Anachroniques

30/01/2022

De l’expérience au langage, la pratique des petits

DENEUX Xavier, Mes Histoires à lacer, Milan, 2021, 8 p. + boîte de jeux, 14€90

La boîte de jeux s’adresse aux enfants dès 3 ans. Elle contient deux séries de 6 cartes en carton, 6 lacets et une frise modèle pour aider l’enfant. Chaque carte présente une scène. Le trait est stylisé, les figures explicites, les couleurs en aplat, plutôt vives, bref, des caractéristiques qui rencontrent l’intérêt des petits enfants. Avec les lacets, l’enfant est invité à compléter les cartes dont des parties sont incomplètes. Il s’agit donc d’un jeu, et en même temps d’une exploration du sens de figures avec un apprentissage du vocabulaire à la façon d’un imagier. Bien sûr, cette boîte de jeux prend toute son efficace si l’adulte accompagne l’enfant dans le maniement des cartes et des lacets. D’abord, chaque carte présente un court texte qui reproduit verbalement la situation représentée graphiquement. Il est donc nécessaire de lire. Ensuite, l’adulte pourra conseiller l’enfant dans le maniement des lacets et donc approfondir la motricité fine qui est requise, notamment en confortant la perspicacité de l’enfant. Enfin, les lacets qui passent dans des trous effectués sur les cartes, peuvent être mis en dehors de toute correspondance avec la représentation attendue et que la frise modèle permet de suivre. Là, le dialogue avec l’enfant est essentiel pour forger sa vue observatrice et l’éduquer à l’attention.

 

DESBORDES Astrid, Le Livre des problèmes, illustrations de Pauline MARTIN, Nathan, 2021, 36 p. 12€90

Le titre pourrait induire en erreur car, rien d’abstrait dans ces trente-six pages. Bien au contraire, le duo met en scène des situations quotidiennes. Le traitement graphique (simplicité, images dépouillées, nombreux aplats, couleurs gaies et mates) assure la dimension humoristique du livre. Non pas parce que l’image serait drôle sur un texte présentatif de la situation, mais parce que le texte et l’image se combinent avec intelligence. De plus, la composition du texte et celle de l’image se confortent. En effet, le texte pose une situation problématique en page de gauche et apporte une solution sur la page de droite. De même l’image illustre le problème en page de gauche et, en page de droite, donne la conséquence de la résolution du problème. Mine de rien, c’est un petit raisonnement qui est offert à l’enfant qui, le regardant pendant que les parents le lui lisent, pourra se familiariser avec chaque situation. Alors viendra le temps où, même s’il ne lit pas encore, s’habituant au livre, il tournera les pages tout seul, et reproduira les situations et leur solution, s. C’est un bon livre, éducatif sans avoir besoin de l’annoncer. C’est un livre que l’enfant a plaisir à prendre quand il est familiarisé aux diverses situations problèmes qui composent l’ouvrage.

 

LABRECQUE Anne-Marie, Le Monde des lettres, illustrateur Mathieu Dionne St-Arneault, graphisme Wedge, éditions Bayard, 2021, 60 p. 11€90

Tout commence par une présentation de l’alphabet puis par la présentation du livre qui propose une lecture interactive. Bien sûr, la présence de l’adulte comme accompagnant s’impose. Pour chaque lettre, un court texte jouant de l’assonance et/ou de l’allitération est inscrit sur la page : l’enfant doit y trouver la lettre concernée. En face, se trouve une image (par exemple pour la lettre G on trouve l’image d’une girafe et d’un gorille) qui, lorsque l’enfant l’identifie, révèle les variations de prononciation de la lettre ou alors seulement donne une illustration à la manière d’un imagier.

L’ouvrage est d’un bon format confortable, avec des coins arrondis Chaque page est épaisse et solide, permettant sans crainte moult manipulations. Le papier est brillant, ce qui met en valeur les aplats de couleur. Tout reste toutefois sobre, car le but est bien de se familiariser avec l’alphabet. L’enfant doit observer, il est invité à parler et à écouter. Le dialogue avec l’adulte est essentiel, bien sûr : par exemple, l’album comporte un index avec synthèse pour chaque lettre, que l’adulte pourra utiliser pour revenir sur ce qui aura été lu. Cet ouvrage est un bel ouvrage, simple et pertinent.

Philippe Geneste

23/01/2022

Les civilisations au défi du capitalisme

LESCROAT Marie & CORDASCO Catherine, L’Amazone Fleuve de la biodiversité, éditions du ricochet, 2021, 77 p., 17€

Cet ouvrage relié avec signet et de magnifiques pages de garde, cet ouvrage augmenté d’un lexique explicatif, permet aux jeunes lectrices, aux jeunes lecteurs, de s’ouvrir à une autre lecture sur la notion de civilisation que celle quadrillée par les conceptions occidentales de progrès, d’industrialisation, d’emprise sur les autres, de pouvoir sur les peuples, de hiérarchisation des cultures.

L’Amazonie est le symbole du désastre engendré par le capitalisme qui épuise les terres, dévaste les forêts, souille les cours d’eau, les fleuves, élimine des formes sociales ancestrales.

Le lectorat découvrira une terre immense où les peuples autochtones, dont quelques-uns seulement sont encore présents, vivaient en harmonie avec les animaux, les végétaux, l’inanimé terrestre, peuples que les explorateurs occidentaux, devenus conquérants, ont décimés à 90% par leurs virus importés, et plus encore par leurs tueries, leurs massacres, afin d’assouvir leur soif d’asservir, de posséder et les êtres et les terres vierges de ces mondes inconnus.

Les jeunes lectrices, lecteurs, découvriront aussi que cette terre vierge ne l’était pas, qu’elle était occupée par des hommes, il y a 13 000 ans, qu’elle porte la trace de part en part de faits culturels, urbanistiques, agricoles qui s’épanouirent à partir d’environ 1000 jusqu’à 1400 après J.C. Ils prendront connaissance de quelques faits prouvant la richesse des sociétés qui ont su maintenir en cohésion culturelle, spirituelle les humains natifs de ces contrées avec les éléments. Ils comprendront enfin combien les eaux chaque jour davantage empoisonnées, les sites sacrés violés, les végétaux et les terres saccagés, la forêt en recul permanent (en un siècle 20% de sa couverture a disparu), révèle les menaces sur la disparition définitive des pans ancestraux du patrimoine de l’humanité. L’homme du capitalisme est un loup pour l’homme ; sans autre conscience que celle du profit immédiat il œuvre avec assurance à l’anéantissement de sa propre espèce.

Riche d’illustrations magnifiques, d’une écriture claire et intelligente, les autrices Marie Lescroat et Catherine Cordasco nous offrent une connaissance très complète tant de l’histoire, que de la nature, la faune, la flore, que de la richesse de la culture amérindienne. Elles détaillent les menaces qui pèsent sur la vie tant humaine que végétale, animale de l’Amazonie. Le livre présente le fleuve, la forêt, leur interaction, les territoires immenses traversés et leur géographie, nombre d’éléments des cultures amérindiennes présentes, des contes et légendes, la richesse de la biodiversité menacée, des épisodes historiques, les méfaits de la colonisation, de l’exploitation des terres et des êtres humains. L’importance d’un tel ouvrage saute aux yeux quand on sait qu’« aucun monument précolombien d’Amazonie n’est encore protégé officiellement. Un seul a été récemment inscrit en 2018 par l’UNESCO, dans le centre de la Colombie. C’est le parc de Chiribiquete » (1). Le livre se referme sur une très belle illustration où se mêle l’écriture d’un conte amérindien… Ainsi naquit l’Amazone.

Annie Mas & Philippe Geneste

(1) L’archéologue Stéphen Rostain dans un entretien avec Nicolas Bourcier, « Amazonie, le mythe de la forêt vierge », Le Monde science et médecine, 15 décembre 2021.

 

BEHRAE Olivier, Jungle beef. Quand les narcos attaquent la forêt vierge, scénario et dessins de Cyrille MEYER, éditions Steinkis, 2021, 143 p., 20€

Passionné d’ethnobotanique, documentariste, Olivier Behra voue son œuvre à dresser « l’inventaire du patrimoine naturel, culturel et humain de la Terre ». Engagé pour le tournage d’un film sur une « mystérieuse cité Blanche » au cœur de la jungle du Honduras, il est pressenti pour réaliser le repérage des lieux afin de permettre à l’équipe du film d’installer son campement et sa base. Pour ce faire, il va descendre le fleuve Rio Plátano. Il voyage d’abord seul avec un guide local spécialiste des plantes et des civilisations amérindiennes du Honduras. Ils seront rejoints ensuite par deux guides indiens Pech.

La bande dessinée alterne des peintures des lieux, plongeant les lecteurs dans la luxuriance d’une nature époustouflante, au milieu d’une biodiversité sans pareille… ou presque. Ces planches, directement en rapport avec le récit chronologique du voyage, alternent avec des bandes dessinées documentaires qui explicitent l’histoire du Honduras, l’extermination des populations autochtones, leur asservissement par le colonialisme et leur rencontre avec l’esclavage de la traite des noirs par les pays d’Europe. Ces pages nous content la culture des Pech, Mosquitos et Garifunas. Elles démontrent comment les mafias des narcotrafiquants, s’accaparent les terres de ces peuples, y implantant des fermes avec un élevage intensif de bœufs et y développant une industrie du bois avec une déforestation massive. La collusion entre le capitalisme et le banditisme est une réalité tragique. Les terres sont polluées, sous le coup de la destruction de la forêt les sols perdent leur fertilité que des millénaires de cultures respectueuses de la terre par les amérindiens avaient rendues riches. Le mode de vie occidental pénètre des populations appauvries, transformant des territoires entiers en zones de non droit où se développe la misère. En quinze ans, 37% de la zone forestière du Honduras a disparu.

La bande dessinée se fait alors pédagogique, expliquant avec clarté les transformations écologiques, le lien entre la déforestation et le changement climatique des territoires touchés. Le récit, lui, développe l’impact humain du capitalisme instauré par les mafias pour blanchir leur argent. Il fait toucher du doigt combien l’enjeu vaut une perte incommensurable pour l’humanité : extinction en cours de savoirs ancestraux sur les plantes et les animaux, de formes d’agriculture respectueuse de la terre, de contes et légendes qui diversifient l’approche du rapport de l’homme au monde, de l’homme à l’univers. L’ouvrage souligne enfin combien le capitalisme piétine une riche histoire, celle des civilisations amérindiennes qui érigèrent des cités dès le IIème siècle de notre ère, prouvant la maîtrise de connaissances scientifiques et astronomiques.

Le livre est d’autant plus important que la cause indienne des Amériques reste encore un point noir des grandes déclarations des droits de l’homme et du respect des peuples et de leur dignité. Mais s’il est important, le livre est aussi un joyau pictural qui se lit d’une traite comme un thriller écologique au dénouement qui laisse peu de place à l’espérance, tant le capitalisme planétaire semble incapable de tirer les leçons de ce qui pourtant l’asservit à sa destruction.

Philippe Geneste

16/01/2022

Contre la falsification individualiste de l’humain

JOBARD, Neil, Travaille ton super vouloir, gravures Julien MELIQUE, éditions chant d’orties, 2021, 32 p. 16€

D’abord, le livre ouvert à sa première page annonce un étonnement graphique. La gravure supplée à l’illustration et c’est une sensation brute qui en émane. Le monde déchaîné qui nous entoure est présent et on est tenté de lire l’album sans le texte, tant les images sont suggestives avec leurs effets de perspective, leurs gros plans, le jeu savant des avant-plans. Le cadrage aussi, varie sur le format italien qui porte le livre. L’onirisme suinte du réalisme, l’humour par des créatures surprenantes s’impose, mais un noir humour critique d’une société des déchets et de la pollution. Le travail de gravures de Julien Métique ouvre les perspectives interprétatives du texte sur l’horizon tant écologique qu’urbain. Pour autant, la narration graphique suit la narration littéraire.

Il s’agit d’un dialogue entre un fils et son père. L’enfant rêve de ces super-héros imposés par l’ambiance sociale et les marchands de livre et de films. Toute l’histoire repose sur la conquête par le dialogue de la compréhension réciproque du fils et du père. Le thème en est l’aide aux personnes dont l’existence est menacée par des mesures administratives, par les soubresauts de la vie économique qui touche le prolétariat, par les errements capitalistes pollueurs qui fabriquent les migrations. Le thème est symbolisé par la famille de l’amie du garçon qui est en passe d’être expulsée de son logement. Ainsi, la narration se fait concrète. Nul grand discours dans cet album qui n’a rien de didactique, grande victoire et de Jobard et de Mélique. Le père défend l’idée que ce qui compte c’est de vouloir et la mise en pratique de ce vouloir. Entre pouvoir et vouloir le débat porte sur la pulsion d’emprise face à l’énergie consciente d’exercer ses capacités. L’esprit de l’enfant est façonné par l’idéologie dominante et sa cohorte de demi-dieux et super-héros. Sa générosité est ainsi dévoyée vers un individualisme qui l’enferme dans une sensation de toute puissance et qui cultive son égocentrisme. Le dialogue a donc pour enjeu cette sortie de l’égocentrisme au profit d’une socialisation de la pensée de l’enfant. La générosité se mue alors en entraide et en solidarité. L’enfant se comprend alors un parmi d’autres, un être non pas de pouvoir mais un être de volonté. Il ne cherche plus à maîtriser avec une armée de chats à sa botte mais il cherche à transformer le réel en liant des liens avec les autres pour combattre ensemble les injustices, les blessures de la vie qui accablent la classe populaire.

Chant d’ortie propose là un album de grande qualité et de haute teneur graphique, un album qui fait appel à l’intelligence autant qu’à la sensibilité. Et puis, c’est un album rare car rares sont les albums réalisés par l’art de la gravure.

 

FAYET Bastien, Calvaire Marchepied, Calicot, 2021, 93 p. 8€

Comment parler du droit à mourir et du droit à avoir ou non un enfant à des pré-adolescents et pré-adolescentes ? Le moins qu’on puisse dire est que le premier thème est absent de la littérature de jeunesse. Or, voici les deux thèmes que Bastien Fayet a choisi pour son premier roman. Intelligemment, il s’adresse à un lectorat susceptible de ressentir le besoin de raisonner en dehors de la contrainte morale adulte : « Calvaire [nom du personnage masculin central] est à ce moment charnière, cet âge où l’enfant constate que les adultes n’ont pas forcément raison, et qu’ils peuvent parfois se révéler profondément injustes » (p.40)

Le travail onomastique épouse la composition du livre et son intrigue, en insufflant de l’humour. L’heroïc fantasy est légèrement évoquée, à travers la thématique des pouvoirs magiques. En fait, au début de la lecture, nous entrons dans un univers facétieux pétri par les noms propres des lieux et des personnages. Puis vient l’irruption d’un événement inouï qui introduit la magie au poste de commande de l’intrigue. Jusque-là, le lectorat pense se trouver au cœur d’une énième histoire où le surnaturel va napper des réflexions redupliquant la réalité pré-adolescente entre conflits familiaux, école, relations entre pairs, histoire de cœur.

Or il n’en est rien. L’univers de la magie et du don est détourné de sa fonction de divertissement pour introduire le jeune lectorat à une problématique morale, à une interrogation sur le bien et le mal, à une réflexion sur le sens qu’on donne à sa vie. Afin d’intensifier la problématique, Bastien Fayet l’introduit à travers la relation sentimentale des deux protagonistes porteurs de pouvoirs adversatifs : la jeune fille peut ressusciter les morts, le jeune garçon peut tuer les personnes. Le premier pouvoir est de filiation maternelle, le second de filiation paternelle. Tout oppose donc les deux protagonistes Pourtant, ils vont, grâce à la raison, accomplir pleinement le lien qui les rapproche.

Mais où Bastien Fayet prend le contre-pied de la littérature à thématique magique qui fonde l’intrigue sur les pouvoirs personnels, c’est quand au fil du récit l’individualisme qui sous-tend cette littérature -et dont Harry Potter est l’illustration et le modèle- est contrecarré par une réflexion d’abord interpersonnelle puis, grâce à l’intelligent épilogue, sociale. Là, Bastien Fayet fait œuvre nouvelle. Au vertige qui envahit le petit héros lorsque son pouvoir se manifeste, va succéder une définition de la vie comme résistance à l’impulsivité et à l’évidence moralisatrice individualiste : « Il faut travailler les sentiments maintenant, pour prendre le contrôle sur ton pouvoir » (p.32). Contre l’égocentrisme sentimental, qui envahit la toute jeune héroïne confrontée à l’agonie de sa mère, va s’imposer à sa conscience la prise en compte du point de vue de l’autre.

Bien sûr, le roman achevé, vient à l’esprit une interrogation : n’y a-t-il pas contradiction à ancrer sur la magie, donc sur le non-temporel, l’exigence morale de l’action des personnages ? L’action, en effet, est intrinsèquement liée au temps humain, elle le fonde autant qu’elle s’appuie sur lui. L’épilogue nous présente les personnages ayant surmonté l’attrait pour le don inné et agissant rationnellement dans le but de réaliser leurs idéaux humains. Ils se sont appropriés, alors, une morale définie par l’altruisme : « les devoirs envers soi-même, résultent, grâce à une sorte de transfert, des devoirs envers autrui » (1). Le récit invite ainsi à lire la conception innéiste de la personne comme une falsification du temps qui aliène l’humain. La vie se fait, elle ne se refait pas, elle se construit, elle n’est pas qu’imposition.

Philippe Geneste

(1) Piaget, Jean, Le Jugement moral chez l’enfant, Paris, PUF, 1978, 334 p. – p.310 (1ère édition 1932)

09/01/2022

Dans le négatif des œuvres, disparition et surexposition

SPUCCHES Paulina, Vivian Maier. A la surface d’un miroir, Steinkis, 2021, 140 p. 22€

Raconter la vie de Vivian Maier (1926-2009) est une gageure tant la photographe a brouillé les pistes, usant de la discrétion pour œuvrer à son effacement. Effacement en tant qu’artiste d’abord. Vivian Maier est nounou, chez des familles aisées de New York et Chicago. Elle appartient donc à la catégorie des domestiques. Elle exercera ce métier de 1940 à 1980. Commencera alors une période de grande précarité durant laquelle les enfants d’une des familles où elle a travaillé lui assureront un soutien financier. Dans l’ombre de son travail de garde d’enfant, Vivian Maier ne cesse de photographier le monde qui l’entoure avec son appareil Rolleiflex. C’est au contact d’une amie de sa mère, Jeanne Bertrand (1880-1957) qu’elle a découvert la photographie.

La bande dessinée de Paulina Spucches repose sur cette trame mais elle vise un autre but que celui de la biographie. Il s’agit pour la jeune artiste de partir de clichés de Vivian Maier et d’imaginer le contexte dans lequel ils ont été pris. Spucches procède par une certaine magnificence du cadrage et une profusion de cases sur les planches en imitation de l’œuvre prolifique de Maier. La bande dessinée tente donc d’entrer dans le for intérieur de la photographe. C’est bien sûr une interprétation très prospective car Vivian Maier n’a réalisé que peu de tirages des 140 000 négatifs dont se compose son œuvre. Comment aurait-elle incorporé la prise de vue au tirage ? Quel tri des images aurait-elle réalisé ? On n’en sait rien. Elle nous fait comprendre, en revanche, que l’existence de l’image ne dépend pas de sa diffusion immédiate, que créer ce n’est pas donner à voir comme y incitent les réseaux sociaux et l’ordre nouveau de la communication numérique. Non, créer, c’est savoir regarder, c’est saisir en images le monde de notre passage.

Vivian Maier s’intéressait aux quartiers pauvres, à la condition des noirs dans l’Amérique raciste des années 1950 (années les plus longuement traitées dans la bande dessinée), aux relations des êtres humains avec leur environnement immédiat. Vivian Maier est une photographe hors norme de la rue, ce que la bande dessinée transmet parfaitement. Et pour faire vivre cette passion dévorante, Paulina Spucches s’est plongée dans l’œuvre et a cherché par la mise en récit à interroger différents clichés.

Que recherchait Vivian Maier à, ainsi, photographier ? Probablement à capturer des instants en ayant soin de ne pas les séparer du présent étroit dont la photographie est la trace. Pour la photographe, cet art de l’instant est un art de la décision. La multiplicité des images correspond donc à l’expression d’une capacité de décision qui refuse de se donner aux autres, qui reste en dialogue avec soi-même. La bande dessinée souligne que les pérégrinations urbaines incessantes ou bien celles champêtres liées à son bref séjour en France où elle est née, pour une histoire d’héritage, ou encore à quelques voyages à l’étranger (un rêve réalisé), signifient en propre que pour Vivian Maier, vivre c’est voir, regarder c’est connaître. Il faut donc se déplacer pour accroître ses connaissances, pour en pas risquer de ne pas voir ce qui (se) passe.

Explicitant clairement son intention, Paulina Spucches permet aux lecteurs et lectrices jeunes ou adultes d’approcher l’art de la plus mystérieuse des photographes, et de la première artiste prolétarienne en photographie. L’acte pictural de Paulina Spucches tente de répondre à l’énigme photographique que représente cette vie vouée à la photographie, mais soigneuse d’en éviter toute exposition. Elle tente de nous plonger dans le négatif d’une vie. Son travail de peinture et le foisonnement des recherches sur le cadrage mettent le lectorat sur le chemin escarpé de la compréhension d’une œuvre aux sujets si simples, si directement saisis, si banals et pourtant socialement d’une perspicacité troublante.

 

SANTIS Lucas de, Georgia O’Keefe, dessins Sara COLAONE, Steinkis, 2021, 192 p. 24€

Ce roman graphique retrace la vie de Georgia O’Keeffe (1887-1986). Commençant à partir de 1949, soit la date à laquelle l’artiste peintre quitta définitivement New York pour s’installer au Nouveau Mexique dans le Ghost Ranch d’Abiquiú où elle avait coutume de se rendre depuis 1946. Les retours en arrière permettent d’évoquer sa liaison avec le photographe Alfred Stieglitz (1864-1946) avec qui elle est mariée depuis 1924. Elle en était le modèle, notamment pour son œuvre de nus. Lui, dirigeant la galerie 291 dévolue à l’avant-garde picturale européenne, exposera ses tableaux, après les avoir découverts en 1917. Ces expositions vont assurer le succès de Georgia O’Keeffe. Evidemment, la créatrice peintre va se heurter aux préjugés sexistes et c’est l’occasion de dépeindre son caractère trempé. La biographie montre le cheminement non linéaire de l’artiste qui peint des fleurs aux formes érotiques, tout aussi bien que des tableaux relevant de l’abstraction, ou alors des paysages de montagnes. Philippe Dagen dit, très justement, d’elle : « chaque œuvre est une affirmation catégorique, aussi indifférente à ce que l’on en dira qu’aux modes ou à la supposée décence » (1). Le fil conducteur de la biographie graphique est la peinture de la « Black door », les auteurs de la bande dessinée pointant ainsi le travail sur motif de l’artiste.

Consacré par la narration aux années d’après la seconde guerre mondiale jusqu’à sa consécration officielle de 1970, le livre de Santis et Colaone montre la peintre avec ses amies, l’écrivaine et défenseuse des traditions artistiques amérindiennes Maria Chabot (1913-2001) et la militante féministe Anita Politzer (1894-1975). S’y adjoint la jeune spécialiste de l’œuvre de Stieglitz, puis proche collaboratrice, secrétaire personnelle, assistante conservatrice et agent exclusif d’O’Kleeffe Doris Bry (1920-2014). Leurs dialogues avec l’artiste ou entre elles forment le socle du scénario et dressent le portrait d’une peintre déterminée, rigoureuse, à l’écart des modes, afin de mieux suivre son art. Mais elle sait accueillir les traditions artistiques autres, elle s’y intéresse.

Philippe Geneste

Dagen, Philippe, « Georgia O’Keeffe au-delà des modes », Le Monde, 10/09/2021

 

02/01/2022

Au-delà de l’absence, la poésie de Sandrine Davin

Le blog lisezjeunessepg vous souhaite la bonne année. Nous plaçons cet an nouveau, sous le signe de la poésie d’une poétesse contemporaine dont l’œuvre en cours rencontrera les préoccupations des jeunes adultes et adolescents autant que des adultes. La poésie, bien souvent, traverse les âges et les générations. Annie Mas & Philippe Geneste

Davin Sandrine, Dans la nuit sourde, Edilivre, 2018, 45 p. 8€

Le tanka est le genre japonais choisi par la poétesse, assistante médicale, Sandrine Davin, pour rendre compte d’une approche de l’univers au plus près de la sensibilité. Le tanka est un poème de cinq vers, à forme fixe : de 31 syllabes, il est composé par trois premiers vers formant une entité auxquels s’ajoutent, comme une chute, les deux autres vers. Ce genre fut souvent utilisé pour la poésie de circonstance. C’est à partir du tanka, qu’au XVIème et XVIIème siècles, a été créée la forme du haïku.

Ici, le tanka est librement interprété dans le décompte des syllabes. La sobriété du genre est redoublée par le minimalisme thématique convoqué : silence, ombre, pierre et caillou, lune, arbre et racine. La poésie s’annonce, par conséquent exigeante. Le rythme, de poème en poème, non pas identique parfaitement mais similaire ; la structure, de texte en texte itérée, d’un vers thématique suivi de quatre vers de propos, tout épouse une volonté de recherche par-delà une lancinante peine. En usant du frôlement des redondances sitôt repoussées qu’approchées, le recueil se lit dans l’hésitation de l’interprétation, elle-même mise au travail par le retour des éléments structurant le texte. Aucune fuite n’étant possible dans cet univers déceptif, il reste les mots, ceux qui font advenir la présence de l’absent, ceux qui explorent l’intériorité poétique de l’autrice, les mêmes mots… Les rêves visualisés, les images cosmiques, l’humilité lexicale, sont les instruments de la description du lien à l’absent. La scrutation d’un lexique restreint libère l’imagination cosmique tout en la contenant. Non harmonieuses, ces visions pourraient s’apparenter à l’expression du désespoir mais il n’en est rien. Une douleur, mise à distance parfois par l’image du grand-père mort, l’image de l’absent.

Ce recueil convoque des paysages de nuit, cosmiques mais attaqués par des pulsions de chaos, de déchirure, d’égratignure, de dévastation. Même l’ombre finira par dérailler… La tempête des éléments est aussi celle du « souffle d’un autrefois » qui ne trouve pas à s’installer sur les pages.

La poétesse bataille, en quête d’un équilibre sur un seuil, une frontière, un horizon, entre un ici terrien et un par-delà. S’en remettant aux sens pour appréhender l’inconnu, elle peine car les sens ne répondent pas, « yeux opaques », le silence en réponse à l’écoute, ou bien répondent si mal que l’inquiétude s’installe. La quête est connue, une volonté de faire vivre en imaginaire le grand-père mort. Celui-ci est sur la route, il est dans les arbres, il est à l’horizon, dans les rides, dans les froncements et les plis du paysage évoqué.

Nous sommes, avec ce recueil, plus qu’avec les autres, à « la frontière du réel », au pays des ombres dont la trace silhouette le grand absent. L’obscurité règne souvent et menace, signe d’un obstacle. Au lieu de se perdre dans une forme ou une autre de mysticisme, il va s’agir de l’affronter afin d’en faire l’enjeu d’une compréhension. Rendre une intelligibilité des sentiments est le pari de l’expression. Même quand la mort s’installe, repoussée par la puissance des rêves, le poème 27 pointe du geste que la rencontre du vivant et du mort est impossible. L’identité vacille, celle du monde imaginaire difficilement construit, celle du monde réel battu pas les vagues d’un « autrefois » rétif. La désagrégation s’immisce dans de nombreux tableaux. Les tankas semblent sans cesse se relancer à la conquête de cet équilibre introuvable. Dans le silence des pierres, nul cri, nulle échappatoire, la poétesse doit creuser le silence qui se multiplie, se démultiplie (huit occurrences du mot au pluriel contre seulement 3 au singulier).

Le sourire du poème 43 apporte une note positive au crédit du travail poétique auquel œuvre la poétesse. Au fil du recueil, le paysage s’est assombri, aussi, ce sourire de fin de recueil est-il la marque d’un lien avec le mort qui hante l’espace imaginaire. Ce sourire est donné en partage, non adressé de l’un à l’autre ou de l’une à l’autre, mais communément adressé par l’un et l’autre. Le sourire symbolise la relation renouée malgré la séparation des êtres. La poésie de Sandrine Davin se dirige ainsi vers une réflexion imagée sur le thème de la relation.

Philippe Geneste