Anachroniques

30/05/2021

De l’amour maternel, de l’amour paternel, et du sentiment de sympathie chez l’homme ou la littérature jeunesse face à l’attachement

DESBORDES-VALMORE Marceline, Amour partout ! et autres poèmes, illustré par Julie JOSEPH, Gallimard, 2021, 28 p. 7€50 ; OLIVE Guillaume, Au Fil du temps, illustrations de He ZHIHONG, 2021, éditions des éléphants, 32 p. 14€

Voici deux ouvrages sur l’amour maternel et la relation aux proches. L’un est un recueil de poésies de la poétesse célébrée au vingtième siècle pour sa sensibilité et l’autre est un album qui nous projette en Asie : les deux scrutent le sentiment soit de la mère soit de l’enfant. 

L’album est une réflexion poético-philosophique sur le temps menée à hauteur d’enfant. L’histoire tendre traverse le cycle du jour et le cycle des saisons, repères premiers de l’enfant car liés à sa vie biologique mais aussi aux rituels humains dans lesquels la petite fille s’inscrit sous l’effet de son entourage. La peintre chinoise, He Zhihong, accompagne l’entrée dans le temps de l’enfant avec la douceur de l’aquarelle et un dessin arrondi, fixant des émotions de surprises sur le visage de l’héroïne. L’ouvrage commence par le réveil au matin et s’achève par le moment de l’endormissement, figurant ainsi l’album dans la fonction d’une comptine rassurante portée par la relation maternelle.

La même tendresse émane du recueil de poèmes réalisé par la collection « Enfance en poésie ». Desbordes-Valmore (1786-1859), figure féminine du romantisme, joue de la comptine à laquelle elle apporte la solennité de l’alexandrin, ce qui ne va pas sans surprendre parfois. Le recueil a retenu des poèmes doux et gais mais aussi l’usage des vers de onze syllabes, très novateurs à leur époque, ainsi que sa recherche des rythmes annonciateurs de la poésie moderne. Elle, qui perdit quatre enfants, laisse percer, dans ces poésies du cœur, une pincée de peine. 

L’ouvrage s’imprègne d’une poésie rêveuse, en approche de l’enfance comme le travail pictural et graphique de He Zhihong et la sensibilité d’écriture de Guillaume Olive pour l’album. Les deux ouvrages font le pari de la simplicité curieuse sinon étrange, et, comme le disait Sainte Beuve de Marceline Desbordes-Valmore, s’ouvrent à une lecture « élégamment naïve ». Et, peut-être, plus que tout, les deux ouvrages initient à une poésie de la sincérité.

 

THIRY Mélusine, Amour, amour : après quoi chacun court, illustrations de GUILLEM Julie, HongFei, 2021, 36 p. 14€50

Dans l’anthropologie darwinienne, la protection et l’éducation de sa progéniture par la femelle chez les animaux préfigure le sentiment maternel humain. Ce sentiment est lui-même à la source de l’amour qui est un élan vers l’autre, vers l’inconnu. Amour, amour : après quoi chacun court donne consistance à cette filiation animale de l’être humain, en convoquant différents animaux au moment de la saison des parades amoureuses.

L’écriture est structurée par un champ lexical du mouvement de la rencontre : s’envoler vers, se hâter vers, filer vers, s’élancer vers, trotter vers, sauter vers, bondir vers, se faufile vers, se rendre vers, appeler, attendre. L’amour est suggéré par l’orientation de soi vers l’autre, dans le but de la cajolerie, de l’enlacement, de la caresse, du dorlotage, du baiser, du charme, du câlin, de l’affection, de l’enchantement, de l’apaisement, du bercement.

 

LEBOURG Claire, Premier bonjour, illustrations de Mickaël JOURDAN, Rouergue, 2021, 40 p. 15€

Voici un magnifique ouvrage qui se présente comme un voyage le long d’une côte, une pérégrination d’un phare que quitte son gardien, sa nuit achevée, jusqu’à sa maison où se réveille son enfant. Si le thème central est l’amour qui unit un père à son fils, l’amour paternel et l’amour filial donc, celui-ci ne s’impose qu’aux tris dernières pages. Tout l’album est un mouvement qui épouse l’éveil de la nature de l’aube à l’aurore puis au point du jour, au lever du jour c’est-à-dire le délicule. Quelle intelligence de la composition du texte redoublée par l’illustrations où le jeu des couleurs figure la lumière en conquête sur l’ombre, avec des dégradés aux effets d’aquarelle, le flou persistant des contours, une danse autour des couleurs primaires du bleu et du jaune et de sa complémentaire le brun. Tout le jeu des couleurs tend à l’atténuation, comme pour mieux épouser le silence matinal. Le rouge est quasi absent car seule sa complémentaire, l’orange entre en scène dans les dernières pages, le jour levé. Le choix du papier mat accentue la sobriété d’un récit au texte discret qui s’ouvre ainsi aux sensations éprouvées de l’attachement dont dépend l’entrée en relation de l’enfant avec autrui et qui fonde le sentiment de sécurité ou alors, si l’attachement manque celui de la peur et de l’angoisse.

Philippe Geneste

23/05/2021

Une nouvelle collection chez Gallimard, De l’air !

MAUPETIT Léa, KECIR-LEPETIT, Arbres d’ici et d’ailleurs, Gallimard jeunesse, 2021, 96 p. 16€ ;

Cet ouvrage est à la fois un régal éditorial et un régal cognitif. Son intérêt est qu’il recense des arbres que l’enfant peut voir, trouver autour de chez lui. Ce sont les 37 arbres les plus répandus en France qui sont proposés. Après deux pages d’informations générales encyclopédiques, le livre commence. Une planche d’herbier détaille feuilles, tiges, fleurs et fruits, pendant que la page en vis-à-vis donne des informations historiques, médicales, sociales, géographiques qui permettent aux jeunes lecteurs et lectrices de s’approprier l’arbre et d’en faire une réalité liée à l’humaine condition aux vies humaines en général. Le format (135x255), la couverture fortement cartonnée et pincée au niveau de la reliure, des pages de garde poétiques, la présence d’un signet sont autant de soins éditoriaux qui font de l’ouvrage un compagnon des petits curieux de la nature. Si on les accompagne, alors le livre s’offrira au regard émerveillé des enfants de 7 ans, mais les 9/12 ans en feront un manuel de promenade pour trouvailles et découvertes.

 

HAYES Susan, ARLON Penny, 100% recyclable. Le livre d’activités zéro déchet, illustrations Pintachan, Gallimard jeunesse, 2021, 64 p. 17€ ;

Semer des plantes à papillons, fabriquer une bombe à graines, réalise soi-même une sauce tomate, éviter le plastique, économiser l’eau, organiser un troc ou un échange pour ne pas jeter, nourrir des oiseaux, fabriquer un lombricomposteur, éviter la pollution lumineuse, réduire les déchets et le gaspillage, organiser un pique-nique respectueux de la nature, nettoyer des espaces publics, construire un hôtel à insecte, apprendre la pratique du tri des déchets, combattre le gaspillage alimentaire…. Et pour chacune des activités proposées, des réalisations en carton incluses dans le livre à réaliser par découpage. C’est donc un livre pratique et un livre d’activités. Les enfants dès 8 ans pourront se servir de l’ouvrage ou alors dès 6 ans si l’enfant est accompagné.

 

HOLLAND Michael, ARLON Penny, Merci les plantes ! Une célébration haute en couleur du monde végétal, illustrations Philippe GIORDANO, Gallimard jeunesse, 2021, 128 p. 20€ ;

L’ouvrage s’ouvre sur la définition et la description d’une plante et de sa vie de la naissance au pouvoir des fleurs. Le texte facile à lire, inscrit la réflexion dans une perspective évolutionniste du vivant. Puis vient l’exposé de la répartition géographique des plantes et des caractéristiques conséquentes. Á ces quelques soixante-dix pages encyclopédiques, le livre ajoute l’usage des plantes dans la vie des hommes, que ce soit celle des enfants occidentaux d’aujourd’hui, que ce soit celle de peuples d’autres civilisations ou d’autres temps historiques. Le livre touche alors à une dimension anthropologique et montre l’osmose entre le développement des civilisations. Deux pages de records, deux pages sur les dangers actuels qui menacent les plantes et donc l’humanité, deux pages futuristes, deux pages pour une activité promeneuse, deux pages de glossaire, et le livre se termine, mine de renseignements, objet magnifique et coloré, en papier recyclé comme tous les livres de la collection de l’air ! Idéal pour les 8/11 ans.

Philippe Geneste

16/05/2021

Le livre, l’enfant et la surréalité

HURST Elise, Le Monde secret d’Adélaïde, traduction de Christiane DUCHESNE, éditions d2eux, 2021, 32 p. 13€

Le livre ouvert, le lecteur est plongé dans une illustration aux peintures ouatées, aux dessins précis et pourtant à effets vaporeux. Les couleurs rendues innombrables par la variation des tons suggèrent plus qu’elles n’installent dans un décor. L’univers est celui de la ville, mieux d’un quartier où vit Adélaïde, une lapine triste, solitaire, rêveuse. C’est que la ville est habitée par des animaux humanisés et quelques humains rares parmi les passants. La composition est simple comme il sied à un récit pour enfant : on entre d’abord dans le monde d’Adélaïde, on la suit dans la rue un jour de tempête, et on assiste à sa transformation psychologique avec la découverte d’un amour pour le renard, lui aussi solitaire, lui aussi cultivant son jardin secret.

Le texte de l’australienne Élise Hurst est de haute tenue lexicale pour un jeune lectorat, mais il s’appuie sur des illustrations qui explicitent ou commentent, voire interprètent. La narration est à la troisième personne par le texte et redoublée par un point de vue extérieur pour l’image. La cohérence entre l’instance narrative ainsi instituée, la composition, enfin l’interaction du textuel et du visuel est totale. Nous n’épousons pas le point de vue intérieur d’Adélaïde, nous la suivons et entrons en empathie avec elle dans la cohérence du monde qui se dessine au fil des pages. L’image sollicite l’imaginaire jusqu’au surréalisme des situations anthropomorphiques. Le ciel est autant une mer que le royaume des oiseaux, un port qu’un aquarium géant où se meuvent des poissons rouges. L’album invite le jeune lectorat à associer des images et des mots sans lien entre eux mais qui s’ouvrent sur de nouveaux espaces interprétatifs. C’est une exploration intérieure avec pour effet un élargissement de nos représentations.

Le Monde secret d’Adélaïde raconte comment Adélaïde va entendre ses désirs à la lumière de ce qui la pousse à la rencontre du renard. L’amour est rencontre, celle à laquelle nous préparent et l’association des mots et surtout les associations des motifs iconiques. Au début, la vie d’Adélaïde semble paisible, mais l’enveloppement imagé dirige la lecture vers une forme de mélancolie sans détresse, une contemplation de l’âme même d’une ville. Cet espace urbain quelque peu intemporel interroge la modernité contemporaine et se fond dans le paysage d’une intimité en recherche de la réalisation de soi. La contemplation du lever du soleil, l’écoute contemplative des étoiles sont, pour Adélaïde, autant de conversions à l’univers mais aussi de conversion de l’univers en elle. Le merveilleux s’ouvre, certes, mais un merveilleux triste. Seule la rencontre amoureuse va transformer le merveilleux en union de la réalité et de la surréalité. Et cette union sera due à la rencontre de l’Autre tapi au plus profond de chaque acte de création d’Adélaïde seule dans son atelier, tapie au plus profond de chacun de ses actes de contemplation et d’observation rêveuse. La rencontre de l’Autre estompe la mélancolie car, ainsi, naît le lien social. Dans le plus intime de la relation se love l’ouverture la plus accomplie au monde.

Avec Le Monde secret d’Adélaïde le surréalisme s’installe dans le secteur jeunesse en versant son identité artistique au genre de l’album. Certes, c’est une constante dans ce genre, mais Élise Hurst transfigure une tonalité en définition littéraire de l’album, avec une cohérence constitutive. Un chef d’œuvre qui anime de vie nouvelle l’école littéraire du surréalisme.

 

LIAO Jimmy, Le Poisson qui me souriait, traduit du chinois par Chun Liang Yeh, HongFei, 2021, 104 p. 15€90

Une amitié improbable entre un homme solitaire et un poisson. Une intrigue tendue le long d’un fil d’humour surréaliste, qui déclenche un récit de voyage : un bocal à poisson qui flotte dans l’air, qui parcourt la ville, fugue à la campagne, traverse les forêts, rejoint la mer.

La vie de l’homme est bouleversée par la rencontre de ce poisson qui va fuguer et qu’il va suivre. Son empathie va si loin qu’il fait des cauchemars de poisson, ce qui provoque en lui une réflexion sur la liberté. Aime-t-il ce poisson s’il le garde prisonnier dans son bocal ? La liberté ne réclame-t-elle pas l’infini ? Et le poisson n’est-il pas l’allégorie de cet infini où craquent les frontières en tous sens et où s’éprouve la vie libre ?

L’art de Jimmy Liao est un art de la simplicité. Le texte est écrit à la première personne. Si l’identification du lecteur au personnage est évitée, c’est par la fonction dévolue à l’illustration. Celle-ci accompagne toujours le texte, ce qui permet à l’enfant lecteur de suivre l’histoire facilement. D’autre part, le dessin est proche de celui d’un Sempé, accentuant l’impression de lire la chronique d’une vie étrange. Les couleurs, avec leurs nombreux effets d’aquarelle, ne sont pas là pour aspirer le regard enfantin dans l’image mais pour souligner la construction imaginaire et l’irréalité de ce qui est conté. L’humour engendré par le dessin sert cette mise à distance, l’accomplit, dédramatisant les situations paroxystiques d’angoisse et tenant toujours le jeune lecteur en éveil puisque spectateur et jamais amené à s’identifier aux personnages.

Cet art de la simplicité écarte toute parodie. La parodie aurait, en effet, contrevenu au sourire du poisson et donc à l’univers improbable mais tendre de cette amitié. De même, le texte évite soigneusement toute formulation explicite d’une pensée profonde afin de ne pas détourner l’enfant lecteur de son interprétation des images à partir du texte qui les double. L’auteur a grand soin de ne pas déposséder l’enfant de sa puissance interprétative. Le merveilleux, est celui du monde que lui-même se représente. Les mots du texte sont des mots courants sans figure : l’extrême simplicité constitue le trait stylistique du Poisson qui me souriait. Tous ces éléments textuels et iconographiques concourent à un prosaïsme que l’intrigue porte au poétique. Le thème de la libération sort de cette matrice d’extrême simplicité. Seule la fiction la fait advenir et vivre. Un grand art.

Philippe Geneste

 

 

09/05/2021

Cric, crac ! J’ouvre un livre

La littérature pour les petits et tout petits navigue allègrement entre le documentaire, le conte et l’intertextualité. Le travail des images magnifie le propos tout en œuvrant à son accessibilité immédiate. Trois livres illustrent ces brèves remarques et montrent l’importance que revêt l’accompagnement par l’adulte des voyages enfantins au pays de la lecture.

 Lipniewska Dominika, Le Petit Livre de la gentillesse, Gallimard jeunesse, 2020, 26 p. 11€90

Offrir une fleur, faire un gros câlin, sourire, complimenter, servir les autres, les aider, garder un secret, ne pas en vouloir à l’autre, protéger les petites créatures, comme les coccinelles, par exemple. Voici les situations proposées par ce livre au format carré (200mmx200mm), fortement cartonné et coloré par des aplats vifs et brillants. Les formes dessinées, douces, la délicatesse de la mise en page, renforcent le propos de l’autrice.

Un tel livre est une invitation à dialoguer avec l’enfant. Certes, il peut seul feuilleter l’ouvrage, mais combien ce serait mieux que l’adulte discute avec lui pour étendre le champ de l’exploration de ce sentiment finalement peu abordé en littérature de jeunesse, peut-être parce qu’il contrevient à l’esprit de compétition et de concurrence qui gouverne la société. Pour un altruisme paisible, lisez Le Petit Livre de la gentillesse Dominika Lipniewska.

 

BRUN-COSME Nadine, Á La Recherche du Petit Chaperon Rouge, illustrations de Maurèen POIGNONEC, éditions Little Urban, 2020, 28p. 19€50

Voici un album, qui comblera aussi bien les enfants tout petits qu’on accompagnera dans le visionnage des images en leur racontant l’histoire, que les plus grands, jusqu’à 11 ans, qui liront et fouilleront avec gourmandise à la recherche de de la figure du loup caché dans les images. La composition emprunte à Lewis Carroll une fantaisie débridée et une trame de péripéties absurdes mais jouissives. La chute du livre prend le contre-pied du conte original du Petit Chaperon Rouge puisqu’elle exalte la liesse du banquet où sont réunis tous les protagonistes du livre. Et ils sont nombreux : Alice, le Lapin blanc, le chapelier, le corbeau et le renard,  la fée carabosse, Jack du haricot magique, Pinocchio et Gepetto, Robin des bois, le marchand de sable, Peter Pan, Wendy et le capitaine Crochet, les trois petits cochons, Aladin, la Belle et la Bête, Hansel et Gretel, les musiciens de Brême, la Petite Sirène, la Princesse au petit pois, le vilain petit canard, Raiponce, La Reine des Neige, Le Petit Poucet, Peau d’âne, Boucle d’or et les trois ours, Frérot et Sœurette, la Gardeuse d’oie, les chats du conte de celui qui s’en alla pour connaître la peur, Blanche Neige et les sept nains, la Bergère et le Ramoneur, la Belle au bois dormant sans oublier le Taxi-Baleine, Juno et Mahé créés eux trois par l’illustratrice.

Lire c’est donc mettre en relation, c’est faire intervenir d’autres histoires, d’autres contes. D’où l’importance d’accompagner les petits dans leur lecture, sans quoi, l’album perd une partie de sa substantifique moelle, de passer à côté de l’essentiel de l’histoire. C’est pourquoi, ce genre d’album, d’une richesse inouïe, gagne à être lu collectivement, en classe, ou avec accompagnement parental ou autre, pour ne point être instrument d’un soulignement des inégalités sociales.

Intelligemment, les autrices scandent chaque étape du récit par une recherche au sein de l’image de la fameuse figure du loup. Les 40 cm du format incitent l’enfant de fouiller l’espace de chaque page. On y traverse la forêt, bien sûr, mais aussi on y entre dans des souterrains, on y plonge dans une mer, on y fait escale sur une île étrange, on s’y arc-boute sur une terre de liane qui forme une immense chevelure, on y pénètre dans un palais de Neiges, et vers cet instant, sous le regard du marchande sable. Un album cependant à ne surtout pas lire pour endormissement, tant il sollicite les sens de l’enfant, l’ouïe par son écoute, la vue par le regard scrutateur, le toucher car les petits parcourent de leur doigt pointé les images foisonnantes de détails. On ne s’endort pas quand l’esprit est ainsi sollicité non pour communier avec un univers mais pour le découvrir, l’appréhender, le faire sien. Intelligence des autrices et de l’éditeur, encore, les deux doubles pages finales rassemblent tous les protagonistes, invitant, ainsi, le jeune lectorat à reprendre la lecture pour les découvrir au fil des doubles pages. C’est que, lire, c’est relire, c’est d’ailleurs pour cela que tout texte renvoie à d’autres textes. Une grande réussite que cet album de Little Urban.

 

Mory Tristan, Cric crac, qui est là ? Milan, 2020, 12 p. 11,90€

Les images sont stylisées, avec des aplats pour le fond ; Les pages sont fortement cartonnées et brillantes, ce qui fait resplendir les couleurs. Il s’agit d’un livre animé, puisque sur la page de droite se trouve un œuf ; l’enfant tire une languette, « clac ! Clac ! Clac ! » ce qui est en devenir dans l’œuf se dévoile ; une tortue, un alevin, un crocodile, un bébé manchot, un lapin. Bien sûr, la confusion entre l’embryon et l’animal formé de la naissance est sévèrement entretenue par l’album et c’est dommage : la question aurait gagné à être non pas Qui est là ? mais Qui sortira de l’œuf ? C’est dommage parce que Tristan Mory cherche à ce que « l’objet participe au sens (…) Un objet capable de se transformer pour surprendre et faire rire », comme il le dit lui-même dans un entretien.

C’est dommage, aussi, parce que le titre est excellent. Il reprend une formule classique du conte, notamment le conte des Antilles, et introduit du coup le tout petit à une histoire. Chaque double-page se fait histoire, univers sur lequel faire parler l’enfant, les illustrations motivant la parole enfantine. L’usage d’onomatopées et de l’interjection cric crac ! porte l’ouvrage vers la familiarité d’univers grâce à laquelle l’enfant entre de plain-pied dans les doubles pages qui se succèdent.

Philippe Geneste

02/05/2021

Ce qui passe et se passe

STRIDSBERG Sara, Plongée dans l’été, illustrations Sara LUNDBERG, Gallimard jeunesse, 2021, 18 p. 14€90

Voici un ouvrage rare car rarement est abordé, en littérature destinée à la petite enfance, le thème de la folie touchant un membre de la famille. Selon le dispositif narratif usuel en ce secteur littéraire, l’héroïne est une petite fille du même âge que les enfants à qui est destiné le livre ou à peu près. Ce qui est moins habituel, c’est qu’il s’agit d’un récit rétrospectif, une adulte se remémore un épisode de son enfance.

Le père est atteint d’une maladie mentale, à travers une dépression qui le prive du goût de vivre. Soigné dans un asile psychiatrique, il s’enferme de plus en plus. La mère et leur fille lui rendent visite chaque jour et l’album rend compte dans le langage enfantin des réactions de l’enfant, de son questionnement exprimé auprès de sa mère qui lui répond. Á l’hôpital, la petite héroïne se fait une amie, la jeune patiente Sabina, qui se construit des horizons maritimes idéaux et une vie en pleine eau. Sabina est d’humeur changeante mais toujours très proche de l’enfant qui trouve près d’elle réconfort tout autant que source nouvelle d’interrogations.

Les dessins et couleurs de Sara Lundberg avivent cet album à tonalité triste et émouvante. Gros plans, plans panoramiques, plans moyens, plans américains, rares plans généraux ou d’ensemble, vue neutre, champs et contre-champs, vue en plongée ou en légère plongée, tout concourt à l’équilibre des images qui viennent contrebalancer le vertige des entours de la folie dépressive. Les silhouettes des personnages sont rarement marquées, et jamais pour les personnages secondaires. Les paysages et décors présentent en général de grandes plages vides qu’investit une dominante de couleur aux traces laissées de gestes picturaux : la vie laisse ses traces sur les corps, dans les pensées, sur les lieux de la vie. Les couleurs aquarellées, peignent la transparence de l’introuvable frontière mentale entre folie et normalité. Les références picturales abondent, les labyrinthes de Escher, la facture impressionniste des scènes dans le parc de l’hôpital.

Tout ce travail illustratif redouble la tonalité du texte de Sara Lidsberg. Celui-ci nous plonge dans le désarroi grandissant de l’enfant, qui ne comprend pas que son père ne veuille plus les voir, ni elle ni sa maman, qui ne comprend pas et se sent délaissée par ce père jugé égoïste : « comment peut-on ne plus avoir envie de vivre alors que moi j’existe ? »

Au bout de longs mois, le père reviendra à la maison : « Mon papa n’a jamais vraiment retrouvé la joie de vivre (…) Certaines personnes ne sont jamais joyeuses (…) Et parfois elles sont tellement tristes qu’elles doivent aller vivre à l’hôpital. Jusqu’à ce que ça passe. Ce n’est pas si grave. ». Apprivoiser la folie, c’est la reconnaître comme inhérente à l’humain, comme une réalité présente et non la méconnaître en la tenant à distance sanitaire.

Quant à la rareté d’un thème s’ajoute la somptuosité de la mise en image et la rigueur stylistique d’une voix enfantine reconstituée, ne tient-on pas, dans le genre de l’album, un chef d’œuvre ?

Philippe Geneste