non hagiographique -l’auteur rappelle qu’Einstein a laissé ses trois enfants en Europe à la charge de son ex-épouse. L’ouvrage montre aussi comment Einstein, après Hiroshima et Nagasaki, a milité pour la paix et contre l’usage des armes nucléaires. Aussi, L’Incroyable destin d’Albert Einstein est un bon roman documentaire qui emprunte à la biographie sa composition.

 

BARTHERE Sarah, Antoni Gaudi , illustrations de Claire DE GASTOLD, Milan, 2021, 40 p. 8€50

Tout commence le 25 juin 1852, jour où naquit Antoni Gaudi… Il se destinera plus tard à l’architecture dont il sera diplômé en 1878. On le suit ainsi au fil des années depuis la maison Vicens bâtie en 1883/1888 à la construction du Capricho, de la conception d’un domaine équestre à celle du palais d’Eusebi sis à Barcelone, du palais épiscopal d’Astorga à la Torre Bellesguard, du parc Güellà la Casa BatillÓ, de la maison Milà à la Sagrada Familia et sans oublier les travaux d’art décoratif, d’art du meuble et de la céramique. L’ouvrage est clair, abondamment illustré, didactique mais vivant. L’enfant en sort plus instruit mais il ne connaîtra pas les convictions idéologiques très conservatrices de l’artiste, pourtant essentielles pour saisir sa primauté sur l’enracinement catalan de son art.

commission lisezjeunesse

 

DUFRESNE Rhéa, La Mort, ça effraie un peu, beaucoup, énormément…, illustrations Sébastien CHEBRET, éditions du ricochet, 2021, 32 p. 12€50

C’est avec une grande intelligence que l’album s’adresse aux enfants de huit à dix ans. En effet, l’autrice est partie des sentiments causés par la mort et les met à distance, aidée en cela par le travail attentif de l’illustrateur, en organisant des aller retours entre l’ensemble du règne du vivant et le règne humain. Les mots sont choisis de manière à ne pas heurter mais toutefois de manière suffisamment précise pour que l’album ne se perde pas dans un propos métaphorique aseptisant et faux. De plus, la notion de tristesse fait l’objet de développements particulièrement nuancés qui, au fil du documentaire, permettent au jeune lectorat d’entrer toujours plus avant dans la compréhension, l’appréhension des émotions endeuillées. Voici un album à posséder dans les bibliothèques des écoles primaires et sur tous les rayons de littérature enfantine des médiathèques.

Philippe Geneste

07/08/2022

poésie et profondeur romantique

FORNERET Xavier, Le Diamant de l’herbe, présentation de André Breton, gravures sur bois de Simon Ortner, Forcalquier, Quiero, 2022, 56 p. 25€

Ce livre est un travail typographique, imprimé sur une presse à main à partir d’une composition au plomb de Samuel Autexier en caractères Vendôme 16 & 24. Le tirage est fait en bleu, noir et rouge. Les gravures sur bois de Simon Ortner, ouvrier agricole, graveur et peintre, soulignent l’énigme du texte, avec des formes géométriques.

Ce travail de création, tant éditorial qu’illustratif, est mis au service d’un des plus beaux textes, sinon le plus beau, d’un romantique tombé dans l’oubli, Xavier Forneret (1809-1984). En son temps, Breton l’avait inscrit dans son Anthologie de l’humour noir[1] dont un extrait sert, ici de présentation.

Le ver luisant, personnage principal du récit et, par métaphore, titre du récit, « se meut sous l’influence de ce qui doit advenir ». Le texte relève d’un récit d’entomologiste autant que d’un poète, au bord du fantastique. L’événement a lieu loin de la ville, en un espace de solitude, en un pavillon abandonné sous les larmes blanches de la lune. Par mise en abyme, nous rencontrerons, dans le pavillon, des objets, un fauteuil, une araignée qui file « un bonheur de soie doux ». Ensuite, une femme, dame blanche « aux larmes de pierre », y entrera. Serait-elle la messagère de l’amour « pourvu que j’aie encore un souffle à donner à son baiser, un sourire à sa bouche, un regard à ses yeux, une larme à son âme » ?

La prose poétique de Forneret suscite le questionnement, interroge. Le Diamant de l’herbe serait-il l’histoire d’un rendez-vous placé sous le signe d’une kyrielle de rencontres étranges ? Peut-être, mais le rendez-vous n’aura pas lieu, la femme anticipant elle-même son inexistence à venir.

Le ver jaunira.

La femme tombera.

L’homme aura été assassiné.

… L’être romantique fuit la pression sociale, l’oppression. Il se bat contre les forces de l’anéantissement. L’univers s’irréalise au fur et à mesure que le lecteur tourne les pages d’une histoire qui se cherche dans l’ombre du soir, qui sombre dans la pénombre d’une pièce. Chaque évocation devient équivoque, le réel semble s’abolir à travers la subjectivité exacerbée d’un narrateur voyant. Le naturel et le fabriqué se mêlent ; on suit la pérégrination narrative de l’herbe jusqu’au pavillon avant d’y entrer.

Rien n’est limpide dans les épisodes qui sont contés, mais un souffle les enchaîne les uns aux autres. Ce qui est représenté, le sens, est à construire. C’est au hasard des apparitions de motifs que semble tenir la structure du récit. Mais là aussi, peu à peu, l’évanescence vient saturer les scènes dans le souffle rythmique d’une écriture descriptive que Breton qualifiait justement de « coulée verbale »[2]. Cet effet provient du choix romantique d’atténuer la logique de la phrase, créant un renforcement des mots et des associations de sens, par-delà les règles syntaxiques. Le travail typographique et de mise en page, la respiration qu’offrent au texte les gravures sur bois, orchestrent des pauses dans la matérialité même du texte y ouvrant à larges battants des espaces poétiques. Ainsi, la femme fantomatique se laisse-t-elle capter par le drame, transportée par la charge émotionnelle des mots en effervescence, des mots qui s’appellent par un jeu d’affinités libre.

Le texte se clôturant sur lui-même, le possible s’ouvre hardiment. Le présage du ver luisant, au début de récit, trouve alors son obsédant accomplissement. Nous ne sommes pas dans le merveilleux pour autant, car le langage s’y tient enserré dans la narration réalisatrice. Demeure un texte mystérieux[3], c’est-à-dire l’apparition sensible d’un univers mental subjectif qui s’en remet sans faille à l’expérience du langage pour exister.

 

 

Langlois Denis, Le Voyage de Nerval, Rives en Seine, SCUP, 2021, 214, p. 18€

Prendre pour personnage central l’écrivain français Gérard de Nerval (1808-1855), jugé mineur aux yeux de ses contemporains et devenu majeur depuis le vingtième siècle, voilà qui attire la curiosité. Le titre Le Voyage de Nerval appelle à l’esprit le Voyage en Orient de l’auteur romantique (1851 pour l’édition définitive). Mais le voyage est aussi une pérégrination dans la psyché tourmentée de l’homme troublé, dans son cheminement professionnel d’écrivain, dans sa vie et ses échecs amoureux répétés. Cet hommage à Nerval reprend le dispositif narratif du Voyage en Orient : le narrateur s’adresse au lecteur, sauf qu’ici, il s’agit d’un dialogue avec l’écrivain disparu. Dit de manière plus exacte, Le Voyage de Nerval est un dialogue fictif. N’est-ce pas aussi une manière de rappeler que l’on écrit toujours en regard des autres, nourri par eux mais au-delà de leurs écrits ?

 

S’appuyant sur les exégètes, muni d’une connaissance précise de l’œuvre nervalienne, Denis Langlois introduit à la connaissance de Nerval, avec verve et humour, érudition et plaisir manifeste. Les deux écrivains partagent une terre de prédilection commune : le Liban. C’est là, en effet, que Denis Langlois avait situé l’intrigue du roman Le Déplacé, paru en 2012 chez l’Aube. Ce n’est donc pas un hasard si, après un an vécu dans le pays, ayant achevé ce dernier récit (en 1999), Langlois, quelque peu désœuvré, confie : « Alors, mon vieux Nerval, j’ai pensé à toi ». Et nul doute que son attention ait été ramenée au Voyage en Orient, effectué en 1843 par le voyageur poète, journaliste, prosateur, au sortir d’une première crise de dépression aiguë en 1841.

Le narrateur du Voyage de Nerval s’emploie à rétablir les faits rapportés par Nerval. Fort de sa connaissance des lieux orientaux, il souligne les affabulations, les impossibilités de ce que raconte l’écrivain romantique. Bref, il souligne que le voyage ne serait pour Nerval qu’une occasion de rappeler la primauté de l’imagination sur le réel. Les mises au point biographiques, historiques, littéraires même, donnent corps au travail d’écriture. Notifiant, après plusieurs commentateurs, les emprunts de Nerval à ses sources d’informations, Le Voyage de Nerval démontre que, par ce jeu de miroirs, la relation d’un voyage comme les souvenirs sont des reconstructions, des mises en actualités, des avancées vers une vérité de soi. Et Denis Langlois en profite pour souligner l’importance de la prise de distance, de l’approfondissement des connaissances pour comprendre des peuples lointains ou non, pour entrer dans des civilisations différentes de la nôtre. Par le dialogue fictif, Langlois éclaire cette question. Par exemple, il approfondit la condition de la population druze qui est si présente dans Le Déplacé.

Mais ce travail, qui traque le véridique, laisse place à l’observation des modalités de la création littéraire. Nerval, devient alors un guide. Il a rassemblé plusieurs voyages dans la composition de son œuvre présentée comme un voyage unique en Orient. Il a inclus des contes dans chacune des grandes sections de son Voyage en Orient. Il s’échine à plagier les spécialistes des religions, les historiens, pour approcher son sujet. Écrire, c’est reconstruire et chez Nerval reconstruire, c’est métamorphoser. C’est pourquoi, par Le Voyage de Nerval, Denis Langlois travaille à scruter les métamorphoses pour saisir les processus de la reconstruction littéraire du réel. Chez Nerval, les connaissances livresques viennent donner crédit aux choses vues, et à une certaine déception devant la réalité. Comme pour ses contemporains, l’Orient est pour lui, plus une terre de rêve qu’une terre connue ; et quand il y pose les pieds, il est déstabilisé par le choc du réel. Alors il brode, il fantasmagorise : « il vaut mieux croire à une folie que ne rien croire du tout » dit-il. Ce à quoi correspond chez Denis Langlois, cette adjonction : « j’ai couru comme toi après des utopies, moi c’était des illusions politiques toujours insaisissables, mais ce qui compte, ce qui fait battre le cœur plus vite, c’est bien sûr la course ». Mais Langlois refuse à Nerval de préférer les illusions au savoir ; il refuse de le conforter dans ses tentations d’échappée. Et il ramène Gérard de Nerval, son interlocuteur, à sa quête profonde.

La fin du livre interroge pleinement cette interrogation. N’est-ce pas alors qu’il connaissait l’internement, alors qu’il se trouvait délié de tout engagement social d’écriture (vivre de sa plume c’est répondre à des commandes), que Gérard de Nerval a réalisé la part la plus créative de ses œuvres ? Pas nécessairement sous la forme définitive que nous leur connaissons, mais sous la forme du matériau ayant servi à leur ultime rédaction ? Le Voyage de Nerval vient ainsi questionner l’influence des conditions de la création et des motivations de l’écrivain sur l’écriture même. S’impose alors que l’œuvre écrite, pour être « un miroir d’encre » de la sincérité d’une existence, a bien des obstacles à franchir : ceux que l’écrivain porte en lui-même et qui se lovent au cœur de sa psychologie, ceux que la société surimpose sous le voilement de la liberté d’expression et qui sont l’accès à l’édition, les contraintes de la diffusion, la disponibilité à l’écriture, les nécessités contingentes qui y président. S’esquisse aussi l’idée que l’enjeu du miroir d’encre de la sincérité d’une existence est l’atteinte à l’unicité de l’artiste et de l’homme d’action. N’est-ce pas une question esthétique par-delà le seul champ de la littérature engagée à laquelle, certes, nous pourrions rattacher Denis Langlois, mais point Nerval ?

 

On est tenté de dire que Le Voyage de Nerval pourrait porter en sous-titre Complément au Voyage en Orient de Gérard de Nerval. Mais serait-ce rationnel ? Oui, si on prenait soin de souligner qu’une œuvre trouve son accomplissement dans la lecture que l’on en fait, et s’y épanouit. Oui, si on prenait soin de souligner que la littérature sous le signe du dialogue (ici de Langlois avec Nerval) est une métaphore de la nécessité, pour tout un chacun, d’être acteur et observateur, mais bien les deux, non l’un seulement des deux car, alors l’individu jouerait des postures.

Lire aujourd’hui le Voyage en Orient de Nerval revient à l’aborder avec des questionnements propres à la singularité du lecteur. Pour Denis Langlois le processus de la création y trouve lumière. Œuvre littéraire, Le Voyage de Nerval n’est pas un roman, mais un récit qui alterne, mêle, étude historique et introspection, note de lecteur et souci d’écrivain, justesse biographique et irruption de l’actualité du vingt-et-unième siècle. Le Voyage de Nerval est une composition rassemblant ces différentes étoffes en une tapisserie fine, délicate et lettrée.

Philippe Geneste

 



[1] Breton, André, Anthologie de l’humour noir, Paris, Livre de poche, 1973, 446 p. – pp.123-132 (1ère édition 1939)

[2] Breton, André, La Clé des champs, Paris, 10/18, 1973, 440 p. – p.11 (1ère édition 1953)

[3] Pour Breton, Forneret fait « une loi de l’abandon pur et simple du merveilleux ». Breton, André, La Clé des champs, Paris, 10/18, 1973, 440 p. – p.15 (1ère édition 1953)