CAIRONI, Sophie, Petite Femme, CotCotCot éditions, 2022, 52 p. 13€90
Un chef d’œuvre que l’on hésite à classer dans les albums, préférant le
ranger parmi les livres d’art. Un travail d’artiste exigeant simule un
personnage, silhouette des réalités fantomatiques, glisse vers la poésie, se
joue du dessin, nous plonge soudain dans la luxuriance de douces couleurs sur
une forêt dense de motifs arboricoles ou sur des dessins voguant et volant,
disséminés sur une page blanche. Dans cet univers imaginaire, irréel, les
couleurs se miroitent en discrétion de tons. La suite des illustrations et le
texte content une histoire onirique à la fois récit d’apprentissage et récit
d’aventures intérieures. Couleurs, motifs, dessins radicalisent ce que dit le
texte, requérant l’attention du jeune lectorat.
Le titre indique déjà la teneur du récit : de l’enfant (petite) à
l’adulte (femme) soit un cheminement, un récit du devenir. L’article zéro du
groupe nominal (« Petite femme ») rend concrète la présence du
personnage, facilitant une relation d’identification de l’enfant lectrice. Les
couleurs invitent à la contemplation, comme ce vert céladon apaisant, présent
de page en page. Les tons vibrent. Par chuchotement d’évocations, les motifs se
répondent. Souvent, le blanc visibilise le vide, rendant irréel le paysage qui
s’anéantit en tant que thème d’ancrage de la représentation. C’est peu de dire
que l’interprétation est à construire par le jeune lectorat, surtout que
l’abstraction chromatique s’invite dans ces pages aériennes. Aussi, Petite
femme devient-elle insaisissable.
Mais quel bonheur de lecture… Tout commence par une perte, un rêve perdu
et le désir, pour le retrouver, de la quête d’un « ailleurs ».
Ce lieu situé aux confins de l’imagination va devenir, au fil des pages, un
« ici » où cosmos et humain se fondent en une complicité
harmonieuse. Les couleurs douces, l’écriture sobre mais tendre nous font entrer
dans un univers pastel aux effets aquarellés, un univers infini où voguent,
voire s’entremêlent, terres et montagnes, vents et humains, fleurs et bois.
Tout un univers organique s’offre, substituant aux correspondances verbales des
articulations iconiques à valeurs suggestives. Le lecteur en vient à plonger
sans plus de résistance dans ces diversions de sens qui mènent Petite femme au
bonheur.
En effet, le voyage s’accomplit ; et le rêve se manifeste en la
personne d’un animal. L’animal, c’est une image de l’Autre qui sort de l’ombre
projetée de Petite femme. Cette ombre, elle-même, a pour substance la
pérégrination suivie de Petite femme : sur le chemin, dans la forêt, avec
la mer, auprès des plantes. L’inquiétude, l’insatisfaction d’une perte, se
muent alors en bonheur. Le devenir de Petite femme s’accomplit. L’intégrité de
sa personne se manifeste. Pourquoi ? Parce qu’une rencontre a eu lieu.
LEJONC
Régis, Les Deux géants, illustrations de Martin JARRIE, HongFei,
2021, 44 p. 18€90
Régis
Lejonc s’appuie sur le magico-phénoménisme de la pensée enfantine pour
construire une histoire que certains diraient surréaliste, que d’autres
qualifieraient de fable, mais que la forme versifiée rapproche aussi de la
ritournelle. En effet, le retour régulier d’un même motif textuel, un quasi
refrain, donne du rythme à une histoire centrée sur la marche de deux géants
dont les pas expliqueraient que la terre tourne sur elle-même.
Les
géants seraient donc comme des dieux immanents à l’ordre physique qui nous entoure.
Leur position opposée sur l’extérieur du globe les empêche de se rencontrer
puisque leurs pas s’effectuent à la même vitesse, en une synchronique féerie du
mouvement. Martin Jarrie, qui illustre le texte de Régis Lejonc (1), a choisi des
couleurs mates, un dessin stylisé, avec moult détails géométriques et une
profusion de motifs. La luxuriance apparente se trouve maîtrisée par une
invitation d’exploration des planches faite au jeune lectorat.
Le
texte, qui occupe presqu’exclusivement la page en vis-à-vis de l’illustration,
n’excède jamais sept vers. Il est formé à partir d’un vocabulaire précis,
riche, mais accessible. Le rythme s’appuie sur des vers à la liberté relative,
où les hexasyllabes dominent, à la fois pointant l’harmonie d’un monde et sa
fragilité… Et pour cause, les cinq derniers poèmes racontent comment la marche
du monde s’est enrayée le jour où les géants ont cessé de tourner dans le même
sens pour que tout tourne rond.
La
note positive de cet album est la proposition faite aux terriens de rester dans
une même cosmologie. Jarrie représente les deux géants en un homme et en une
femme soit une continuation de l’humanité. Pour autant, leur rencontre à la fin
provoque le chaos et la panique. C’est une fin ouverte qui pose un enjeu tout
contemporain pour les habitants de la planète.
On
voit ainsi comment, la fantaisie nonsensique peut générer, par l’allégorie, une
exploration poétique de l’enjeu majeur de notre temps, problématique de la
planète terre sous la coupe des humains. La ritournelle, on le sait, renvoie au
folklore enfantin. Et dans ce folklore, il est prêté un grand pouvoir aux mots
que les enfants pensent transmissible à chaque personne… Puissent-ils être
entendus en notre époque dévoreuse.
Philippe
Geneste
(1) Lejonc
avait publié ce même texte avec ses propres illustrations en 2001 aux éditions
rouergue.