Anachroniques

29/05/2022

La violence de la société contre les femmes, contre les ouvrières et ouvriers

Deux ouvrages composeront le blog de ce jour, tant ils sont exemplaires de l’univers de violence qui règne dans nos sociétés aseptisées où les discours officiels se jouent de la réalité des faits en la maquillant. C’est le propre de la littérature de plonger en-deçà du voilement circonstancié et de faire voir, sentir, ressentir le dessous de la carte sociale conventionnellement dessinées.

 

CARLE Benjamin, Sortie d’usine. Les GM&S, la désindustrialisation et moi, dessin David LOPEZ, Steinkis, 2021, 124 p. 18€

La bande dessinée sera lue avec un immense bénéfice, tant émotionnel et cognitif qu’économique et social. Les adolescents et jeunes adultes seront ainsi instruits sur le système des ventes et reventes des entreprises autant que sur les effets délétères de la sous-traitance. GM&S, installée à La Souterraine dans la Creuse, est le neuvième nom de la même entreprise avant son ultime passage en GMD : SOCOMEC (1963), SER (1991), ARIES (1996), WAGON (1998), SONAS (2006), HALBERG (2009, deux mois seulement !), ALTIA (2009), TRANSATLANTIC (2014), GM&S (2015), GMD (2017).

Si l’opinion publique a retenu le nom de GM&S c’est parce qu’à partir de 2016, les travailleurs sont entrés en lutte, avec un comité de grève, en menaçant en 2017 de faire sauter l’usine. GM&S menaçait de fermer. Or GM&S était encore en 2016 le deuxième employeur privé de la Creuse, donc autour des salariés, toute la population, ou presque, faisait corps. Grâce à cette lutte, GMD va racheter GM&S mais licencier 157 salariés et n’en garder que 120. La lutte continuera pour le travail comme bien collectif contre les spécialistes des reprises devant les tribunaux, les actionnaires et patrons en tous genres qui une fois rassasiés mettent définitivement la clé sous la porte. La litanie des reprises montre combien les changements de nom se précipitent de plus en plus.

Si la bande dessinée se montre solidaire des travailleurs et de leurs proches en lutte, c’est parce qu’elle permet de comprendre le système lucratif pour les patrons de la destruction progressive des boîtes de sous-traitance. Mettre au chômage les producteurs et productrices et accélérer les remontées de dividendes. Le livre détaille les étapes de ce triple processus de reprise, redressement, liquidation, pour que le lectorat comprenne aisément :

1- assèchement des investissements ;

2- empêcher la diversification afin d’enfermer le site industriel dans une dépendance qui ne peut que lui nuire ;

3- les repreneurs s’avèrent ne pas avoir les fonds pour investir ; les machines, le matériel n’est pas modernisé, l’usine peu à peu devient obsolète (obsolescence programmée par les repreneurs en vue de la fermer)

4- donc asséchage de la trésorerie ;

5- ces mêmes repreneurs pompent les financements publics (État via, par exemple, les crédits d’impôts, région, autres collectivités territoriales)

6- les donneurs d’ordre (dans le cas de GM&S qui produit des pièces pour Renault et Peugeot) réduisent leurs commandes pour acheter ailleurs dans des entreprises délocalisées. Par exemple, en 2014, après un plan social l’usine de la Souterraine passe à GM&S et devient sous-traitant pour PSA des pièces du Citroën Cactus.

L’œuvre dessinée montre aussi comment la solidarité est une longue construction, il en montre aussi les ressorts :

« être ensemble pour ne surtout pas être seul face à des éléments qu’on ne maîtrise pas. Car quel poids ont des métallos de la Creuse face à un phénomène qui touche la France depuis si longtemps ? » »

Mais cette bande dessinée n’est pas un documentaire, elle est un récit sur un fait économique et social, grâce aux dessins et couleurs tout en tension de David Lopez et à la simple mais belle écriture de Benjamin Carle mise au service d’une composition d’une efficacité redoutable. L’ouvrage raconte le déroulement du travail journalistique et documentariste effectué par Benjamin Carle pour rendre compte de la lutte des ouvriers et de l’attitude des pouvoirs publics et du patronat :

« Avec le temps, on n’est plus très surpris ni choqués par la fin des histoires industrielles. Faut dire que lorsque les infos nous arrivent, on n’a jamais tous les éléments pour comprendre, on manque de contexte et la fin paraît tellement inéluctable qu’elle en devient presque acceptable. Pour raconter l’histoire des GM&S, je vais essayer de comprendre comment on en est arrivé là, et revenir aux racines du problème, peut-être que ça nous permettra de changer de point de vue »

En effet, si le ministère de l’Économie vous dit que « les territoires hors-métropoles touchés par la désindustrialisation ont subi des baisses de plus de 30% d’emplois dans les dernières décennies », si on vous dit qu’en 2017 le secteur tertiaire représente 75,9%des emplois contre 42% en 1962, le secteur secondaire (industrie manufacturière) 20,3% contre 37% en 1962, il faut réfléchir pour ne pas se dire que la fermeture des usines des secteurs de la production est une tendance inévitable… Bien sûr, si plutôt que de suivre ce raisonnement unilatéral, on prend en compte les 800 000 emplois ouvriers de la logistique, si on prend en considération les fameux auto-entrepreneurs des plateformes (Uber, Deliceroo etc.) qui se battent pour obtenir des contrats de salariés, si on a à l’esprit les micro-travailleurs de Google, Amazon, Facebook etc., si on sait se rappeler des emplois jugés essentiels durant la pandémie, si on comprend que les emplois « disparus » existent toujours, mais ailleurs, en Roumanie, au Maroc, en Asie… donc que les ouvriers et ouvrières, les travailleurs et travailleuses sont toujours là au fondement de ce monde qui les méprise pourtant, si on fait l’effort de comprendre, alors, on ne va plus regarder ces chiffres nationaux voulant nous faire croire que tout le monde est de la classe moyenne ! On va observer la réalité du monde des producteurs et des créateurs de richesse. Oui, « la part de l’industrie dans le PIB » est bien passée de29,6% en 1963 (date de fondation de la Socomec) à 12% aujourd’hui, oui en 1993 le secteur automobile employait à peu près 280 000 personnes, en 2020 il en emploie autour de 152 000 mais d’autres secteurs se sont développés employant une main d’œuvre pareillement exploitée (dans la logistique par exemple).

Dès lors les mots répétés comme un mantra par les médias officiels et le patronat mais aussi les gouvernements, ces mots de désindustrialisation, délocalisation, tertiarisation, mondialisation, prennent sens, prennent corps, parce qu’ils sont concrétisés par les luttes des travailleuses et travailleurs, par des réalités de vie, par des existences qui résistent à leur liquidation sociale et refusent l’ardoise magique du langage managérial.

Comme les exemples de liquidation d’entreprises ne cessent de se multiplier ces dernières années et derniers mois, que les donneurs d’ordre placent des professionnels de la liquidation d’entreprises à la tête de boîte, avec la complicité des pouvoirs publics, pour ensuite les fermer et avoir les mains libres d’aller produire dans des pays où l’exploitation est plus sauvage, bref, comme l’actualité résonne de manière aiguë avec ce qui est l’objet du récit de Carle et Lopez, leur bande dessinée acquiert une valeur d’explication valant salubrité publique.

 

RUGANI Nastasia, Je Serai Vivante, Gallimard, collection Scripto, 2021, 128 p. 9€

Une adolescente de 17 ans est victime d’un viol. La douleur, la honte, la crainte des réactions familiales, l’effroi de rendre public son corps outragé, l’empêchent de dire le viol. Celui-ci chemine en elle, partie prenante de son corps de son esprit. Au bout de trois mois, elle trouve la ressource de confier sa détresse, de dénoncer le violeur. C’est là, devant un commissaire de police, qu’on la trouve. Le roman ne quittera pas cette position de confidence, une confidence qui va s’avérer impossible. L’adolescente va succomber aux interrogations, aux répétitions verbales de la scène du viol. Le lecteur, la lectrice entrent dans son esprit, deviennent les vrais confidents. Ils voient le mur social s’ériger comme une barrière infranchissable : « tu aurais dû aller à l’hôpital », « garder tes sous-vêtements », « porter plainte » « juste après », « tu n’aurais pas dû te doucher », « c’est avant ou après avoir bloqué ton bras au-dessus de ta tête ? Tu as dit avant tout à l’heure », « n’omets aucun détail », « Tu n’avais pas envie de lui ? Pas même un tout petit peu ? », ne serait-ce pas « une main baladeuse », « une blague qui va trop loin », « une taquinerie entre copains », « Tu as 17 ans, ce n’était pas plutôt une première fois maladroite ? », « Il n’y avait personne dans le parc ? », « Tu aurais dû crier » … C’est confrontée à l’asphalte lisse du discours social convenu que la voix narrative fouisse, cherchant à reprendre possession d’un corps blessé, courbé, penché. L’esprit et le corps ne se dissocient pas, la honte, la peur, sont réactivées en permanence par les sensations corporelles qui subsistent, qui vivent, qui rappellent, ramènent au lieu du crime, à cet unique moment.

Là est peut-être la force du récit de Nastasia Rugani. La narratrice-personnage exprime l’arrêt du temps, son discours en représente la prégnance : « Le temps est d’une inutilité telle qu’il n’existe plus ». Ce qui existe c’est l’itération du moment du crime que l’interrogatoire exacerbe alors que la narratrice cherche à sortir du lieu-dit pour prendre pied dans le présent. La répétition contrevient à toute durée et ce qui est répété devient perpétuel. L’itération fixe le personnage à l’instant du viol, impose cet arrêt du temps comme arrêt de vie – arrêt de mort donc. L’itération refoule toute mémoire, parce que la mémoire exige le temps de son élaboration, une durée mentale. Avec l’itération il ne subsiste que l’instant figé dans son étroitesse d’une durée anéantie. Or, toute vitalité cérébrale exige d’opérer des hiérarchisations dans les expériences ; pour penser activement, il faut pouvoir mémoriser et oublier, cet envers de la mémoire. Si tout ramène à un instant figé, alors rien ne peut se frayer un chemin par en dessous, point de sous-venir. N’est-ce pas cet arrêt de toute autonomie de la pensée qui chosifie la personne, la renvoyant mécaniquement à un instant pré-programmé ? Or, n’est-ce pas aussi l’anéantissement du désir ? En effet, cette énergie propre à se tourner vers autrui se trouve alors détournée, dévoyée, oui, anéantie.

L’impossibilité de s’inscrire dans une durée, de ne pas revenir au moment du crime, dit le pouvoir d’anéantissement du viol. Le viol empêche l’esprit d’élaborer autre chose, il fait perdre à la narratrice le pouvoir « d’imaginer car je sais ce qui est inimaginable ». Anéantissement du temps et anéantissement d’une traversée symbolique de la vie vont de pair. C’est que l’être humain est un être temporel. Le récit va servir d’auto-confidence, en quelque sorte, et la narratrice retrouvera confiance en elle, c’est-à-dire capacité de se fier à elle-même toute défiance dépassée : « Un jour, sans un soubresaut de honte, je serai à l’aube de moi-même / (…) / J’écrirai le vrai de mon viol, / Et je serai vivante »

Philippe Geneste

 

22/05/2022

Une littérature de connaissances

Momota Satomi, Tsuchiya Ken, Les Dinosaures en manga, Bayard jeunesse, 2020, 175 p. 12€90

« Biku, un garçon qui n’aime pas trop l’école, Kiarara, plutôt portée sur l’univers kawaï, et Ginga, un garçon assez dynamique » sont embarqués dans un voyage à travers le temps qui les mène à l’ère des dinosaures. Les personnages humains sont aidés d’Heliki, une créature extra-terrestre qui visite la Terre. L’exploration prend place dans le cadre du club de sciences animé par la professeure Nadeshiko. Les chapitres correspondent à la découverte de certains groupes d’êtres vivants du mésozoïque, à commencer par les mosasaures et ammonites (reptiles marins et céphalopodes du crétacé), à celle des dinosaures (sauropodes et dinosaures géants, ptérosaures, tyrannosaures, les dinosaures à plumes), qui se taillent la part du lion si on ose dire, à l’étude des fossiles, base de l’analyse scientifique de cette ère. Concernant l’explication de l’extinction des dinosaures il y a 66 millions d’années, l’interprétation penche pour le catastrophisme, une chute de météorite qui aurait anéanti en un jour toute cette faune géante. Il est peu compréhensible que les auteurs n’aient pas produit devant le jeune lectorat l’ensemble des hypothèses dont débat la communauté scientifique.

Des notes de bas de page au cours du récit d’aventure et des doubles pages informatives et explicatives favorisent la curiosité juvénile. Le vecteur du manga attire, on le sait, le jeune lectorat qui peut se plonger dans cet ouvrage dès 9 ans et jusqu’à 14 ans.

 

DAUGEY Fleur, Les P’tits Dormeurs, illustration Chloé du COLOMBIER, éditions du ricochet, 2021, 28 p. 9€50

Formidable éditeur que Ricochet qui propose aux petits enfants -4/8 ans- un documentaire sur l’hibernation. Comme pour cet âge-là, il serait contre-indiqué de viser trop de précisions, les autrices ont choisi de suivre les marmottes, l’écureuil, le loir et le hérisson. L’avantage est qu’il existe des enfants qui peuvent en avoir fait la connaissance dans leur environnement. On suit les protagonistes dessinés avec malice et sensibilité de l’été au printemps. Et bien sûr, on découvre les secrets de l’hibernation, secrets bien gardés puisque par définition, les hibernants sont invisibles. Sur ce socle de connaissances les autrices élargissent leur propos à d’autres animaux, afin de faire comprendre la différence entre hivernation et hibernation. Le livre de format carré aux coins arrondis et à la couverture douce sera aisément tenu par les petites mains.

 

DAUGEY Fleur, Les P’tits Escargots, illustration Chloé du COLOMBIER, éditions du ricochet, 2021, 28 p. 9€50

Merveilleux petit ouvrage qui fait l’éloge de la paresse astucieuse. L’enfant peut retrouver dans sa vie quotidienne les situations dans lesquelles apparaissent, dans les images, les petits gastéropodes. Il comprendra pourquoi l’escargot peut tenir sur des tiges sans tomber, comment il se reproduit, lui chez qui la recherche d’un partenaire est d’une facilité déroutante puisque l’escargot est à la fois mâle et femelle. Il découvrira les prédateurs pour ce pauvre animal, mais aussi l’ingéniosité de sa coquille et l’éventail des fonctions qu’elle assure. Il sera sensibilisé à l’existence de plusieurs espèces et terminera le livre en s’étonnant du grand sommeil hivernal de l’animal, qui se prolonge jusqu’au printemps à l’intérieur de la coquille bouchée par une couche de bave durcie. 

 

DAUGEY Fleur, VANVOLSEM Emilie, Mystères et toiles d’araignée. Les aranéides, éditions du ricochet, 2021, 34 p. 13€50

Encore un album où l’érudition fait voyager et se tourner vers la nature, ses coins, jusque dans les recoins de la maison. D’abord, l’œuvre de connaissance emporte l’adhésion. Connaître c’est tromper les préjugés : les araignées ne piquent pas, ce ne sont pas des insectes, elles sont utiles. De tels faits mènent à interroger la répulsion parfois ressentie, sa source, sa pertinence.

Et puis, connaître, c’est découvrir : le pouvoir de mimétisme des araignées qui prennent forme et apparence à la perfection d’autres animaux ; les parades nuptiales et leur lot de surprises et de cruauté, avec des rapports mâles/femelles souvent inversés, la femelle décidant ; le sacrifice de la mère pour nourrir ses petits ; l’argyronète, cette araignée qui vit sous l’eau dans une bulle ; et plein d’autres merveilles. Enfin, il y a ces développements sur la toile avec les perspectives qu’elle présente pour la technologie de pointe. Alors, oui ce livre peut être lu comme une réhabilitation savante de l’araignée, une invitation à vivre avec, en les observant sans les détruire. Un grand livre de cet éditeur soucieux d’une science ouverte.

 

BARTHERE Sarah, Antoni Gaudi , illustrations de Claire DE GASTOLD, Milan, 2021, 40 p. 8€50

Tout commence le 25 juin 1852, puisque naît Antoni Gaudi, qui se destinera plus tard à poursuivre des études d’architecte. Il en obtiendra le diplôme en 1878. On suit ainsi Gaudi au fil des années depuis la maison Vicens bâtie entre 1883 et 1888 jusqu’à la construction du Capricho, de la conception d’un domaine équestre à celle du palais d’Eusebi sis à Barcelone, du palais épiscopal d’Astorga à la Torre Bellesguard, du parc Güellà la Casa BatillÓ, de la maison Milà à la Sagrada Familia et sans compter les travaux d’art décoratif, d’art du meuble et pour la céramique. L’ouvrage est clair, abondamment illustré, didactique mais vivant. L’enfant en sort plus instruit.

 

LABBE Brigitte, Dupont-Beurrier P-F, Les artistes et le monde, illustrations de Jacques AZAM, Milan, 2020, 56 p. 8€90

On ne présente plus la collection Les goûters philo tant elle a convaincu le jeune lectorat auquel elle s’adresse et qui nous semble devoir être plus spécifiquement celui de fin d’école primaire et de collège. L’ouvrage s’attache à montrer que l’utile n’est pas ce qui donne seul le sens à la vie. L’art n’est pas lié à une fonction mais à l’humaine condition. Il est lié au plaisir, à l’évasion, à la connaissance de soi, à un approfondissement de la compréhension de notre expérience, à la connaissance critique du monde. L’art interroge et stimule les questionnements du sujet. L’art combat le repli sur soi et l’artiste est un être ouvert au monde et aux autres. L’art nous ouvre en imposant une temporalité alentie, car il faut prendre le temps, accepter de ne pas directement comprendre, donc il nous invite à reprendre les choses. Dans un monde de la vitesse et de l’urgence, l’art mène à une transformation de l’appréhension du temps… à qui le prend.

Philippe Geneste

15/05/2022

Des journaux de jeunesse et un conte de non-violence pour la paix

JOIRE François & DARWICHE Jihad, Lara et l’ogresse, bilingue français-arabe, L’Harmattan, 2021, 52 p. 12€

Ce conte est une allégorie pour la paix. Il raconte le lien affectif qui unit une grand-mère et sa petite-fille. La parole s’entremet entre le réel assombri par la guerre incessante qui dirige une région non géographiquement déterminée et le désir de vivre entre humains sans violence. Si la grand-mère raconte un conte à l’enfant pour lui insuffler l’espoir d’une fin de la guerre ogresse dévoreuse, elle lui inculque aussi le travail de la terre comme rapport essentiel des hommes avec la vie.

Quelle relation à la vie pour des enfants qui ne connaissent que la guerre ? Pour des enfants chez qui la peur a remplacé la projection de vivre. Les contes dénouent la peur, ils sont maîtres en la matière ; les contes donnent l’appétit de vivre chez tous les enfants du monde, c’est là leur force évocatoire. Mais pour aboutir il leur faudrait moduler l’action d’une génération sur la suivante et réciproquement ; il leur faudrait donc nouer un lien de continuation entre les générations.

Lara et l’ogresse n’est pas un conte expiatoire mais un conte de la conscience en responsabilité. L’envie de vivre et d’échapper à la dépression traumatique transmise par la grand-mère à sa petite fille se mue en sa réciproque quand la petite-fille, usant de même du conte et du rapport à la terre, réamorce le goût de vivre de sa grand-mère. Or, si ceci peut trouver réalisation, cela signifie le passage de la violence à la non-violence, au niveau de la société comme au niveau immanent de l’individu. Cette interprétation se construit au fil de l’album, bellement illustré en gris et blanc, et au cœur de l’entrecroisement des générations. Ici aucun stéréotype social contemporain n’a prise, ni la régression à l’ordre gérontocratique ni le jeunisme illusoire. La non-violence, comme moteur de l’avenir humain, se nourrit trop du développement des consciences sur la base de la leçon de choses dont les guerres imprègnent le monde contemporain. L’album illustrerait alors une solidarité qui vaut responsabilisation intensifiée.

Philippe Geneste

 

Livre, Culture, édition, média, panorama, histoire, analyse et réflexion

 

GOUREVITCH Jean-Paul, Panorama illustré des journaux de jeunesse. 1770-2020, Paris, SPM, 2022, 294 p. 30€

Ce livre est une somme, un travail fouillé, instruit, précis et très agréable à lire. C’est un livre à posséder pour tout centre de documentation et d’information et toute bibliothèque, c’est un livre utile pour tous les professionnels qui ont affaire à la littérature de jeunesse. Cette somme est à la fois utile, informative mais aussi explicative. Qui ne se passionnera pas pour la lecture du sous-chapitre concernant « la déferlante manga » ? Qui ne trouvera pas de repères utiles pour s’orienter dans la jungle des éditeurs de presse pour enfants et adolescents ? En quoi la prépondérance du numérique va-t-elle peser sur l’évolution de la presse à destination de la jeunesse ? Même le lecteur ayant une interrogation spécifique trouvera son compte dans cet ouvrage grâce à la table des illustrations qui permet de repérer assez vite tel ou tel titre, contemporain ou ancien,

L’auteur n’hésite pas à laisser ouvertes certaines questions, comme celles, par exemple, liées à l’origine des « journaux de jeunesse ».

On a bien sûr l’immense plaisir de suivre le fil historique des trois grandes catégories de supports de presse à destination de la jeunesse qui sont en place aujourd’hui : la presse d’éveil jusqu’à 6 ans ; la presse pour enfants sachant lire donc de 7 à 11 ans ; enfin la presse junior de 12 à 16 ans.

L’auteur montre que « les journaux de jeunesse ne peuvent s’abstraire du contexte éducatif, économique et social de leur production et de leur commercialisation ». Et de tout cela, pour les différentes époques, l’auteur nous parle. La bibliographie conséquente peut permettre aussi aux lecteurs et lectrices d’entrer plus avant dans la connaissance recherchée.

Bref, ce livre que l’on peut lire pour suivre chronologiquement les préoccupations sociales à l’égard de la jeunesse peut aussi bien être consulté de manière ponctuelle, en fonction d’une recherche précise à faire. Livre de référence, il s’imposera dans bien des bibliothèques publiques ou privées.

Philippe Geneste

08/05/2022

Corps en miettes

DEROIN Christine, CHAUVIERE Célia, Dévorer sans faim, avec la participation d’Alain Dervaux, le muscadier, 2021, 95 p., 12€50

Pour décrire, expliquer la détresse éprouvée par des personnes vivant des expériences de troubles alimentaires, les autrices Deroin Christine et Chauvière Célia accompagnent leur ouvrage de la participation du psychiatre Alain Dervaux qui clôt, sous la rubrique « le mot du psy » chaque chapitre, appelé ici épisode, par des explications claires. Ainsi à la fiction –une jeune étudiante en psychologie, nommée Margaux, effectuant un stage en clinique psychiatrique auprès de jeunes patients souffrant de boulimie, et aux lettres non signées, très émouvantes, glissées après chaque séance sous la porte de la psychologue référente, Agnès–, s’ajoutent les enseignements de plus en plus approfondis du médecin.

Margaux, durant ce stage, accompagne donc Agnès, la psychologue, dans son travail auprès de trois adolescentes et d’un adolescent dont l’âge varie entre quinze à dix-sept ans. Nous voyons ce travail s’effectuer dans des séances de paroles qui tentent à aider les jeunes patients à s’exprimer, à s’écouter les uns les autres afin de s’aider et mieux se comprendre, et sortir d’eux-mêmes, par des échanges de paroles, la détresse qui les ronge, l’expurger. Les séances ne se déroulent pas de façon sereine, mêlant violence et ironie, parfois le déni s’invite ou bien c’est la moquerie, contre l’une d’entre eux, qui s’insinue. Nina, en surpoids, ne se fait pas vomir. Le dégoût qu’elle éprouve d’elle-même que lui renvoient les sarcasmes et insultes de ses pairs est apparu au CM2 où son enseignante l’humiliait quotidiennement et répétait ses doutes quant à la capacité de compréhension de l’enfant. Nina se sent depuis sale et si peu digne d’intérêt, cherchant à se faire oublier, ce que l’apparence de son corps dément. À l’autre bout du mal être, Marine, apprêtée comme un top model, cache sous une apparence frivole, les heures à ingurgiter, sans pouvoir s’arrêter, des monceaux de nourriture qu’elle se fait vomir, jusqu’au dégoût. Combler en mangeant le vide qui la submerge jusqu’au vertige, le rejeter en gerbant. Mais Marine ne veut donner comme explication que le désir de rester mince, de parfaire à la mode. Adrien, qui se dit « addict à la bouffe et au sport » sauvegarde la beauté de son corps par des vomissements et laxatifs. Léonore, elle, cache sous une apparence filiforme la détresse, le mal-être d’une jeune-fille marquée par son enfance solitaire et harcelée. Les paroles heurtées, parfois agressives ou violentes des quatre jeunes patients sont magnifiées par les très belles lettres glissées sous la porte, témoignant de leur perte d’identité, du vide existentiel qui les enlise, de leur angoisse face à la vie et à leur avenir, de la souffrance provoquée par le manque et le désir d’amour qui les envahissent, insatiables.

Ce roman se termine magnifiquement par le témoignage si émouvant de Célia Chauvière qui fut, elle aussi, très éprouvée par ce drame du corps et de l’esprit.

Il faut lire ce bel ouvrage, pour comprendre et pour se comprendre et écouter son corps, enfin.

 

LOYER Anne, GRIOT Anna, La boule au cœur, éditions Kilowatt, collection Les Kapoches, 2022, 39 p., 7€80.

Le roman, La boule au cœur, où les illustrations en douces volutes d’Anna Griot épousent si bien l’écriture tendre et sensible, à l’expression juste, d’Anne Loyer, offre le témoignage des tourments d’une petite fille. Elina raconte en effet pourquoi le soleil du mois d’Août ne lui apporte plus de joie, dans ce lieu estival où depuis toute petite elle passe de belles vacances, avec sa maman, au bord de la mer. Elle voudrait maintenant se cacher, et cacher celle au cœur généreux, et aux formes si pleines, trop pleines, celle qui attire sur la plage des propos indécents, des regards cruels, sa mère.

Elle nous raconte pourquoi l’année précédente, elle a détruit avec des larmes de chagrin, de rage, le beau château de sable construit avec ses amis qu’elle retrouve tous les ans, depuis leur petite enfance, Robin et Zélia : deux arrogants, méprisants, nommés Maxence et Betty, s’étaient incrustés, et de leurs propos vulgaires, blessants, s’étaient moqué de la femme aux rondeurs jugées indécentes, inaptes aux critères de la mode, cette femme si proche d’Elina et dont la belle présence, sans honte aucune, irradiait les lumières du soleil.

Elina nous raconte comment, cette année, avec Robin et Zélia, elle les a fait fuir, ces deux arrogants, méprisants qui revenaient la harceler et se moquer de sa mère.

Elina, qui ne dit pas son âge, a celui où une petite fille va devenir, on le devine, une jeune fille, où les transformations de son corps peuvent amener de l’inquiétude, de l’angoisse. En lui faisant de ses bras la douceur d’un nid, sa mère, qui a compris l’enjeu, offrira peut-être autre chose que l’incitation à la gourmandise, mais aussi un chemin, une ligne de conduite, se jouant des pensées étriquées, formatées, rabougries… mais toujours en se souvenant que comme l’exprime ce roman, la vie se niche en son commencement dans des volutes tendres.

Annie Mas

02/05/2022

Floraisons amoureuses et fleurs de curiosités

DOMERGUE Agnès & LINDER Valérie, Idylle, CotCotCot, 2021, 58 p. 17€50

« Il a une île / Elle a deux ailes », première strophe pour débuter ce récit en vers aux magnifiques illustrations réalisées à l’aquarelle et aux crayons de couleur. Il est un poisson, Elle est un oiseau, Il et Elle s’aimeront tendrement si la géographie des lieux trouve à lier d’harmonie ciel, terre et mer, si le temps permet aux temps des rencontres de se tresser.

Le récit poétique offre une version sensible au temps de la connaissance. L’histoire met en scène les éléments, des personnages animaliers à l’exclusion de tout humain. C’est une histoire d’amour en milieu champêtre ; c’est une idylle.

Sur chaque double page ou presque, une strophe comme autant de courts poèmes liés entre eux par le fil narratif du thème amoureux. Tous les vers s’entremêlent délicatement par paronomases qui s’enchaînent tendrement. Les échos des sons sont autant d’espérance d’un retour de la lune, qui unissait deux êtres avant d’être emportée par le gros temps. Le refrain est rappel, résistance à l’immédiat, engagement vers du nouveau. Le récit poétique se renouvelle alors, en formes de vers, en choix d’assonances et d’allitérations. Dans cette poésie amoureuse d’un genre singulier, on n’offre pas son cœur, on partage un amour, on cultive une rencontre. Ni séduction, ni galanterie, seule ne vaut que l’harmoniedevrait-on dire concordance ? correspondance ? entente ? – des êtres qui naissent à eux-mêmes à travers un amour à dimension cosmique ou en tout cas validé par la conjonction des éléments du cosmos.

Ici point de déclaration personnelle à l’aimé, car l’amour se tisse de part et d’autre dans l’unicité du sentiment. Ici point de sentiments cachés, juste la sincérité de l’émotion née en situation. Aussi, la texture lyrique est paisible, même si on sent l’agitation sourde des sentiments ou bien le grondement coloré du temps incertain. Dans cette idylle cosmique où ciel et terre, comme ciel et mer, se confondent, les deux personnages s’aimeront… Et la fin de l’histoire annonce « près du hêtre » « un petit être » qui, « peut-être », « va naître » : « Il ou Elle » ?

Nous lisons cette fin comme une clé. S’il y a mise en abyme, n’est-ce pas parce que les éléments et le vivant sont en symbiose ? Idylle, un hymne à l’amour ? « Aimons-nous ! aimons-nous ! / La chanson la plus charmante / Est la chanson des amours » écrivait Victor Hugo dans le deuxième livre des Contemplations. Quand le sentiment par excellence de la condition humaine rencontre l’univers, la poésie cosmique se joue de la personnification pour se concentrer sur l’élan lyrique… Idylle, deux syllabes : dialogue, schème premier de la relation, dont le récit poétique d’Agnès Domergue fait une rencontre. Le choix de la paronomase insinue l’approximation de ce qui s’appelle, l’incertitude de ce qui se répète et donc pose et l’un et l’autre en pleine intégrité et pourtant en aperture d’identité. Quant aux lecteurs, fermant le bel objet cousu au papier souple bien qu’épais, aux couleurs lumineuses bien que mates, l’amour se livre, à elles et à eux, surprise de la vie.

 

PENDZIWOL Jean E., J’ai trouvé l’espoir dans un cerisier, illustrations Nathalie DION, éditions d2eux, 2022, 34 p. 16€50

À la fois traversée des saisons et grandissement d’un enfant, l’album d’apprentissage déplie sur son format italien le cheminement vers soi propre au développement psychologique.

Les illustrations foisonnent en grattages, pointillés ou plutôt floconnements, entrelacs de traits, soulignant la plénitude des expériences réalisées par la petite fille en compagnie de son chat. La pâleur des couleurs sous-jacentes invite à la rêverie, fait entrer dans un songe d’évanescences, soutenus par une progression des sentiments sur le fond tramé de jeux surréalistes. Le floconnement des tâches, des pointillés, ne viennent toutefois jamais flouter le dessin. L’album est celui d’un apprentissage dans l’équilibre, dans la quiétude de l’observation et du jeu, dans l’apaisement. L’espace ne se perd pas et demeure de bout en bout commensurable à l’enfant. Dans J’ai trouvé l’espoir dans un cerisier, un conte a lieu, un conte se raconte.

Les couleurs douces sourdes accueillent le vagabondage dans des tons flottants d’où naissent des pensées c’est-à-dire des interrogations enfantines face au réel. Remarquons le choix d’intelligence d’avoir évité les couleurs pures et vives, les aplats comme les contrastes hardis qui plaisent spontanément, on le sait, aux enfants. Ce décalage produit un album discret aux paroles perlées hissées des profondeurs de l’enfant. L’art grâcieux quasi désuet de Nathalie Dion fait merveille pour qui écoute l’enfance au monde.

Cet album de haute douceur invite le jeune humain à s’en remettre à la nature pour son grandissement personnel, au cerisier, au cerisier qui sait.

Philippe Geneste