Anachroniques

29/01/2023

Étrangetés humaines ou du sentiment de sympathie

VAN ALLSBURG, Chris, L’Étranger, éditions d2eux, 2022, 32 p. 17€

Travaillé au crayon de couleur, avec un soulignement des traits tendant à un effet de flou, les images réalistes, voire hyperréalistes laissent pénétrer en elles une part d’étrangeté et d’onirisme. Les couleurs sont nettement contrastées, sans brutalité ni agressivité. L’univers iconique rejoint ainsi le texte narratif centré sur un personnage à l’identité indécise, survenu dans la vie d’une famille de fermiers par hasard, accidentellement. Quel est cet étranger amnésique, semble-t-il, et si hors du monde commun ? Le schéma narratif de l’histoire est structuré autour de trois événements : l’accident, un été qui se pérennise, le départ de l’étranger de la ferme. L’histoire s’achève avec le cycle continué des saisons perturbées par ce que la venue de l’homme a instillé au bénéfice du fermier et de son épouse.

La curiosité des lecteurs et lectrices se portent sur l’origine de l’homme, sur ce qu’il pense. Cette curiosité demeurera une fois le conte achevé puisque l’étranger n’aura pas livré son secret et que c’est au jeune lecteur, à la jeune lectrice de poursuivre la quête du sens.

Sans rien dévoiler puisque l’inconnu ne se prête pas au dévoilement, l’album composé par Chris Van Allsburg s’articule autour de plusieurs problématiques. Il y a d’abord celle de l’hospitalité et donc son envers l’inhospitalité. Ensuite est posée celle de l’identité. L’album montre que l’identité n’est pas une caractéristique intérieure inhérente à la personne, mais qu’elle se construit dans le rapport interpersonnel et dans le rapport social. Par son silence et ses soudaines survenues et disparitions de l’univers des fermiers, l’étranger de l’histoire déjoue la thèse platonicienne qui identifie la personne à l’être : « un cercle, unique et solitaire, mais capable, en raison de son excellence, de vivre seul avec lui-même, sans avoir besoin de personne d’autre, et, en fait de connaissances et d’amis, se suffisant à lui-même »[1]. Vient aussi, suscitée par la lecture, la problématique de la curiosité. La curiosité est la manifestation d’un désir de connaissance : faire connaissance de quelque chose, de quelqu’un. Ce faisceau de problématiques mène les enfants à tenter de comprendre l’étranger, plus même à accueillir l’étrangeté. Le dénouement nous montre qu’un dialogue a été établi, que la vie meilleure s’y construit.

Magnificence des illustrations, ouverture large aux possibles des interprétations, sont une source d’élans contre l’individualisme régnant, contre l’enfermement identitaire sclérosant sans tomber dans l’écueil de l’atomisation des êtres selon leurs différences. L’Étranger n’invite-t-il pas les enfants à se lancer sur le sentier de couleurs d’une humanité nouvellement pensée, par eux pensée ?

 

FOSSETTE Danièle, Le Trésor de Malik, illustrations de Nathalie DUROUSSY, Cipango, 2022, 32 p. 16€

L’album est écrit dans une langue classique et les illustrations explicitent le texte, tout en l’ouvrant sur un univers peu connu sinon inconnu des enfants, l’imaginaire africain ou plutôt un des imaginaires de l’immense continent de l’Afrique. On le sait, les contes ont ceci de particulier qu’ils se rencontrent en des versions proches dans diverses civilisations, preuve de leur antécédence littéraire, de leur origine à chercher dans le mythe.

Danièle Fossette s’en est nourri pour écrire ce beau conte. Le thème pourrait être défini par : « l’argent ne fait pas le bonheur ». On va suivre un jeune berger que la sécheresse -actualité immédiat de ce texte- chasse de son village. Le père lui conseille de se raconter à la lune car, si celle-ci l’entend, elle le comblera d’or. Excité, l’enfant s’en va avec le troupeau de chèvres. On le suit dans diverses péripéties et épisodes selon le schéma traditionnel du genre. Mais mieux que de séduire la lune, l’enfant apprend à conter et c’est comme conteur que les villageois l’intégreront. L’enfant comprend alors que le bonheur est dans le rapport aux autres, à la vie collective, au respect des éléments naturels : « Je suis riche maintenant car ma parole est d’or. Reste au-dessus de moi et garde ton éclat pour guider mes pas » dit Malik à la lune.

Le Trésor de Malik raconte donc le devenir griot d’un enfant autant que le devenir humain de l’humanité. Les illustrations aux teintes profondes striées et nuancées, le dessin réaliste, la touche poétique des peintures chaudes de Nathalie Duroussy doivent sûrement à toute son enfance passée en Afrique.

 

BUSSONIÈRE Maguy, Mareva, bilingue français-tahitien, traduction de MANÏATEA, illustrations de Laura DOMINGUEZ, L’Harmattan jeunesse, 2022, 25 p. 10€

Ce conte tahitien se passe sur l’île de Raiatea, en Polynésie française, archipel de la Société. La facture en est classique : une enfant, Mareva, attend, anxieuse son père pêcheur, alors que la mer est démontée, que le vent souffle. L’enfant va trouver aide auprès de la raie Rahia. Le père sauvé, Mareva demande conseil à la tortue, animal sacré des maoris, pour que son père puisse reconstituer les filets de pêche qu’il a perdus. Puis, c’est par l’entraide entre les habitants de l’île que les filets sont tissés mais aussi partagés entre tous. La situation finale donne toute sa dimension au conte, l’histoire racontée du sauvetage du père entre dans les coutumes des îliens marquant la fusion définitive de la nature avec les humains. Mareva est aussi un éloge de la coopération et de l’entraide dans une société fondée sur la valeur d’usage. Aucune exploitation, sur Raiatea, ni entre les hommes ni entre les hommes et la nature. Le texte est donné en version bilingue, ce qui permet à l’enfant de comprendre la réalité du peuple des îles. Les illustrations de Laura Dominguez, naïves, intègrent des motifs de l’art maori, notamment la tortue et la tradition du tatouage.

Mareva est un bon livre à offrir pour élargir l’horizon culturel et intellectuel des jeunes enfants.

Philippe Geneste

 



[1] Platon dans Le Timée cité par Laplantine, François, « La logique identitaire et les étrangers. La “pensée du dehors“ et l’étrangeté », Prétentaine, n°9/10, avril 1998, pp.183-187 – p.183.

23/01/2023

Entretien avec Eva Barcelo-Hermant

BARCELO-HERMANT Eva, Contes de loups, contes d’ogres, contes de sorcières. La fabrique des méchants, L’Harmattan, 2022, 186 p. 19€50

Lisezjeunessepg : Pourquoi s’intéresser, aujourd’hui, à la figure du méchant des contes ?

Eva Barcelo-Hermant : Tout est parti d’une citation du réalisateur Alfred Hitchcock : « Meilleur est le méchant, meilleur est le film » (the more successful the villain, the more successful the picture en version originale que l’on retrouve aussi traduit de la façon suivante « Plus le méchant réussit, plus la photo a du succès »). Je me suis demandée comment ce conseil s’appliquait à un type d’histoires apparemment opposé aux films de suspense, le conte de fées. Plus j’y réfléchissais, plus il me semblait qu’effectivement, sans un méchant crédible, une histoire ne se tient pas, ou plutôt, elle est fade. Il lui manque quelque chose de fort, qui fait qu’on s’en souviendra par la suite.

Et pourtant, il y a quelque chose de complètement paradoxal à raconter à des enfants des histoires horribles avec des méchants vraiment effrayants. Quand on lit une histoire à un enfant, on a envie de passer un bon moment avec lui, pas de le traumatiser. De lui montrer que la vie est belle, pas qu’il y a du danger partout. C’est là qu’intervient la fin heureuse, pour promettre que tout ira bien, que l’on peut battre les méchants et que malgré les épreuves on peut se relever. Cette promesse d’espoir s’incarne souvent dans une formulette, comme le célèbre « ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Mais il en existe plein d’autres par exemple « Tous leurs soucis prirent alors fin, et ils vécurent ensemble dans une joie sans mélange » pour Hansel et Gretel chez les frères Grimm car ce n’est pas un conte sur le mariage mais un conte sur la famille. Elles jouent alors un rôle de clôture du conte, de façon symétrique aux formulettes qui l’ouvrent et dont la plus célèbre est celle de Charles Perrault, « Il était une fois... ».

Et plus je me penchais sur les figures de méchants et leur place dans les histoires pour enfants, plus je me rendais compte qu’ils sont en fait indispensables. C’est inattendu mais c’est vrai : sans méchant, il n’y a pas d’histoire. C’est ce personnage dont on veut se débarrasser qui pousse le héros vers son aventure et qui permet donc au conte d’exister.

Tout cela m’a donné l’impression qu’il y avait quelque chose à creuser dans notre rapport aux méchants et à l’enfance. Depuis les contes de Charles Perrault et les versions orales dont il s’est inspiré, les loups, ogres, sorcières et méchantes belles-mères ont bien changé. L’évolution de leur traitement dit quelque chose de notre société. D’ailleurs, entre le succès des adaptations Disney pour les enfants comme pour les adolescents, les questions de consentement et certains parents qui refusent d’en lire à leurs enfants, les contes de fées entrainent aujourd’hui encore des réactions très vives… dans lesquelles les méchants ne sont pas pour rien !

 

Lisezjeunessepg : Ogres, sorcières, loups, représentent-ils différents types de méchanceté ?  

Eva Barcelo-Hermant : Tout à fait. L’ogre est avant tout la figure de la force et de la puissance, mais cela ne va pas forcément de pair avec une grande intelligence ! Dans Le petit poucet c’est le plus petit garçon qui en vient à bout grâce à la ruse. En revanche, Barbe-bleue, que l’on peut considérer comme un ogre, est rusé et cela en fait un adversaire redoutable pour sa jeune épouse. Ce méchant représente quelqu’un de plus fort, plus grand, plus puissant que le héros ou l’héroïne, qui face à lui se sent petit, faible, isolé. Et pourtant, il lui faut tout de même l’affronter et puiser au plus profond de ses ressources pour triompher de lui.

La sorcière est une figure profondément féminine, les sorciers ont moins d’importance dans les contes. Elle est fourbe et cruelle. Mais pour l’héroïne et les petites filles, elle a aussi longtemps eu une fonction de contre-exemple, de repoussoir, un exemple de femme qui n’a pas réussi sa vie : vieille, seule, aigrie. Aujourd’hui les choses sont bien différentes. Mona Chollet a montré comment la sorcière est devenue une figure de puissance féminine. En littérature jeunesse il y a de nombreuses sorcières fortes et positives, à commencer par Hermione Granger. D’autres sont plutôt des figures humoristiques, comme Amandine Malabul de Jill Murphy ou Pélagie la sorcière de Paul Korky et Valérie Thomas.

Le loup est à la fois profondément animal et humain. Il y a quelque chose de complètement fou dans Le Petit chaperon rouge, jamais expliqué par les conteurs : la petite fille confond sa mère-grand avec une grosse bête poilue ! C’est la figure de l’agression par excellence, avec sa part imprévisible et sauvage, car nous ne pouvons jamais anticiper une rencontre avec un méchant. Enfin, c’est le seul des trois à réellement exister. Et dans les forêts françaises du temps de Perrault, il faisait bien des victimes : fin XVIIè, dans les pires moments, il a pu y avoir jusqu’à 1000 victimes en une année. Le loup, communément désigne aussi la part sauvage qu’il existe en chacun : « le loup est un loup pour l’homme » nous dit la sagesse populaire avec ce proverbe qui existait déjà dans l’Antiquité romaine. Dans les œuvres pour adolescents la figure du loup-garou est très populaire (la série Teen wolf, Twilight…) et représente alors la part de l’adolescent qui grandit, dans son corps comme dans sa tête, a envie de se découvrir et non plus d’écouter sagement ses parents et professeurs.

 

Lisezjeunessepg : Ne pensez-vous pas que le moteur des fictions contemporaines relevant du genre de l’heroïc fantasy (et de ses variantes) réactive, au fond, cette figure du méchant voire qu’elle l’exacerbe ?

Eva Barcelo-Hermant : Absolument. Que ce soit directement dans des réécritures de contes ou dans des romans qui en reprennent les motifs, comme Harry Potter ou Le Seigneur des anneaux, les thèmes et messages des contes de fées sont sans cesse repris, transformés et remis au goût du jour. Cela peut être un enfant abandonné ou délaissé qui va se trouver une véritable famille, une jeune fille qui veut faire sa place dans la société, un jeune homme qui veut se prouver, etc. Dans toutes ces histoires de changement et de transformation, car c’est là le cœur du conte de fée et c’est pour cela qu’il inspire autant, le méchant est toujours aussi présent… et terrifiant.

Dès notre plus jeune âge, nous sommes bien conscients que les méchants ne sont pas réservés aux histoires du soir et que nous trouverons d’autres épreuves à affronter sur notre route. Quand on regarde les contes de notre enfance avec un regard d’adulte, on se rend bien compte que les formes enfantines de nos peurs, ces terribles ogres, sorcières et grands méchants loups, ces prédateurs, peuvent encore fonctionner à tous les âges, dès que l’on met autre chose derrière eux.

Dans les récits de fantasy le méchant peut être doté de pouvoirs surnaturels et effrayants, ce qui va très bien avec l’ambiance merveilleuse du conte de fées. Neil Gaiman fait cela brillamment dans La Belle et le fuseau : il continue le conte de Blanche-neige et le mélange avec un autre conte, dans une atmosphère bien plus sombre car il s’adresse à des plus grands, avec une méchante dont les pouvoirs dépassent ceux des héroïnes. Mais il y a également des histoires tout à fait réalistes qui s’appuient dessus : il y a du Cendrillon dans des films comme Pretty woman ou My fair lady !

 

Lisezjeunessepg : Quelle évolution avez-vous constatée dans la figure du méchant entre les contes oraux traditionnels et la figure contemporaine qui en dérive (ou les figures contemporaines qui en dérivent) ?

Eva Barcelo-Hermant : Il y a de nombreuses évolutions, mais les plus marquantes sont au nombre de trois.

– Tout d’abord le méchant perd en force. On veut moins faire peur aux enfants en brandissant la figure d’un méchant qui viendrait les punir. Cela s’inscrit dans un changement plus général de l’éducation. Mais une histoire qui perd son méchant doit gagner en force ailleurs : cela peut être avec son humour, sa tendresse ou un enfant subversif comme dans Mademoiselle Sauve-qui-peut de l’album de Philippe Corentin dans lequel on en viendrait presque à plaindre le loup de faire face à cette petite fille.

– Ensuite le méchant peut devenir un ami. Cela donne lieu à de superbes albums comme Loulou de Grégoire Solotareff ou Le Déjeuner des loups de Geoffroy de Pennart, où proies et prédateurs, cochon, lapin et loup, deviennent amis. En faisant cela, ils dépassent les limites traditionnelles de leur espèce pour faire place à l’amitié ce qui laisse libère leur propre personnalité. Cet axe est très fort car cela revient à dépasser les attendus invisibles qui pèsent sur nous. Au lieu de dire « un loup voudra toujours manger un cochon », une histoire pourra alors signifier « un loup et un cochon peuvent parfois devenir amis ».

– Enfin le méchant qui raconte son histoire. Cela revient à donner la parole aux méchants et écouter leur version permet parfois de remettre les choses en perspective. Dans un album comme Matriochka de Sandra Nelson et Sébastien Pelon ou dans le dessin animé Kirikou de Michel Ocelot, on apprend la cause de la douleur des méchantes, une malédiction ou une épine empoisonnée, qui les ont toutes les deux transformées en sorcières mauvaises. Le fait de situer la souffrance, de lui montrer un début et une fin encourage l’empathie et permet de comprendre que la méchanceté vient des fois d’une souffrance non résolue. Ce qui n’excuse pas pour autant les mauvaises actions passées, mais permet au méchant de débuter le chemin pour se racheter.

C’est très populaire, notamment auprès des adolescents qui ont envie de raconter leurs propres histoires, indépendamment de celles qu’ils ont toujours écoutées. Mais plus largement cela illustre aussi un changement de société, où chacun veut donner sa version de l’histoire et où l’on reconnaît les souffrances de certaines personnes. Un bon révélateur de ça c’est l’intérêt de Disney pour les méchants : de plus en plus de films leur sont consacrés (Maleficient, Cruella…) mais aussi à travers les romans dans leur partenariat avec Hachette pour les collections Disney Villains et Twisted Tales.

Une chose très importante à souligner avec cette évolution, c’est qu’elle laisse alors la possibilité de s’identifier au méchant. Ils sont parfois plus accessibles que les héros et héroïnes, avec lesquels nous avons parfois quelques défauts ou travers en commun. Un méchant sympathique nous montre alors que ce n’est pas si grave de ne pas être parfait ! C’est ce que j’ai appelé le « paradoxe du petit bonhomme de pain d’épices ». Dans ce conte, un petit bonhomme de pain d’épices veut se sauver pour aller vivre sa vie pendant que divers personnages lui courent après pour le manger. Il est si rapide qu’il réussit à échapper à tout le monde, jusqu’à ce qu’un renard, pas plus rapide mais bien plus rusé, l’attrape et le dévore. D’abord j’ai évidemment pensé qu’un enfant allait s’identifier au petit bonhomme de pain d’épices, que tout le monde veut commander. Mais après réflexion j’ai réalisé qu’un enfant peut très bien préférer vouloir le renard, le seul personnage de l’histoire qui parvient à ses fins. Selon les histoires, les personnages, les moments, on peut préférer être le gentil ou le méchant.

 

Lisezjeunessepg : Vous dites qu’il vous semble important « de revenir à des versions écrites plus anciennes » des contes et de ne pas laisser de ceux-ci que l’image qu’en donnent les adaptations notamment animées, cinématographiques : pourquoi ? Et, par rapport à la question que vous adressez dans l’entretien, publié en annexe de votre livre, à Louise B. (« Est-ce que les évolutions de la société rendent les contes obsolètes ? »), votre réponse serait non ? 

Eva Barcelo-Hermant : Je suis convaincue que non. Il est vrai que certaines versions des contes du XVIè ou XVIIè siècle ne résonnent plus en des lecteurs contemporains car la société a beaucoup évolué. Mais justement, la force du conte c’est de présenter à la fois des motifs intemporels – la petite fille en rouge seule face au loup cela remonte au XIè siècle pour la plus ancienne trace écrite – qui sont repris et remis au goût du jour par des conteurs et auteurs contemporains. Cela fait que le conte s’adapte particulièrement bien aux envies et aux inquiétudes des lecteurs, quelle que soit l’époque.

Mais à côté de cela, il est important de ne pas perdre les anciennes versions, car elles contiennent toujours quelque chose de très fort et de très vrai. Je vois le conte comme une forme qui gagne en richesse à chaque fois qu’on lui ajoute une nouvelle version et ses interprétations. Il ne faut pas pour autant le réduire à une seule version mais au contraire les laisser cohabiter, se compléter et se contredire.

Les anciennes versions du Petit chaperon rouge et Barbe-bleue possèdent des fins très différentes des versions les plus connues mais absolument passionnantes. Aujourd'hui beaucoup de contes sont connus à travers les films Disney, qui ont apporté beaucoup de joie et de couleurs à ces histoires. Blanche-neige, par exemple, est plein de tendresse et de gaieté. Ce qui est dommage c’est de réduire une histoire aussi riche de sens et de significations acquis en voyageant à travers des siècles, des conteurs, des régions variées à une seule version. Les versions anciennes sont très belles aussi, il me semble que l’on en a besoin pour comprendre un autre aspect important de ce conte qui est que c’est aussi grâce à sa belle-mère (ou sa mère dans les plus anciennes versions des frères Grimm) que Blanche-neige devient l’héroïne de son histoire. C’est sa belle-mère qui la pousse à s’enfuir de la maison de son père, à se trouver un autre endroit et à y travailler de ses mains. Chez les nains elle apprend à tenir une maison et à travailler de ses mains, c’est à dire à aller vers une forme d’indépendance : elle pourrait travailler et gagner un salaire si elle en avait besoin. C’est sa belle-mère qui vient lui apporter un lacet pour son corset, puis un peigne, deux symboles de son passage de l’âge de petite fille à celui de femme adulte qui ont été retirés du dessin animé. Tout cela mérite d’être encore raconté !

Entretien réalisé en décembre 2022 et janvier 2023

15/01/2023

Conte à rebours d’un exil


Soletti Patrice & Pierre, Projet DELTA(s). Musique/Poésie/Vidéo, préface Serge Pey, Bordeaux, Mazeto Square, 2022, 224 p. + 1CD musical 38’ + DVD film documentaire 55’, 25€ (Diffusion/distribution : Mazeto Square)

Le livre avec son CD « Bleu infini » et son DVD « Delta(s) : « de racines et d’envol » conjoint art musical, art textuel, art documentaire cinématographique. L’histoire porte sur la biographie d’un ouvrier maçon catalan, le grand-oncle, quatre-vingt-douze ans, dont on suit à rebours le chemin de son exil en France après sa fuite de l’Espagne franquiste, en 1947, à dix-huit ans avec sa mère. Ce grand-oncle, appelé « l’oncle Fitó », est le personnage principal de la création. Celle-ci fédère donc la vie réelle –Franscisco Fitó est le protagoniste acteur du film et intervenant dans le CD audiophonique–, les deux créateurs initiateurs du projet poly-artistique (Patrice Soletti compositeur, musicien, réalisateur, auteur ; Pierre Soletti auteur, graphiste, musicien et tous deux, personnages du film), des musiciens, une chanteuse et poétesse, une comédienne, sans oublier techniciens et cameraman.

Le (s) du titre DELTA(s) vient de l’itinéraire du voyage, partant du Delta de Camargue en France pour aboutir au delta de l’Èbre en Catalogne. On est au printemps 2021.

La création pluri artistique conte l’à rebours d’un exil : « Tonton croise des images dans le rétroviseur et repart dans l’autre sens ». C’est « Toujours une histoire de frontière. Aujourd’hui tu repasses le pont avec l’enfant en dedans – 7 juin 2021 ». En suivant le personnage (l’oncle Fitó) Patrice et Pierre Soletti plongent et retracent une histoire familiale non pas oubliée mais jamais mise en perspective autre que celle, pour l’exilé d’un passé de mémoire. Il n’y a pas de doute que c’est la première dimension de Projet DELTA(s). Mais ce n’est pas la seule.

En effet, celles et ceux qui écoutent, regardent et lisent ce voyage retour chargé de soixante-quatorze années d’absence, emboitent nécessairement les traces des pas de tous les exilés espagnols en butte à l’oppression et à la répression franquistes. La frontière peut être du passé (« Passé la frontière » écrit Pierre Soletti) ou devenir, le temps d’une création, un passage. Et, soutenant les mots, parfois les exhaussant, la composition musicale, qui accompagne le film et qui en livre la bande originale dans le CD, assure cette fonction de passage. On y trouve des chants et textes en langue catalane, de nombreuses improvisations où le mélodique côtoie le free jazz et le free rock, projetant le travail créateur de la transmission au cœur d’une œuvre novatrice creusant la terre contemporaine de l’air du temps. Or, l’actualité, qui voit se fermer les frontières, se cadenasser les nationalismes, s’exalter les discours autoritaires et xénophobes, du sein même des pouvoirs démocratiques en place, double la dimension collective historique de cette dimension collective contemporaine. Cette part critique de l’art est ici effectivement accomplie.

Philippe Geneste

08/01/2023

Pour la science

PINAUD Florence, De La Tête aux pieds. Ces inventions qui nous rendent plus fort, Nathan, 2022, 48 p. 16€90

Ce documentaire de grand format (23 x 32cm) choisit de montrer la spécificité de l’espèce humaine à travers sa capacité rationnelle d’inventions au service du corps. Sciences et techniques sont convoquées, en même temps que sont retracés brièvement les rêves humains (voler, explorer les fonds des mers etc.). Les capacités physiques, la tête et son cerveau, la vue, la voix, l’ouïe, l’odorat, le goût sont explorés en premier. Puis l’ouvrage s’attache à la douleur, à la protection de la pollution de l’air, au cœur, à la colonne vertébrale, aux membres et à la peau. Les microbes sont explicités, les dernières nouveautés de la reproduction artificielle aussi. Aucune retenue à l’égard du progrès scientifique et technique ne vient nuancer le propos, ce qu’on peut regretter, l’album documentaire relevant ainsi d’un certain scientisme. Ce n’est donc pas un livre qui aidera à développer l’esprit critique des enfants. En revanche, l’ouvrage fait des pieds et des mains pour vanter le progrès, et plaire au jeune public dès 9 ans, grâce à sa mise en page efficace et à ses dessins appropriés.

 

FERRON Sheddad Kaid-Salah, Pr Albert présente l’électromagnétisme. Même pas peur, illustrations d’Eduard ALTARRIBA, Nathan, 2022, 48 p. 14€95

Le livre contient : les phénomènes électrique, la charge électrique, les charges et les particules, l’ionisation, la charge se conserve, l’électroscope, un électroscope fait maison, expériences avec un ballon, le courant électrique, batteries et piles, fabrique d’une pile maison, le magnétisme, le champ magnétique d’un aimant, la terre est un aimant géant, l’électricité crée du magnétisme, l’électro-aimant, moteurs électriques, fabrique un moteur électrique, d’où vient le magnétisme ?, le magnétisme crée de l’électricité, produire de l’électricité, le champ, les ondes électromagnétiques, le spectre électromagnétique, nous sommes de l’électricité. Comme le montre cette énumération des chapitres, le livre mélange des informations, des explications et des applications. L’enfant croise aussi des données historiques, L’éditeur le classe dans la catégorie des documentaires dès 9 ans, nous pensons préférable -à moins que l’enfant soit accompagné- de le réserver pour des collégiens.

 

Un bon moyen d’aborder les sciences est aussi de découvrir les parcours de vie de scientifiques :

 

DAUGEY Fleur, L’Incroyable destin d’Anita Conti pionnière de l’océanographie, illustrations de Laura PEREZ, Bayard, 2021, 48 p. 6€50

Cette biographie emprunte la voie du roman. On la suit de son enfance et de sa passion pour la science à l’âge de jeune adulte où elle devient photographe. C’est en tant que telle qu’elle est embauchée pour des travaux scientifique et photographique. Démineuse en Afrique durant la seconde guerre mondiale, elle montera des pêcheries après la guerre, le long des côtes africaines. À la fin de sa vie elle se spécialisera dans les reportages sur la pêche à la morue avec une sensibilité à l’excès de la pêche industrielle. Les pages documentaires qui accompagnent le récit abordent l’histoire de l’océanographie, la condition des femmes en 1930, la photographie de reportage, la surpêche et les requins.

PERRETTI DE BLONAY Francesca, Darwin à la découverte des espèces, illustrations de Mathias OYE, Nathan, 2021, 12 p. 9€95

Le livre se présente sous la forme d’un dépliant à lire recto-verso. Il retrace principalement, le voyage de Darwin (1809-1882) engagé comme naturaliste sur le navire HMS Beagle qui part de Plymouth le 27/12/1831 et s’achève à Falmouth le 2 octobre 1836. Pour les étapes retenues, un extrait de ce que Perretti de Blonay nomme Voyage d’un naturaliste autour du monde (1) sert de commentaire. Enfin, le documentaire s’achève sur l’évocation des voyages scientifiques qui se développent durant le dix-huitième et le dix-neuvième siècle. 

L’essentiel du propos présente trois avancées scientifiques dues à Darwin : la planète a plus d’une centaine de millions d’années, ce qui infirme ce que raconte la Bible et donc la thèse des théologistes et de la théologie naturelle ; les espèces sont nées de « quelques organismes simples », unicellulaires (on regrettera, ici, que l’autrice n’ait pas introduit la notion de variation pour expliciter la descendances des espèces) ; la sélection naturelle est le moteur de l’évolution (mais là aussi, on regrettera l’absence du terme évolution). Ces deux critiques seront aisément relativisées dans la mesure où le livre s’adresse aux enfants de 9 à 11/12 ans. Mais on ne saurait minimiser une difficulté qui se présente à toute vulgarisation scientifique. Les concepts de variation et d’évolution sont quand même centraux et leur absence explicite est problématique.

Pour autant, le livre intéresse les enfants, comme nous l’avons remarqué au sein de la commission lisez jeunesse. Sa présentation en dépliant suivant des étapes d’un voyage maritime et terrestre stimule leur curiosité. De plus, à l’heure où l’irrationalisme envahit les débats publics et intellectuels, Darwin à la découverte des espèces entre dans une actualité brûlante.

Philippe Geneste

(1) Ce livre n’existant pas, l’autrice désigne ainsi, probablement, Charles Darwin’s Diary of the Voyage of HMS Beagle, manuscrit qui avait servi de base à la rédaction du Journal of Researches. En français, il s’agirait du volume 1 des Œuvres complètes de Charles Darwin publiées sous la direction de Patrick Tort avec la collaboration de Michel Prum : Journal de bord (Diary) du voyage du Beagle (1831-1836), traduction par Christiane Bernard et Marie-Thérèse Blanchon. Précédé de « Un Voilier nommé Désir » par Patrick Tort avec la collaboration de Claude Rouquette, Genève, éditions Slaktine.

 

01/01/2023

« Kiss the sky »

DUPONT J.M., MEZZO, Kiss the sky. Jimi Hendrix 1942-1970, Glénat, 2022, 87 p.

Voici la première partie de la biographie en bande dessinée de Jimi Hendrix. Le dessin en noir et blanc est en correspondance parfaite avec le goût du musicien pour le blues dans lequel il ne fait aucun doute qu’il a puisé une culture minoritaire de l’oppression. Mais le noir et blanc correspond aussi à l’histoire du génocide des amérindiens, de l’apartheid contre les populations jugées indésirables (des malades mentaux aux handicapés, en passant par les minorités et les contestataires), du racisme enfin notamment à l’encontre des Noirs, trépied sur lequel les États-Unis se sont constitués en Nation dominante et guerrière.

Le trait de Kiss the sky emprunte aux grands du roman graphique, au réalisme et au fanzine à la Crumb, non sans quelques éléments expressionnistes. Le scénariste J.M. Dupont est entré dans la biographie complète du musicien, cet enfant d’origine à la fois noire et cherokee, un enfant souvent placé en foyer d’accueil, connaissant la rue, la vie tumultueuse de ses parents, un enfant à qui la mère a manqué. L’enfant puis l’adolescent à qui le père offre, un jour, une guitare, va trouver dans la musique un refuge et un mode d’expression de soi pour surmonter les affres et déconvenues de la vie. En fin d’adolescence, il joue déjà dans des groupes et la vie de musicien l’aspire autant qu’il la fait sienne. La bande dessinée met en avant tout cet itinéraire de galères durant lequel il joue pour de multiples vedettes noires de l’époque, elle met en lumière les rapports conflictuels qui agitent le milieu où l’amour de la musique se double d’une concurrence acharnée pour obtenir les contrats. La bande dessinée n’oublie pas de parler de l’industrie musicale mue par le profit et peu regardante sur les moyens de l’obtenir. C’est durant cette période d’apprentissage qu’Hendrix, sans le sou, part à l’armée qui recrute à tour de bras pour aller semer la terreur au Vietnam. C’est là, pendant son service militaire dans les parachutistes, qu’il rencontre le bassiste Billy Cox. Une amitié naît. Les deux hommes se retrouveront épisodiquement au cours de la courte vie d’Hendrix. La relation d’Hendrix avec Faye, une femme qui restera pour lui un môle de stabilité au milieu d’une vie sentimentale agitée, incertaine et gangrenée par un monde musical avec lequel il ne saura pas mettre la distance professionnelle suffisante.

Dupont et Mezzo montrent aussi par une anecdote comment Andrew Oldham, le manager des Rolling Stones, refuse d’engager Hendrix et comment Chas Chandler, bassiste des Animals, qui cherche à se reconvertir dans la production, va enrôler Hendrix. Ce premier volet de la biographie se clôt au 23 septembre 1966, Chas Chandler emmenant Hendrix à Londres. On est à la veille de la formation du groupe légendaire du Jimi Hendrix Expérience.

Comme l’annonce l’éditeur, c’est bien un portrait intime de Jimi Hendrix que réussissent brillamment Dupont et Mezzo, celle d’un gamin à l’enfance chaotique semée d’humiliations et de traumatismes, d’un gamin assoiffé de musique et en quête d’une reconnaissance qui sonne, pour nous, comme une revanche sociale des minorités. L’apprentissage au sein de groupes prestigieux (Isley Brother, King Curtis, Little Richard…) ou obscurs, les rencontres avec ses idoles (Albert King, B.B. King…) sont le fil directeur de ce premier volume. Les auteurs pointent ainsi la source de sa technique et de son « expertise » (terme de Nick Kent qui préface l’album) de guitariste. La présence tout au long de l’album de bribes de chansons qu’Hendrix jouait comme accompagnateur ou membre d’un groupe propre s’ajoute à la modalité narrative particulièrement fine choisie par J.M. Dupont : le narrateur omniscient se double d’un narrateur non identifié mais ayant connu Jimi Hendrix durant sa préadolescence et son adolescence. Enfin, et toujours pour compléter la narration, les cases sont parsemées d’affiches, de programmes de spectacles, d’enseignes qui reflètent l’effervescence culturelle du début des années soixante jusqu’en 1966, tant au niveau musical, littéraire, philosophique, idéologique. Les encadrés narratifs se mêlent aux dialogues, grâce à l’expertise de Mezzo, intensifiant l’effet contextuel et expressif du récit dessiné. Un chef d’œuvre, un cadeau magnifique.

Philippe Geneste