Anachroniques

28/11/2021

Débats de société et enjeux historiques

WOODSON Jacqueline, Un Petit Geste, illustrations de F.B. LEWIS, éditions d2eux, 2021, 32 p. 15€

Une nouvelle venue dans une école ; elle est mal habillée, les autres enfants la surnomment vite vieille affaire. L’enfant, Maya, va vers les autres, mais les autres la dédaignent, la repoussent, lui opposent un profond mépris.

L’album est raconté à la première personne. La narratrice est une des enfants qui rejettent Maya. Le lecteur, la lectrice entrent ainsi dans la logique du jugement moral qui condamne Maya à l’opprobre des élèves de la classe. La narratrice et ses copains et copines ont figé une norme sociale, l’ont érigée en critère intangible de jugement. Ils ne raisonnent pas, ils classent les êtres dans deux cases : les inclus et les exclus. Maya est une exclue, elle ne participe pas du cercle. Aucune empathie pour elle car les autres élèves de la classe sont incapables de se mettre à sa place, de prendre en compte son point de vue. Ainsi Maya est-elle étrangère, étrangère au groupe, rejetée de la communauté scolaire, de la communauté humaine. Il faudra un cours de l’enseignante sur la gentillesse pour faire naître un doute chez la narratrice. Mais ce sera trop tard. L’album vaut en ce qu’il déplie jusqu’au bout la logique de l’histoire et ne la perturbe pas par l’irruption du bon sentimentalisme qui parcourt tant de livres destinés à la jeunesse. Les peintures de l’illustrateur américain E.B. Lewis, à partir de photographies, nous semble-t-il, mettent en scène de faon réaliste l’histoire, avec un travail tout particulier sur le jeu des regards, l’alternance des points de vue (plongée, vue neutre et plus rarement contreplongée). Le jeu des couleurs, avec des zones aquarellées, ou à effet d’aquarelle, laissent advenir sur les pages des zones troubles, indistinctes, symboliques du trouble des sentiments qui assaillent la narratrice. La mise en illustrations de Maya parmi les élèves de la classe donne consistance au propos de l’autrice. Cette mise en scène permet notamment au jeune lectorat de comprendre l’incapacité des élèves à prendre en compte les intentions de la nouvelle qui ne cesse d’aller vers eux. Par une centration égoïste sur leur groupe, une sorte d’égocentrisme collectif ou mieux dit de sociocentrisme qui redouble leur égocentrisme individuel, les élèves restent fermés au regard nouveau sur le monde qu’apporte Maya. L’album interroge dès lors la socialisation de l’enfant en tant que capacité à sortir de la gangue des jugements moraux tout faits… C’est ainsi qu’il entre dans l’écoute et l’observation, afin de faire évoluer sa compréhension du monde. La dernière image de l’album qui sert aussi, en partie, à la couverture, montre la narratrice en pleine réflexion triste sur l’injustice qu’elle et ses camarades ont fait subir à Maya.

Ainsi, le texte et l’image se complètent-ils pour transcender la thématique de la gentillesse portée par l’autrice à travers le personnage de la maîtresse d’école, en exploration du jugement moral chez l’enfant. La compréhension affective s’appuie sur l’instrument de la réciprocité, acquis grâce au travail de décentration de l’être humain. En nos temps marqués par la haine cultivée à l’égard des migrants et insufflée par les plus hautes sphères de l’Etat, la leçon de l’album prend une dimension amplifiée qui l’inscrit dans le débat de société.

 

COHEN-JANCA, Irène, CHAMBON Edith, Nos Droits, leurs combats, Amnesty international – les éditions des éléphants, 2021, 88 p. 18€

Le titre étonne : il y en aurait donc mettant en extériorité ceux qui vivent sur des droits par rapport à d’autres qui les institueraient… Pourtant, une partie de l’histoire sociale est traversée de luttes pour l’obtention de droits dont les auteurs et autrices sont ceux et celles qui manifestent, ceux et celles qui se battent. Le combat social serait-il donc réservé à des individualités ? C’est en tout cas ce que suggère cet ouvrage qui de ce fait déçoit. L’excellente documentation nie les luttes populaires pour identifier toute conquête à un individu. L’abolition de l’esclavage à Schoelcher, le droit à l’école à Jules Ferry, le droit de vote des femmes à Louise Weiss, le droit aux congés payés à Léon Blum, le droit au logement à l’abbé Pierre, le droit à l’avortement à Simone Veil, l’abolition de la peine de mort à Robert Badinter, le droit de grève à Jean Jaurès ! Seul le droit de manifester échappe à l’individualisation ; en revanche, le droit d’aimer librement réussit à être projeté en une figure individuelle, Guy Hocquenghem -dont on peut penser qu’il n’aurait guère aimé cette récupération citoyenniste de son œuvre ! Bien sûr, le repérage historique, l’exemple en bande dessinée et les quelques notations sur aujourd’hui élargissent le propos ; mais il reste que c’est bien la volonté de projection par la personnalisation de chacun de ces droits qui structure le livre. Bien sûr, les références sont progressistes, mais uniquement tournées vers les puissants, les hommes et femmes politiques. Les classes populaires sont éliminées de l’Histoire officielle adressée aux enfants. Une fois de plus l’Histoire se passe sans elles. Il est vrai qu’alors il eût été délicat d’attribuer l’émancipation par l’instruction du peuple au propagandiste du colonialisme français qu’était Jules Ferry ; il eût été impossible de figurer Jean Jaurès en promoteur de la grève, ou d’attribuer à Blum et au gouvernement du front populaire les congés payés car il aurait justement fallu parler des prolétaires qui s’organisaient pour élaborer les cours en faveur de leur classe et les enseignements professionnels, et il aurait fallu aussi parler des travailleurs et travailleuses en grève bien avant que Jaurès n’arrive sur la scène publique…

En adoptant le procédé de la projection par personnalisation, les autrices maintiennent les esprits enfantins dans l’étroitesse chère à l’éducation morale et civique scolaire : des dates, des personnalités officielles font l’Histoire. Elles aboutissent ainsi à un ouvrage consensuel, bien-pensant, qui écarte de son chemin les mouvements sociaux réels, la lutte des classes. Mais n’est-ce pas aussi une des formes de la lutte de la classe bourgeoise pour écraser tout sentiment des enfants du peuple d’appartenir au peuple de ceux et celles que l’on veut réduire au silence ?

Philippe Geneste

21/11/2021

Quel choix pour l’aventure ?

BARFETY Elizabeth, 3 fois l’été, Milan, 2021, 244 p., 14,90 euros

Au début de notre histoire, la jeune Maëlle, 16 ans, vient de déménager. En effet, ses parents se sont séparés récemment parce que son père a rencontré une autre femme et ils attendent un bébé. Maëlle vit avec sa maman et essaie, vainement, de lui remonter le moral. Alors que l’été débute, ses copines partent en vacances et Maëlle commence à s’ennuyer dans cette ambiance familiale morose. Bon, il est vrai que notre histoire ne commence pas très bien, mais attendez un peu, promis, cela va vite s’arranger !

En effet, Maëlle est une jeune fille déterminée et n’a pas l’intention de se laisser abattre. Pour s’occuper, elle décide de se trouver un job. Elle est rapidement embauchée en tant qu’employée polyvalente au cinéma. Elle y rencontre Matt, son charmant collègue qui est également guitariste dans un groupe. En plus de ce travail, Maëlle aime réaliser des vidéos. En se servant des peluches de sa chambre en guise de personnages, elle fait des montages qu’elle poste sur une application dédiée nommée Vidéoz. Ses vidéos sont appréciées et visionnées par de nombreuses personnes. A la stupéfaction de Maëlle, Noah, la plus grande star de Vidéoz, aime ce qu’elle fait ! Cet acteur talentueux lui écrit souvent pour la conseiller et la complimenter.

Mais d’autres surprises vont venir toquer à la porte de Maëlle, ou plutôt à la fenêtre juste en face de la sienne. En effet, son jeune voisin, Léo, communique à la fenêtre avec elle par le biais de pancartes. Cet étrange et beau garçon est contre les technologies et n’a pas de téléphone portable. C’est donc par ce moyen que tous les deux discutent régulièrement, sans jamais parler en face à face.

Matt, de plus en plus complice avec Maëlle, décide de l’inviter à une soirée de remise de prix d’une radio. Pour le jeune homme, l’enjeu est important : si son groupe de musique remporte ce prix, cela pourrait leur apporter beaucoup de célébrité et lancer sa carrière de musicien.

Une heure après, Maëlle a des nouvelles de Noah : il lui propose de jouer dans un de ses futurs courts-métrages. Alors que Maëlle réfléchit à sa réponse, Léo affiche une pancarte pour l’inviter à une soirée sans technologie. Pouvoir discuter les yeux dans les yeux serait, en effet, un moyen plus efficace que des pancartes pour faire connaissance.

 

Cette jeune fille a de la chance, me direz-vous, elle a le choix entre trois invitations… Le problème, c’est que, bien sûr, les trois propositions tombent le même Samedi soir ! Maëlle va donc être obligée de choisir !

 

Et c’est là que vous, lecteurs, choisissez la fin que vous voulez : Maëlle va-t-elle partir au concert de Matt, ce collègue qu’elle apprécie ? Va-t-elle accepter l’offre de Noah, la star, qui représente une opportunité pour se faire connaître sur Vidéoz et, pourquoi pas, dans le monde du cinéma ? Mais peut-être préférez-vous que Maëlle accepte de rencontrer son mystérieux et atypique voisin Léo, qu’elle connaît peu mais dont elle apprécie le style original ?

 

Ce n’est vraiment pas évident de choisir… Vous pouvez aussi faire comme moi et lire les trois fins avant de choisir celle que vous préférez... Sachez seulement que, dans les trois, vous serez surpris. Maëlle va se réconcilier avec son père, avoir un coup de cœur pour sa petite sœur qui vient de naître et assister avec bonheur à la reconstruction de sa maman qui semble aller de mieux en mieux. Elle va avoir des nouvelles de sa meilleure amie et va, à chaque fois, réaliser des activités professionnelles dans différents domaines. Oui, mais avec qui va-t-elle rencontrer l’Amour ? Quelle fin est la meilleure ? Je vous laisse en décider...

Milena Geneste Mas

 

ARROUD-VIGNOD, Jean-Philippe, PLACE, François, Olympe de Roquedor, illustrations de François Place, Gallimard jeunesse, 2021, 304 p. 16€50

Deux belles plumes de la littérature de jeunesse qui s’unissent pour un roman de cape et d’épée à destination des pré-adolescents, voici une initiative qui attire l’attention. L’intrigue repose sur la volonté d’une héritière déchue de ses droits sur son château à les reconquérir. Elle va trouver deux complices parmi des marginaux de la société, un jeune déserteur de la marine hollandaise et un vieux soldat infirme. Les trois justiciers vont battre la campagne, multiplier les péripéties : duels, intrigues sombres, chevauchées débridées, rebondissements sans fin… Place et Arroud-Vignod construisent ainsi un roman d’aventure au rythme soutenu, aux personnages particulièrement bien campés, où les cœurs clairs et purs affrontent les âmes sombres et viles. A l’humanisme bon ton de la littérature de jeunesse, ils ajoutent un zeste de féminisme, un augment d’entraide, une interrogation sur l’amitié. L’humour est largement présent. 

Le personnage féminin évolue au cours du roman jusqu’à s’émanciper et de sa condition sociale et de sa condition de femme, elle va briser les contraintes de l’une et de l’autre. Elle entre alors en échos avec les préoccupations contemporaines s’échappant, du coup, des temps historiques où est situé le roman. Elle échappera à un mariage forcé, et règnera libre en son domaine reconquis.

On s’étonnera de ce retour au roman de cape et d’épée, mais n’est-ce pas la quintessence de l’aventure ? Arroud-Vignod, dans le dossier de presse le précise : « Ma jeunesse a été marquée par la lecture des Trois Mousquetaires, du Capitaine Fracasse, par Le Bossu et la série des Capitans au cinéma ». Magnifiquement édité sous une très belle jaquette en relief, parsemé d’illustrations en noir et blanc qui confortent une ambiance d’époque, le livre a plu aux pré-adolescents et aux adolescents de la commission lisez jeunesse qui ont souligné l’allégresse ressentie à sa lecture.

Commission lisez jeunesse et Ph. G.

 

14/11/2021

Se délecter à la fontaine des fables

LA FONTAINE Jean de, Fables, illustrées par Rébecca DAUTREMER, Réunion des Musées Nationaux Grand Palais, 2021, 80 p. 19€90

En ce quatre-centième anniversaire de la naissance de Jean de La Fontaine (1621-1695), la Réunion des Musées Nationaux Grand Palais, (la RMNGP), propose vingt-six fables sur les 240 du fabuliste. Elles sont illustrées par Rébecca Dautremer sur un format rectangulaire vertical 212x330. La Fontaine est un incontournable de l’école depuis plusieurs siècles.

Qui n’a pas récité une fable ? Qu’il soit convoqué pour l’explication de texte, l’analyse, le commentaire, la lecture à voix haute, l’imitation, La Fontaine est présent durant tout le cursus scolaire français de l’école élémentaire voire maternelle, à l’université. L’enseignement primaire et l’enseignement secondaire y puisent le plus et de manière permanente au cours des siècles, ses matières d’étude de la littérature. Au départ, utilisé comme traducteur de génie des auteurs anciens (le grec Esope, le latin Phèdre), et jusqu’en 1951, recommandé pour les fonctions illustrative et récréative de sa lecture, il va devenir à partir de 1852 l’auteur par excellence associé aux apprentissages scolaires de la lecture et de la littérature (1).

Aujourd’hui, encore, La Fontaine plaît aux enfants pour ses récits où les animaux dialoguent, prenant le ton du type humain que chacun, en général, incarne : le lion la puissance, le loup la cruauté, le singe l’hypocrisie, la fourmi le courage, la cigale l’insouciance. La Fontaine, à partir de 1868 où il publie les Fables choisies mises en vers qu’il étoffera au fil des années, revendique l’imitation d’Esope et de Phèdre. Toutefois, exerçant sa liberté d’écriture, il va développer une comédie humaine médiée par les bêtes.

Rébecca Dautremer se sert de cette réalité socio-culturelle et scolaire, retracée sommairement ci-dessus, pour introduire sur le texte des annotations explicatives, soit lexicales, soit culturelles, susceptibles d’aider le jeune lectorat -dès 8/9 ans- à comprendre la fable lue. Les dessins grossissent les traits représentatifs des animaux héros des fables, les modernisent par leur habillement, les humanisent par les gestes et les expressions. Pour chaque double-page où se joue une fable, l’illustratrice travaille les mouvements. Si bien que l’album est sans cesse animé, fait rire ou sourire, tandis que les commentaires manuscrits épars sur le texte font de ce dernier un texte désacralisé. Au jeune lectorat, dès lors, de s’en emparer. Et ce sera bonheur, nous vous l’assurons, car la commission lisez jeunesse en a fait son album de joie à chaque début de réunion…

(1) Voir Chervel, André, Les Auteurs français latins et grecs au programme de l’enseignement secondaire de 1800 à nos jours, Paris, INRP-Publication de la Sorbonne, 1986, 389 p. de

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1000 ans de fables. Jean de la Fontaine et autres fabulistes, choix et adaptation des textes Eve POURCEL, illustrations de Julie GUILLEM, Nicolas GALKOWSKI, Clémence POLLET, Julia SPIERS, Milan, 2021, 224 p. 14€50

Apologue en forme de récit allégorique, la fable est un genre très répandu dès l’Antiquité et qui a prospéré sans discontinuer jusqu’à aujourd’hui. Devenu un genre savant au seizième siècle, elle est devenue un genre populaire aujourd’hui à proximité du conte. C’est La Fontaine qui assura ce tournant vers une comédie humaine, en transformant les fables d’Esope, Phèdre et Pilpay, principalement. Au fil des siècles, d’autres auteurs ont pris appui sur les fables pour en créer de nouvelles. Entre filiation littéraire, histoire des idées, et interprétation contemporaine, le livre de chez Milan, rassemble plus de cent fables, à partir de quatorze fabulistes : La Fontaine, bien sûr, Esope, Phèdre, Pilpay, Abstémius, Avianus, Saadi, de Pergame, Krylov, Franc-Nohain, Mougenot, Florian, Lessing, Gellert. L’ouvrage s’adresse aussi bien aux pré-adolescents qu’aux enfants et aux tout petits à qui on lit des histoires. L’appareillage de lecture de la collection Mille ans permet de choisir la fable en fonction du moment grâce à une indication de l’âge minimal conseillé pour l’écouter, la durée moyenne de la lecture, les personnages principaux de l’histoire et les lieux où elle se déroule. Un index des fables en fonction de l’âge, un autre index en fonction du temps de la lecture, un index des personnages et un index des lieux rendent un service pratique aux lecteurs et lectrices. Enfin, un index permet de faire une lecture en fonction des auteurs. De plus, certaines des fables sont suivies d’une indication les mettant en relation avec d’autres fables du recueil

La compositrice du recueil a choisi de répartir les fables en quatre parties : Pour rire de soi, Quand autrui nous instruit, A malin, malin et demi, Quand il est bon d’être sage.

Toutes les fables ne sont pas originales, il y a de nombreuses adaptations, qu’on appréciera ou pas, mais qui ont toutes la marque d’une volonté de rendre accessibles aux jeunes et plus jeunes ces textes. C’est un choix pour élargir le champ culturel sans risquer une marginalisation de l’accès à la littérature. Le livre met en avant la persistance d’un genre à travers l’histoire, persistance partagée avec le conte dont la fable est d’ailleurs proche sinon issue selon certains exégètes. Il couvre principalement l’espace européen avec un peu la Perse ; c’est une limite du livre, mais aussi une unité. L’ouvrage met l’accent sur la fonction de leçon de sagesse ou de morale de la fable. On y trouve surtout des fables qui interrogent les comportements en société avec les sentiments afférents : mesquinerie, sympathie, haine, moquerie, mépris, malice, mensonge, courage, débrouillardise, prudence, persévérance, entraide, égoïsme. N’est-ce pas un clin d’œil à La Fontaine chez qui le héros est rare, afin d’inviter chacun à se connaître soi-même et à connaître la mécanique sociale ? N’est-ce pas du même coup un choix qui inscrit le bel ouvrage élaboré par Eve Pourcel au cœur de la littérature populaire ?

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Et que ce quatre centième anniversaire de la naissance de La Fontaine soit aussi l’occasion de redécouvrir l’excellente édition des fables de La Fontaine racontées par un montagnard haïtien et transcrites en vers créoles avec un CD audiophonique : SYLVAIN, Georges, Cric ? Crac ! présentation de Kathleen Gryssels avec un CD de fables lues par Mylène Wagram et la collaboration de Roger Little, L’Harmattan, 2011, 256 p. 28€ (toujours disponible). L’auteur écrivait, en 1899, pour « toutes ces victimes de la tyrannie des puissants ». Il expliquait aussi : « Entre tous nos congénères, entre toutes les nations du monde, un grand fait : la conquête de la liberté et de l’indépendance par un peuple d’esclaves, nous a, dès l’abord, comme marqués d’un trait particulier. De cet effort héroïque quelque chose subsiste encore dans notre langage et dans notre démarche, s’il faut en croire les psychologues, gens avisés »

Philippe Geneste

07/11/2021

Au corps à corps avec la vie

LEDU Stéphanie, Les Virus, illustrations de Jean-Baptiste DEHEEGER, Milan, 2021, 32 p. 7€60

Le livre dit s’adresser aux enfants dès 4 ans, ce qui est largement impossible. En revanche, c’est un très bon livre pour des enfants à partir de 7 ans. Nous avons pu le vérifier auprès de la commission jeune de lisez jeunesse. Si des milliards de virus existent, quelques-uns seulement sont dangereux pour les humains, parce qu’ils sont pathogènes. Voilà qui d’emblée permet de réfléchir sereinement à la question. On les rencontre dans l’air, l’eau, le corps. Qu’est-ce qu’un virus ? Comment se propagent-ils ? Comment les combattre ?

Le métier de virologue est présenté, des instruments d’observation utilisés par les scientifiques sont présents, la question de la vaccination est expliquée. Une double page est consacrée à la covid-19, ce qui fait du livre de Stéphanie Ledu et J-B Deheeger un ouvrage qui ne se soumet pas aux circonstances mais les intègre pour un propos plus large. Le rhume sert de base à l’explicitation des mécanismes d’une maladie provoquée par un virus.

Si le livre comporte des explications scientifiques, notamment à travers les notions de cellule, d’infection, de système de défense corporelle, il ne cesse de renvoyer à des situations quotidiennes dans lesquelles l’enfant peut se projeter.

 

VIDAL Séverine, Ma Timidité, Marie LEGHIMA, Milan, 2021, 40 p. 12€

Cet album est un récit de la timidité. On y suit une petite fille envahie au quotidien par sa timidité. Celle-ci est représentée par un double dans le texte, par une créature parasitaire sur l’image. Seule la petite fille parle, commentant les événements illustrés pleine page avec un texte essaimé dans l’espace pour imiter la comédie du sentiment et le tragique des situations. Son désir d’aller vers les autres est sans cesse contrarié par un sentiment de culpabilité, par une pensée dépréciatrice d’elle-même. L’album illustre ces inhibitions qui empêchent l’accomplissement des processus de socialisation de l’enfant. Là est l’intelligence de l’album, de savoir rester à hauteur des enfants de 5 à 9 ans.

La petite fille va peu à peu apprivoiser sa timidité, la tenir en laisse comme le suggère la dernière image. Cette conquête, elle la fera seule, mais aussi avec l’aide de camarades et de membres de son entourage. Grâce aux illustrations, l’album accompagne d’humour le traitement de ce sentiment qui empêche l’enfant de se réaliser et offre au jeune lectorat un tremplin fictionnel pour une réflexion sur soi et sur les autres.

 

LUNA Nikki, J’Aime Mon Corps, illustrations Julienne DAVIDAS, Bayard, 2021, 32 p. 10€90

Cet album vient des Philippines. Il a été créé pour sensibiliser à leurs corps des filles et des garçons de zones marginalisées ou soumises à des tensions sociales violentes. Il s’adresse aux tout jeunes enfants à qui il doit être lu. Imagier du corps, l’album repose sur la logique d’un enchaînement des images. Centré sur le corps propre, l’album aborde la question du corps dans la relation sociale. Il défend l’intégrité du corps : « j’essaie de protéger mon corps », « mon corps est à moi », « rien qu’à moi et je l’aime ».

Lu à l’enfant, il sera un médiateur stimulant pour faire prendre conscience à l’enfant de son corps et si le message central est abstraitement difficile d’accès pour un petit enfant, en revanche il peut prendre appui sur la réalité concrète vécue. C’est là que le dialogue avec l’enfant grâce à l’interaction par la lecture trouve prise sur filles et garçons.

La commission jeune de lisez jeunesse a plébiscité ce livre.

 

MARIN Claire, Mon corps est-il bien à moi ? dessins d’ALFRED, Gallimard, 2020, 48 p. 10€

Voici un livre à diffuser amplement dans les CDI des lycées et collèges, dans les bibliothèques qui accueillent des adolescents et des jeunes, tant le sujet est sensible à ces âges et dans la société contemporaine occidentale. Le « corps impose ses rythmes et ses aléas. En ce sens, il est l’expérience de la contingence et d’une aliénation » (p.9). Convoquant Descartes (1) et Platon qui séparent corps et esprit, l’autrice interroge leur dualisme à partir de ce que peuvent ressentir des jeunes gens. Elle en vient ainsi à souligner que c’est « par lui que la réalité extérieure nous est accessible et sensible » (p.15), que chacun, chacune « est aussi [son] corps et tout ce dont il est capable » (p.14). Les pages, à partir de Merleau-Ponty sur l’image de soi sont claires et riches, menant à comprendre le corps à travers la relation aux autres. L’amour sera aussi analysé sous le même angle : « Avec la sexualité (..), j’accède à l’unité de mon corps, mais cette unité ne se joue pas seulement à la surface, dans mon image corporelle, mais aussi dans la densité de ma chair, la profondeur de ma sensibilité » (p.22) ; le plaisir sexuel tient à « cette jouissance fugitive d’une continuité merveilleuse entre deux êtres » (p.24).

Puis le petit volume explore le corps investi par la société. Pensons à des expressions comme « il a tout de sa mère » ou « l’enfant a les mêmes oreilles que toi » etc. L’idéologie familiale tend à enfermer les corps dans la filiation pour figer une identité faisant du corps « celui ou celle que les autres me forcent à être. Et c’est là que je peux le percevoir comme mien ou comme étranger » (p.29). Le corps se pare ainsi de signes sociaux marqueurs de classe sociale, de groupe professionnel ou de groupe de pair : le corps est « par excellence l’objet sur lequel s’exercent avec force et violence les normes sociales, religieuses et politiques » (p.36). L’exploitation du corps d’autrui à des fins de profit s’explique ainsi, comme découle de ce fait que « les domestiques, les femmes ou enfants » sont « des corps sur lesquels on “empiète” ; ils font constamment l’objet de violation (travail forcé, violences sexuelles…), comme s’ils étaient une propriété, un instrument ou un butin de guerre » (p.38).

C’est encore la société, son travail idéologique qui tend à essentialiser les différences (couleur de la peau, orientation sexuelle…) avec toutes les dérives politiques qu’une telle conception engendre. C’est une certaine science, aussi, qui, à des fins transhumaniste, veut soumettre le corps aux impératifs d’une perfection reproductive et d’une augmentation capacitaire de l’humain. Et pour cela, elle emprunte la voie tracée de longue date de la marchandisation des corps et de leur aliénation.

Philippe Geneste

(1) Les actes d’un colloque récent devrait intéresser les lycéens et étudiants en philosophie : Jacob, André (sous la direction de), Descartes et nous, Paris, Maisonneuve & Larose / Hémisphère éditions, 2021, 304 p. 15€