Anachroniques

28/01/2024

Portraits en voyelles

ZUCCHELLI-ROMER Claire, DARGENT Nathalie, Oh, elle parle ! Quand les femmes sortent des tableaux, éditions Milan, 2023, 64 pages, 18€

Les deux autrices de Oh, elle parle, Claire Zucchelli-Omer autrice illustratrice et Nathalie Dargent, autrice historienne ont tissé leurs talents pour concevoir et créer ce magnifique ouvrage. Quel est leur but, leur désir, sinon de donner vie, donner la parole à des jeunes filles, à des femmes qui furent modèles dans des tableaux célèbres de l’Antiquité, de la Renaissance et de nos jours. C’est ainsi que douze visages féminins que l’on ne connaissait que silencieux à travers le Temps et l’Art se présentent à nous et se racontent.

Dédié aux enfants dès huit ans, on le découvre sous une belle couverture cartonnée, turquoise. Les petites mains seront ravies d’en soulever la première page, soulever le profil ciselé avec une grande finesse par Claire Zucchelli-Omeret, découvrir le portrait si connu pour l’harmonie de ses traits, pour sa douceur, son incitation à la tendresse et au rêve que fit Sandro Botticelli de Simonetta dans son tableau La naissance de Vénus. Comme pour les autres modèles choisis par les autrices, le profil ciselé se trouve en page de droite et le portrait se dévoile, avec le nom du peintre et celui du tableau, lorsque cette page est soulevée, tandis qu’en vis à vis, en page de gauche, Nathalie Dargent, par ses textes férus de sensibilité et d’érudition laisse parler le modèle féminin, le laisse raconter sa vie, son histoire, ses désirs d’émancipation… Quand le nom des modèles est inconnu, Nathalie Dargent leur offre une identité, une existence en s’inspirant d’évènements historiques et d’expériences sensibles.

Mais il est temps de laisser aux enfants comme aux plus grands le plaisir de découvrir cet ouvrage si original, propice à les sensibiliser à l’art et à la lecture/écriture en empathie.

Annie Mas

 

SPUCCHES Paulina, Brontëana, Steinkis, 2023, 216 p. 25€

Avec Paulina Spucches, autrice déjà d’une biographie audacieuse, Vivian Maïer (1), chez le même éditeur en 2021, l’art pictural, la recherche des cadrages et des points de vue, entrent dans la narration de la vie de la troisième plume des sœurs Brontë, Anne. Si Emily (1818-1848) avec Les Hauts de Hurlevent et Charlotte (1816-1855) avec Jane Eyre sont très connues, Anna (1820-1849) est oubliée, rarement citée dans les Histoires courantes de la littérature anglaise, malgré ses deux romans Agnes Grey et, surtout, Le Locataire de Wildfelt Hall. Comme elle l’avait fait pour Vivian Maïer, Paulina Spucches ne vise pas tant la vérité biographique que la vérité psycho-biographique de l’écrivaine, héroïne de Brontëana.

Revit dans des planches impressionnantes par la peinture, la composition et les tonalités, cette première moitié du dix-neuvième siècle dans les landes britanniques, au sein d’une famille unie dont le père est un pasteur anglican affecté pour une bonne partie de sa carrière dans un presbytère à Haworth. La mort rôde sur cette famille, dont la mère meurt en 1821, les deux filles aînées, meurent en 1825 âgées respectivement de 11 et 12 ans. Anne, Emily et Charlotte avec leur frère Branwell jouent très jeunes à inventer des sagas dont on connaît Légendes d’Angria. On suit les filles, à la sensibilité exacerbée par la création littéraire collective et individuelle (le clan Brontë écrit aussi des poèmes) dans leurs études, puis en tant qu’enseignantes ou gouvernantes et la bande dessinée insiste sur leur retour régulier au gîte familial. Emily, Charlotte et Anne vont prendre un pseudonyme masculin afin de réussir à publier leurs créations romanesques. Naissent ainsi Ellis, Currer et Acton Bell, trois frères écrivains…

Paulina Spucches fouille la volonté créatrice d’Anne, les sources de ses romans, notamment celles qui président au second, Le Locataire de Wildfelt Hall. La peinture, lourde de matière, de Paulina Spucches, rend compte des révoltes intimes, des réactions courageuses, des tiraillements intérieurs d’une jeune femme qui cherche une reconnaissance sociale en tant que femme, qui se sent brimé dans ses élans créatifs par l’étroitesse de la morale de la société anglaise. Les couleurs profondes organisées sur la triade des fondamentales (rouge, jaune, bleu) sont subjectives autant que suggestives et non imitatives. Elles sont apposées sur des paysages figuratifs ou, plus rarement, sur des intérieurs orchestrés par une luminosité dramatisante. Ces peintures aspirent le lectorat vers un léger trouble qui est visualisation libre d’un mystère.

Ce fort volume fait découvrir au lectorat une modernité d’Anne Brontë dont les écrits effrayaient les convenances autant qu’elle heurtait l’immense majorité d’un milieu de lettrés dominé par la gent masculine.

Pour parfaire le bonheur de cette lecture, Paulina Spucches a inclus une relation de voyage sur les terres des sœurs Brontë, une chronologie fouillée de leur vie, des travaux préparatoires quelques reproductions de dessins d’Anne Brontë… Brontëana est un trésor rapporté sur el rayonnage de la bibliothèque par l’imaginative et talentueuse Paulina Spucches.

Philippe Geneste

(1) SPUCCHES Paulina, Vivian Maier. A la surface d’un miroir, Steinkis, 2021, 140 p. Lire le blog https://lisezjeunessepg.blogspot.com/ du 9 janvier 2022.

 

21/01/2024

L’enfance face à l’ennui et au rythme de vie

MONCHOUX Céline, Léonie s’ennuie, illustrations ZAD, Utopique, 2023, 26 p. 11€

Voici un bel album illustré de riches images colorées. Le choix des plans moyens pour la narration iconique apporte une grande douceur d’équilibre, bien apte à séduire les enfants lectrices ou lecteurs. Le texte, intelligemment composé, traite du caractère de l’ennui.

Trois étapes scandent l’histoire.

La première, correspondant à la situation initiale, voit une petite fille, Léonie, devant la télévision, fascinée par le divertissement programmé, passive et pourtant croyant faire quelque chose par le temps figé des émissions.

L’intervention de la mère qui éteint la télévision est l’élément perturbateur qui déclenche colère et ennui. La narratrice et son compère illustrateur explorent alors le sentiment d’une monotonie de l’existence qui envahit la petite fille. Le temps n’est plus que temps à tuer dans une rage de plaisir à rien : « Elle [la petite fille] ne sait pas quoi faire de tout cet ennui ».

S’ouvre alors la troisième étape. Léonie vagabonde dans le monde, dehors et ne tourne plus son énergie vers elle-même mais vers le milieu qui l’entoure… et qu’elle découvre. C’est par l’observation de ce qui se passe autour d’elle et notamment dehors, qu’elle apprend l’art, non pas du divertissement, mais de la distraction. Elle prend son temps, conquérant de nouveaux plaisirs, découvrant la joie.

 

GRANIER-DEFERRE Karine, Rien, Rien, Rien, illustrations Itzumi MATTEI-CAZALIS, A2MIMO, 2023, 32 p. 17€

Ce récit animalier met en scène le refus de son anniversaire par une petite renarde, qui se nomme, elle aussi, Léonie. Jeux de mots, de syntagmes et de phrases, exposent le drame des parents à la recherche d’une solution, car ils souhaitent quand même faire plaisir à leur fille. Mais comment offrir Rien ? Léonie se demande bien ce que c’est que ce rien quand les parents l’amènent dans une clairière où il n’y a rien.

Les traits graphiques, les couleurs, à l’encre, au numérique et au crayon de couleur, portés par la capacité d’observation et d’attention de la petite Léonie, suscitent alors l’éblouissement. Ce qui jusque-là était inaperçu se dévoile, ce qui était minuscule apparaît, ce que l’ouïe ne percevait pas se distingue soudain. L’univers inconnu où on ne voyait rien, où on n’entendait rien, se peuple de tout un tas de choses, plantes et animaux.

Rien, Rien, Rien est, pour l’enfant, une invitation à scruter l’environnement, le milieu, ce qui l’entoure.

 

CHAZERAND Émilie, Vite, vite !, Sandra de la PRADA, Milan, 2023, 40 p. 12€90

Cet album, plus qu’une histoire, pourrait être considéré comme un documentaire. La juxtaposition des scènes comme procédé de montage prend sens. Les parents de l’héroïne sont des gens pressés, stressés, ils écrasent les moments de transition pour imposer l’impératif des urgences qui se succèdent dans leur emploi du temps.

Les dix-huit premières pages exposent les effets sur une enfant d’une société gouvernée par l’urgence. De plus, à force de gagner du temps pour répondre à la tyrannie de l’urgence les parents oublient d’accompagner le grandissement de leur enfant. Puis viennent quatre pages de prise de conscience des parents sur la vie qu’ils mènent et imposent. Suivent alors dix-huit autres pages où sont narrées des situations paisibles, où les parents sont attentifs au développement de leur enfant, où l’enfant se délecte du temps commun. Durant cette troisième partie, le désir personnel s’exprime, l’enfant se sent libre, c’est-à-dire libéré du temps imposé.

La dernière réplique (« Alors on les mange “vite, vite !” et c’est terminé ») sonne comme une alarme. La perspective de vie paisible semble se refermer, sans certitude d’être poursuivie. Le rapport au temps est une lutte de chaque instant, un enfant grandit mal à flux tendu et, à vivre pressés, des parents s’absentent de la relation affective. La tyrannie de l’urgence menace de reprendre sa mainmise sur la vie. Ce serait, alors, la liberté dans la vie autant que l’intensité de la vie qui se verraient à nouveau écrasées.

On ne peut qu’espérer que cet album soit lu, et soit lu avec les enfants, pour que, dans les limites de son espace d’action, soit interrogé le rythme de vie de notre « société malade du temps » (1).

Philippe Geneste

(1) Aubert, Nicole, Le Culte de l’urgence. La société malade du temps, Paris, Flammarion, 2004, 376 p.

14/01/2024

Colette ou l’écriture en volupté

« Elle est devenue cette écrivaine hors du commun, étrangère à tous les “ismes” de son époque, celle qui va donner naissance à l’autofiction moderne, avec ses mensonges »

Marie-Florence Ehret Colette la scandaleuse, oskar édition, 2023, p.72.

 

Alors que vient de paraître de Marie-Florence Ehret Colette la scandaleuse, oskar édition, 2023, 183 p. 18€95. Les membres de Lisezjeunesse.pg se sont entretenus avec l’animatrice du blog Annie Mas :

 Lisezjeunessepg : En 1900 Claudine à l’école est un grand succès. Le livre est signé Willy, qui est le pseudonyme d’Henry Gauthier-Villars dont les productions sont le fait d’un atelier. L’autrice du livre, cette fois-ci, est Sidonie-Gabrielle née Colette (nom de famille de son père). Il est entendu, dans la critique littéraire, que Claudine soit un personnage typique, mais de quoi ?

Annie Mas : Henry Gauthier-Villars employait des personnes pour écrire ses chroniques d’art, de littérature et ses ouvrages. Concernant le livre Claudine à l’école c’est différent parce que c’est un roman écrit par sa jeune épousée, âgée d’une vingtaine d’années, Sidonie-Gabrielle Colette (28 janvier 1873-3 août 1954). Il lui avait demandé d’écrire des souvenirs et Colette lui a remis ses feuillets. Ils ont dormi quelques temps dans un tiroir, puis Willy, les redécouvrant, les a publiés sous son nom…

Claudine est une jeune fille qui s’est élevée comme une sauvageonne, adorant la nature. Elle a acquis, mêlé d’une belle insolence, un sens critique très aiguisé de la société et donc de l’école.

 

Lisezjeunessepg : Gigi raconte comment une fillette élevée pour être une femme entretenue échappe au destin social que la société lui avait tracé. Gigi illustre-t-il un féminisme de l’autrice ?

Annie Mas : ce roman a été écrit durant la seconde guerre mondiale et s’inspire du monde des « demi-mondaines » du début de XX° siècle, durant ces années où Colette fréquentait les salons, sous la férule de son mari Willy. Peut-être a-telle tenté d’échapper, par l’écriture du roman, à ce présent guerrier pour s’inspirer d’un passé plus léger. Gigi, le personnage principal, arrive à déjouer, à force de volonté et de conviction, de pureté aussi, le marché putride où on voulait moisir son avenir. D’autres textes et romans de l’écrivaine peuvent témoigner du « féminisme de l’autrice ». Cependant Colette ne se voulait pas d’un féminisme politique. C’est dans son œuvre qu’elle prône l’émancipation des femmes. Son écriture est celle de la sensualité, du plaisir de vivre, du désir de s’échapper de toutes les convenances sociales et des préjugés.

 

Lisezjeunessepg : Ce n’est qu’en 1923 que paraît un livre signé du seul nom de Colette...

Annie Mas : Oui, c’est Le Blé en herbe. Ce roman dépeint l’initiation amoureuse d’un adolescent de seize ans par une femme plus âgée. Aux dernières pages, l’acte d’amour entre cet adolescent et la jeune fille amoureuse de lui, laisse cette dernière en grande déception.

 

Lisezjeunessepg : Colette a été danseuse, publicitaire, directrice d’un institut de beauté, journaliste, actrice, mime, écrivaine etc. Comment comprendre cette profusion de métiers alors qu’elle aurait pu vivre de sa seule plume ? Est-ce à dire que la littérature ne peut suffire à la vie ?

Annie Mas : N’oublions pas que Colette exerça aussi, auprès de soldats blessés en hôpital, les fonctions de soignante durant la première Guerre Mondiale, ce dont elle témoigne dans son ouvrage Les Heures Longues. Pour elle, la littérature était subordonnée à la vie, et non l’inverse. Et même quand elle ne publiait pas de livre, elle continuait à écrire. Son enfance, sa vie d’adulte, ses expériences sentimentales, ses diverses professions et son œuvre sont mêlées. Mime, actrice, danseuse, forment ainsi la matière du roman La Vagabonde. Elle fut souvent désargentée, et c’est pour cela, aussi, qu’elle a tenté des expériences professionnelles, comme celle de directrice d’un salon de beauté. Colette a parfois glissé qu’elle avait « plus de goût » pour la musique que pour la littérature. D’ailleurs certaines de ses œuvres ont été accompagnées de musique.

 

Lisezjeunessepg : Qu’est-ce qui préserve l’œuvre de Colette du vieillissement ?

Annie Mas : La vivacité de son écriture, sa poésie, et sa liberté d’expression. La générosité de son écriture aussi, qui nous permet d’entrer comme dans un jardin intime pour lire un de ses romans au parfum d’herbes sauvages, auquel se mêle parfois, dans certains écrits, une odeur de soufre.

 

Lisezjeunessepg : Quand on parle du travail d’écriture de Colette, on le caractérise, en général d’écriture féminine. Pourquoi ce qualificatif est-il si souvent employé à son égard ?

Annie Mas : Peut-être parce que l’écriture de Colette est d’une beauté charnelle dans son phrasé au rythme envoutant. Les évocations de la nature, des sentiments, sont parfois douces, parfois violentes, sensibles aux volutes et aux mouvements (rappelant peut-être son goût pour la musique et pour la danse) … mais est-ce l’apanage de l’écriture féminine ?

 

Lisezjeunessepg : Est-ce exagéré de prétendre que Colette a introduit la question du genre dans la littérature française ?

Annie Mas : Colette a vécu avec Missy qui était transgenre. Elle a eu diverses relations amoureuses avec des hommes et avec des femmes. Mais si elle s’inspire de ses expériences et de sa condition de femme, elle n’a pas introduit la question du genre. En revanche, cette question traverse son œuvre pour les lectrices et lecteurs d’aujourd’hui. 

 

Lisezjeunessepg : Quelle est la place de la mère dans l’œuvre de Colette ? Qu’en est-il, chez elle, du monde de l’enfance ? Et que peut-on dire du rapport aux animaux ?

Annie Mas : Le visage de sa mère, Sido, est très prégnant dans ses romans. Colette a transfiguré et magnifié celle qui a illuminé son jeune âge.

Si on ne peut oublier le magnifique L’enfant et les Sortilèges, qui lors de son adaptation au théâtre, fut mis en musique par Ravel, elle a surtout écrit sur l’adolescence ou sur l’enfance qui grandit : Le Blé en herbe, Claudine à l’école. Quant au rapport aux animaux, il est très important dans son œuvre (Le Dialogue des bêtes, le si troublant La Chatte, etc.) comme dans sa vie.

 

Lisezjeunessepg : Quel livre conseillez-vous à nos lectrices et lecteurs ?

Annie Mas : Les Heures Longues, Sido, La Vagabonde, La retraite sentimentale, Journal à Rebours. J’avais commencé à lire Colette vers onze douze ans avec Claudine à l’école que ma grand-mère possédait dans sa bibliothèque (réservée aux adultes). La fraîcheur du texte, son impertinence et l’irrévérence du style et du propos m’avaient conquise.

Mais l’on ne saurait trop recommander aux jeunes lectrices et lecteurs intéressés par l’œuvre romanesque de l’écrivaine de lire Colette la scandaleuse de Marie-Florence Ehret qui nous offre, par une écriture très vivante et très limpide, tout comme avec une érudition fournie, ce bel ouvrage sur la vie et l’œuvre de Colette.

Marie-Florence Ehret cite souvent Colette. Comme ainsi, ce passage venu de l’ouvrage Journal à Rebours : « Née d’une famille sans fortune, je n’avais appris aucun métier. Je savais grimper, siffler, courir, mais personne n’est venu me proposer une carrière d’écureuil, d’oiseau ou de biche. Le jour où la nécessité me mit une plume en main, et qu’en échange des pages que j’avais écrites on me donna un peu d’argent, je compris qu’il me faudrait chaque jour, lentement, patiemment, docilement écrire, patiemment concilier le son et le nombre, me lever tôt par préférence, me coucher tard par devoir. Un jeune lecteur, une jeune lectrice n’ont pas besoin d’en savoir davantage sur un écrivain caché, casanier et sage, derrière son roman voluptueux

Entretien réalisé en décembre 2023 et janvier 2024.

 


07/01/2024

Du nuage et du poème, pour un chant de l’humain lien

Massot Jean-Louis, Entre deux nuages, linogravures d’Olivia HB, éditions bleu d’encre, 2023, 80 p. 16 €

Avec Jean-Louis Massot, il faut savoir prendre son temps, surtout ne pas se laisser aller à l’évidence dans laquelle attire son écriture. La simplicité, la convivialité sont des permanences de l’écriture d’un poète qui s’adresse à ses lectrices et à ses lecteurs, qui les appelle et les invite avec un grand souci de ne pas les heurter, de ne pas les brusquer, de ne pas jouer à l’obscurité si courante dans la poésie contemporaine. Jean-Louis Massot, aimerait-on dire, veut être compris tout en ne faisant pas de concession au langage en proie à l’imaginaire. Il y a là un équilibre qui caractérise bien sa poésie. Entre deux nuages le confirme.

Un exemple : le recueil fourmille de mots peu usités, mais qui ne sont pas des néologismes : chapechuter, cabalette, solacier, déchaler, fringuer, brunette, murin, s’anordir, fouteau, tieulet, se dodiner, lenticulaire, astérie, moitir, fatuaire, menterie, ghazel, serfouir, toupiller, danser la carole, chévir de, s’abonnir, s’éventiller, s’oudrir, se musser, se panader, un frelampier, la dandinette, canceler… D’archaïsmes en termes spécialisés, de régionalismes en résurrection de mots enfouis dans l’inconscient lexical de la langue française, Jean-Louis Massot nous emmène au pays des nuages dont il est un joyeux connaisseur depuis son précédent recueil Nuages de saison (1). Et comme dans ce dernier, Entre deux nuages, fait dialoguer le texte du poète et une œuvre plastique. Il s’agit, ici de nombreuses linogravures d’Olivia HB qui font du nuage une sorte d’obsession figurative imprimant chaque scène, chaque acte, chaque objet convoqués d’après tel ou tel poème. Le dialogue qui s’installe avec la figuration imaginaire de la linogravure où tous les nuages sont rouges, instaure l’objet du recueil en problème d’écriture à résoudre. Quant aux poèmes, ils offrent des solutions qui posent à leur tour la question de comment parler des nuages qu’ils soient : Altostratus, Arcus, Castellanus, Cirrostratus, l’énigmatique Cotras, Cumulonimbus, Cumulus, Cumulus humilis, Fibratus, Flocus, Lacunosus, Nimbostratus, Pyrocumulus, Stratiformis, Stratocumulus, Virgas.

Durant ce voyage dans les airs, braqués sur ce qui s’y forme et s’y enforme, les yeux oublient le regard pour laisser pénétrer chez les lecteurs et lectrices la sensation du milieu qui les entoure. Les linogravures sont là pour rappeler tout un chacun à l’expérience ordinaire du monde. Le poète parle aux nuages, s’entretient avec eux, nous entretient de ses conversations avec ces mastodontes de l’éphémère et du versatile.    

Nuages de saison portait à s’interroger sur la destination des nuages, sur le rapport entretenu entre le poème et le nuage, sur l’autonomie que leur désignation tend à assurer quand, au fond, elle n’est que l’œuvre nominative des hommes. Entre deux nuages apporte quelques réponses et ouvre de nouvelles questions :

- Si le poème va vers ses lecteurs et lectrices, le nuage va sans destination précise. Mais ce qui rassemble le poème et le nuage c’est que tous deux font des « pas » (p.22) occupant ainsi un espace. Ils se configurent dans le ciel ou sur la page. Et l’un et l’autre semblent libres, libre de droit au marché pour le poème libre de mouvement pour l’autre dont l’adjuvant, le vent, est son compère. Mais s’il n’y a pas de destination précise, n’est-ce pas que compte préférentiellement l’entre deux ? Le poème serait ainsi incident à la relation entretenue aux mots par le poète et celle qui le lie au lectorat.

- La liberté intrinsèque du poème vient de ce que le poète ne l’écrit pas pour faire une déclaration. Le poème avance mot à mot en attente de ce que les mots font advenir, comme les nuages vont en attente d’un devenir de pluie, de soleil, de vent, de tornade, de calme souverain. Que signifierait écrire sinon être en attente du chant qu’Entre deux nuages convoque maintes fois à travers les oiseaux omniprésents dans ce recueil empli de voix qui trissent, zinzinulent, jacassent, craillent, grisollent ? Les oiseaux, seuls peuvent aller à la rencontre des nuages et leurs chants est peut-être l’écho du silence des passages nuageux dans le ciel observé.

- Les nuages, par leur jeu, combattent l’ennui du bleu du ciel comme les assonances et harmonies vocales du poème cherchent au cœur du langage la puissance expressive par laquelle les humains ont pu, su et voulu se lier. La poésie combat « la misère de mots » (p.19), elle écoute passer le nuage et entend venir le chant ; elle nomme (p.51), c’est peut-être toujours sa fonction ordinaire. Dans le foisonnement inouï des dénominations des nuages, le poète cherche des liens, établit des relations entre ce qu’elles désignent dans la nature et dans la pensée humaine. C’est un dialogue à continuer, à entretenir, comme on entretient un feu, comme Olivia HB et Jean-Louis Massot s’y emploient dans ce tête-à-tête ouvert aux quatre vents de la signification.

Quand Jean-Louis Massot fait œuvre de poésie cosmique, il nous propose d’entrer dans les mots, de renouer avec les mots inhabituels. La scène nuageuse est anthropomorphique, certes. Mais elle est aussi libératrice et le choix de formes et de compositions diverses des quatre-vingts poèmes en est la preuve. Mais il y a sûrement plus. Quand le nuage passe vient le poème. Quand le poème est écrit, survient la gravure. Ni le nuage, ni le poème, ni la linogravure ne sont la source, mais ensemble ils savent se ressourcer. Ce n’est pas un hasard si les différentes catégories de nuages suscitent des formes verbales créatives différentes. C’est une correspondance si savoureuse que la lenteur et le voyage soient communs aux nuages, aux poèmes et à la gravure qui s’offre avec eux pour en établir la partition !

Philippe Geneste

Note

(1) Massot Jean-Louis, Nuages de saison, photographies Olivia H.B., éditions bleu d’encre, 2017, 67 p. 12€