BARCELO-HERMANT Eva, Contes de loups, contes d’ogres,
contes de sorcières. La fabrique des méchants, L’Harmattan, 2022,
186 p. 19€50
Lisezjeunessepg : Pourquoi
s’intéresser, aujourd’hui, à la figure du méchant des contes ?
Eva Barcelo-Hermant : Tout est parti d’une
citation du réalisateur Alfred Hitchcock : « Meilleur est le
méchant, meilleur est le film » (the more successful the villain,
the more successful the picture en version originale que l’on retrouve
aussi traduit de la façon suivante « Plus le méchant réussit, plus la
photo a du succès »). Je me suis demandée comment ce conseil
s’appliquait à un type d’histoires apparemment opposé aux films de suspense, le
conte de fées. Plus j’y réfléchissais, plus il me semblait qu’effectivement,
sans un méchant crédible, une histoire ne se tient pas, ou plutôt, elle est
fade. Il lui manque quelque chose de fort, qui fait qu’on s’en souviendra par
la suite.
Et pourtant, il y a quelque chose de complètement
paradoxal à raconter à des enfants des histoires horribles avec des méchants
vraiment effrayants. Quand on lit une histoire à un enfant, on a envie de
passer un bon moment avec lui, pas de le traumatiser. De lui montrer que la vie
est belle, pas qu’il y a du danger partout. C’est là qu’intervient la fin
heureuse, pour promettre que tout ira bien, que l’on peut battre les méchants
et que malgré les épreuves on peut se relever. Cette promesse d’espoir
s’incarne souvent dans une formulette, comme le célèbre « ils se
marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Mais il en
existe plein d’autres par exemple « Tous leurs soucis prirent alors
fin, et ils vécurent ensemble dans une joie sans mélange » pour Hansel
et Gretel chez les frères Grimm car ce n’est pas un conte sur le
mariage mais un conte sur la famille. Elles jouent alors un rôle de clôture du
conte, de façon symétrique aux formulettes qui l’ouvrent et dont la plus
célèbre est celle de Charles Perrault, « Il était une fois... ».
Et plus je me penchais sur les figures de méchants
et leur place dans les histoires pour enfants, plus je me rendais compte qu’ils
sont en fait indispensables. C’est inattendu mais c’est vrai : sans
méchant, il n’y a pas d’histoire. C’est ce personnage dont on veut se
débarrasser qui pousse le héros vers son aventure et qui permet donc au conte
d’exister.
Tout cela m’a donné l’impression qu’il y avait
quelque chose à creuser dans notre rapport aux méchants et à l’enfance. Depuis
les contes de Charles Perrault et les versions orales dont il s’est inspiré,
les loups, ogres, sorcières et méchantes belles-mères ont bien changé.
L’évolution de leur traitement dit quelque chose de notre société. D’ailleurs,
entre le succès des adaptations Disney pour les enfants comme pour les
adolescents, les questions de consentement et certains parents qui refusent
d’en lire à leurs enfants, les contes de fées entrainent aujourd’hui encore des
réactions très vives… dans lesquelles les méchants ne sont pas pour rien !
Lisezjeunessepg :
Ogres, sorcières, loups, représentent-ils différents types de
méchanceté ?
Eva
Barcelo-Hermant : Tout à fait. L’ogre est avant tout la
figure de la force et de la puissance, mais cela ne va pas forcément de pair
avec une grande intelligence ! Dans Le petit poucet c’est le
plus petit garçon qui en vient à bout grâce à la ruse. En revanche, Barbe-bleue,
que l’on peut considérer comme un ogre, est rusé et cela en fait un adversaire
redoutable pour sa jeune épouse. Ce méchant représente quelqu’un de plus fort,
plus grand, plus puissant que le héros ou l’héroïne, qui face à lui se sent
petit, faible, isolé. Et pourtant, il lui faut tout de même l’affronter et
puiser au plus profond de ses ressources pour triompher de lui.
La sorcière est une figure profondément féminine,
les sorciers ont moins d’importance dans les contes. Elle est fourbe et
cruelle. Mais pour l’héroïne et les petites filles, elle a aussi longtemps eu
une fonction de contre-exemple, de repoussoir, un exemple de femme qui n’a pas
réussi sa vie : vieille, seule, aigrie. Aujourd’hui les choses sont bien
différentes. Mona Chollet a montré comment la sorcière est devenue une figure
de puissance féminine. En littérature jeunesse il y a de nombreuses sorcières
fortes et positives, à commencer par Hermione Granger. D’autres sont plutôt des
figures humoristiques, comme Amandine Malabul de Jill Murphy ou Pélagie la
sorcière de Paul Korky et Valérie Thomas.
Le loup est à la fois profondément animal et
humain. Il y a quelque chose de complètement fou dans Le Petit chaperon
rouge, jamais expliqué par les conteurs : la petite fille confond
sa mère-grand avec une grosse bête poilue ! C’est la figure de l’agression
par excellence, avec sa part imprévisible et sauvage, car nous ne pouvons jamais
anticiper une rencontre avec un méchant. Enfin, c’est le seul des trois à
réellement exister. Et dans les forêts françaises du temps de Perrault, il
faisait bien des victimes : fin XVIIè, dans les pires moments,
il a pu y avoir jusqu’à 1000 victimes en une année. Le loup, communément
désigne aussi la part sauvage qu’il existe en chacun : « le loup
est un loup pour l’homme » nous dit la sagesse populaire avec ce
proverbe qui existait déjà dans l’Antiquité romaine. Dans les œuvres pour
adolescents la figure du loup-garou est très populaire (la série Teen wolf,
Twilight…) et représente alors la part de l’adolescent qui grandit, dans
son corps comme dans sa tête, a envie de se découvrir et non plus d’écouter
sagement ses parents et professeurs.
Lisezjeunessepg : Ne
pensez-vous pas que le moteur des fictions contemporaines relevant du genre de
l’heroïc fantasy (et de ses variantes) réactive, au fond, cette figure du
méchant voire qu’elle l’exacerbe ?
Eva
Barcelo-Hermant : Absolument. Que ce soit directement dans
des réécritures de contes ou dans des romans qui en reprennent les motifs,
comme Harry Potter ou Le Seigneur des anneaux,
les thèmes et messages des contes de fées sont sans cesse repris, transformés
et remis au goût du jour. Cela peut être un enfant abandonné ou délaissé qui va
se trouver une véritable famille, une jeune fille qui veut faire sa place dans
la société, un jeune homme qui veut se prouver, etc. Dans toutes ces
histoires de changement et de transformation, car c’est là le cœur du conte de
fée et c’est pour cela qu’il inspire autant, le méchant est toujours aussi
présent… et terrifiant.
Dès notre plus jeune âge, nous sommes bien
conscients que les méchants ne sont pas réservés aux histoires du soir et que
nous trouverons d’autres épreuves à affronter sur notre route. Quand on regarde
les contes de notre enfance avec un regard d’adulte, on se rend bien compte que
les formes enfantines de nos peurs, ces terribles ogres, sorcières et grands
méchants loups, ces prédateurs, peuvent encore fonctionner à tous les âges, dès
que l’on met autre chose derrière eux.
Dans les récits de fantasy le méchant peut être
doté de pouvoirs surnaturels et effrayants, ce qui va très bien avec l’ambiance
merveilleuse du conte de fées. Neil Gaiman fait cela brillamment dans La Belle
et le fuseau : il continue le conte de Blanche-neige
et le mélange avec un autre conte, dans une atmosphère bien plus sombre car il
s’adresse à des plus grands, avec une méchante dont les pouvoirs dépassent ceux
des héroïnes. Mais il y a également des histoires tout à fait réalistes qui
s’appuient dessus : il y a du Cendrillon dans des films comme Pretty
woman ou My fair lady !
Lisezjeunessepg :
Quelle évolution avez-vous constatée dans la figure du méchant entre les contes
oraux traditionnels et la figure contemporaine qui en dérive (ou les figures
contemporaines qui en dérivent) ?
Eva
Barcelo-Hermant : Il y a de nombreuses évolutions, mais les
plus marquantes sont au nombre de trois.
– Tout d’abord le méchant perd en force. On veut
moins faire peur aux enfants en brandissant la figure d’un méchant qui
viendrait les punir. Cela s’inscrit dans un changement plus général de
l’éducation. Mais une histoire qui perd son méchant doit gagner en force
ailleurs : cela peut être avec son humour, sa tendresse ou un enfant
subversif comme dans Mademoiselle Sauve-qui-peut de
l’album de Philippe Corentin dans lequel on en viendrait presque à plaindre le
loup de faire face à cette petite fille.
– Ensuite le méchant peut devenir un ami. Cela
donne lieu à de superbes albums comme Loulou de Grégoire
Solotareff ou Le Déjeuner des loups de Geoffroy de Pennart, où
proies et prédateurs, cochon, lapin et loup, deviennent amis. En faisant cela,
ils dépassent les limites traditionnelles de leur espèce pour faire place à
l’amitié ce qui laisse libère leur propre personnalité. Cet axe est très fort car cela revient à dépasser
les attendus invisibles qui pèsent sur nous. Au lieu de dire « un loup
voudra toujours manger un cochon », une histoire pourra alors
signifier « un loup et un cochon peuvent parfois devenir amis ».
– Enfin le méchant qui raconte son histoire. Cela
revient à donner la parole aux méchants et écouter leur version permet parfois
de remettre les choses en perspective. Dans un album comme Matriochka
de Sandra Nelson et Sébastien Pelon ou dans le dessin animé Kirikou
de Michel Ocelot, on apprend la cause de la douleur des méchantes, une
malédiction ou une épine empoisonnée, qui les ont toutes les deux transformées
en sorcières mauvaises. Le fait de situer la souffrance, de lui montrer un
début et une fin encourage l’empathie et permet de comprendre que la méchanceté
vient des fois d’une souffrance non résolue. Ce qui n’excuse pas pour autant
les mauvaises actions passées, mais permet au méchant de débuter le chemin pour
se racheter.
C’est très populaire, notamment auprès des
adolescents qui ont envie de raconter leurs propres histoires, indépendamment
de celles qu’ils ont toujours écoutées. Mais plus largement cela illustre aussi
un changement de société, où chacun veut donner sa version de l’histoire et où l’on
reconnaît les souffrances de certaines personnes. Un bon révélateur de ça c’est
l’intérêt de Disney pour les méchants : de plus en plus de films leur sont
consacrés (Maleficient, Cruella…) mais aussi à
travers les romans dans leur partenariat avec Hachette pour les collections
Disney Villains et Twisted Tales.
Une chose très importante à souligner avec cette
évolution, c’est qu’elle laisse alors la possibilité de s’identifier au
méchant. Ils sont parfois plus accessibles que les héros et héroïnes, avec
lesquels nous avons parfois quelques défauts ou travers en commun. Un méchant
sympathique nous montre alors que ce n’est pas si grave de ne pas être
parfait ! C’est ce que j’ai appelé le « paradoxe du petit bonhomme
de pain d’épices ». Dans ce conte, un petit bonhomme de pain d’épices
veut se sauver pour aller vivre sa vie pendant que divers personnages lui
courent après pour le manger. Il est si rapide qu’il réussit à échapper à tout
le monde, jusqu’à ce qu’un renard, pas plus rapide mais bien plus rusé,
l’attrape et le dévore. D’abord j’ai évidemment pensé qu’un enfant allait
s’identifier au petit bonhomme de pain d’épices, que tout le monde veut
commander. Mais après réflexion j’ai réalisé qu’un enfant peut très bien
préférer vouloir le renard, le seul personnage de l’histoire qui parvient à ses
fins. Selon les histoires, les personnages, les moments, on peut préférer être
le gentil ou le méchant.
Lisezjeunessepg :
Vous dites qu’il vous semble important « de revenir à des versions écrites
plus anciennes » des contes et de ne pas laisser de ceux-ci que l’image
qu’en donnent les adaptations notamment animées, cinématographiques :
pourquoi ? Et, par rapport à la question que vous adressez dans
l’entretien, publié en annexe de votre livre, à Louise B. (« Est-ce que
les évolutions de la société rendent les contes obsolètes ? »), votre
réponse serait non ?
Eva
Barcelo-Hermant : Je suis convaincue que non. Il est vrai que
certaines versions des contes du XVIè ou XVIIè siècle ne
résonnent plus en des lecteurs contemporains car la société a beaucoup évolué.
Mais justement, la force du conte c’est de présenter à la fois des motifs
intemporels – la petite fille en rouge seule face au loup cela remonte au XIè
siècle pour la plus ancienne trace écrite – qui sont repris et remis au
goût du jour par des conteurs et auteurs contemporains. Cela fait que le conte
s’adapte particulièrement bien aux envies et aux inquiétudes des lecteurs,
quelle que soit l’époque.
Mais à côté de cela, il est important de ne pas
perdre les anciennes versions, car elles contiennent toujours quelque chose de
très fort et de très vrai. Je vois le conte comme une forme qui gagne en
richesse à chaque fois qu’on lui ajoute une nouvelle version et ses
interprétations. Il ne faut pas pour autant le réduire à une seule version mais
au contraire les laisser cohabiter, se compléter et se contredire.
Les anciennes versions du Petit chaperon
rouge et Barbe-bleue possèdent des fins très différentes
des versions les plus connues mais absolument passionnantes. Aujourd'hui
beaucoup de contes sont connus à travers les films Disney, qui ont apporté
beaucoup de joie et de couleurs à ces histoires. Blanche-neige,
par exemple, est plein de tendresse et de gaieté. Ce qui est dommage c’est de
réduire une histoire aussi riche de sens et de significations acquis en
voyageant à travers des siècles, des conteurs, des régions variées à une seule
version. Les versions anciennes sont très belles aussi, il me semble que l’on
en a besoin pour comprendre un autre aspect important de ce conte qui est que
c’est aussi grâce à sa belle-mère (ou sa mère dans les plus anciennes versions
des frères Grimm) que Blanche-neige devient l’héroïne de son histoire. C’est sa
belle-mère qui la pousse à s’enfuir de la maison de son père, à se trouver un
autre endroit et à y travailler de ses mains. Chez les nains elle apprend à
tenir une maison et à travailler de ses mains, c’est à dire à aller vers une
forme d’indépendance : elle pourrait travailler et gagner un salaire si
elle en avait besoin. C’est sa belle-mère qui vient lui apporter un lacet pour
son corset, puis un peigne, deux symboles de son passage de l’âge de petite
fille à celui de femme adulte qui ont été retirés du dessin animé. Tout cela
mérite d’être encore raconté !
Entretien réalisé en décembre 2022 et janvier 2023