Anachroniques

28/09/2025

Au cœur de la relation humaine, au cœur des rapports sociaux, Art et Langage

L’art est fabrication

MORGAND Virginie, Artistes !, illustrations de LE MOINE, Laetitia, éditions Dada, 2025, 46 p. 16€

Voici, dans la collection « Le Musée de poche », un ouvrage documentaire sur l’art, qui oscille entre imagier, documentaire, livre pratique. La sculpture, la peinture, le cinéma, l’architecture, la couture, le street-art, le design, la calligraphie, la photographie, l’illustration, sont les arts présentés. Ils le sont tous en deux temps : une double page expose les outils et comme une devinette, on peut demander à l’enfant de quel art il va s’agir ; une seconde double page présente le métier correspondant. Par exemple, l’éponge, la spatule en métal, la gradine, la gouge, le maillet, une branche, une estèque, un fil de coupe en métal, un compas droit, un compas d’épaisseur, une paire de gants, des cailloux, un ébauchoir, une pelle, une mirette, une pomme de pin, sont exposés et désignés avant que la page se tourne sur le métier de la sculptrice ou du sculpteur. Et pour les dix arts présentés, la richesse des instruments et outils est similaire. Le livre est donc dense par la découverte des outils. Ce côté pratique d’une certaine façon mais aussi documentaire de l’ouvrage en fait tout son intérêt ; la couverture fortement cartonnée, les pages épaisses, les couleurs tranchées et vives, donnent du plaisir à s’y plonger. Pour chaque métier, d’autre part, les autrices proposent une définition qui se distingue de celle convenue, en proposant aux enfants d’aller plus loin dans leur connaissance ou dans leur exploration du monde qui les entoure. Bien sûr, il y aurait grand intérêt à ce que l’enfant (le livre peut se lire du bas âge à 8 ans, voire plus si on en fait un livre pratique) puisse accéder à nombre des outils mentionnés et, pourquoi pas, puisse aussi s’essayer à certaines créations. Le livre devient alors une ressource pour les éducatrices et éducateurs de jeunes enfants, pour les centres aérés, les colonies de vacances, les écoles… Un livre riche.

Commission Lisezjeunesse avec Philippe Geneste

 

Pour les professionnels de l’enfance et de l’éducation

BLÈS Marie-France, À Coups d’éclats : la violence verbale et ses expressions. L’adulte, le bébé et la clinique, Paris, L’Harmattan, 2025, 291 p., 31€

Voici un livre qui intéressera les cliniciens, les pédagogues, les parents, les éducateurs et nombre de professionnels de la santé et des services sociaux. Marie-France Blès est clinicienne qui s’est donné pour tâche dans ce livre d’analyser les figures verbales de la violence, c’est-à-dire des tours de langage motivés par l’intention de nuire ou de blesser, de rabaisser ou de faire du mal, de détruire : impolitesse, mots grossiers, juron, injure, menace, insulte. Et cela se rencontre dans tous les peuples du monde, mais avec des variantes sociales et psycho-sociales. La violence verbale est aussi présente dans la sphère politique. Par exemple, le président Macron a érigé la violence verbale en normalité d’adresse aux classes populaires, si bien que la violence est un marqueur de sa personnalité autoritaire. Dans la société, la violence verbale accompagne les actes de cruauté, de maltraitance, d’agressivité, d’hostilité, elle est au cœur d’intention offensante, destructive ou d’anéantissement, enfin brutalité et coup s’appuient généralement sur elle.

Dans tous les cas, la violence est un rapport et son analyse ne peut être que l’analyse d’une interaction, un mode de rapport à l’autre. La violence verbale est souvent le truchement d’une justification motivante de l’acte. Avec l’insulte, par exemple, le locuteur vise à réduire l’interlocuteur à un « trait dévalorisant » (p.77).

Le livre de Marie-France Blès ne s’en tient pas là. Elle analyse aussi les formes somatiques de la violence chez les tout petits et les petits. « Les pédopsychiatres précisent que la violence serait “normale chez l’enfant avant l’âge de trois ans dans un mouvement de vie et de survie” et pour “sauvegarder la sécurité narcissique” dès lors que “tout objet externe” est vécu “comme dangereux” » (p.240) ; la violence est aussi présente dans le processus d’apprentissage du rapport aux autres, aux interdits et l’adulte joue là un rôle important. Enfin, dans une courte partie, la clinicienne brosse un état des lieux de l’usage du juron, du mot grossier, de l’insulte etc. dans le milieu de la clinique et chez des patients.

Philippe Geneste

 

 


21/09/2025

Terre et toile ou la fabulation de l’art

DOOREN Edith van, Mémoires minérales, CotCotCot éditions, 2025, 24 p. 10€90

Cet ouvrage peut être un album de petit format, un album de poche. Il peut être un conte, dont la formule inceptive « Ça se passerait » semble le pendant du Il était une fois. Mais le livre peut être aussi une suite poétique où texte et aquarelles s’abouchent en une propédeutique à la narration. Le titre lui-même laisse ouvert le choix du genre auquel rattacher Mémoires minérales. En effet, le pluriel du substantif du titre semble orienter vers une lecture séparée de chaque texte et de l’image qui l’accompagne, quand le texte occupe la page de gauche et l’image la page de droite, mais d’autres fois, c’est le texte qui accompagne l’image. Il se crée ainsi, non pas un brouillage de l’énoncé global mais une invitation à traverser les vecteurs de la fonction sémiotique (écriture, peinture et dessin). Nous y reviendrons.

Nous avons parlé de propédeutique à la narration, cela mérite quelque explication. Tout le texte est écrit au conditionnel présent. Ce temps est en conformité avec l’histoire qui vient mais qui encore n’est point advenue. C’est une histoire qui n’est pas formée, qui se forme, ou mieux dont la forme est en surcharge d’hypothèses. Et celles-ci s’offrent à l’interprétation. L’éditrice parle de « songe », on pourrait aussi parler de fabulation. Une histoire est un à venir qui se livre à la sagacité de qui la lit. Il faut au lecteur retenir en son esprit les hypothèses de sens qu’il construit, page à page, par l’interaction du dessin, des peintures évanescentes, et du texte, par l’entrecroisement de ce qui se donne à voir et de ce qui se donne à imaginer dans les propositions qui se nouent et s’enchaînent.

L’album d’Edith van Dooren semble, à chaque double page, proposer un énoncé pictural et scriptural, disons picto-scriptural, à la reflexion du lectorat, participant actif de la constitution de l’histoire. Et, depuis l’interprétation livrée en réponse, la lecture se poursuit tout autant que l’écriture reprend sa marche. Mais c’est toujours comme si l’énoncé picto-scriptural du livre allait au-devant de la réponse interprétative de son lecteur. En même temps, la double page tournée, cet énoncé peut réorienter la réponse interprétative qui ne cesse d’évoluer, aux confins de ce monde hypothétique qui se propose plus qu’il ne s’affirme. 

L’album propose de toucher à la radicalité du sens, si on accepte de nommer ainsi le moment inorganique de toute histoire, le moment où elle reste à naître puis les moments où, rassemblant des matériaux épars, elle se constitue peu à peu. Mémoires minérales serait alors un avant-texte de toute histoire où le merveilleux se poserait en horizon d’attente. Les métamorphoses qui surviennent plaident en faveur de cette interprétation, tant au niveau du dessin que des jeux rhétoriques (métaphores). Pourtant, voici que s’installe le vraisemblable romanesque de la rencontre amoureuse… somme toute, alpha et oméga de la littérature occidentale… À quel horizon s’accrocher ? Difficile à dire, sinon conseiller de revenir au conditionnel du texte, cette hypothétique fiction figurée, avec insistance, par la morphologie verbale : l’histoire élaborée par la lecture est une histoire à venir mais non advenue, toujours en horizon d’attente. Les amoureux qui se retrouvent « pour ne rien se dire » jouissent aussi comme les lectrices et lecteurs de l’horizon silencieux de la fabulation d’art. 


FAUCONNIER, Cézanne, sur la route de Cézanne, dessin et couleurs ARÉ, Glénat, 2025, 56 p. 15€50

Comment présenter la biographie d’un peintre au jeune lectorat (à partir de 11 ans) ? Dans cette bande dessinée, Fauconnier imagine une structure fondée sur la mise en abyme. Un peintre amateur, de la région d’Aix-en-Provence, et suite à la perte de son fils, s’enferme dans une compulsion de peinture sur les pas de Cézanne à qui il voue un culte. Arrive de la région parisienne, une famille monoparentale, une mère et sa fille, qui loue une maison à la sortie d’Aix vers le Tholonet. Le Tholonet, c’est le chemin de Cézanne qu’il empruntait pour peindre la montagne Sainte-Victoire.

Comme Cézanne, la petite fille de 11 ans subit le harcèlement scolaire de par ses origines et son goût du dessin et de la peinture. Elle va se nouer d’amitié avec le peintre amateur, le vieil homme silencieux mais prodigieusement fascinant quand il raconte la vie de Cézanne. Voilà le schème installé de la biographie dessinée. Aré joue d’une proximité des formes, couleurs et lumières de la peinture de Cézanne, pour envelopper le jeune lectorat dans une atmosphère, une ambiance propice à ce qu’il assimile la leçon d’une vie peu ordinaire. Comme c’est le vieil homme qui raconte, la biographie est allégée des sources que, normalement, elle doit décliner. Ce schème est celui de la biographie classique contant le roman d’une vie. Le scénariste choisit des « événements d’intérêt humain » qu’il monte en « unité d’une même action » (1). Le mouvement de la biographie, que l’auteur constitue, est celui de l’arrachement du personnage (Cézanne) à l’histoire et à la société. L’évocation de l’amitié de Cézanne avec Zola ne trouble pas ce schème mais l’agrémente d’une touche culturelle supplémentaire. C’est le mouvement individualisant de la biographie, celui qui préside, en général et classiquement, au genre. La fin de la vie de Cézanne, son œuvre complet, y « tient pour la vérité du commencement » (2).

Le discours de Fauconier est monosémique, édifiant une vie en destin. Il est servi par la magnificence des illustrations d’Aré. L’album est efficace car le jeune lectorat s’identifie ou au moins épouse durant la plus grande partie de l’histoire les sensations et sentiments de la jeune héroïne de 11 ans (ce n’est qu’à la fin qu’on la retrouve adulte, ayant trouvé une profession en lien avec sa passion de la peinture). Surtout, l’intelligence du scénario permet d’embarquer le lectorat dans l’histoire de la jeune héroïne, traitant ainsi la biographie de Cézanne sans la lourdeur d’un document soumis à vérification des références. Cézanne, sur la route de Cézanne est d’abord une fiction et ensuite se recouvre d’une biographie. Nul doute que les bibliothèques des écoles primaires et les centres de documentation et d’information auront à cœur de proposer le livre dans leurs rayons.

Philippe Geneste

(1) Bia, Joseph, « Persistance de la biographie », Le Discours social, cahiers de l’Institut de Littérature et de Techniques artistiques de masse, n°1, août-septembre 1970, pp.23-32 – p.35 ; (2) Sartre, Jean-Paul, Les ot, Paris, Gallimard 1980 (1ère éd. 1964), 215 p. – p.169.

 


14/09/2025

Par l’humour

L’humour est très présent en littérature de jeunesse. Parfois, c’est l’effet de l’univers naïf proposé par les auteurs et autrices qui le provoquent. Quoi qu’il en soit, l’humour permet d’aborder des domaines divers, parfois difficiles d’accès au lectorat visé. C’est pourquoi on peut le rencontrer dans l’album, bien sûr, afin de renforcer la joie de lire, mais aussi dans la bande dessinée, il y est même inscrit à ses origines, ou encore le documentaire.

 

Gazzellini, Adriano, Le Pélican, Kaléodoscope, 2025, 40 p. 14€50       2039 signes

L’album est le genre le plus inventif du secteur du livre pour la jeunesse. Les innovations s’y succèdent et s’y ancrent, si bien que plus la lecture est accompagnée, plus elle oriente les enfants vers une mise en regard des albums entre eux. Certes, les petits enfants ne jouent pas consciemment de l’intertextualité et certes, aucune (à notre connaissance et nous apprécierons tout démenti à cette affirmation) étude auprès d’enfants n’a été menée sur la question. Toutefois, il est certain que l’accoutumance de l’enfant aux albums ne peut que forger son éveil à des situations similaires, à des tonalités convergentes, à des compositions qui se croisent.

Le Pélican est un récit animalier autant qu’un récit à orientation réaliste. Sa spécificité est, en croisant ces deux caractères, d’ouvrir l’univers créé au surréalisme (dans le manifeste du 27 janvier 1925, les surréalistes ne parlaient-ils pas de forger « un moyen de libération de l’esprit et de tout ce qui lui ressemble » ?). C’est souvent que le surréalisme s’immisce dans le genre, de l’album, perpétuant cette école poétique (picturale aussi, mais dans une bien moindre mesure). Les dessins d’Adriano Gazzellini sont essentiellement réalistes mais d’un réalisme naïf qui glisse vers l’humour, appuyée qu’ils sont par le motif de l’histoire. Mais cette naïveté est trompeuse : les points de vue changeant, la géométrie de la composition des planches, le jeu des plans relèvent d’un art savant.

L’inouï de la situation centrale, un pélican qui se niche dans la chevelure abondante et bouclée de Madame Marceline, introduit l’humour en même temps qu’autour d’elle se structure l’intrigue.

Le jeune lectorat rit, rit de Madame Marceline, rit de la posture du pélican, planche après planche, s’amuse de la situation suffisamment pour accompagner la révolte de l’héroïne-nichoir de pélican. Le coup de théâtre, qui est un coup de colère, va renverser la situation introduisant une morale à la fable : l’excentricité dépend du jugement des autres et de nouvelles normes de coiffure, d’existence, de comportement social peut donc se transformer. Il suffit que la situation se reproduise… à bon jeune lectorat salut pour saisir ce dernier trait….

Philippe Geneste

LAHOCHE Salomé, Ancolie, Glénat, 2025, 128 p. 23€

Du scénario au dessin, Salomé Lahoche orchestre, assistée à la couleur par Thaïs Guimard, à l’ensemble de l’œuvre. Sa bande dessinée s’adresse aux filles et garçons en âge de préadolescence et d’adolescence, et peut être lue par de plus vieux. Il y est décrit la vie d’une sorcière reine des gaffes et qui est en passe de perdre son statut… Car le livre détaille savamment les règles de l’art et surtout de la corporation. Pour ne pas sombrer, Ancolie va alors fomenter une technique de « bonne » sorcière, venant enrichir la figure féministe d’une figure et anti-sexiste et sociale luttant contre les inégalités. Elle met au point, enfin, un sortilège de la compassion censé sauver le monde. Le dessin, très fanzine, est saturé de traits, de détails avec, en moyenne, un grand nombre de cases par planches et une multitude d’inventions graphiques. Le livre s’achève sur une utopie en bande dessinée muette.

Commission lisezjeunesse

 

TER HORST Marc, Prout, la planète se réchauffe ! illustratrice Yoko HEILIGERS, Milan, 2025, 32 p., 11€90

Parler du réchauffement climatique aux petits, à partir de 5 ans, n’est-ce pas une gageure ? L’illustration joue, ici, un rôle majeur pour rendre accessible et attrayant l’album de beau format. L’illustratrice joue de la stylisation et du réalisme, crée des montages judicieux et humoristiques, traite les images avec des couleurs sobres bien que contrastées, jouant avec les arrières fonds qui souvent réfèrent à une part du discours verbal sur eux surimposé.

Quant au texte, Marc Ter Horst n’arrive pas à introduire les problématiques dialogisantes. Son discours se cantonne alors à celui, officiel, cherchant à rendre crédible une lutte écologique contre le réchauffement climatique dans les conditions actuelles de l’économie capitaliste, en changeant, seulement, quelques critères. Ce discours parie sur la science. Par exemple, il est écrit qu’« il existe de plus en plus de solutions pour diminuer l’épaisseur de la couche de gaz », mais il n’est pas écrit que de plus en plus la planète s’enfonce dans l’intenable des pollutions en tous genres. L’auteur semble convaincu que la responsabilité du réchauffement climatique repose sur les individus (« Plus nous serons nombreux à agir, plus nous serons efficaces ») : mais peut-on faire l’impasse sur la discordance entre les pays riches qui polluent sans restriction pour conserver leur mode de vie et les pays pauvres ? Peut-on faire l’impasse sur la responsabilité première des États, des organismes internationaux et peut-on ne pas s’interroger sur les intérêts de qui ces derniers agissent ?

Alors, c’est sûr, parler du réchauffement climatique dans un album documentaire qui nécessite de l’argumentation, est une gageure quand il s’agit de s’adresser à de petits. Le problème est que la simplification efface la vulgarisation et risque à tout instant de tordre le cou à la vérité des faits.

Commission lisezjeunesse & Philippe Geneste

 

 


07/09/2025

Justesse biographique et liberté de création

PERNA Fabrice, Mercader. L’assassin de Trotsky, tome 1, dessin Stéphane BERVAS, couleur Christian Lerolle, Glénat, 2024, 56 p. 14€95 ; PERNA Fabrice, Mercader. L’assassin de Trotsky, tome 2, dessin Stéphane BERVAS, couleur Christian LEROLLE, Glénat, 2025, 56 p. 14€95.

La bande dessinée est un thriller autant qu’un roman d’espionnage traditionnel. Les dessins de Stéphane Bervas guident le lectorat vers ce dernier genre, dès les premières planches. Tout part d’un suicide apparent, puis des identités multiples du mort. L’identité est la première piste thématique générale poursuivie par le scénariste Fabrice Perna : Raymond, Jacques Mornard, Franck Jackson ou encore Ramon Mercader. Mais on n’est pas à Mexico en 1940, lieu et année de l’assassinat de Trotsky orchestré par le régime stalinien, mais à Prague en 1978.

Quel est donc cet homme suicidé, détenteur d’un manuscrit qui semble accréditer qu’il serait le fameux Mercader, ex lieutenant de milices en 1937 en Espagne, où il est recruté et formé comme agent des services secrets russes avec pour mission de tuer Trotsky ? On le sait, Mercader avait été envoyé à Paris, où il séduit Sylvia Ageloff. Celle-ci est une adhérente américaine de la Quatrième Internationale (constituée par les trotskistes), qui côtoie le vieux révolutionnaire.

Sont présents aussi dans la bande dessinée, les habitués de la villa-forteresse de Coyoacán dont le couple Rosmer, des communistes staliniens mexicains, la mère de Mercader, la communiste catalane Cardidad, le compagnon de celle-ci, Leonid Eitingon dirigeant du NKVD, les services secrets staliniens. Caridad entretient une relation manipulatrice avec son fils, qui lui est passionnément attaché, ce qui donne lieu à la part de fiction particulièrement aboutie de Perna à partir d’une interprétation psychanalytique…

Très documentée, l’œuvre de Perna et Bervas, colorée par Lerolle, rend compte de l’attentat échoué du 24 mai 1940, en traitant la thèse de l’auto-attentat à laquelle penche la police mexicaine. Leur œuvre présente enfin sobrement la séance de travail supposée entre Mercader et Trotsky dans son bureau, le 20 août 1940, où Mercader assassine Trotsky d’un coup de piolet.

La bande dessinée introduit aussi à la compréhension par Trotsky, de la bureaucratie stalinienne comme « la clique totalitaire du Kremlin qui s’appuie sur « les prétendants à la domination totalitaire »[1]. En mêlant récit historique et intrigue policière, Perna rend vivant un épisode sanglant de la contre-révolution stalinienne en URSS, particulièrement symbolique de par la personnalité de la victime. Perna crée des personnages non historiques pour personnages principaux. Le policier, Pavel, par exemple, qui veut découvrir les ressorts complets de l’affaire, est lui-même suivi par le KGB et les services secrets tchèques staliniens à l’époque. En mettant en avant des personnages fictifs, Perna insuffle une intrigue qui sollicite lecteur et lectrice. Perna joue aussi des pistes interprétatives où il se trouve en liberté de création. Ainsi, explore-t-il la relation de Mercader à sa mère, ébauchant une hypothèse psycho-affective à la source explicative de son acte. Mais l’hypothèse reste intelligemment à l’état d’hypothèse, le récit historique, alors relançant l’histoire. C’est ce va et vient de la fiction pure à l’accréditation historique des épisodes narrés et dessinés qui donne toute sa dynamique à l’œuvre. Lecture agréable, il s’agit aussi d’une lecture instructive mais aussi d’une lecture qui entretient une mémoire révolutionnaire contre le totalitarisme dont parlait déjà Trotsky, et dont l’actualité ne se dément pas, sous des oripeaux politiques très divers.

Philippe Geneste

Nota Bene : En complément de la bande dessinée, recommandons Broué, Pierre, Trotsky, Paris, Fayard, 1988, 1105 p. ; Broué, Pierre, L’Assassinat de Trotsky, Paris, éditions Complexe, 1980, 192 p.

 Note

[1] Trotsky, Léon, Œuvres, juin 1940- août 1940, tome 24, publiées sous la direction de Pierre Broué, introduction et notes de Pierre Broué, Paris, 1987, Publications de l’Institut Léon Trotsky401 p. – p 313.