Anachroniques

30/10/2022

"Petit pauvre"

Berteloot, René, Mélaine, Lyon, éditions de l’A.P.L.O., 2022, 289 p. (commande à l’Association pour la Promotion de la Littérature Ouvrière, chez Nathalie Berteloot, 14 bis rue des Noyers 69 005 Lyon, chèque de 22€+6€40 de port à l’ordre de l’A.P.L.O.)

Il faut louer le travail de l’APLO qui rend à nouveau disponible ce prenant récit d’enfance, écrit par un mineur, René Berteloot (1933-2020). Il faut d’autant plus louer cette réédition, qu’elle a corrigé les travers marchands de la précédente, qui présentait l’ouvrage comme des souvenirs d’un galibot, ce qu’il n’est pas ! La note de l’éditeur revient sur ce point. Il faut aussi se réjouir de cette édition car elle est précédée d’une préface importante de Paul Berteloot, le frère de l’auteur. Par la contextualisation biographique du récit et des informations apportées sur la genèse de l’écriture, cette préface permet une entrée de plain-pied dans l’histoire. Enfin, il faut louer cette réédition pour le travail éditorial portant sur un « glossaire explicitant les termes locaux, anciens ou peu usités ». Le jeune lectorat rentrera d’autant plus facilement dans l’histoire vivante de Mélaine. Les enseignants et enseignantes de français trouveront aussi dans ce volume un bon support d’étude pour le chapitre de leurs cours consacré à l’autobiographie. Les professeurs et professeures d’Histoire y trouveront un support de choix pour l’étude historique de la vie des mineurs du siècle dernier.

Mélaine transcende le genre de l’autobiographie pour offrir un roman de la mine. Les portraits abondent, portraits des figures familiales de l’écrivain, d’autres figures de voisinage, portraits de mineurs, de cadres aussi. Les personnages évoluent en traversant des scènes festives ou laborieuses de la vie collective ou familiale du peuple. Peu à peu l’univers de la mine s’anime, elle prend le lecteur. Parfois, les figures individuelles laissent la place au collectif des prolétaires et le récit au singulier ouvre les pages d’une mémoire calaisienne collective.

Pourquoi ce nom Mélaine ? Dans une étude sur Jean Robinet, Jérôme Radwan, qui évoque avec force érudition la part polonaise de René Berteloot, donne la clé : « Ce prénom breton devenu mixte, vient du grec “melanos” signifiant “brun, noir”, comme l’est le pays des mines et des corons qui en constituent le cadre. Mais c’est uniquement le dernier chapitre de ce roman autobiographique qui en justifie le sous-titre. En fait, il décrit comment sa soif de lectures dès son plus jeune âge, les rêves de son enfance et le soutien de ses instituteurs lui ont permis de devenir un bon collégien jusqu’à quatorze ans et demi ; contrairement à ses camarades que la mine a réquisitionnés avec ou sans leur Certificat d’Études Primaires. D’où leur tendance à le considérer comme un étranger. Toutefois, inévitablement, il “allait se livrer à la mine comme on se jette à l’eau, ne pouvant reculer” » (1).

Loin d’une littérature passéiste, Mélaine est un roman réaliste. Les conditions sociales sont révélées dans les actions des personnages. Le cheminement singulier de Mélaine prend valeur générale ; son enfance témoigne de celles des filles et fils du pays de la mine. Vérité du contenu, exactitude des détails, allégresse de la narration, tout concorde pour saluer cette édition attentive à la vérité du roman de René Berteloot.

Geneste Philippe

(1) Jérôme Radwan, « “Les sentes de ma vie… ou : qui est pour les siens et en quoi se distingue pour chacun de ses lecteurs le paysan français, Jean Robinet (1913-2010) », (à paraître). La citation de Berteloot, René, Mélaine, Lyon, éditions de l’A.P.L.O., 2022, p.276-277.

23/10/2022

Questions du jour et d’encore

GAUBERT Chrystel, Le Jardin de la mégère, illustrations de Sébastien BOSCUS, éditions Chant d’orties, 2022, 32 p. 16€

Voici un album au propos ambitieux tenu tant par l’histoire que par le travail pictural.

La luxuriance des décors magnifiés par le format à l’italienne prend une signification paradoxale. D’un côté, les couches déposées de peinture créent un effet lourd de matière souvent perturbée par du gris simulant la pollution et le mal-vivre agité et soumis à la vitesse. Ce sont les planches consacrées à la zone industrielle. D’un autre côté, un effet de matière, non plus lourde mais riche, aux couleurs gais et profondes, imite l’univers tranquille de la maison de la mégère, havre de nature au cœur d’une zone dénaturée.

À la dichotomie des lieux correspond deux formes d’écriture. D’une part, le brouhaha des inscriptions, signalisations, enseignes, affiches dont toute la zone industrielle et commerçante est traversée, figure la société de consommation. Comme des mots glapis, les noms des commerces et magasins, les traces vives du sociolecte publicitaire présentent un langage tronqué, un ahan linguistique sans rêve. D’autre part, le style du texte narratif emprunte au conte tout en s’en distanciant : « Il était une fois, il n’y a pas si longtemps » (p.1). L’autrice souligne ainsi qu’il s’agit d’un conte des temps modernes.

Cette opposition structurante aurait pu recouvrir l’histoire, mais Le Jardin de la mégère y a greffé une autre contradiction que développe la seconde partie de l’album. La vieille femme qui vit dans la maison est une mégère, clin d’œil à la marâtre des contes traditionnels. Elle vit seule, repliée sur ses avoirs et sa propriété, jalouse de ses productions qu’elle accumule en conserves. Or, les légumes souhaitent se libérer de l’enclos où les enferme l’ordre économique, des « pots hermétiques » où ils finissent leurs jours. Ils vont alors devoir affronter les obsessions « sécuritaires » de la propriétaire, qui, pour l’occasion, va même employer des produits toxiques afin de calmer les élans d’émancipation légumière et fruitière. L’instinct de propriétaire ira jusqu’à lui faire emmurer la maison et son jardin. 

La dernière page tournée, l’enfant lecteur ou lectrice comprend que le héros véritable de l’album n’est ni la zone industrielle, ni la mégère à la maison coincée au milieu des magasins et entrepôts, mais le jardin. L’album conte la révolte d’un jardin, un jardin libéré, un jardin d’abondance produisant des nourriture différenciées, variées, jamais standardisées, des produits naturels et non industriels. C’est la révolte des fruits et légumes contre leur uniformisation par les normes marchandes.

On pourrait donc caractériser Le Jardin de la mégère comme une éthopée critique de la société de consommation. Une éthopée portée tant par un travail graphique et pictural en harmonie mimétique avec l’histoire que par un texte à la composition soignée et scandé d’appels suscitant chez le jeune lectorat, réflexion et attention. Ajoutez à cela que si l’album s’adresse aux enfants petits, il aura toute sa place dans les bibliothèques des écoles primaires ainsi qu’au collège où les élèves de sixième se régaleront… et peut-être aussi les enseignants et enseignantes qui pourraient bien être tentés de le faire étudier à leurs classes.

 

KIM Hye-Eun, Le Crayon, CotCotCot éditions, 2022, 44 p. 17€

De la forêt à l’usine d’une industrie du bois jusqu’au magasin, et enfin au crayon de couleur dans la main d’une enfant, l’album raconte le processus de production de l’instrument dont se sert son autrice, Hye-Eun Kim.

La petite fille colorie des dessins d’arbres, elle les crée, les recrée, un tableau mis en abyme au sein de l’album explicite l’engendrement de l’art par sa primordialité interhumaine et de nature. Point de morale, point de didactisme, le bonheur de l’esthétisme de l’album repose entièrement sur le récit graphique. Aucun verbalisme non plus, chaque image porte des significations que l’adulte, lisant l’album avec l’enfant, l’aidera à déceler, l’invitera à exprimer.

Grâce au choix du récit graphique, Le Crayon se situe loin des albums où domine l’abstraction idéelle ou sentimentale. En effet, il y domine la matérialité vivante de ce qui en permet l’usage puis la matérialité vivante de l’imagination qu’il nourrit. Le dessin au crayon de couleur soulève la compréhension de la chaîne des opérations mise en jeu pour la réalisation de l’album. Fabrication socio-économique et création artistique s’articulent pour le plus grand bonheur des yeux et de l’activité d’interprétation.

La magnificence toute en simplicité des illustrations se donnent comme un hommage aux arbres. La petite fille qui dessine l’arbre arrive jusqu’à sa frondaison avant l’oiseau : c’est l’oiseau qui l’habite, c’est l’enfant qui l’écrit. C’est le trait de crayon, c’est le fil des couleurs, c’est l’histoire d’un objet dans l’utilisation pacifique de l’art offert aux passions enfantines pour les histoires et pour le dessin.

 

BOISSON Marie, La Visite, rouergue, 2022, 48 p. 15€

Sous prétexte d’une visite de maison, ce récit illustré interroge le jeune lectorat sur ce lieu où, bien souvent, mais ce n’est pas toujours le cas, se constitue un premier espace socialisé. L’album nous montre le propriétaire d’une maison, qui sous prétexte de la vendre, ne cherche que la confirmation de son incapacité à quitter sa maison, – c’est-à-dire son lieu de vie, parce qu’on ne quitte pas sa vie, on ne quitte pas ce qui constitue sa vie. Farfelu, drôle, humoristique en diable, l’album de Marie Boisson, avec ses illustrations oscillant de la référence aux fanzines à la poésie délicate, est le prétexte à la libération d’un univers imaginaire où le délire se substitue au rangement, où la liberté prend le pas sur l’ordre, où le hasard est préféré au convenu. Alors, au final, La Visite ne serait-il pas un album de réflexion sur l’espace en tant que lieu que l’on se crée ?

Philippe Geneste

16/10/2022

Pour une mémoire non commémorative

DAENINCKX Didier, La Prisonnière du Djebel, oskar éditeur, 2022, 73 p. 9€95 ; STREIFF Gérard, Ben Bella et la libération de l’Algérie, oskar éditeur, 2022, 74 p. 9€95 ; STREIFF Gérard, La Guerre d’Algérie. Discours et textes officiels, oskar éditeur, 2022, 92 p. 9€95 ;

Voici un triptyque à acquérir ensemble. Le premier est un roman du fin connaisseur de la Guerre d’Algérie qu’est Didier Daeninckx. À travers la relation complice entre un grand-père et son petit-fils, resurgit du passé enfoui une histoire qui a bouleversé la vie du vieil homme, à l’époque embrigadé dans l’armée française. Il paiera sa désobéissance aux ordres militaires par trois mois de trou puis cinq en première ligne dans les Aurès, au sein d’un bataillon disciplinaire. Cette guerre dont on taisait le nom, avait été décrétée par le pouvoir politique, à la quasi-unanimité des « représentants de la Nation » : la gauche et la droite confondues ont voté, le 16 mars 1956, les pouvoirs spéciaux en Algérie requis par le président du Conseil Guy Mollet). Le roman décrit des exactions de l’armée française, l’usage du napalm, de la torture

Le récit s’appuie sur le travail de désenfouissement de la mémoire douloureuse du personnage. De retour de la guerre, le grand-père s’était muré dans le silence. On sait que le silence post-traumatique est la norme, comme cela a été largement documenté par l’expérience des survivants des camps nazis.

Daeninckx aborde aussi la question des Européens, qui ont pris le parti de l’indépendance de l’Algérie contre l’oppression coloniale. Ici, le grand-père a sauvé une combattante indépendantiste, faite prisonnière et, de ce fait, vouée à l’exécution. La famille de cette jeune femme, originaire de Colmar, s’était installée en Algérie en 1870, après l’annexion de l’Alsace-Lorraine par la Prusse. Le récit apporte ainsi une réflexion peu souvent envisagée (1). Comme toujours chez Didier Daeninckx, la puissance de la composition, la rigueur du style, emportent les jeunes lecteurs dans l’histoire tout en les invitant à une réflexion d’ordre historique. Le titre est un clin d’œil au western américain -un genre vantant, dans sa quasi-totalité le colonialisme blanc et le génocide des peuples amérindiens.

Justement, sur le colonialisme français en Algérie, le jeune lectorat bénéficiera de la biographie de Ben Bella écrite par Gérard Streiff. S’il suit l’évolution politique de Ben Bella, jusqu’à la présidence de l’Algérie indépendante puis son exil, Gérard Streiff tente de rendre compte des contradictions internes du camp indépendantiste autant qu’il dépeint la condition économique et sociale du peuple arabe durant la colonisation. Le livre permet de voir comment la France s’est servie des peuples colonisés durant ses guerres, comment elle les a méprisés (pensons au 8 mai 1945, l’Europe libérée du nazisme et le même jour, des soulèvements arabes, pour leur libération, en Kabylie et dans le Constantinois, qui aboutiront à des milliers de morts sous la répression des autorités françaises. La biographie permet de replacer la révolution algérienne dans le contexte de libération des peuples (la Tunisie obtient son indépendance en 1955). Elle brosse les enjeux conflictuels entre les impérialismes (le français et l’américain en particulier). La biographie brosse très -trop ?- vite les premières années de l’Algérie indépendante avec Ben Bella comme président.

Appuyée sur La Guerre d’Algérie. Discours et textes officiels la lecture de la biographie romancée de Ben Bella et du récit de Daeninckx offre un panorama permettant au jeune lectorat de pouvoir partir s’informer davantage s’il le désire, avec de bonnes bases de compréhension. La Prisonnière du Djebel permet, en particulier, d’évoquer les mouvements de réfractaires, de déserteurs, d’insoumission et de désobéissance civile. Les trois livres montrent combien peu on en parle et combien cette guerre reste parmi les « thèmes honteux » du roman national français.

Philippe Geneste

(1) voir le travail réalisé à partir de témoignages par Bracco, Hélène, L’autre face, “Européens” en Algérie indépendante, éditions Paris-Méditerranée 1999, édition augmentée en 2012 aux éditions Non Lieu.

09/10/2022

Une brève vie en négritude

LÉON Christophe, Missié, illustré par Barroux, éditions d2eux, 2022, 83 p. 13€90

Le dernier roman de Christophe Léon repose sur l’exécution 16 juin 1944 à Columbia (USA) du jeune noir américain George Junius Stinney Jr.. Il avait 14 ans. La justice raciste l’accusait du meurtre de deux fillettes blanches, de bonnes familles. En 2014, la justice des USA reconnaissait l’innocence de l’enfant. Comme le dit le narrateur-personnage de Missié, « l’innocence est le pire des avocats ».

L’œuvre de Christophe Léon ne se donne pas pour un document ; le personnage historique prend un nouveau nom -Martin Julius Crow Jr.-, il n’est pas exécuté en 1944 mais en 1942. Cette distance permet à l’écrivain d’entrer pleinement dans la création et de traiter, littérairement, ce meurtre légal perpétré sans sourciller par la plus grande démocratie du monde et « toujours en guerre quelque part ». La narration est portée par une première personne, le « je » de Martin Julius Crow Jr. ; paradoxe temporel, il raconte, aujourd’hui, sa vie, depuis sa petite enfance jusqu’au jour de son exécution. Entre ce « je » et le registre de langue soutenu qui caractérise l’écriture, vient se souligner l’écart entre le point de vue subjectif inhérent à la voix de l’enfant noir narrateur (mort en 1942) et le style (du récit à la première personne paraissant en 2022). Par ce dispositif, Christophe Léon informe les lecteurs et lectrices que le livre n’est ni un témoignage ni un document. En revanche, les lecteurs épousent la voix de l’enfant, son point de vue, et partagent ses émotions. Missié s’inscrit, ainsi, entre le roman historique et les mémoires d’outre-tombe du narrateur personnage.

L’auteur prend soin de procéder par une figuration fine du personnage-narrateur, en évitant toute dissertation. Le personnage prend consistance intellectuelle, morale, psychologique et physique, durant le cours de la narration et des événements de l’histoire. La corporalité est omniprésente : coups de ceinturons reçus par Martin Julius à la maison, corps « détruit quand j’avais 13 ans », corps suppliciés des ancêtres noirs esclaves, corps mutilé et corps exploité du père ouvrier agricole, corps innervé par la peur (« Battre un noir n’avait rien d’anormal » dit le père à son fils), le bégaiement de sa petite sœur Minnie -bégaiement déclenché après avoir assisté au lynchage d’un jeune noir en pleine rue (« c’est ce jeune noir au sol, la face contre terre, la bouche ouverte, un flot de sang à la commissure des lèvres, qui lui a volé les mots. Ou plutôt qui les lui a tordus au point qu’ils sortaient de sa bouche en se cramponnant à sa chair »). En prison, l’enfant comprend : « J’expérimentais, mais cette fois d’une manière paroxystique, une réalité que j’avais toujours vécue. Mon corps ne m’appartenait pas ». D’ailleurs, Martin Julius perd son nom remplacé par un numéro d’écrou : 201547.

L’enfant a la vie rude et il sait très tôt, comme ses amis noirs, la fille Peg et le garçon Big Louis, que « pour nous les Négros, la règle c’est qu’il n’y en a pas » et que « le Grand Rêve Américain » se transforme, chaque jour, en Grand Cauchemar Américain. Et quand avec ses amis, Martin Julius va croiser l’unique héritière d’une famille de banquier Louise Frances et sa copine du même quartier bourgeois, Aly Dune, son avenir sera scellé parce qu’« on réécrit le récit de ma vie », celle d’un « animal » « inculte » et « maudit ». Les deux fillettes assassinées, la police et la justice l’accusent à l’aide d’aveux extorqués à Peg et Big Louis. Il sera jeté en prison, privé de voir sa famille, son procès durera deux heures puis il attendra dans le couloir de la mort, une exécution qu’il va vivre comme une résistance de tout le peuple noir à l’oppression raciste des blancs.

Son refus d’avouer est un acte de désobéissance à l’ordre de cette fausse justice, à cette fabrique des coupables qui organise la passivité des opprimés par la peur incessante : « j’avais l’obligation de préserver cette humanité qu’on m’interdisait ». La fin du roman devient allégorique bien que l’écriture ne varie pas, que le style sobre le demeure. Le refus (de s’accuser) devient l’acte suprême de rébellion, la négation de la supériorité de la classe des bourgeois, la négation du racisme : « à défaut de sauver mon corps, le préservais mon humanité », « Je n’étais pas un numéro (…) J’étais la chair et la mémoire vivante d’un peuple ». L’abondante illustration épouse cette fin. Le dessin au crayon avec estompage en noir et blanc de Barroux, avec des effets de gravure et une symbolique discrète de parodie burlesque contre le pouvoir blanc.

Missié peut être lu à partir de 10/11 ans. Son écriture vive, la forme de la confession, lui assurent une compréhension directe de la part des lectrices et lecteurs pris dans la tension tragique du récit.

Philippe Geneste

 

02/10/2022

Bande dessinée : création originale et deux types d’adaptation

COUËT Anne-Perrine, Báthory. La comtesse maudite, Steinkis, 2022, 168 p. 22€

La scénariste dessinatrice Anne-Perrine Couët retrace dans ce copieux ouvrage la vie de la comtesse hongroise Élisabeth Báthory (7/8/1560-25/8/1614). Issue de la noblesse, elle se trouve à la mort de son mari à la tête du château de Cachtice. Elle gère seule un patrimoine illustre et un vaste territoire. Mais qu’une femme détienne du pouvoir, voilà qui alimente les haines, les jalousies, tant du côté des nobles que du côté des religieux.

Très intelligemment composée, la bande dessinée commence au procès truqué qui mènera à la condamnation de la comtesse. Dès lors, un montage alterné nous fait connaître l’enfance puis la vie adulte d’Élisabeth Báthory, son mariage heureux, sa gestion rigoureuse, le soin établi à vaincre les épidémies qui ravagent la région et le pays.

Les planches relatant le procès des serviteurs nous font voir comment le pouvoir religieux et le pouvoir judiciaire s’appuient sur la crédulité populaire et les superstitions pour justifier le jugement, non sans avoir recours à la torture sur les prévenus.

Un dossier complémentaire relate « l’histoire derrière la légende » et donne les repères historiques qui permettent de suivre avec précision l’album. L’autrice a eu l’heur d’ajouter un portfolio qu’elle a utilisé pour ses illustrations. C’est du bel art, pour une bande dessinée historique passionnante.

 

BRRÉMAUD – PICAUD, Un Capitaine de quinze ans. Chapitre 2/2, d’après l’œuvre de Jules Vernes, chapitre 2/2, Vent d’Ouest, 2022, 48 p. 14€50

Dans notre blog du 24 avril 2022, nous écrivions de la fin du tome 1 « cette chute appelle un rebondissement qu’anticipe les dernières cases ». Le tome 2 répond en multipliant les péripéties de l’aventure. Celle-ci prend le pas sur l’approfondissement des sentiments qui animent les personnages. Les auteurs maîtrisent avec dextérité l’art du suspens et du rythme endiablé de la lecture. Un moteur de l’histoire est de savoir si Dick Sang et ses compagnons vont réussir à sauver le reste des rescapés du Pilgrim. La bande dessinée suit alors la piste du récit d’aventure. L’autre moteur de l’histoire est de sortir de l’énigme que présente le personnage Negoro depuis la réaction du chien Dingo dans le premier tome. Pourquoi voulait-il à tout prix aborder sur les côtes d’Afrique ? Que fuit-il ? La bande dessinée emprunte ainsi la piste du roman policier. Les auteurs de la bande dessinée respectent le choix, par Jules Verne, de la narration omnisciente, et les lecteurs ne trouveront les réponses qu’en même temps que les personnages. Ce sera d’ailleurs l’occasion d’un nouveau rebondissement, mais explicatif celui-ci, grâce à un récit rétrospectif conté par le journal de S. Vernon, un explorateur transportant de l’argent, tué par Négoro qui en était le guide. Vernon était aussi le maître de Dingo. Des épisodes de la BD s’éclairent alors. Brrémaud et Picaud comblent le jeune lectorat avec le personnage de Dingo, fidèle adjuvant des naufragés, meilleur anticipateur qu’eux du danger qui les guette avec la présence du cuisinier Negoro sur le Pilgrim, fidèle à la mémoire de son maître S. Vernon, vengeur aussi puisque c’est lui qui étranglera le coupable Negoro.

Mais le lecteur s’interrogera aussi sur le personnage central, le jeune Dick Sand. Révélé comme capitaine fiable lors du naufrage de la baleinière puis du Pilgrim (volume 1) Il reste un homme exceptionnel. En ce sens il est différent d’autres personnages qui tiennent lors des Voyages extraordinaires de Jules Verne un rôle comparable. Dick Sand s’intègre parfaitement dans la société et ses normes. Voici ce qu’écrivait Jules Verne dans une préface au livre Les Enfants du capitaine Grant, paru en feuilleton en 1865-1867[1] : « Dans le Capitaine de quinze ans, j’avais entrepris de montrer ce que peuvent la bravoure et l’intelligence d’un enfant aux prises avec les périls et les difficultés d’une responsabilité au-dessus de son âge ». Ce que la bande dessinée a retenu dans son second volet c’est surtout le visage de l’homme d’action révélé par deux naufrages.

Les deux volumes de Brrémaud et Picaud ont retenu du récit vernien des péripéties, les arrangeant parfois aux fins d’efficacité dramatique dans le transfert du genre romanesque à celui de la bande dessinée. On pourra donc proposer aux jeunes lectrices et lecteurs de lire le roman et de découvrir l’avenir qui s’y trace de Dick Sand.

 

RUNBERG-BRAHY-LOFE, Atom[ka], d’après Franck Thilliez, Philéas, 2022, 112 p. 18€90

Le réalisme des illustrations, la luxuriance des couleurs, la notoriété du romancier dont la bande dessinée est une adaptation, tout porte à se précipiter sur cet ouvrage, les yeux fermés… Or, le scénario de l’adaptation déçoit, triste mise au pas idéologique propre à cette année 2022 : faire d’Atom[ka], une œuvre anti-russe ! Le roman de Thilliez a pour centre névralgique le drame nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine donc. Le prétexte est tout trouvé pour transformer un roman qui met au cœur de l’intrigue la science physique et atomique en cheval de Troie contre la puissance satanique de la Russie. Toute la richesse du roman est perdue. Le scénariste a juste collecté des ressorts de l’intrigue policière, comme on décharne un corps pour en présenter le squelette.

Geneste Philippe



[1] Cité par Gilli, Yves, Montaclair, Florent, Petit, Sylvie, Le Naufrage dans l’œuvre de jules Verne, préface de M. Roethel, Paris, L’Harmattan, 1998, 152 p. – p.65