Anachroniques

30/11/2025

Contre le commerce du corps

NIELMAN Louison, Virgin mojito, le muscadier, 2025, 111 p. 13€50

Aborder la prostitution et la sexualité de façon directe n’est pas, en littérature pour la jeunesse, un pari facile, même encore aujourd’hui. Le naturalisme tempéré et le glissement vers une problématique aseptisée des droits de l’homme et du civisme, qui trouve son origine dans les années 1990 (1), restent un frein à une libération de l’approche des problématiques du corps et de la sexualité à l’intérieur du secteur jeunesse de la littérature. Les éditions du Muscadier, plus que toutes autres éditions, tentent depuis des années de débloquer cette situation, ce que l’ouverture du créneau de la littérature jeune adulte semble permettre la réussite. En même temps, cette nouvelle catégorie de lectorat peut servir d’écran à celle véritablement visée de l’adolescence.

Virgin Mojito s’attache à deux problématiques. La première est celle de la sexualité saisie non pas avec la distance du documentaire, mais dans l’expérience vécue et réfractée par la fiction. La seconde est celle de la prostitution, principalement des adolescentes et jeunes filles, dont les enquêtes multiples montrent l’actualité vive et souffrante.

La première problématique est abordée par le versant de la sexualité liée à l’exaltation et la découverte de l’amour d’une adolescente. C’est un premier volet de l’intrigue, récit d’une relation amoureuse soumise à la probabilité de sa réalisation. La seconde problématique explore le versant de la sexualité sans amour, lié, ici, au besoin d’argent. Ce second volet de l’intrigue intègre au roman les thématiques dominantes du patriarcat, de la domination masculine et, chose plus rare en littérature de jeunesse, la relation entre acte sexuel et rémunération de l’acte. Le paiement porte le fondement du commerce qui est l’aliénation du corps objet d’échange.

Les deux problématiques articulées pour construire la suite romanesque de Virgin Mojito permettent d’aborder un peu les processus mentaux et affectifs en jeu dans l’amour et la sexualité. L’intérêt du livre est d’objectiver la sexualité comme procès mécanique de la chair, et d’y développer en négatif ce qui fait la relation amoureuse, le désir envahissant et réciproquement ressenti et captivant.

Une caractéristique sensible du roman de Louison Nielman est d’aborder, par la seconde problématique, le thème de la honte et de l’indignité que le commerce projette sur la jeune fille. Le roman en vient ainsi à pointer la question de l’indépendance de la jeune fille, c’est-à-dire à mettre en scène le moment où elle retourne le stigmate (2) de la « putain » qui est le moment où elle prend conscience d’être femme et sujet actif de sa vie. Virgin Mojito réussit alors à poser le rapport amoureux dans la toile des relations qui le tissent : corporels, sociaux, féminins et masculins, mais aussi relation de la personne à son être social et à son être intime et enfin, la sexualité comme rapport régi par le pouvoir politique d’une société. Ainsi, la prostitution est bien saisie, à travers l’histoire de Clémence, comme « un instrument de conditionnement et d’imposition de ce pouvoir » (3). Et comme la prostitution possède dans la doxa une dimension morale, Virgin Mojito aborde aussi la sexualité à partir de cette catégorie, qui, avec le cours contrastif de l’histoire de Salomé, étend son propos à l’ensemble des deux problématiques traitées.

Annie Mas

(1) lire Geneste, Philippe, « Les Axes de la préoccupation sociale dans le roman pour la jeunesse » dans Escarpit, Denise, La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Paris, éditions Magnard, 2008, pp.399-416. — (2) Plumauzille, Clyde, « Prostitution » dans Rennes, Juliette (sous la direction de), Encyclopédie critique du genre, Paris, La découverte, 2017, pp.498-410. — (3) Ibid., p.499.

23/11/2025

De l’humanité mise au défi de se retrouver

CRAUSAZ, Anne, L’Imagier des sens, 2ème édition, éditions askip, 2023, 56 p. 18€

Pourquoi revenir sur un album, paru il y a trois ans pour sa première édition ? Parce qu’il est encore disponible, bien sûr, mais aussi, parce que son haut niveau de création mérite d’être plus amplement connu et reconnu. À la première lecture, ne cachons pas que nous pensions que les peintures pleine page, qui donnent une empreinte sensitive à l’album, nous ont semblé être réalisées principalement à l’aquarelle. Or c’est une erreur. Anne Crausaz a travaillé les quarante illustrations de l’album à la gouache. Les transparences, les fondus, les superpositions, les glissements, les interpénétrations, les effacements brumeux, les apparitions qui s’esquissent en silhouettes assertives de personnes, de paysages, de roches, de végétaux prises dans la matière aérienne, aquatique, terrestre et de feu, signifient l’appréhension du monde par les sens.

L'Imagier des sens aborde les quatre éléments à partir des cinq sens. S'inspirant de la nature qui l'entoure, l'illustratrice revient dans ce livre au dessin à la main pour aller au plus près des sensations, à l'essentiel. Les quatre sont appréhendés au quotidien par l'enfant depuis tout petit. On apprend d'abord à les nommer. Très présents dans les premiers apprentissages, ils deviennent peu à peu tellement inhérents à nos expériences que nous n'y prêtons plus vraiment attention. Il semble pourtant plus important que jamais de les garder en émoi et de réapprendre à vivre avec – et pas contre – les éléments.

Chaque élément privilégie une sensation et c’est là que le texte intervient, orientant la lecture des images, la dédoublant en quelque sorte.

C’est l’odorat, le toucher, la vue, l’ouïe et le goût pour l’air.

C’est le goût, l’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher, pour l’eau.

C’est la vue, l’odorat, le toucher, le goût, l’ouïe pour la terre.

C’est l’odorat, le goût, le toucher et l’ouïe pour le feu. Le vœu est peut-être destiné à l’absente, la vue ?

Odorat

Toucher

Vue

Ouïe

Goût

Goût

Ouïe

Odorat

Vue

Toucher

Vue

Odorat

Toucher

Goût

Ouïe

 

Goût

Toucher

Ouïe

 

L’album récuse la répétition, chaque sens est différemment positionné dans le traitement des éléments. L’effet est d’interdire une dominante. Dans le dernier élément traité, le feu, on peut interpréter l’ellipse de la vue par un clin d’œil à la forme qui privilégie le visuel des peintures.

Chaque planche, le terme confient mieux à celui de page, invite le jeune ou non jeune lectorat à entrer dans l’imaginaire du pictural. Le texte dès le premier élément traité (l’air) l’explicite : « suivre du regard les nuages qu’il déplace et imaginer ». En conséquence, « Faire un vœu », qui clôt l’ouvrage, ne revêt aucune dimension mystique, mais bien celle d’un vouloir, celui d’exercer le pouvoir des sens et l’enraciner dans la travail pictural et graphique, dont la vue ne saurait être absentée…

Cet éloge des sens s’ancre dans une actualité où les catastrophes rappellent (devrait rappeler ?) à la conscience humaine la nécessité de prendre en compte la nature. Or, la nature se manifeste par ces quatre éléments appréhendés par les cinq sens. L’humain est un être de sensations, un être sensible, un corps et un esprit qui le pense et pense. Adressé aux petits enfants, l’album les conforte dans leur appréhension sensitive du monde et les emmène d’autant plus aisément dans ce voyage imaginaire que dessine et conte L’Imagier des sens. Le genre de l’imagier endosse le genre de l’album. Ce glissement générique équivaut à une nouvelle définition du genre : l’image et le texte se correspondent, comme dans l’imagier, à condition de saisir les correspondances dans le sens poétique, tel que Baudelaire l’a insufflé à la poésie. La correspondance est d’ordre de l’imaginaire ; l’espace mental se nourrit de l’espace physique, ils s’abouchent, s’envoûtent, se chevauchent, s’entrecroisent, s’appellent, et la personne, la lectrice, le lecteur les jouent, les rejouent, s’y projettent, les transforment sûrement, les accommodent, s’y assimilent.

Éloge des sens L’Imagier des sens est une invitation faite au lectorat à reconnaître ses émotions, à les réidentifier. Pour cela, les cinq sens multipliés par les quatre éléments proposent leur vingt doubles-pages comme une algèbre de la vie humaine sur la planète Terre sise en l’univers. Un chef d’œuvre à offrir à tout enfant, un livre à lire et relire, à goûter, à sentir, à toucher, à regarder pour entendre la pulsation des cœurs venus du fond des temps de l’humanité, une humanité mise au défi de se trouver et d’éviter les délitements où le cours du monde l’entraîne.

Philippe Geneste

16/11/2025

Géopolitique de la terre

DONY, Aurélien, Cric ! Crac ! Les taupes passent à l’attaque, illustrations Nina Neuray, CotCotCot éditions, 2025, 60 p. 16€25

Ce récit animalier fait se joindre animaux sauvages et êtres humains, préoccupation écologique de la vie naturelle et préoccupation écologique pour la vie humaine. Le travail des peintures et encres de Nina Neuray portent avec une haute intensité le propos que développe Aurélien Dony d’une plume humoristique, poétique et tendre. Le livre se lit comme un roman en prose, l’écrivain s’appuyant ostensiblement sur la poésie y compris en sa forme classique versifiée et rimée, à laquelle il mêle des vers libres. Le texte en liberté circule dans les généreuses illustrations aux tons sombres, aux formes inquiètes et perturbées, d’un réalisme joyeux pour la représentation des personnages et d’une abstraction torturée pour la représentation de la terre et des dommages qu’elle subit.

Ce qui est notoire est que jamais dans l’illustration ni dans le texte n’apparaît la cruauté de la situation. L’auteur et l’illustratrice traitent d’une question tragique, la destruction de la terre et de l’ensemble du règne du vivant qui s’y est développé, mais ils ont soin d’éviter toute fascination de l’effroi. Du même coup, la sensation engendrée par l’art d’écrire et l’art de peindre et dessiner laisse la place à l’œuvre de la cognition. Ce passage de relai est assez rare, dans un album. Mais celui-ci s’adresse peut-être plus aux lectrices et lecteurs qu’aux enfants non encore initiés à la lecture.

L’album est épais ; il s’offre avec générosité à ces jeunes lecteurs, mais aussi aux non lecteurs à qui l’adulte raconterait l’histoire. Les soixante pages content une fable écologique, une fable critique qui campe un univers d’effroi quant au rapport à la matière et de tendresse quant aux rapports qu’entretient le personnage principal avec ses congénères et autres protagonistes du règne du vivant.

La couverture cartonnée, la reliure solide, ajoutent à l’efficacité de l’histoire le confort tactile et pratique de la lecture.

 

MEYNIER Fiona, Tractopelles, CotCotCot éditions, 2025, 48 p. 17€

L’abstraction et l’ellipse peuvent-elles atteindre le jeune lectorat ? Cet album proposé avec hardiesse par CotCotCot en fait le pari. S’il y a bien le fil d’un récit, puisque se déroule « un discours intégrant une succession d’événements d’intérêt humain dans l’unité d’une même action » (1), il faut beaucoup d’imagination au lectorat pour relier entre elles les doubles pages et les événements qu’elles représentent ou qu’elles contiennent sans les représenter explicitement. Certes, les magnifiques illustrations s’interpénètrent au texte pour étayer l’interprétation de la lecture, mais bien des éléments sont en suspens. La discordance des temps entre le début et fin de l’histoire (avant 1914 ou 1915, un enfant en luge qui tombe à cause d’une bosse provenant de la présence d’une pelle ; le même enfant revenant « quelques années plus tard » – donc autour de 1919 ou 1920 – sur les lieux) et l’exposé de l’évolution des engins de terrassement depuis la première guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui, ne peut que déstabiliser le jeune lectorat (surtout que cette partie met en scène le globe-tracteur d’un certain Claude, qu’on imagine être l’enfant ayant atteint soixante ans). Cette discordance des temps a déstabilisé la commission lisezjeunesse.

Il n’en a pas été de même de l’historique documentaire par le récit, approfondi par les feutres, la gouache et la peinture à essuie-tout, qui suscite la réflexion sur la transformation du paysage, sur le travail humain effectué sur le sol, sur l’attention à porter à ce qui nous entoure pour y déceler des traces du passé, des leçons pour l’avenir aussi.

Tractopelles pourrait être nommé album expérimental pour jeune lectorat. Le travail graphique et pictural emporte une poésie saisissante, faisant primer la fiction sur le documentaire. Les strates interprétatives du livre semblent autant de paliers d’entrée qui confondent les corrélations habituelles entre le genre de l’album et les petits enfants. Tractopelles s’ouvre en âges à un large lectorat.

Philippe Geneste

(1) Brémond cité par Bya, Joseph, « Persistance de la biographie », Le Discours social. Cahiers de l’Institut de littérature et de techniques artistiques de masse, n°1, août-septembre 1970, pp.23-32 – p.25.

 


09/11/2025

Légende et fiction documentaire en bande dessinée

FERRY Luc (conception), BRUNEAU Clotilde (scénario), Tristan et Iseult 1/5 Le Château de Tintagel, POLI Didier (direction artistique), BAIGUERA Giuseppe, SMULKOWSKI (couleurs), GRELLA Paolo (couverture), Glénat, 2025, 56 p. ; FERRY Luc (conception), BRUNEAU Clotilde (scénario), Tristan et Iseult 2/5 La Blessure du Morholt, POLI Didier (direction artistique), BAIGUERA Giuseppe, SMULKOWSKI (couleurs), GRELLA Paolo (couverture), Glénat, 2025, 48 p.

Un grand soin est apporté à cette adaptation du récit de Tristan et Iseult. Dans une postface nourrie, Luc Ferry explique le choix pris de partir de l’édition de 1972 de René Louis et non de celle de Bédier « réalisée entre 1900 et 1905), la plus couramment utilisée, mais qui souffre de travers moraux étrangers à la légende dont on connaît les premières traces écrites au XIIème siècle. La version en bande dessinée proposée est donc une reconstruction à partir d’une autre reconstruction, mais elle s’enrichit de la connaissance des textes de Béroul et de l’Anglo-Normand Thomas qui écrivaient entre 1150 et 1190 (on cite généralement 1160 pour la version en vers de Thomas, et 1180 pour celle de Béroul, mais d’autres dates sont avancées). Enfin, il existe d’autres versions dont parle la postface.

Le premier tome conte la naissance douloureuse de Tristan, Blanchefleur, sa mère mourant en couche. Le père, le roi Rivalen du Duché de Léon en Bretagne, appelle son fils Tristan, où se reconnaît le mot tristesse car dit-il « Tristan portera en lui l’amour de sa mère, mais aussi la souffrance de sa perte ». Le nom synthétise la mort qui donne la vie et le futur sombre d’un amour confronté à la mort et qui en triomphera, pourtant, en s’unissant au-delà d’elle. Le défi des créatrices et créateurs est ici de donner toute son épaisseur au personnage, en le suivant dans son apprentissage de souverain et de chevalier sous l’enseignement bienveillant de l’écuyer du roi Rivalen, Gorneval. Puis on assiste à la fuite de Tristan, après l’assassinat de son père. Il se réfugie chez son oncle, le roi Mark, en Cornouaille.

Le second volume commence avec le combat contre le Morholt. Les vocabulaires de l’action héroïque, de l’exploit, de la traitrise et du merveilleux, investissent ce second tome. Pour le plus grand confort de lecture l’archaïsme du vocabulaire et de certains tours syntaxiques, un art de la sentence, organisent une distance avec l’histoire permettant au charme de la légende d’opérer. Ce volume fait une grande place aux barons félons, pourtant loyaux au roi Marc. À la fin, le roi Marc croit se soustraire à l’insistance des barons qui souhaitent qu’il prenne femme pour avoir un enfant, ce qui éliminerait Tristan du trône que lui a réservé ce roi à sa mort, en disant qu’il épouserait la femme portant le cheveu qu’un oiseau lui a apporté… Mais Tristan, qui a reconnu un cheveu d’Iseult, se propose pour l’aller quérir…

 

ADRIANSEN Sophie, Outre Mères. Le scandale des avortements forcés à La Réunion, illustrations ANJALE, Vuibert, 2023, 208 p. 24€90

Cette bande dessinée est le résultat d’un travail documentaire exceptionnellement rigoureux, auquel l’éditeur rend hommage avec une chronologie précise et une bibliographie fouillée.

La dynamique du récit tient au montage alterné des années 1970 et 1971 à La Réunion et dans la métropole française, à Paris. À Paris, le gouvernement criminalise les femmes ayant avorté ainsi que toutes celles et ceux qui les ont aidées. Le mouvement féministe se bat contre ce pouvoir patriarcal, multipliant les manifestations originales et pointant du doigt l’hypocrisie du pouvoir.

Alors qu’en France, la propagande nataliste de Debré se poursuit à l’identique des premières années de la cinquième République, à la Réunion, dont Michel Debré fut le député à plusieurs reprises (mai 1963-février 1966 ; avril/mai 1967-juillet/août 1968 ; avril 1973-avril 1978 ; avril 1978-mai 1981 ; juillet 1981-avril 1986 et avril 1986-mai 1988) un gros bonnet, avec la complicité des plus hautes autorités gaullistes, chapeaute des médecins qui pratiquent la stérilisation forcée des femmes non blanches et issues des milieux populaires. C’est le combat de femmes, de leur famille et de médecins généralistes intègres, contre ces commerçants des corps, ces notables de l’île pratiquant l’idéologie eugéniste développée aux États-Unis d’Amérique à l’encontre des femmes noires dès le début du vingtième siècle, et sur les deniers de la conquête ouvrière de la Sécurité Sociale. Le montage alterné télescope une parole du pouvoir anticonceptionnelle et anti-avortement en France à la parole du même pouvoir, via des montages louches et en faveur de la médecine privée, en faveur de la stérilisation forcée.

Le 24 février 1971 le procès en appel des docteurs Ladjadj, Valentini (anesthésiste), Leproux, Lehman, de l’infirmier Covindi et l’homme d’affaire, membre du Conseil Général de La Réunion, David Moreau, clôture le scandale des cliniques privées de Saint-Benoît (dont le propriétaire est Moreau) et Sainte-Clotilde. Moreau échappe à toute condamnation, Ladjadj et Covindi sont condamnés à la prison avec sursis, les autres médecins sont relaxés au bénéfice du doute ! Les plaignantes sont déboutées et doivent s’acquitter des frais de justice…

Ce même mois de février 1971, à l’initiative de Simone de Beauvoir paraît, dans Le Nouvel Observateur, le manifeste signé de 343 femmes déclarant avoir avorté, dans le but de forcer le pouvoir à légaliser l’avortement et à élargir la contraception.

On connaissait le trafic d’enfants créoles pratiqué par le pouvoir républicain à l’encontre des familles réunionnaises non blanches, l’épisode de la stérilisation forcée, par un cénacle de médecins et hommes d’affaires (Ladjadj et Moreau) eugénistes et raciste, ne l’était pas. Il a fallu l’enquête poussée de Sophie Adriansen pour la rendre accessible au grand public. La bande dessinée est épurée, favorisant la dynamique dramatique par une majorité de plans moyens, rapprochés, qui plongent le lectorat au cœur des sentiments éprouvés et des moments de décision de chacun et chacune.

Cette bande dessinée allie l’intelligence d’un scénario de fiction à l’exactitude documentaire, en étant servie par un art du dessin qui vise la simplicité et l’efficacité pour la représentation des faits racontés. Un chef d’œuvre de la fiction documentaire à proposer aux adolescentes et adolescents, jeunes adultes et adultes.

Philippe Geneste

 


02/11/2025

Chaque histoire à inventer, à vue d’œil

WU Hugo, Leur Regard, illustrations Pei-Hsiu CHEN, CotCotCot éditions, 2025, 44 p. 16€50

Hugo Wu écrit un texte gigogne où il tente d’approcher la relation spontanée des enfants au monde. C’est à la fois une apologie du regard naïf au sens étymologique : qui naît au monde. La culture occidentale a dérivé de ce sens l’idée de la pureté contre, par conséquent, l’impureté du regard construit par les règles esthétiques et éthiques de la vision. L’adjectif possessif « Leur » du titre marque la distance entre le regard enfantin et celui des adultes, et inscrit l’album dans la dichotomie du eux et nous.

Voilà qui n’est pas commun. Leur Regard serait alors un album pour les adultes bien plus que pour les enfants, même si ceux-ci y trouveront plus que leur compte et même si, de par le média de l’édition CotCotCot il s’adresse à eux. Leur Regard souligne combien le genre de l’album défie les frontières du répertitoire lectoral et sa hiérarchie liée aux âges de la vie. Hugo Wu transgresse ce compartimentage des âges de lecture en articulant la simplicité du texte avec une structure narrative qui repose sur des choix syntaxiques précis. En effet, les seize premières pages rassemblent huit phrases réparties chacune sur deux lignes, sauf la huitième, sur trois. Il s’agit donc de phrases courtes. La syntaxe emprunte à la langue orale : les sept premières reposent sur une topicalisation suivie de l’assertion qui l’informe. Le segment phrastique topicalisé est le champ d’application du prédicat : par exemple, dans

« Aux yeux de l’univers,

La Terre est encore toute neuve. »,

le segment topicalisé, « Aux yeux de l’univers » concentre l’apport du rhème ou prédicat « est encore toute neuve ». L’essentiel n’est donc pas dans le sujet grammatical (« la Terre ») mais dans le prédicat. Il faut disloquer l’ordre des choses pour mieux comprendre celles-ci. Ce pas de côté par rapport à l’ordre canonique est une première indication du devoir de désaccoutumance qu’ont à faire les adultes avec les normes qui régissent leur observation et leur contemplation de ce qui les entoure. La huitième phrase pose une question et y répond, c’est la seule de ces huit premières à comporter deux propositions. Mais là encore, la forme interrogative signale l’attitude relationnelle enfantine au monde, qu’il s’agit de re-trouver : questionner le monde, et user du langage comme d’un outil d’exploration et de -vélation. Toute phrase, tout énoncé, au fond, est une interrogation qui livre sa réponse. L’adulte ne saisit que la réponse, masque la question ou l’élide, l’omet, l’oublie ; l’enfant, lui, la conserve, la cultive, l’entoure de tous les soins de ses sens et du sens qu’elle peut -véler.

Et là intervient, dans la structure de l’album, une suite de doubles pages (trois en tout) où Pei-Hsiu Chen laisse libre cours à l’imagination graphique, jouant toujours exclusivement de deux couleurs, dans des planches à l’allure de sérigraphie, créations à l’ordinateurs supportant des aquarelles voire des collages. Ce n’est qu’après ce voyage en cet imaginaire imprégné des propos précédents que le texte reprend, mais cette fois-ci sous la forme d’une phrase complexe qui court sur sept pages. Puis c’est la clôture de l’album avec une phrase simple, qui ménage un effet de dislocation sur le complément, sans topicalisation mais par antéposition et mise en relief de l’adverbe « Alors ». Le dernier mot est choisi pour souligner la structure, « nouveau » c’est-à-dire que « aux yeux des enfants… tout est encore nouveau ». Les points de suspension semblent signifier l’invitation faite aux adultes de réussir, dans leur relation au monde, la transgression des âges.

 

CHEVEAU Sarah, Nuit de chance, éditions La Partie, 2023, 72 p. 20€

Voici un album rare. Il est épais, entièrement conçu au charbon de bois avec une multitude d’outils fabriqués main par l’artiste et que trois doubles pages présentent, à la manière de ces tiroirs que l’on tire au Museum d’Histoire Naturelle. Ces doubles pages sont suivies par deux autres consacrées au nuancier de bois brûlés, l’autrice donnant un nom d’arbuste ou d’arbre à chaque élément. Histoire naturelle, peinture, les deux références de l’artiste sont posées en cette fin d’ouvrage. S’y ajoutent, toutefois, et pour le souvenir, des notes graphiques silhouettant les feuilles des végétaux convoqués, elles aussi dessinées par des bois brûlés.

Quant à l’histoire, elle repose sur la vue, tout simplement, mise en abyme de la lecture. Il s’agit à chaque fois de faire se dégager de la forêt représentée et graphiée, des silhouettes qui avancent vers celle d’un sanglier onirique qui emporte au final un petit garçon, figure allégorique du jeune lecteur ou de la jeune lectrice, vers une histoire à inventer.

Philippe Geneste