Anachroniques

27/02/2022

Désir, heur et malheur de la rencontre

CAIRONI, Sophie, Petite Femme, CotCotCot éditions, 2022, 52 p. 13€90

Un chef d’œuvre que l’on hésite à classer dans les albums, préférant le ranger parmi les livres d’art. Un travail d’artiste exigeant simule un personnage, silhouette des réalités fantomatiques, glisse vers la poésie, se joue du dessin, nous plonge soudain dans la luxuriance de douces couleurs sur une forêt dense de motifs arboricoles ou sur des dessins voguant et volant, disséminés sur une page blanche. Dans cet univers imaginaire, irréel, les couleurs se miroitent en discrétion de tons. La suite des illustrations et le texte content une histoire onirique à la fois récit d’apprentissage et récit d’aventures intérieures. Couleurs, motifs, dessins radicalisent ce que dit le texte, requérant l’attention du jeune lectorat.

Le titre indique déjà la teneur du récit : de l’enfant (petite) à l’adulte (femme) soit un cheminement, un récit du devenir. L’article zéro du groupe nominal (« Petite femme ») rend concrète la présence du personnage, facilitant une relation d’identification de l’enfant lectrice. Les couleurs invitent à la contemplation, comme ce vert céladon apaisant, présent de page en page. Les tons vibrent. Par chuchotement d’évocations, les motifs se répondent. Souvent, le blanc visibilise le vide, rendant irréel le paysage qui s’anéantit en tant que thème d’ancrage de la représentation. C’est peu de dire que l’interprétation est à construire par le jeune lectorat, surtout que l’abstraction chromatique s’invite dans ces pages aériennes. Aussi, Petite femme devient-elle insaisissable.

Mais quel bonheur de lecture… Tout commence par une perte, un rêve perdu et le désir, pour le retrouver, de la quête d’un « ailleurs ». Ce lieu situé aux confins de l’imagination va devenir, au fil des pages, un « ici » où cosmos et humain se fondent en une complicité harmonieuse. Les couleurs douces, l’écriture sobre mais tendre nous font entrer dans un univers pastel aux effets aquarellés, un univers infini où voguent, voire s’entremêlent, terres et montagnes, vents et humains, fleurs et bois. Tout un univers organique s’offre, substituant aux correspondances verbales des articulations iconiques à valeurs suggestives. Le lecteur en vient à plonger sans plus de résistance dans ces diversions de sens qui mènent Petite femme au bonheur.

En effet, le voyage s’accomplit ; et le rêve se manifeste en la personne d’un animal. L’animal, c’est une image de l’Autre qui sort de l’ombre projetée de Petite femme. Cette ombre, elle-même, a pour substance la pérégrination suivie de Petite femme : sur le chemin, dans la forêt, avec la mer, auprès des plantes. L’inquiétude, l’insatisfaction d’une perte, se muent alors en bonheur. Le devenir de Petite femme s’accomplit. L’intégrité de sa personne se manifeste. Pourquoi ? Parce qu’une rencontre a eu lieu.

 

LEJONC Régis, Les Deux géants, illustrations de Martin JARRIE, HongFei, 2021, 44 p. 18€90

Régis Lejonc s’appuie sur le magico-phénoménisme de la pensée enfantine pour construire une histoire que certains diraient surréaliste, que d’autres qualifieraient de fable, mais que la forme versifiée rapproche aussi de la ritournelle. En effet, le retour régulier d’un même motif textuel, un quasi refrain, donne du rythme à une histoire centrée sur la marche de deux géants dont les pas expliqueraient que la terre tourne sur elle-même.

Les géants seraient donc comme des dieux immanents à l’ordre physique qui nous entoure. Leur position opposée sur l’extérieur du globe les empêche de se rencontrer puisque leurs pas s’effectuent à la même vitesse, en une synchronique féerie du mouvement. Martin Jarrie, qui illustre le texte de Régis Lejonc (1), a choisi des couleurs mates, un dessin stylisé, avec moult détails géométriques et une profusion de motifs. La luxuriance apparente se trouve maîtrisée par une invitation d’exploration des planches faite au jeune lectorat.

Le texte, qui occupe presqu’exclusivement la page en vis-à-vis de l’illustration, n’excède jamais sept vers. Il est formé à partir d’un vocabulaire précis, riche, mais accessible. Le rythme s’appuie sur des vers à la liberté relative, où les hexasyllabes dominent, à la fois pointant l’harmonie d’un monde et sa fragilité… Et pour cause, les cinq derniers poèmes racontent comment la marche du monde s’est enrayée le jour où les géants ont cessé de tourner dans le même sens pour que tout tourne rond.

La note positive de cet album est la proposition faite aux terriens de rester dans une même cosmologie. Jarrie représente les deux géants en un homme et en une femme soit une continuation de l’humanité. Pour autant, leur rencontre à la fin provoque le chaos et la panique. C’est une fin ouverte qui pose un enjeu tout contemporain pour les habitants de la planète.

On voit ainsi comment, la fantaisie nonsensique peut générer, par l’allégorie, une exploration poétique de l’enjeu majeur de notre temps, problématique de la planète terre sous la coupe des humains. La ritournelle, on le sait, renvoie au folklore enfantin. Et dans ce folklore, il est prêté un grand pouvoir aux mots que les enfants pensent transmissible à chaque personne… Puissent-ils être entendus en notre époque dévoreuse.

Philippe Geneste

(1) Lejonc avait publié ce même texte avec ses propres illustrations en 2001 aux éditions rouergue.

 

 

20/02/2022

Des récits généreux au cœur plein de rêves

GALING Ed., Henry, traduction Christiane Duchesne, illustrations d’Erin E STEAD, éditions d2eux, 2021, 32 p. 14€

Cet album est un récit autobiographique de la rencontre de l’auteur enfant avec le cheval du laitier. Les interprétations enfantines des réactions de l’animal projettent sur ce dernier des sentiments qui prennent forme de personnalité. En cela, l’album est particulièrement adapté pour les enfants de 3 à 5 ans, même s’il peut être lu à des plus jeunes. Le travail au crayonné et aux effets de pastel engagent l’imagination vers un univers onirique alors même que le dessin est réaliste et que les scènes rapportées le sont aussi. Les couleurs sobres estompent les traits du dessin jusqu’à créer un univers de douceur exquise non dépourvu d’un brin de nostalgie. Un album tout en tendresse est signé ici par Ed Garing (1917-2013) et l’illustratrice Erin E Stead.

 

MARICOURT, Thierry, L’Enfant, le libraire et le roi, illustrations de François PLACE, Rue du monde, 2021, 23 p. 4€50

Ce petit livre pourra être lu de 9 ans à 12 ans avec plaisir et intérêt. La composition en mise en abyme alterne l’histoire d’un petit garçon peu riche qui voudrait acheter des livres sans avoir tout l’argent nécessaire et l’histoire d’un roi, personnage de ces livres, qui se morfond dans la solitude. Une tierce personne va, dans un premier temps, retarder la rencontre de l’enfant et du roi puis la faciliter, c’est un libraire. Thierry Maricourt, qui tint la librairie Les Yeux ouverts à Amiens, au temps d’un autre siècle, fait de l’homme de métier un passeur de la littérature.

Ce petit livre, aux pages si douces qu’on les effleure à peine, aux images tendres d’un gris bleuté, qui font rêver, ce petit livre pour mains de petits, tient dans la poche, tout près du cœur. En première page, l’enfant semble si fragile sous le regard menaçant de l’homme qui le scrute et le soupçonne de vol. L’enfant a l’âge des jeunes lecteurs du roman, et c’est vrai qu’il ne possède pas l’argent nécessaire pour acheter les quatre tomes d’une histoire très troublante ; l’homme est gardien et possesseur des romans convoités, c’est le libraire, imposant et grave comme un adulte.

L’histoire qui attire tant est celle d’un roi, « le Roi du Lac gelé ». C’est en effet un vrai roi dessiné par François Place, avec une couronne et un grand manteau, qui tourne et tourne dans ses tourments tout autour d’un lac gelé, si seul, sans personne à qui confier toutes les histoires qui le portent, qui l’emportent dans ces paysages déserts. C’est un être sans cruauté, sans désir de blesser -pas comme la créature du docteur Frankenstein, née de la plume de Marie Shelley, misérable créature faite de pourriture humaine, et qui, délaissée par le docteur, méprisée, méprisable vint se venger de lui dans les plus septentrionales, les plus venteuses, les plus gelées régions du monde. Bien au contraire, le personnage du roman « Le Roi du Lac gelé », sous son apparence bonhomme, lui qui cherche sans cesse une âme amie pour l’écouter, pour lui parler, ne désire qu’un monde fait d’harmonie et légèreté. Mais bientôt, bientôt, une multitude de voix se mêlant au vent, lui font écho.

Dans la librairie, les deux personnages, le petit et le grand, ont fait connaissance, et finissent par se comprendre : l’adulte, qui n’est pas si méchant, offre à l’enfant les quatre tomes composant « Le Roi du Lac gelé ». Ces deux personnages, amoureux de lecture, se sont posés bien des questions. Comment adoucir ce pincement troublant, cette solitude qui revient, comme un sentiment de deuil, à la fin d’un roman ? Comment ne pas quitter des êtres si proches, de vrais amis, qu’un écrivain nous a donnés ? Et, comme pour l'enfant, si le dernier tome nous manque, imaginer la suite et tenter de l’écrire ?

Alors vite que l’enfant lecteur reprenne son histoire, un homme généreux, au cœur plein de rêves, et vêtu d’un grand manteau et d’une couronne d’or, écoute déjà sa voix, et l’attend.

Bien vite afin que les mots ne se troublent, que les crayons ne se cassent et que la glace ne fonde.

Annie Mas & Philippe Geneste

 

VERRIER France Les Gens de Hölmölä et la lumière / Hölmöläiset Ja Valo, bilingue français-Finnois, traduction de Lea Lagerblom, illustrations de Solène LAFERRIERE, L’Harmattan, 2021, 24 p. 10€

Ce conte est la réécriture d’un conte traditionnel de Finlande. Il concerne l’habitation. Des villageois vivant sous des tentes en peau ont l’idée de bâtir des maisons de bois. Mais ils oublient les ouvertures. Le conte explique comment ils recueillent la lumière et la pénombre pour tenter de rendre leurs cabanes lumineuses, mais en vain. Un jeune homme malin, d’un autre village, leur suggère de créer des ouvertures. Ce qui fut fait, non sans difficulté. Le conte instruit donc la problématique de l’ombre et de la lumière, du vivant et du lumineux et décrit une recherche d’équilibre entre les deux.

Commission jeune de lisezjeunesse

13/02/2022

De la compréhension du vivant

PINAUD, Florence, PIARROUX Renaud, Pourquoi les pandémies ?, illustrations d’Elodie PERROTIN, éditions du ricochet, 2022, 128 p. 13€

Ce documentaire s’adresse aux préadolescents et adolescent, mais peut être lu par des plus âgés. Il part de la situation actuelle de manière très concrète. Après une explication de la formation du mot que conforte en fin de volume un lexique très utile, le livre explique le passage de l’épidémie à la pandémie, analyse ce qu’est une maladie infectieuse, et donne de multiples exemples relativement proches afin que les lecteurs et lectrices puissent s’appuyer sur des choses connues. La notion de contamination est alors explicitée, abordant la question des origines. Là encore, l’exemple contemporain est contextualisé, facilitant la réflexion. Les moyens médicaux de réagir sont alors détaillés. Les lecteurs et lectrices se trouvent en terrain connu, mais le livre les ouvre à d’autres pandémies (Sida, Ébola). La présentation de ce qu’est un vaccin retiendra l’attention, évidemment. Le livre consacre un chapitre à l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) créée en 1948.

Ce livre, qui procède par courts chapitres, qui multiplie les questionnements en y apportant des réponses claires et nuancées, peut être lu en continu ou bien de manière fragmentaire. On voit tout l’intérêt de la présence d’un tel ouvrage dans les bibliothèques pour enfants et les centres d’information et de documentation des établissements scolaires. Il est une source précieuse d’informations mais aussi une invitation à la réflexion.

Philippe Geneste

 

BROSNAN Katie, Le Jardin du microbiote. Explore le monde étonnant des bactéries, illustrations de Kate Brosnan, Milan, 2021, 48 p 12€90

Le livre au format d’un album répond à ces questions : « Que sont les microbes ? Où sont-ils ? Sont-ils nuisibles ? Pourquoi est-ce si important de se brosser les dents ? Comment fonctionnent les antibiotiques ? En quoi les prébiotiques et les probiotiques peuvent-ils être utiles ? » Entre les microbes aux fonctions vitales et les microbes aux qualités pathogènes, le livre mène les lecteurs et lectrices (9 à 12 ans) à comprendre leur présence dans l’organisme, à partir d’exemples qui s’appuient l’expérience commune de tout un chacun. Les intestins, la bouche, la gorge, l’estomac, le système immunitaire, sont explorés avec simplicité et de manière explicative. Le choix des dessins et couleurs avec l’insertion, parfois, d’une bande dessinée, facilite l’entrée dans les informations. C’est un livre qu’on a aimé se passer les uns les autres.

 

DUSSAUSSOIS Sophie, C’est quoi la santé ?, illustrateur Jacques AZAM, Milan, 2021, 128 p. 8€90

On apprend beaucoup de choses avec ce livre en bandes dessinées. Il y a quatre chapitres : les maladies, le handicap, les soins et la prévention, les actions collectives. La quatrième partie, par exemple, ce n’est que des questions pratiques et on les connaît un peu par l’école. Là, les dessins et les textes permettent de nous remettre les idées en bon ordre. C’est pareil pour la partie sur les soins et la prévention. Moi, j’ai 10 ans et je comprends bien, parce que les textes sont simples. L’avantage, aussi, c’est qu’on peut lire dans l’ordre qu’on veut, un petit peu, de temps en temps, juste sur un sujet, et un sujet, ça fait trois pages, alors trois pages, tout le monde peut les lire. Il y a aussi des informations sur l’histoire et la santé dans l’histoire. C’est plus difficile mais ça m’a intéressé aussi.

Paul & Paulette de la commission Lisezjeunesse

 

 

LECOEUVRE Claire, COLOMBIER Chloé, Les P’tites chauves-souris, éditions du ricochet, 2021, 26 p. 9€50

Cet album, de format moyen et carré, possède une couverture aux coins arrondis afin que l’enfant le manipule au mieux. Le papier est glacé, les dessins réalistes bien que stylisés, les couleurs vives. L’ouvrage s’adresse aux petits avant l’apprentissage de la lecture comme après, disons de 5 à 8 ans. La précision des informations est assurée et l’on suit les chauves-souris depuis l’arrivée de la nuit jusqu’au lever du soleil puis du printemps à l’hiver. L’enfant va comprendre comment elles se nourrissent, comment elles s’orientent dans la nuit, pourquoi elles on les trouve dans les greniers et les grottes, où elles se cachent durant la journée, comment elles résistent au froid et à l’absence de nutrition durant leur hibernation.

A ces qualités documentaires, auxquelles les éditions du ricochet nous ont habituées, s’ajoute un intérêt vif et contemporain. La période de pandémie que nous vivons a mis les chauves-souris sous les feux de l’actualité. L’album permet de restreindre la part fantasmatique associée à ces animaux et de les replacer dans la réalité qui est la leur. Ainsi, un documentaire prend-il valeur aussi d’argument de raison au cœur des débats sociétaux. Et c’est un atout supplémentaire de ce beau livre.

Ph. G.

06/02/2022

Poésie d’aujourd’hui et d’hier

Le blog lisezjeunessepg cet an nouveau 2022, sous le signe de la poésie d’une poétesse contemporaine dont l’œuvre en cours rencontrera les préoccupations des jeunes adultes et adolescents autant que des adultes. La poésie, bien souvent, traverse les âges et les générations. Annie Mas & Philippe Geneste

Davin Sandrine, Égratignure, TheBookEdition.com, 2018, 45 p. 9€

Ce recueil de tankas poursuit la démarche entamée avec Dans La Nuit sourde (voir blog du 2 janvier 2022), et comme lui publié en 2018. A l’unité de genre s’ajoute l’unité d’un minimalisme thématique quasi identique : silence, ombre, pierre et caillou, arbre-racine-herbe. Un univers s’affirme, à chaque touche de mot, pareil au paysage reconstitué qu’offrent certaines peintures. Les correspondances de la Terre et du ciel, du cosmos et du souterrain, de l’air et de l’eau, englobent peu à peu la lecture, incluent peu à peu le lecteur dans l’espace ainsi créé.

Dès le premier poème, la mémoire est convoquée, mais éclatée en autant de mémoires que de sens. Ne s’agit-il pas de construire entre les limites du recueil une continuité qui s’affranchirait du temps linéaire, c’est-à-dire du temps subjectif ? Nous le pensons et c’est ce qui expliquerait l’absence de souvenirs. En dehors du motif de la « grange » et des « godasses » présentes aussi au cœur de Dans La Nuit sourde, la discontinuité des souvenirs est tenue en dehors des évocations. La « grange » et les « godasses » sont des métonymies de la présence du grand-père. Ces deux mots forment le fil ténu mais résistant qui retient l’imaginaire à une expérience intérieure renouvelée dans le présent de l’écriture.

Ce privilège accordé au continuum mémoriel ouvre le présent à une forme d’intemporalité. Le présent se manifeste en tant qu’expérience poétique. La poétesse plonge dans des paysages reconstruits, reconstitués, pour figurer la permanence de sa relation au grand-père au-delà de « la poussière du souvenir » p.5 (1). Toutefois, et c’est une différence notable avec Dans La Nuit sourde, l’univers qui se construit est fragile, menacé de déréliction. Le choix des adjectifs et participes passés est révélateur. Quarante-et-un relèvent de la détérioration : piétinées, décrochées, rongé, écorchée, friable, dispersés, rouillées, mauvais, trouée, abandonnée, courbaturé, gercés, mutilée, délavés, transpercée, alvéolée, décortiquées, rouillés, tombés, meurtrie, froissée, froncées, délabrée, perdues, gribouillées, décousues, grignotées etc. Trente-et-un verbes conjugués, soit la majorité, apportent des actions menaçantes : gronde, s’effacent, s’écrasent, froissent, égratignent, entaille, hurlent etc. Égratignure est plus sombre que Dans La Nuit sourde et plus sombre, aussi, que Rouillure qui paraîtra deux ans plus tard.

La relation menacée avec le grand-père, le continuum mémoriel en délicatesse d’atteinte, figurent un exil, une solitude, une séparation. Sans souvenir, hors du souvenir, la poétesse éprouve les impressions déposées par un voir tout autant intérieur que réel. Se dessine ainsi un espace d’ardente attente, où la convocation de l’immensité cosmique vient signifier l’intensité de l’instant poétique. Faire image quand ce qui est cherché ne peut advenir, ne relève pas d’un dessein esthétique mais d’une nécessité ressentie pour que vive la relation affective. La poétesse est à l’affût de ce qui viendrait rompre le silence, thématique récurrente de l’œuvre en cours, de ce qui peut inverser le processus de déréliction, de déliquescence du monde que les images apposent sur les pages. Quand la parole est à terre, quand la représentation se cherche une expression, il reste l’écriture, mode silencieux pour empêcher d’être emporté par le devenir fantôme de la mémoire jusque-là vectrice.

La poétesse ne sera jamais autant au bord du précipice de la mémoire que dans Égratignure. La relation cherchée trouve dans la géologie un allié inattendu mais qui signe, peut-être, au-delà du cas singulier d’une vie, une déshérence qui menace l’humanité :

« Et les pierres se racontent

L’histoire de l’humanité ».

Ainsi s’achève le recueil, glaçant dans son minimalisme lexical au service d’une permanence thématique : le vent érode les pierres, le silence se pluralise, les végétaux perdent racines, l’ombre se fait ombres projection hors avenir.

Philippe Geneste

(1) Pour faciliter la lecture du lecteur qui voudrait se référer au recueil, nous avons rétabli une pagination correspondant à l’ordre des poèmes. Ce choix est critiquable puisque le recueil est, conformément à la volonté minimaliste de la poétesse, non paginé, sans l’ordination qu’induit une pagination.


Biographie

PINGUILLY Yves, Aimé Césaire, le nègre indélébile, Oskar, 2013, 71 p. 5€99

Cette biographie pour les enfants d’âge de fin primaire et de collège, servira tout aussi bien aux lycéens. En sept chapitres (Le monde est jeune Paris - 1931- « Les bruits se donnent la main et s’embrassent » - Politique et poétique - Le style poétique et politique- « Le papotage hors-monde des fougères arborescentes » - Victor Hugo, Paul Valéry, Colette, Aimé Césaire - auxquels s’ajoute un dossier documentaire succinct mais éclairant), Yves Pingilly rend compte du parcours exceptionnel de cet enfant de petit fonctionnaire de Martinique, né en 1913, qui embarque pour Paris en 1931 afin d’intégrer hypokhâgne. Il y rencontre un autre étudiant noir, de milieu aristocratique, Léopold Sédar Senghor. C’est l’époque d’une intense domination coloniale de l’Afrique. L’Antillais et le Sénégalais ressentent pareillement la nécessité de l’homme noir d’affirmer sa présence, son histoire, sa filiation. Un jeune étudiant Guyanais, Léon Gontran Damas, se joint à eux : « il faut que le nègre soit lui-même et s’impose face à tous ces colonisateurs ». Le mot de ralliement, il le trouve durant leurs discussions : « négritude ». Aimé Césaire qui écrit des vers fait la connaissance d’André Breton et du surréalisme. Gaulliste durant la période Vichyste, il s’engage en politique au sortir de la guerre avec les communistes. Il sera élu maire de Fort-de-France puis député, en 1945. Dès lors, l’homme politique et l’écrivain évoluent ensemble.

En 1946 il crée la revue Présence africaine avec Alioune Diop et il publie Les armes miraculeuses. Ce recueil est un soulèvement d’images, où les genres s’entrechoquent, où, à l’image de Rimbaud, règne la parataxe et les présentatifs, où le poète recherche les carrefours et rejettent les frontières sans se dérober à la violence des temps. La poésie semble avoir pour fonction de bousculer les représentations, les idées qui menacent de s’ankyloser dans l’ordinaire de l’in-signifiance. Politiquement, il crée avec son ami de toujours, Pierre Aliker, le Parti Communiste Martiniquais. Á l’époque des luttes anti-coloniales qui secouent le Tiers-Monde, il noue une grande admiration pour Patrice Lumumba (1925-1961) acteur de l’indépendance du Congo, assassiné par le colonisateur belge (1).

Yves Pinguilly retrace chronologiquement cet entrecroisement entre l’action politique et l’action poétique. Chose rare, il permet au jeune lectorat de prendre pied dans l’écriture d’Aimé Césaire. Le travail de style du biographe est d’une exigence non pas imitative mais suggestive, qui s’articule avec bonheur avec de nombreux extraits de l’œuvre.

Philippe Geneste

(1) Voir Pinguilly, Yves, Patrice Lumumba, la parole assassinée, oskar, 2010, 97 p. et le blog lisezjeunessepg du 22/11/2015