Anachroniques

27/08/2023

De l’album au roman, la littérature de jeunesse et l’abus sexuel

JEAN & ZAD Didier, Surtout la nuit, illustrations Laura GIRAUD, Utopiques, 2023, 34 p. 18€

Une main se glisse par une porte, seuil d’entre les obscurités. La peur du noir est installée chez la petite fille. Non pas la peur pour le noir, mais la peur de l’immense solitude face à ce qui vient dans le noir… cette main franchissant le seuil de sa chambre, cette main qui passe sous les draps, qui la touche. Elle a sept ans. Une expérience indicible à la fois inconnue et intraduisible en mots, une souffrance, un secret imposé car « partagé », un secret menaçant.

Comment le dire ? Comment s’arracher à la prison du secret des nuits ? En comprenant que jamais la main ne cessera de franchir le seuil ; en réalisant contre ses propres appréhensions que la douleur cachée reste à jamais douleur ; en se décidant de rompre le secret pour s’ouvrir à la personne adulte et de confiance et lui confier le fleuve ancien et sans cesse renouvelé des douleurs.

Le choix éditorial du grand format par Utopique est à louer tant il rend justice au récit d’images de Laura Giraud. Les dessins varient de l’illustration dynamique, vivante, réaliste et colorée à l’illustration hallucinée, pesante, symbolique et sombre. Le travail iconique double certes le texte, mais il pourra, l’album une fois lu avec l’enfant ou lu par l’enfant, être relu par le tissage unique du sens porté par les images. La relecture imagée éprouvera, alors, le cheminement imaginaire de l’enfant qui lit.

Surtout la nuit est un album qui réussit l’alliage, toujours difficile, du poétique et du didactique. L’art de la fable de Didier Jean & Zad et l’art de l’illustratrice Laura Giraud convergent, proposant un album qu’aucune bibliothèque d’école primaire ou de collège ne saurait manquer d’offrir aux élèves, et dont on ne peut que souhaiter la présence au sein des bibliothèques familiales.

 

ABIER, Gilles, On s’amusait, Le Muscadier, 2023, 79 p. 11€50

Avec le développement du secteur de la littérature jeunes adultes, qui vient prolonger le secteur de la littérature destinée aux adolescents, n’assiste-t-on pas à un revirement partiel et minoritaire, mais toutefois sensible, vers une littérature qui viendrait bousculer les codes empruntés et forgés par la loi du 16 juillet 1949 (1) loi toujours en vigueur ? L’anti-héros serait alors le fer de lance de cette offensive littéraire sur la base de trois thématiques dérivées de la littérature adulte : la mort (violente), la sexualité et l’argent. Une liberté de ton viendrait faire imploser la barrière générationnelle, usant volontiers de certains procédés propres à la modernité stylistique. Un des effets de cette évolution serait la mise au lointain du didactisme comme force d’inertie encombrante pour toute vraie création. Le roman On s’amusait de Gilles Abier confirme-t-il cette observation ?

La sexualité est bien présente, le style ne ménage pas le lectorat, un style direct, où abondent aussi les dialogues proches du langage des jeunes gens. Le héros, Zack, est un anti-héros, sans aucun doute, mais le narrateur le préserve quand même. La culpabilité d’Inès, sa demi-sœur, fait l’objet d’un discours narratif incisif. Le rôle des SMS renforce la vraisemblance et le contexte contemporain de la fonction des réseaux sociaux dans le harcèlement ou le rapport humain délétère mis en cause.

Mais le roman va-t-il vraiment jusqu’au bout de ce que la collection Rester vivant du Muscadier crée comme horizon d’attente ? On a bien la fonction de l’alcool du violeur, du chantage par le biais de la sexualité, de l’enjeu de la réputation, du rapport sexiste qui domine toujours les relations entre garçons et filles. De plus l’auteur prend grand soin à éviter tout ce qui pourrait prêter à une érotisation de la situation de violence sexuelle, ce dont a contrario nombre de fictions usent et abusent. Il désigne comme acte de dénégation les discours d’évitement du mot viol et il met en scène la tentation du silence, que connaît Ines, celle de diminuer la portée du viol en se réfugiant comme malgré elle dans la stéréotypie sexiste masculine et patriarcale dominante et son corollaire de la réputation du nom, de la famille. Tout cela est très présent et c’est l’indice qu’il faut combattre, cette loi sociale qui édicte que pour la violée « À jamais le silence est roi » (2).

On regrettera juste que l’ouvrage ne prenne pas toujours le temps de trouver vraiment sa voix narrative. Le parti de la brièveté ne permet pas d’explorer, vraiment, ce qui, à la jeune fille violée, est accordée de compréhension dans son agression, de la consommation de son être dans la mise en scène chosifiante de son corps. De même, la grande richesse de l’intrigue, qui s’appuie sur les thématiques du mensonge et de la tromperie, manque de temps d’exposition, pourtant nécessaire pour rendre partageable une expérience de violence subie qui mure la victime dans l’impartageable. Ce manque ne vient-il pas brouiller quelque peu le propos du narrateur ?

Ce questionnement en suspens ouvre à une critique du roman mais il serait faux de négliger l’impact de sa brièveté, comme l’a souligné la vive discussion au sein de la commission lisezjeunesse. On s’amusait est un livre qui questionne, rien que pour cela – et il n’y a pas que cela – il peut être recommandé (3).

Philippe Geneste

Notes

(1) lire sur https://www.quiero.fr/spip.php?rubrique14 les trois volets de l’étude Du Roman pour adolescents et adolescentes

(2) Bayard, Inès, Le Malheur du bas, Paris, Le Livre de poche, 2020 (1ère éd. Albin Michel 2018), 259 p. - p.187.

(3) Sur la même thématique du viol, lire le blog du 11 octobre 2020 d’Annie Mas, « Car sans toi, une chambre froide » consacré à DISDERO Mireille, Ce point qu’il faut atteindre, éditions le Muscadier, 2020, 188 p

 

20/08/2023

Contes et Comptines d’ici en ailleurs

CRAHAY Anne, Mes p’tits doigts, éditions CotCotCot, 2023, 40 p. 14€90

Le livre est conçu pour une interaction avec l’enfant, l’éditrice et l’autrice parlent du bébé de 0 à 24 mois, mais il nous semble plus juste de ne pas commencer trop tôt et surtout de continuer sa lecture au cours du développement de l’enfant jusqu’à 4/5 ans, voire plus. L’album est une comptine centrée sur les besoins vitaux du bébé. Pour lui donner toute sa mesure, l’enfant doit être sollicité à investir l’image dont le graphisme et le travail de couleur sont très intéressants, avec des collages qui ont nécessité pour l’édition « Un travail d’éclairage et de photogravure relativement exigeant ». De plus, l’illustration associe un dessin rêveur d’une chenille, héroïne de la comptine et le dessin stylisé de la main pour conserver le réalisme nécessaire à la représentation du signe. L’originalité est que l’ouvrage permet d’accompagner la parole par des signes simples pris à la langue des signes française (LSF), donc de doubler la comptine en la narrant en paroles et en signes. Un appendice donne la clé des signes aux adultes pour les réaliser à l’adresse de l’enfant, toujours avec l’appui de l’image (1).

Dans un entretien avec l’éditrice, l’autrice explique sa démarche : « Pour préparer ce projet, j’ai rencontré l’équipe du Babibar à Liège en Belgique. Cette association accueille des modules Bébé-Signe : l’opportunité d’y suivre une initiation et d’assister à la danse des petits doigts s’est présentée à moi. Observer la complicité, la joie, l’intensité des regards et la grande intelligence du tout petit enfant… moments suspendus… Quand les images ont été en chantier, il a fallu tester la bonne compréhension des signes, et la capacité des lecteurs à les reproduire facilement, sans formation spécifique. J’ai ajusté, changé d’angle, déplacé des pouces et redessiné de nombreuses fois chaque main pour que l’illustration communique de manière la plus simple, juste et précise possible. »

Cet ouvrage, à la belle édition, griffe de CotCotCot oblige, serait utilement utilisé, si sa lecture perdurait au cours du grandissement de l’enfant, pour l’ouvrir à une gestualité fine, celle sur laquelle la LSF s’appuie.

Philippe Geneste

(1) On ne peut que recommander pour approfondir le travail des gestes de la langue des signes et pour s’enrichir de la connaissance de leur genèse, de se reporter à l’ouvrage de Séro-Guillaume, Philippe, Langue des signes, surdité et accès au langage, troisième édition revue et augmentée, Chambéry, CNFEDS – Université Savoir Mont Blanc, 2020, 302 p. + carnet pratique d’analyse componentielle des signes manuels assortie d’une transcription 11 p.

*

DOUMBOUYA “PETIT TONTON” Moussa, L’Écureuil et l’épervier – Njoldu e segeleere, traduction de Anna Gonari-Diemene, illustrations OSCAR, bilingue français-pular, L’Harmattan, 2023, 16 p. 9€

Voyage en Guinée avec le comédien et conteur Moussa Doumbouya qui adapte un recueil du patrimoine du peuple de langue pular. Il s’agit d’un conte animalier avec morale sur la prédation et sa chaîne d’oppression. La commission regrette juste qu’un glossaire n’ait pas été inséré à l’album et que quelques informations sur le peuple parlant la langue pular n’aient pas été adjointes

Commission lisezjeunesse

 

CHARDON-ISCH Nicole, Le Totem de Gayou – Owéaa goo wë Gayou, traduction de Anna Gonari-Diemene, illustrations de Brice FOLLET, bilingue français-paicî, L’Harmattan, 2023, 16 p. 9€

Le paicî est la langue de la Grande-Terre de Nouvelle Calédonie. Elle compte 7900 locuteurs, enseignée en option dans l’enseignement secondaire et dans l’enseignement supérieur. Le peuple kanak est quotidiennement confronté à l’intégration économique des îles de la Nouvelle Calédonie au marché mondial. Il est marqué par l’histoire du colonialisme et du post-colonialisme. Toutefois, la structure en clan et tribu a subsisté, contournant parfois la culture occidentale et affirmant un patrimoine propre, dont le patrimoine des contes. Parmi ceux en langue paicî, certain nombre repose sur le totémisme : « chacun peut avoir un totem protecteur, qui le conseille et le protège toute sa vie ». fait état des totems. Le Totem de Gayou est un de ceux-là. Un petit garçon part en forêt avec son père pour trouver son totem. C’est l’occason pour le jeune lectorat de découvrir une civilisation, une modalité du totémisme. Grâce à la version bilingue offerte par ce volume, Le Totem de Gayou est aussi une sensibilisation à une langue du monde ou bien, auprès d’enfants kanaks, une entrée dans leur langue par le conte. Chaque langue est un des plus beaux monuments de l’humanité, on ne le remarque pas car on le parle. Mais perdre une langue parce que le mode d’exploitation de la nature et de l’homme par l’homme fait disparaître des peuples, est le signe d’une humanité inhumanisante. Aussi, toute initiative maintenant la pratique des langues de peuples opprimés est à saluer, à soutenir aussi, surtout que ce sera pour le pur bonheur es enfants en éveil de curiosité.

Ph. G.

 


13/08/2023

Deux lectures poétiques

De la trace à l’empreinte

Davin Sandrine, Fracture de terre, TheBookEdition.com, 2022, non paginé (40 p.), 9€

Ce recueil, comme tous ceux proposés depuis 2018, inspirés de formes poétiques courtes, est une approche de l’absence. Mais là où le présent poétique accueillait la figure du grand-père absent, Fracture de terre rend compte du déchirement entre la présence de l’absence et le souvenir de l’absent. Entre les deux, le drame poétique porte sur la capacité de l’écriture à rendre présent ce qui n’est pas, à le rencontrer dans l’instant. C’est bien cette réalité poétique que les recueils précédents rendaient efficiente. Avec Fracture de terre la figure du grand-père échappe à l’instant vécu pour devenir souvenir « Sur la terre de mon enfance », du

« temps

Des feuilles abandonnées

À la terre ».

On s’enracine dans la terre de son enfance (« Soleil enfoui ») en se retirant dans le passé. Le présent n’est plus l’horizon. L’instant de l’écriture ne met plus en présence de l’absent, mais l’évoque :

« Ici la terre est sèche

De ton absence » ;

« J’ensemence la terre

De souvenirs ».

Ce qui distingue le souvenir de la présence de l’absence est l’époque convoquée. Le souvenir installe l’absent dans le passé alors que la mise en présence l’installe au cœur de l’instant. Figure du disparu, le souvenir entretient sa représentation dans la perspective mémorielle. Il n’en est rien dans le cas de la mise en présence de l’absence où l’absent est une figure qui vient au présent.

Nous avons suivi, au fil des recueils, l’advenue du grand-père et avons noté l’intermittence de sa présence dans l’instant. Mais, bien qu’intermittente, cette présence existait non pas au cœur de l’écriture mais par l’écriture. En devenant un souvenir, le rapport de l’absent à l’écriture change. Fracture de terre nous enseigne les caractéristiques de ce changement. Au lieu d’être partie prenante du procès d’énonciation du poème, l’absence se réfugie dans l’empreinte (multiples occurrences du terme). Les « Lettres écrites à la craie » tracent

« Le nom de la chair

Le nom de cette terre

De ce jardin ».

Comment s’opère cette torsion du rapport poétique à l’absence ? Sans être exhaustif, nous tenterons de dégager certaines pistes explicatives.

Les paysages cosmiques et terriens portent la marque du combat de fait entre mise en présence de l’absence et retirement vers le passé. Les éléments naturels, jusqu’aux ombres, sont maltraités. Dans ce recueil, la topographie se lézarde sous l’insistance des souvenirs à s’imposer. Il en résulte une temporalisation qui s’oppose à la topographie qui était dominante dans les autres recueils. L’irruption du passé au trente-deuxième poème signe cette transformation :

« À cette terre

Qui était tienne »

 Au passage de la topologie à la temporalisation, correspond le devenir de la trace en empreinte : pourquoi ?

La trace est ce qui est là, involontairement laissée par l’expérience et qui s’inscrit dans le présent de celle qui la remarque, la repère ou l’a cherchée. Ce qui caractérise la trace, c’est sa perception ; la trace comporte donc une dimension subjective puisqu’elle est le résultat d’un acte personnel, ici de la poétesse. Mais la trace dit aussi que la présence repérée est une présence absente. Chez Sandrine Davin cette présence absente n’est saisie que par intermittence, on s’en rappelle, et c’est vrai dans plusieurs des poèmes de Fracture de terre. L’acte poétique est l’instrument de ce saisissement. Il notifie l’insaisissabilité de l’absent dont la figure apparaît puis disparaît, figure en appel dans l’instant, figure éphémère comme la brièveté des formes poétiques où elle s’inscrit. Fracture de terre conte le drame de cette présence intermittente de l’absent. Les menaces qui, métaphoriquement, égratignent les éléments cosmiques et terriens, rendent insuffisante la présence de l’absent durant l’instant. La poétesse ouvre alors sa quête du côté « Du passé ».

C’est alors que la trace devient empreinte :

« -trace usée

D’un temps au souffle lourd » ;

« -Empreinte usée du temps- » ;

« D’un temps ancien ».

Dans ce recueil, le souffle est associé à l’oubli :

« À chaque souvenir

De toi

-Par-delà le souffle

De l’oubli- »,

aussi le « temps au souffle lourd » est-il le temps usé par l’oubli, mais qui résiste. Le terrain de l’action poétique se déplace donc. La trace annonce, elle porte en elle quelque chose de l’anticipation. La trace signe une présence invisible. L’empreinte, elle, relève de la conservation, elle -nonce, elle -signe. L’action de désignation correspond au retirement dans le passé de la figure du grand-père. La poétesse nomme, dénomme et à ce « nom » que la poétesse dédie sa vie, c’est aussi dans ce nom qu’elle l’y accomplit.

N’arrivant plus en appel dans l’instant (trace), la figure du grand-père s’installe dans le rappel du souvenir (empreinte). Ce geste de déplacement rétablit les époques, refait de l’instant une césure entre passé et avenir, (« Le temps est une faille », dit le premier poème) ; l’absent entre alors dans un passé qui est décroché du présent. Jusqu’au dernier quart du recueil, rien n’est joué, mais du trente-cinquième poème au quarantième, le souvenir l’emporte définitivement. Cela signifie que dans ce qui l’oppose à l’instanciation de l’absence, le passé devient le territoire du poème, un territoire où la poétesse porte ses pas (« Nos semelles ») : le souvenir vit en nous mais l’image du souvenir ne vit pas auprès de nous.

Le recueil Fracture de terre n’explore pas seulement l’opposition sous-jacente à cette nuance, il montre comment face à la problématique de l’absence, une pratique poétique la résout et il expose le drame qui s’y joue.

Philippe Geneste

 

Une vie au cours de vers

MASSOT Jean-Louis, Opuscules poétiques 1995-1998, couverture et illustrations de Gérard Sendrey, Chateauroux-les-Alpes, 2022, 121 p. 9€

Le terme d’opuscules est au pluriel car le livre rassemble quatre courts recueils de Jean-Louis Massot, parus de 1995 à 1998, chez quatre maisons d’édition dont trois n’existent plus. Le quatrième recueil étant épuisé, Opuscules poétiques redonne à lire le fil humoristique, parfois goguenard, souvent tendre, d’une poésie qui chante la relation interpersonnelle. Pour les collectionneurs, le poème de la quatrième de couverture est le seul jamais paru. Le livre est illustré par un complice de longue date, Gérard Sendrey (1928-2022), le fondateur de la Création Franche à Bègles, site d’art brut.

Suivre l’œuvre de Jean-Louis Massot, sans le connaître, donc comprendre ce qui est lu sans arrière-fond biographique ni éditorial, c’est ce à quoi nous nous sommes livrés ici. Suivis en lecture, les poèmes jetés sur page comme bouteille à la mer nous ont offert quelques messages de vie.

Le vivant des rencontres d’objet contrevient à une vie de rangements tout comme la vie rangée annihile toute saveur. Si le poète au cœur d’artichaut se mue en cœur potiron et se sent « pourrir de l’intérieur » dans les brumes des saisons, sa poésie rappelle, non sans un brin de nostalgie, l’humanité :

« Se rapprocher à pas de loup

de naguère »,

mais toujours avec ce zeste d’impertinence qui parcourt incessamment l’œuvre de Jean-Louis Massot.

L’impertinence serait-elle à la tapisserie de sa poésie le remède aux « raccords qui se décollent » ? Une manière de déjouer le courant souterrain qui nécrose le langage ou le conventionnalise ? Mais aucune grandiloquence. L’ouvrage Opuscules poétiques livre une poésie prise dans la simplicité de la vie, car regarder le banal c’est déjà comprendre qu’il ne l’est pas.

Si créer est empêché par la contrainte qui vole les « sentiments », crucifie « l’amour », que reste-t-il au poète ? L’humour, nous l’avons dit, mais aussi une liaison analogique au monde. Ainsi, le poète, « cueillant une vague entre ses doigts, il apprenait à nager à ses doutes ». Mais jamais Jean-Louis Massot ne verse dans l’abscondité poétique chère aux avant-gardes car, comme le dit le poème « Je t’inviterai », la signification prime, jamais coupée

« des messages de misère

englués sur des pilotis de goudron »

Jean-Louis Massot confie peut-être aux lecteurs sa confiance personnelle aux mots, confiance en une utopie dont le ton nostalgique de certains poèmes accuse la fragilité aujourd’hui. Il fait offrande d’une vie de poésie en proposant au lecteur, à la lectrice, de se mettre à table pour goûter au bon vin des vers, aux mets assaisonnés des mots en ligne. La poésie sert à traverser sa vie et « surtout de ne pas passer à côté de nos actes ». Dans un monde triste, guerrier, aux professions de foi braillardes des chefs mortuologues, grondera-t-il du lointain quelque révolte nouvelle ? « Peut-on jamais savoir » ?

Philippe Geneste

 

07/08/2023

Poésies fabricatrices

Mano, Guy Lévis, Trois typographes en avaient marre, Forcalquier, éditions Quiero, 2023, 64 p. 13€

Mano, Guy Lévis, Il est fou, mis en images par David Audibert & mis en page par Samuel Autexier, Forcalquier, éditions Quiero, 2022, non paginé, 25 €

Voici deux ouvrages du poète typographe éditeur Guy Levis Mano (1904-1980). Ils sont dus au travail éditorial d’art typographique de Samuel Autexier co-fondateur de Marginales et fondateur des éditions Quiero. Conformément à la volonté testamentaire de Guy Lévis Mano, les ouvrages sont réédités non à l’identique, mais typographiquement réinventés. Cette exigence souligne, à elle seule, qu’un livre est l’aboutissement d’un processus de création, qui certes passe par le texte proposé, mais ne voit le jour, donc n’existe, que par le travail paratextuel dont le travail éditorial et de fabrication. En 2011 était paru Trois typographes en avaient marre et que voici réédité en poche en juillet 2023 (1). En 2022 était paru Il est fou ! mis en images par David Audibert (2). Nous nous arrêterons, ici, plus spécifiquement, sur le premier ouvrage.

Guy Lévis Mano est connu pour ses éditions GLM où publièrent écrivains, artistes et poètes reconnus, au début surtout des surréalistes, mais après la guerre, il s’est ouvert à d’autres formes poétiques en prenant ses distances à l’égard de l’hermétisme. Les éditions GLM ont publié ainsi : Char, Eluard, Breton, Michaux, Jouve, Jabès, Chédid, Du Bouchet, Dupin, Garcia Lorca auquel Lévis Mano vouait une grande admiration, Kafka, Miró, Man Ray, Giaccometti, Picasso, Dali … Ouvrier typographe, il était aussi traducteur, imprimeur. Levis Mano, poète, comprend la poésie dans l’intégralité de son processus d’écriture-édition : « La / REVOLTE / des caractères / ils sont inconscients / de Notre Poésie / et nous ajoutent / pour fabriquer / la leur ». Guy Lévis Mano a créé sa propre typographie. Albert Béguin rappelle que, prisonnier en Allemagne, il signait ses poèmes Jean Garamond (3) ! Dans cette signature, on peut lire l’identification de la création à la fabrication matérielle, c’est-à-dire une non coupure entre l’écriture et son physisme. Bref, cette signature appelle la définition du créateur sur les contrées de l’artisan. Aujourd’hui, si le groupe nominal « artisan d’art » s’est imposé, c’est que le pléonasme qu’il recèle n’est plus senti. Et s’il n’est plus senti, c’est que les deux entités (artiste et fabricateur) sont séparées. Cet effet d’aliénation porte-t-il plus spécifiquement sur l’art ou sur la fabrication ? Le mot artisan se comprend seul, mais il faut ajouter le complément de nom « d’art » pour approcher l’artiste : c’est donc que ce dernier est coupé du monde.

Peu de créateurs, peu de créatrices ont, comme Guy Lévis Mano, porté aussi haut l’idée que l’art est d’abord une fabrication. S’il a perdu sa terminaison (-[s]anat) c’est juste parce qu’il s’est professionnalisé en s’abstrayant de la vie commune alors que l’artisanat en est partie prenante. Le livre Trois typographes en avaient marre insiste sur le fondement fabricateur de l’art. Toute fabuloserie emprunte la voie de l’atelier. Derrière la légèreté imprimée par le jeu en liberté des caractères et de la page mise et démise, cette œuvre de 1935 qui raconte « avec vigueur et humour la vie des typographes dans leur atelier vue depuis les caractères… » (4) La question du métier n’est pas une question périphérique au texte, mais une question intérieure à la textualité. Et ceci est notamment vrai en poésie

C’est donc l’œuvre poétique de l’ouvrier typographe que les éditions Quiero sortent de l’oubli, en s’appuyant sur l’association GLM (5). Samuel Autexier a su éviter l’excès d’originalité pour, à l’image de Lévis Mano, réaliser une édition équilibrée, une édition d’artisan respectueux de son métier et de ses codes et rejetant dans les salons du monde et du luxe, les Narcisses en quête de brillance et de gloire économique. Samuel Autexier se met au service du texte ; et le texte est d’humour, mêlant l’art des mots et l’art de leur mise en page et du choix des typographies. Mise en abyme du métier de Typographe, il en exalte la maîtrise, l’usage social, la fonction imaginaire. Le texte redouble la matérialité de l’écriture

« Nous larguons

les voiles

au bout des

rouleaux

encreurs &

sentimentaux ».

La poésie, à la différence des autres genres, intègre le jeu des marges, des blancs, la taille des caractères, le choix des minuscules, des majuscules, le réglage des proportions de texte dans la page, pour assurer, comme le peintre dans un tableau, une composition qui le tienne. La typographie, parfois imite le sens du texte, parfois redouble le choix rhétorique, autrefois joue de la surprise pour attirer l’œil du lecteur, mais jamais le travail fabricateur du livre n’excède le texte. Une trop grande magnificence viendrait écraser le texte c’est-à-dire l’éviderait de son sens pour que le l’acte de lecture ne soit plus tourné que sur l’aspect iconique, sur l’esthétique devenue pure de l’image… Alors le bel ouvrage qui donne appui au sens et l’élève en offrande à la lecture ferait place à un produit clinquant zyeutant sur le marché de l’art sa cotation en bourse.

Avec de tels ouvrages, malgré la certitude de la victoire industrielle et boursière sur toutes les activités humaines, un acte de résistance est à l’œuvre. Cet acte a pour fondement la volonté d’immiscer au cœur des rouages taylorisés de l’économie littéraire la résistance du sens, le refus de la réduplication indéfinie comme modalité privilégiée de l’art. Ainsi, dans les marges, à la périphérie des institutions de l’art et de la littérature, se ré-initie – se perpétue serait un mot trop optimiste –, en conscience de sa filiation historique, un espace interpersonnel entre le livre et le lecteur, un espace qui peut devenir lieu commun de volontés affranchies des contraintes normatives contemporaines. Un combat, si on veut, mais à condition de rester lucide. Le typographe ne se paie pas de mots, il suit l’œuvre à la lettre de son métier.

Aussi, tant la réinvention par le typographe Samuel Autexier, de Il est fou que celle de Trois typographes en avaient marre ne peuvent-elles pas se regarder, « se caresser », se lire, comme un pied de nez contre les efforts incessants des sociétés capitalistes à extirper en tout homme tout sens de la réalité ? Elles voudraient bien, ces sociétés, que virtualité et artificialité se substituassent au réel, mais voilà que la réinvention typographique se met au travers de leur rêve pour appeler à la réalisation d’un réalisme nouveau, fabricateur d’un nouveau monde (6).

Philippe Geneste

(1) Lévis Mano, Guy, Trois typographes en avaient marre, Forcalquier, Quiero, 2011, non paginé. La page de titre rassemble l’ensemble des protagonistes du livre paraissant : Lévis Mano, Guy, Roger Bonon & Georges Duchêne, Philippe Moreau & Samuel Autexier : Roger Bonon est un collaborateur de Guy Lévis Mano, Georges Duchêne est le propriétaire de la librairie 79 prise en gérance par Guy Lévis Mano et il fut secrétaire des éditions GLM, Philippe Moreau est lithographe, typographe et imprimeur et anime Archétype depuis 1995 qui organise la fête du livre artiste de Forcalquier, Samuel Autexier est graphiste fondateur de la revue Propos de campagne puis avec Helena Autexier des éditions Marginales et de la revue Marginales. Propos périphériques, enfin il a créé en 2010 avec Bernard Weigel les éditions Quiero. L’édition nouvelle (Lévis Mano, Guy, Trois typographes en avaient marre, suivi de Samuel Autexier, « Postface, l’auteur, le livre et sa réédition. Typographes vos papiers ? », Forcalquier, Quiero, 2023, 64 p. est dédiée « à ceux dont le caractère nous a ouvert les chemins de la lettre : Yves Perrousseaux, Jacques Brémond, Pierre Mréjen, Pierre Coste ».

(2) Lévis Mano, Guy, Il est fou, mis en images par David Audibert, Forcalquier, Quiero, 2022, non paginé

(3) Béguin, Albert, « L’éditeur des poètes », Plein Chant, n°1, 1981, pp.59-62, p.59 (le texte d’Albert Béguin date de 1949).

(4) Autexier, Samuel, « Postface, l’auteur, le livre et la réédition. Typographes vos papiers ? », op. cit. p.44.

(5) les éditions Folle Avoine ont réédité peu avant 2011 le recueil poétique Loger la source.

(6) Lire : Autexier, Samuel, blog Du réalisme en littérature https://www.quiero.fr/spip.php?rubrique13