Anachroniques

05/10/2025

Réalité sociale et mystère villageois, réalité humaine et mystère de soi

VIGNOLLE François, GUERRIER Vincent, Albertine a disparu, dessin et couleur Vincenzo BIZZARI, Glénat, 2025, 144 p. 25€

L’album volumineux de Guerrier, Vignolle et Bizzari puise sa motivation dans un fait divers dont les trois artistes réalisent une transposition en bande dessinée. L’effet de réel est impliqué par le sujet, la connivence avec le roman policier se dessine par l’énigme soulevée. Enrichi par le travail d’invention du scénario et la créativité du dessin et des couleurs, le fait divers prend une dimension générale, qui ne se rapproche pas du mythe mais d’une épopée des temps modernes de la vieillesse. Toute la force des auteurs est dans leur capacité à inventer une écriture du réel qui en perce la surface pour interroger une problématique sociale majeure des sociétés occidentales contemporaines. Cette problématique est celle de la solitude dans laquelle le vieillissement tend à pousser les personnes jusqu’au décrochage de leur vie comme vie sociale et de leur personne comme membre d’un village, d’un groupe social, d’une famille. Et au fond de cette problématique, tapie en ses rets, veille celle de la mort, toujours repoussée hors de la vue, hors de l’empirie humaine, hors des discussions sociales.

Même si l’on suit l’enquête autour de la disparition d’Albertine, même si des indices sont dispersés de ci de là, l’enquête policière se retourne vers les villageois et donc les lecteurs, pour initier une enquête sur l’isolement des personnes âgées. Elle pointe du doigt l’écart entre l’idéologie courante (il fait bon vivre à la campagne, tout le monde se connaît) et la réalité du fait divers transposé. L’album dit l’expérience de l’exclusion par l’oubli, celle des troubles provoqués par la forme individualisée des vies. Il développe l’expérience familiale prise entre sa fonction de conservatisme social, pilier de l’ordre bourgeois, et le délitement intérieur suscité par l’égonomie galopante des sociétés occidentales.

Dans Albertine a disparu, les clichés sont mis à l’épreuve, et avec eux les calmants sociétaux qui endorment les consciences et déforment le réel des environnements de vies. Les ragots et commérages entonnent leur rengaine, la haine sourde, les pulsions de mort, les règlements de compte, s’insinuent dans la brèche du fait divers où ces sentiments troubles trouvent leur autorisation à s’exercer. Ainsi se déploie insidieusement la sanction sociale à l’encontre d’une personne, d’une famille, d’un groupe humain. Par son personnage principal, typiquement issu du monde de la BD et du fanzine, le vernis social qui entoure le vieillissement s’écaille peu à peu, sans pour autant mettre à découvert la cloison de la vérité. C’est là travail de lectrice et de lecteur. Mais nul doute qu’à travers le peuple du fait divers se dessine une sociologie et une psychologie sociale du monde contemporain. L’album y apporte ses traits, ses couleurs et ses mots. Les dialogues puisent dans les conversations quotidiennes bien de leurs répliques et fragments de répliques. Et, richesse supplémentaire, l’album n’occulte pas le rôle de la presse dans la ferveur contemporaine pour l’élucubration sensationnaliste de ce qui touche au désordre social et que signale les drames survenus au sein des gens du peuple.

Albertine a disparu n’est pas un album à thèse, comme il existe des romans à thèses, mais il est un récit qui se fait réceptacle des interrogations sociales qui surgissent du tréfond de la conception politique de la vieillesse. Apparaissent alors nombre d’émotions négatives qui, très vite, s’emparent des curiosités divertissantes pour rappeler les normes et les interdits grâce auxquels la société peut vivre en paix.

 

LEDUC, Émilie, La Soupe au lait, éditions Monsieur Ed, 2025, 64 p., 21€

Le récit de Cécil, un être timide, solitaire et volontiers asocial, voit sa vie perturbée par un oiseau bavard, insistant, amical, blagueur, et surtout fabulateur.

Dès lors la bande dessinée quitte la description de la vie repliée sur lui-même de Cécil pour observer son comportement face à l’intrusif oiseau de fables. Grincheux, séduit, attentif, Cécil reprend vie parmi les autres, avec les autres et grâce aux autres. Mais lui aussi partagera sa vie, lui aussi créera de l’attention, de l’écoute, lui aussi saura être dans l’offrande. La Soupe au lait est un récit de la renaissance à moins que ce ne soit une allégorie de la vie humaine.

Que peut, aujourd’hui, dans un monde en guerre, la littérature ? Émilie Leduc donne sa réponse pour les enfants de six ans à qui on lit l’histoire, dès 7 à 8 ans si l’enfant est seul car, sans qu’il y ait beaucoup de textes, il y en a quand même. Le graphisme nonsensique d’Émilie Leduc, le jeu des couleurs variées, douces bien que vives, la fantaisie de l’ordonnancement en cases de la bande dessinée chassent tout ennui et stimulent sans cesse la curiosité de l’enfant pour l’histoire à venir.

Allégorique, le récit n’en est pas moins livré avec la simplicité des composants propres à l’histoire. Ici les métaphores, les comparaisons s’offrent à travers les personnages dessinés, les couleurs et les transformations corporelles de Cécil, si bien que l’enfant ne perd pas pied. Il ne perd pas pied, non plus, parce qu’Émilie Leduc utilise, entre autres techniques, les crayons de couleur, ce qui parle aux enfants. Et pourtant, c’est bien un sens figuré couvrant l’ensemble de l’album qui se construit et se construit par la lecture y compris celle visuelle des dessins.

Ajoutez, à l’intérêt propre de la création littéraire, le soin éditorial apporté, tranche en tissu, livre relié, papier épais, mat légèrement granuleux. Un beau livre.

Philippe Geneste