LE COMTE Nina, Allers-retours, CotCotCot, 2021, 52 p. 17 €
Un quai, une personne sur un quai.
Couleurs sombres sur papier mat : sobriété. Illustrations épurées, autres
personnages silhouettés, personnages croisés par la personne qui marche :
errance ? Migration dans un décor épuré, d’entrelacs d’escaliers façon
Escher. Un parcours où ce qui se dérobe est l’obstacle, où la personne tombe
sans, Alice des temps de misère, jusqu’à se trouver réduite, réduite, réduite,
minuscule : l’ascenseur social est une incongruité. Et, en leitmotiv, un
effet de perspective, une leur qui appelle, une lueur qui n’est qu’un retour.
Ouvrir des portes ? Laquelle ? « Évade-toi de l’autre côté » chante Jim Morrison, mais ici, on ne s’évade
pas, les portes de l’aperception n’ouvrent que sur une scène itérée, une piste
sociale où tourner en rond. Les personnages croisés ? Sans lendemain, car
« Les gens sont étranges quand on est un étranger » (Morrison
et les Doors), On ne s’évade pas d’un univers d’intérieur social même si
on traverse les océans au risque de se noyer : tourner en rond, chuter,
perdre pieds. Le retour sur le quai annonce la reprise de l’errance. Il s’agit
aussi du départ d’une relecture, d’une re-sensification du récit peut-être
pour, au hasard d’un détail, y déceler une bifurcation dans le chemin où
l’humanité tourne tragiquement en rond et dont le personnage central est
l’allégorie, mais peut-être aussi l’espoir...
Loin de l’hégémonie du verbe, la force
évocatrice de l’image porte seule la narration poétique pour une histoire
sociale sombre. L’illustration épurée figure la pauvreté mais aussi un réalisme
métaphysique qui sied à la citation de Simone Weil placée en exergue :
« Le sentiment de la misère humaine est une condition de la justice et
de l’amour ». La lecture de cet album graphique est susceptible de
faire naître ces deux sentiments chez les jeunes lecteurs par la prise de
conscience non misérabiliste d’une condition humaine, enjeu de notre temps où
les migrations climatiques s’ajoutent aux migrations contraintes par les
guerres et l’exploitation économique la plus barbare. L’errant de l’album suit
une lueur incertaine, vagabond qui voudrait briser l’illusoire des lumières et
dont la quête fait histoire. Or, toute entrée en langage n’est-elle pas entrée
en récit, une entrée dans le narratif pour assouvir le besoin d’histoire
constitutif de l’humain ? Si tel est le cas, alors, l’album de Nina Le
Comte en est la réalisation à portée d’esprit des jeunes enfants. Un chef
d’œuvre, loin des poncifs du secteur de la littérature jeunesse et qui la
renouvelle. Le récit graphique permet d’ouvrir grandes les vannes de
l’interprétation et du sens, ce par quoi et ce pour quoi, l’humain construit le
langage. Il interroge l’acte de lecture, montrant combien le sens en est
l’essence. Allers-retours le confirme.
En
s’entretenant avec Nina Le Comte
lisezjeunessepg : pourquoi avoir choisi des histoires sans
parole ? Qu'est-ce qui vous a amené à faire ce choix ?
Nina Le Comte :
Les histoires tout en images permettent aux
lecteurs d’inventer leurs narrations et parfois lire l’histoire sous un angle
différent du mien. Mon histoire dépeint le parcours compliqué
des migrants : ils ne parlent pas français pour
certains et la communication est difficile que ce soit avec les gens ou
l’administration française. Le récit muet me permet d’accentuer leur isolement et invisibilisation, le rejet et
leur détresse silencieuse, mais aussi leur courage et leur résilience.
lisezjeunessepg : Comment dessinez-vous ? Quelles
techniques employez-vous et pourquoi avoir choisi des techniques mixtes ?
Nina Le Comte :
Je mélange beaucoup les textures. Pour Allers-Retours j’ai dessiné les personnages à l’encre de chine, mis en couleur certains décors au
pastel ou à
l’aquarelle. Puis j’assemble toutes mes
textures sur l’ordinateur en y ajoutant des aplats de couleurs sur Photoshop.
J’aime l’idée du bricolage et assembler une image avec des bouts de textures
pour construire mon visuel !
lisezjeunessepg : Pourquoi le personnage central est-il autant
homme que femme, voire, comme nous l’a dit un membre de la commission
lisez-jeunesse du blog un oiseau ?
Nina Le
Comte : Je ne voulais pas donner de genre au personnage afin de
représenter toutes les personnes exilées – femmes
et hommes. Un oiseau, c’est
très beau comme interprétation :
je vous remercie de cette
image à laquelle je n’avais
pas pensé. L’oiseau peut en effet être une métaphore du désir de liberté!
Entretien réalisé par
Annie Mas & Philippe Geneste, en janvier 2021