Deux ouvrages composeront le blog de ce jour, tant ils sont exemplaires de l’univers de violence qui règne dans nos sociétés aseptisées où les discours officiels se jouent de la réalité des faits en la maquillant. C’est le propre de la littérature de plonger en-deçà du voilement circonstancié et de faire voir, sentir, ressentir le dessous de la carte sociale conventionnellement dessinées.
CARLE
Benjamin, Sortie d’usine. Les GM&S, la désindustrialisation
et moi,
dessin David LOPEZ, Steinkis, 2021, 124 p. 18€
La bande dessinée sera lue avec un immense bénéfice, tant émotionnel et
cognitif qu’économique et social. Les adolescents et jeunes adultes seront
ainsi instruits sur le système des ventes et reventes des entreprises autant
que sur les effets délétères de la sous-traitance. GM&S, installée à La
Souterraine dans la Creuse, est le neuvième nom de la même entreprise avant son
ultime passage en GMD : SOCOMEC (1963), SER
(1991), ARIES (1996), WAGON (1998), SONAS (2006), HALBERG (2009, deux mois
seulement !), ALTIA (2009), TRANSATLANTIC (2014), GM&S (2015), GMD
(2017).
Si l’opinion publique a retenu le nom de GM&S c’est parce qu’à partir
de 2016, les travailleurs sont entrés en lutte, avec un comité de grève, en
menaçant en 2017 de faire sauter l’usine. GM&S menaçait de fermer. Or
GM&S était encore en 2016 le deuxième employeur privé de la Creuse, donc
autour des salariés, toute la population, ou presque, faisait corps. Grâce à
cette lutte, GMD va racheter GM&S mais licencier 157 salariés et n’en
garder que 120. La lutte continuera pour le travail comme bien collectif contre
les spécialistes des reprises devant les tribunaux, les actionnaires et patrons
en tous genres qui une fois rassasiés mettent définitivement la clé sous la
porte. La litanie des reprises montre combien les changements de nom se
précipitent de plus en plus.
Si la bande dessinée se montre solidaire des travailleurs et de leurs
proches en lutte, c’est parce qu’elle permet de comprendre le système lucratif
pour les patrons de la destruction progressive des boîtes de sous-traitance.
Mettre au chômage les producteurs et productrices et accélérer les remontées de
dividendes. Le livre détaille les étapes de ce triple processus de reprise,
redressement, liquidation, pour que le lectorat comprenne
aisément :
1- assèchement des
investissements ;
2- empêcher la
diversification afin d’enfermer le site industriel dans une dépendance qui ne
peut que lui nuire ;
3- les repreneurs
s’avèrent ne pas avoir les fonds pour investir ; les machines, le matériel
n’est pas modernisé, l’usine peu à peu devient obsolète (obsolescence
programmée par les repreneurs en vue de la fermer)
4- donc asséchage
de la trésorerie ;
5- ces mêmes
repreneurs pompent les financements publics (État via, par exemple, les crédits
d’impôts, région, autres collectivités territoriales)
6- les donneurs
d’ordre (dans le cas de GM&S qui produit des pièces pour Renault et
Peugeot) réduisent leurs commandes pour acheter ailleurs dans des entreprises
délocalisées. Par exemple, en 2014, après un plan social l’usine de la
Souterraine passe à GM&S et devient sous-traitant pour PSA des pièces du
Citroën Cactus.
L’œuvre dessinée montre aussi comment la solidarité est une longue
construction, il en montre aussi les ressorts :
« être
ensemble pour ne surtout pas être seul face à des éléments qu’on ne maîtrise
pas. Car quel poids ont des métallos de la Creuse face à un phénomène qui
touche la France depuis si longtemps ? » »
Mais cette bande dessinée n’est pas un documentaire, elle est un récit
sur un fait économique et social, grâce aux dessins et couleurs tout en tension
de David Lopez et à la simple mais belle écriture de Benjamin Carle mise au
service d’une composition d’une efficacité redoutable. L’ouvrage raconte le
déroulement du travail journalistique et documentariste effectué par Benjamin
Carle pour rendre compte de la lutte des ouvriers et de l’attitude des pouvoirs
publics et du patronat :
« Avec le
temps, on n’est plus très surpris ni choqués par la fin des histoires
industrielles. Faut dire que lorsque les infos nous arrivent, on n’a jamais
tous les éléments pour comprendre, on manque de contexte et la fin paraît
tellement inéluctable qu’elle en devient presque acceptable. Pour raconter
l’histoire des GM&S, je vais essayer de comprendre comment on en est arrivé
là, et revenir aux racines du problème, peut-être que ça nous permettra de
changer de point de vue »
En effet, si le ministère de l’Économie
vous dit que « les territoires hors-métropoles touchés par la
désindustrialisation ont subi des baisses de plus de 30% d’emplois dans les
dernières décennies », si on vous dit qu’en 2017 le secteur tertiaire
représente 75,9%des emplois contre 42% en 1962, le secteur secondaire
(industrie manufacturière) 20,3% contre 37% en 1962, il faut réfléchir pour ne
pas se dire que la fermeture des usines des secteurs de la production est une
tendance inévitable… Bien sûr, si plutôt que de suivre ce raisonnement
unilatéral, on prend en compte les 800 000 emplois ouvriers de la
logistique, si on prend en considération les fameux auto-entrepreneurs des
plateformes (Uber, Deliceroo etc.) qui se battent pour obtenir des contrats de
salariés, si on a à l’esprit les micro-travailleurs de Google, Amazon, Facebook
etc., si on sait se rappeler des emplois jugés essentiels durant la
pandémie, si on comprend que les emplois « disparus » existent
toujours, mais ailleurs, en Roumanie, au Maroc, en Asie… donc que les ouvriers
et ouvrières, les travailleurs et travailleuses sont toujours là au fondement
de ce monde qui les méprise pourtant, si on fait l’effort de comprendre, alors,
on ne va plus regarder ces chiffres nationaux voulant nous faire croire que
tout le monde est de la classe moyenne ! On va observer la réalité du
monde des producteurs et des créateurs de richesse. Oui, « la part de
l’industrie dans le PIB » est bien passée de29,6% en 1963 (date de
fondation de la Socomec) à 12% aujourd’hui, oui en 1993 le secteur automobile
employait à peu près 280 000 personnes, en 2020 il en emploie autour de
152 000 mais d’autres secteurs se sont développés employant une main
d’œuvre pareillement exploitée (dans la logistique par exemple).
Dès lors les mots répétés comme un mantra par les médias officiels et le
patronat mais aussi les gouvernements, ces mots de désindustrialisation,
délocalisation, tertiarisation, mondialisation, prennent
sens, prennent corps, parce qu’ils sont concrétisés par les luttes des
travailleuses et travailleurs, par des réalités de vie, par des existences qui
résistent à leur liquidation sociale et refusent l’ardoise magique du langage
managérial.
Comme les exemples de liquidation d’entreprises ne cessent de se
multiplier ces dernières années et derniers mois, que les donneurs d’ordre
placent des professionnels de la liquidation d’entreprises à la tête de boîte,
avec la complicité des pouvoirs publics, pour ensuite les fermer et avoir les
mains libres d’aller produire dans des pays où l’exploitation est plus sauvage,
bref, comme l’actualité résonne de manière aiguë avec ce qui est l’objet du
récit de Carle et Lopez, leur bande dessinée acquiert une valeur d’explication
valant salubrité publique.
RUGANI
Nastasia, Je Serai Vivante, Gallimard, collection Scripto,
2021, 128 p. 9€
Une
adolescente de 17 ans est victime d’un viol. La douleur, la honte, la crainte
des réactions familiales, l’effroi de rendre public son corps outragé,
l’empêchent de dire le viol. Celui-ci chemine en elle, partie prenante de son
corps de son esprit. Au bout de trois mois, elle trouve la ressource de confier
sa détresse, de dénoncer le violeur. C’est là, devant un commissaire de police,
qu’on la trouve. Le roman ne quittera pas cette position de confidence, une
confidence qui va s’avérer impossible. L’adolescente va succomber aux
interrogations, aux répétitions verbales de la scène du viol. Le lecteur, la
lectrice entrent dans son esprit, deviennent les vrais confidents. Ils voient
le mur social s’ériger comme une barrière infranchissable : « tu
aurais dû aller à l’hôpital », « garder tes sous-vêtements »,
« porter plainte » « juste après », « tu
n’aurais pas dû te doucher », « c’est avant ou après avoir
bloqué ton bras au-dessus de ta tête ? Tu as dit avant tout à l’heure »,
« n’omets aucun détail », « Tu n’avais pas envie de
lui ? Pas même un tout petit peu ? », ne serait-ce pas
« une main baladeuse », « une blague qui va trop loin »,
« une taquinerie entre copains », « Tu as 17 ans, ce
n’était pas plutôt une première fois maladroite ? », « Il
n’y avait personne dans le parc ? », « Tu aurais dû crier »
… C’est confrontée à l’asphalte lisse du discours social convenu que la voix
narrative fouisse, cherchant à reprendre possession d’un corps blessé, courbé,
penché. L’esprit et le corps ne se dissocient pas, la honte, la peur, sont
réactivées en permanence par les sensations corporelles qui subsistent, qui
vivent, qui rappellent, ramènent au lieu du crime, à cet unique moment.
Là
est peut-être la force du récit de Nastasia Rugani. La narratrice-personnage
exprime l’arrêt du temps, son discours en représente la prégnance :
« Le temps est d’une inutilité telle qu’il n’existe plus ». Ce
qui existe c’est l’itération du moment du crime que l’interrogatoire exacerbe
alors que la narratrice cherche à sortir du lieu-dit pour prendre pied
dans le présent. La répétition contrevient à toute durée et ce qui est répété
devient perpétuel. L’itération fixe le personnage à l’instant du viol, impose
cet arrêt du temps comme arrêt de vie – arrêt de mort donc. L’itération refoule
toute mémoire, parce que la mémoire exige le temps de son élaboration, une durée
mentale. Avec l’itération il ne subsiste que l’instant figé dans son étroitesse
d’une durée anéantie. Or, toute vitalité cérébrale exige d’opérer des
hiérarchisations dans les expériences ; pour penser activement, il faut
pouvoir mémoriser et oublier, cet envers de la mémoire. Si tout ramène à un
instant figé, alors rien ne peut se frayer un chemin par en dessous, point de
sous-venir. N’est-ce pas cet arrêt de toute autonomie de la pensée qui chosifie
la personne, la renvoyant mécaniquement à un instant pré-programmé ? Or,
n’est-ce pas aussi l’anéantissement du désir ? En effet, cette énergie
propre à se tourner vers autrui se trouve alors détournée, dévoyée, oui,
anéantie.
L’impossibilité
de s’inscrire dans une durée, de ne pas revenir au moment du crime, dit le
pouvoir d’anéantissement du viol. Le viol empêche l’esprit d’élaborer autre
chose, il fait perdre à la narratrice le pouvoir « d’imaginer car je
sais ce qui est inimaginable ». Anéantissement du temps et
anéantissement d’une traversée symbolique de la vie vont de pair. C’est que
l’être humain est un être temporel. Le récit va servir d’auto-confidence, en
quelque sorte, et la narratrice retrouvera confiance en elle, c’est-à-dire
capacité de se fier à elle-même toute défiance dépassée : « Un
jour, sans un soubresaut de honte, je serai à l’aube de moi-même / (…) /
J’écrirai le vrai de mon viol, / Et je serai vivante »
Philippe Geneste