Jiki Kuro, La Femme du
potier, HongFei, 2019, p. 14€50
Voici un remarquable album de
Kuro Jiki alias Thierry Dedieu. La progression chromatique des pages correspond
aux douze épisodes qui constituent ce récit. C’est un conte, celui d’une femme
d’un potier reconnu dans un monde imaginaire de ton orientalisant. Il est
interdit à la femme d’entrer dans l’atelier du mari. Mais celle-ci est
curieuse, attirée par la création. Elle va peu à peu kidnapper de la terre et
des matériaux et, se cloitrant dans une cabane au fond du jardin, elle va
s’essayer, elle aussi, à la création.
Bientôt, elle dépasse l’art de
son mari, elle crée librement des formes nouvelles d’une sensibilité non
convenue. Et elle supplante celui-ci dans la vente des œuvres, devenant alors
la créatrice du foyer et le mari l’adjuvant domestique. Les rôles se sont
inversés. L’album aurait aussi pu s’appeler « le mari de la céramiste ». La fin de l’album s’ouvre donc sur
la libération de la femme.
Un examen approfondi met à jour
le thème du pouvoir dans la cellule familiale comme thème central. On
remarquera aussi, que l’album ne laisse pas entrevoir une autre issue que celle
de rapport de domination dans le couple. L’évolution chromatique au cours de
l’album, qui épouse les sentiments du potier, notifie l’enfermement dans ce
thème. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage sensibilise à la question de
l’émancipation des femmes. Il montre que c’est toujours au contact des autres
que la personne trouve les éléments pour transformer sa vie et se transformer
elle-même.
La richesse du graphisme et celle
du jeu chromatique s’allient à la luxuriance des traitements du thème de la
domination dans un album qui évite tout superflu pour stimuler le jugement
critique du jeune lectorat.
Guéraud
Guillaume, La face cachée du prince charmant, illustrations Henri Meunier, éditions rouergue, 2019,
40 p. 15€
Le caviardage est une technique
connue par sa pratique avec la censure : on enlève des passages d’un texte
qui sont jugés inconvenants, subversifs, antipatriotiques… Le caviardage c’est
aussi une technique littéraire. Il s’agit alors de supprimer des mots ou des
fragments de mots ou des lettres dans un texte mais en faisant en sorte que le
texte nouveau ainsi créé avec les mots conservés fassent sens. Le caviardage
fait ainsi surgir un nouveau texte d’un texte de base. De là provient
l’adjectif « cachée » du
titre du dernier ouvrage de Guéraud et Meunier.
L’album repose sur une
composition par paire de doubles pages. Expliquons. Sur la première double page
se trouve un texte narratif en vis-à-vis d’une illustration colorée ; sur
la deuxième le même texte est reproduit, mais cette fois-ci avec des pans
entiers caviardés c’est-à-dire biffés, barrés, raturés, bref recouverts de noir
et rendus de ce fait illisibles ; en vis-à-vis on trouve une image à fond
noir mat qui illustre la nouvelle scène ainsi créée. Bref, le caviardage
consiste à créer un texte par soustraction de mots. Pour les illustrations, le
procédé utilisé par Henri Meunier ne relève pas du caviardage mais plutôt de
l’antithèse.
Un autre effet de la composition
est la peinture du portrait du « prince
charmant » qui s’avèrera paresseux, poltron, maladroit, geignard,
sale, et au final comme tout le monde. Ce sont les pages réalisées par le
caviardage qui dressent en fait le portrait. On s’aperçoit alors que les
auteurs ont choisi de donner un texte de base qui dresse une situation et de
donner à la page caviardée et à son vis-à-vis dessiné le rôle de caractériser
le personnage.
La lecture se fait ainsi jeu
comme est ludique la technique du caviardage pour l’écrivain. De plus, si
l’album bellement édité par le rouergue est destiné à des enfants dès 4 ans,
les plus âgés s’en régaleront tout autant. Surtout, qu’on peut les amener plus
aisément à pratiquer eux-mêmes le caviardage et ensuite à le confronter à celui
réalisé par Guéraud. Mine de rien, c’est faire entrer l’enfant dans la fabrique
du texte, car la soustraction est tout autant que l’addition une opération
centrale de toute écriture.
Avec les enfants de tous les
âges, on gagnera aussi à interroger le jeune lectorat sur le pourquoi de la
transformation des images entre celle du texte premier et celle du texte
caviardé.
Bref, cet
album, aux allures dévastatrices pour les mots, est jubilatoire et pousse,
justement, à la plus grande attention des mots …
Jackowski
Amélie, Chut ! Il ne faut pas réveiller les petits lapins qui dorment,
éditions rouergue, 2019 28 p. 14€
Explorer le silence, pour évoquer
le sommeil, pour apprivoiser la venue de la nuit, pour se déprendre de
l’angoisse du noir. Le noir est justement le fond de la couverture duquel
apparaît une lune aux yeux fermés, aux traits reposés, à la bouche close
souriante. Le titre crée tout de suite la distance : il ne va pas s’agir
de toi tout petit enfant, il va s’agir de petits lapins endormis. Chaque double
page est un chef d’œuvre de composition. La première par exemple : page de
gauche, le plan rapproché d’une forêt en ne laisse paraître que les troncs des
arbres stylisés, au centre un champignon luminescent ; page de droite des
étoiles formant la grande ourse. L’art est minimaliste, en rien figuratif mais
suffisamment évocateur pour ouvrir au rêve. Les couleurs sont sombres. Au bas,
courant sur les deux pages, un bandeau bordeaux sur lequel est inscrit le
texte : « l’odeur de la forêt
se glisse sous un volet ». Le décalage entre les mots, ceux de la voix
qui lit et l’image onirique regardée crée un télescopage sans violence, juste
suggestif d’un univers enrichi de sensations. Il s’agit du procédé poétique de
la mise en relation de deux réalités qui n’avaient jusqu’ici jamais été
réunies. En même temps, le texte prépare la double page suivante et l’entrée
dans une maison.
Tout l’album est à cette
aune : justesse de la composition, intelligence des rapprochements,
douceur des tons, élargissement du perceptif à l’aperceptif. L’enfant à qui on
lit l’ouvrage vagabonde, en toute liberté. L’album se fait ainsi balade calme
pour conter le matin qui vient, les objets au repos dans la nuit, le ciel
peuplé des mythes.
Le graphisme, les collages et
peintures représentent des scènes ou paysages immobiles ; les figures
abstraites, quand elles surviennent, invitent à fouiller la matérialité des
signes picturaux (ou formés par les collages). L’autrice ne manque pas de
solliciter l’attention visuelle du jeune lectorat. Ainsi, la voie lactée sur
une double page se retrouve dans la suivante, mais à l’intérieur de la pupille
d’un œil stylisé. Un bol de lait blanc, sur une double-page, appelle, dans la
suivante, la silhouette noire d’un chat. La phrase qui sert de titre à l’album
est illustrée, au milieu du livre par la représentation d’un lapin, par l’ombre
d’un jeu de main et du poignet. En sa représentation animale figurative, la
grande ourse qui dort sur une couette se retrouve, la page tournée, réduite en
sa silhouette noire avant d’être absorbée par le ciel étoilé.
Tout dans l’album est une
invitation faite au petit enfant à s’abandonner à la nuit pour rejoindre le rêve,
le pays du songe. Chut ! Chef d’œuvre…
Philippe Geneste