VIGNOLLE François, GUERRIER Vincent, Albertine a disparu, dessin et couleur Vincenzo BIZZARI, Glénat, 2025, 144 p. 25€
L’album
volumineux de Guerrier, Vignolle et Bizzari puise sa motivation dans un fait
divers dont les trois artistes réalisent une transposition en bande dessinée.
L’effet de réel est impliqué par le sujet, la connivence avec le roman policier
se dessine par l’énigme soulevée. Enrichi par le travail d’invention du
scénario et la créativité du dessin et des couleurs, le fait divers prend une
dimension générale, qui ne se rapproche pas du mythe mais d’une épopée des
temps modernes de la vieillesse. Toute la force des auteurs est dans leur
capacité à inventer une écriture du réel qui en perce la surface pour
interroger une problématique sociale majeure des sociétés occidentales
contemporaines. Cette problématique est celle de la solitude dans laquelle le
vieillissement tend à pousser les personnes jusqu’au décrochage de leur vie
comme vie sociale et de leur personne comme membre d’un village, d’un groupe
social, d’une famille. Et au fond de cette problématique, tapie en ses rets,
veille celle de la mort, toujours repoussée hors de la vue, hors de l’empirie
humaine, hors des discussions sociales.
Même
si l’on suit l’enquête autour de la disparition d’Albertine, même si des
indices sont dispersés de ci de là, l’enquête policière se retourne vers les
villageois et donc les lecteurs, pour initier une enquête sur l’isolement des
personnes âgées. Elle pointe du doigt l’écart entre l’idéologie courante (il
fait bon vivre à la campagne, tout le monde se connaît) et la
réalité du fait divers transposé. L’album dit l’expérience de l’exclusion par
l’oubli, celle des troubles provoqués par la forme individualisée des vies. Il
développe l’expérience familiale prise entre sa fonction de conservatisme
social, pilier de l’ordre bourgeois, et le délitement intérieur suscité par
l’égonomie galopante des sociétés occidentales.
Dans
Albertine a disparu, les clichés sont mis à l’épreuve, et avec
eux les calmants sociétaux qui endorment les consciences et déforment le réel
des environnements de vies. Les ragots et commérages entonnent leur rengaine,
la haine sourde, les pulsions de mort, les règlements de compte, s’insinuent
dans la brèche du fait divers où ces sentiments troubles trouvent leur
autorisation à s’exercer. Ainsi se déploie insidieusement la sanction sociale à
l’encontre d’une personne, d’une famille, d’un groupe humain. Par son
personnage principal, typiquement issu du monde de la BD et du fanzine, le
vernis social qui entoure le vieillissement s’écaille peu à peu, sans pour
autant mettre à découvert la cloison de la vérité. C’est là travail de lectrice
et de lecteur. Mais nul doute qu’à travers le peuple du fait divers se dessine
une sociologie et une psychologie sociale du monde contemporain. L’album y
apporte ses traits, ses couleurs et ses mots. Les dialogues puisent dans les
conversations quotidiennes bien de leurs répliques et fragments de répliques.
Et, richesse supplémentaire, l’album n’occulte pas le rôle de la presse dans la
ferveur contemporaine pour l’élucubration sensationnaliste de ce qui touche au
désordre social et que signale les drames survenus au sein des gens du peuple.
Albertine
a disparu
n’est pas un album à thèse, comme il existe des romans à thèses, mais il est un
récit qui se fait réceptacle des interrogations sociales qui surgissent du
tréfond de la conception politique de la vieillesse. Apparaissent alors nombre
d’émotions négatives qui, très vite, s’emparent des curiosités divertissantes
pour rappeler les normes et les interdits grâce auxquels la société peut vivre
en paix.
LEDUC,
Émilie, La Soupe au lait, éditions Monsieur Ed, 2025, 64 p.,
21€
Le
récit de Cécil, un être timide, solitaire et volontiers asocial, voit sa vie
perturbée par un oiseau bavard, insistant, amical, blagueur, et surtout
fabulateur.
Dès
lors la bande dessinée quitte la description de la vie repliée sur lui-même de
Cécil pour observer son comportement face à l’intrusif oiseau de fables.
Grincheux, séduit, attentif, Cécil reprend vie parmi les autres, avec les
autres et grâce aux autres. Mais lui aussi partagera sa vie, lui aussi créera
de l’attention, de l’écoute, lui aussi saura être dans l’offrande. La
Soupe au lait est un récit de la renaissance à moins que ce ne soit une
allégorie de la vie humaine.
Que
peut, aujourd’hui, dans un monde en guerre, la littérature ? Émilie Leduc
donne sa réponse pour les enfants de six ans à qui on lit l’histoire, dès 7 à 8
ans si l’enfant est seul car, sans qu’il y ait beaucoup de textes, il y en a
quand même. Le graphisme nonsensique d’Émilie Leduc, le jeu des couleurs
variées, douces bien que vives, la fantaisie de l’ordonnancement en cases de la
bande dessinée chassent tout ennui et stimulent sans cesse la curiosité de
l’enfant pour l’histoire à venir.
Allégorique,
le récit n’en est pas moins livré avec la simplicité des composants propres à
l’histoire. Ici les métaphores, les comparaisons s’offrent à travers les
personnages dessinés, les couleurs et les transformations corporelles de Cécil,
si bien que l’enfant ne perd pas pied. Il ne perd pas pied, non plus, parce qu’Émilie
Leduc utilise, entre autres techniques, les crayons de couleur, ce qui parle
aux enfants. Et pourtant, c’est bien un sens figuré couvrant l’ensemble de
l’album qui se construit et se construit par la lecture y compris celle
visuelle des dessins.
Ajoutez,
à l’intérêt propre de la création littéraire, le soin éditorial apporté,
tranche en tissu, livre relié, papier épais, mat légèrement granuleux. Un beau
livre.
Philippe
Geneste