Anachroniques

27/04/2025

De la catastrophe à la cata…

Il y a bien sûr les catastrophes naturelles, mais il y a aussi celles que la vie de famille provoque et puis, il y a celles que l’on fomente à l’intérieur de soi, que l’on essaie de combattre, et que parfois on évite parce qu’on en a surmonté les causes. Dans tous les cas, il est bon de mettre en question les catastrophes, afin d’y répondre en conscience, en connaissance des causes, pour le mieux être personnel et collectif. La catastrophe est une question sociale.

 

FIGUERAS Emmanuelle, Les Catastrophes naturelles en questions, illustrations de Margaux DUPONT, Aronne Nembrini, Milan, 2025, 40 p. 9€20

Alors que l’actualité et le quotidien des jeunes sont traversés par les catastrophes naturelles, voilà un livre qui fait le point. Les autrices s’adressent aux enfants de l’école primaire et des classes de sixième et cinquième de collège. Les illustrations mêlent photographies, dessins, et des pictos réalistes. La volonté est d’être clair et c’est une réussite. Seize questions structurent l’ouvrage : Qu’est-ce qu’une catastrophe naturelle ? Depuis quand y en a-t-il ? Quelle a été la plus grande catastrophe ? Quelle catastrophe a provoqué la disparition des dinosaures ? Pourquoi la terre tremble-t-elle ? Comment sauve-t-on les gens pendant un séisme ? Qu’est-ce qu’un tsunami ? Comment se protège-t-on des catastrophes naturelles ? Comment les cyclones fonctionnent-ils ? Par quoi les feux de forêt sont-ils provoqués ? Pourquoi y a-t-il des avalanches ? Un orage peut-il déclencher un incendie ? Y a-t-il plus de catastrophes avec le réchauffement climatique ? Qui surveille les catastrophes naturelles ? Pourquoi les gens vivent-ils près des volcans ?

Chaque question est traitée par une double page en trois paragraphes accolés à une illustration avec un pictogramme qui signale le sujet du texte (dégât, histoire, inondation, énergie, avalanche, volcan, comment ça marche, tempête, métiers, prévention etc.)

Un livre accessible pour la tranche d’âge visée, très visuel, avec des exemples récents, qui vient informer sur le monde comme il va mal.

 

MARTINIÈRE Damien, Trompe-l’œil, dessins Paul BONA, éditions Jungle Ramdam, 2024, 128 p. 19€95

La bande dessinée a fait un tabac dans la commission lisezjeunesse des préadolescents et adolescents. Le dessin stylisé mais sans excès, le travail des couleurs cherchant le contraste, la saturation, souvent, ne se retenant pas sur l’invraisemblance, le dessin nerveux, jouant des cadres et des angles de vue, variant les plans, et, enfin, les portraits où l’humour domine même dans les situations les plus tragiques, tout concourt à saisir le lectorat du début à la fin de l’histoire sans pause.

Trompe-l’œil est à la fois un roman graphique policier à dimension sociale et une suite biographique de perdants absolument pas magnifiques. Certains sont attachants, tous sont embarqués dans une voie sans issue, par bêtise pour les uns, par fatalité pour les autres, par mauvais choix pour d’autres encore. Qu’un des supports de l’histoire soit le trafic de faux tableaux ajoute à l’intérêt de la lecture pour l’art pictural… de Paul Bona. Le scénariste Damien Martinière a soigné la vitesse de son récit, jouant sur quelques itérations, évitant les rétrospections, s’amusant des rêves d’avenir de certaines héroïnes ou rendant, par eux, le faussaire attachant.

Et puis, Trompe-l’œil est un roman familial dont la faillite touche les sensibilités et nuance même la psychologie de personnages qui n’ennuient pas le lectorat par leurs introspections intimistes.

Pour singer l’épigraphe du chapitre 3, quand on peint une grande BD, quoi qu’il fasse, le lectorat est dedans. Avec cette différence que la bande dessinée oblige à prendre le contre-pied de l’épigraphe du chapitre 2 : cette histoire se dit avec les mots qui soulèvent la raison de les peindre, à moins qu’elle ne se peigne en dessins qui soulèvent la bonne raison de les parler.

 

JUNG Jinho, 3 Secondes pour plonger, CotCotCot éditions, 2025, 40 p. 17€

Cet album peut être destiné aux petits. Ceux de la commission Lisezjeunesse se sont amusés des images à caractère géométrique, qui jouent avec les lignes et les espaces pour construire un univers saturé d’escaliers, donc de passages et de voies pour cheminer. Le personnage qui monte au plongeoir les ravira. Et le plongeon les a fait éclater de rire. Avec eux, la lecture simultanée du texte ne s’impose pas nécessairement, elle peut très bien attendre la première découverte complète de l’album. Il est intéressant de voir les petits lecteurs ou les petites lectrices s’étonner devant les pages réalisées avec de la perspective, une grande étrangeté pour ces enfants… Les pages qui reposent sur le jeu des diagonales anticipent sur l’éloignement en profondeur du petit héros et creusent l’espace, sollicitant chez les jeunes lecteurs et lectrices le cheminement en cours du petit garçon.

Avec des moins petits, l’album est le prolégomène au monologue intérieur. Le personnage se parle à lui-même tout en montant au plongeoir. Il récapitule ses peurs, les situations qui le mettent mal à l’aise, ses difficultés à l’école… Durant son périple, il fait quelques rencontres, mais ce n’est que pour confirmer sa personnalité timide, peu hardie. L’album prend alors une coloration morale, surtout que l’enfant se trouve enhardi arrivé tout en haut du plongeoir en compagnie de camarades solidaires qui lui donnent l’envie de plonger. La solidarité, la socialisation sont les garantes de la réalisation personnelle du personnage.

Cette double lecture de l’album est aussi permise par un travail graphique sobre, au stylo à encre noire pour les contours, au motif des escaliers réalisé aux tampons de papier et aux couleurs mise à l’ordinateur. Cette sobriété s’accompagne d’une grande douceur qui sied au personnage qu’on imagine ne pas aimer être brusqué. Et c’est aussi le propos de l’album tenu sans didactisme à partir de la situation où le personnage s’incorpore. Douceur, sobriété, 3 Secondes pour plonger est un album qui soulève un rejet de la compétition et de la concurrence : « Mais, moi, gagner, ça ne m’intéresse pas, parce qu’alors quelqu’un doit perdre. » C’est à nouveau le point de vue de l’autre qui vient étayer le point de vue personnel.

Philippe Geneste

 


20/04/2025

De la vie domestique et de ses échappées artistiques

KALKAIR Cookie, Les réseaux sociaux et nos ados, Steinkis, 2024, 124 p., 18€

Comme dans sa bande dessinée précédente (1), l’auteur s’adresse aux adultes pour les conseiller sur l’usage que leurs enfants font des réseaux sociaux. Pareillement, il s’appuie sur sa propre connaissance des réseaux sociaux et sur des recherches dont il fait part de manière simple et humoristique. La bande dessinée est à la fois une description de leur fonctionnement et une réflexion sur leur utilisation à partir de pratiques avérées et observées. Cookie Kaldair ne manque pas de conseiller les parents. Il leur fait part d’astuces pour avertir les enfants de tel ou tel danger possible. Il est question de la gestion du temps impliquée par l’usage des réseaux sociaux, de la problématique de l’estime de soi avec ses aspects sociaux, psycho-sociaux et de santé, de la toxicité en ligne. Le livre est un guide qui n’a pas réponse à tout et qui le dit, mais qui pointe les enjeux par la pratique afin de pouvoir discuter avec les filles et les garçons en âge d’adolescence et de préadolescence.

Comme l’écrivait Milena dans la recension du précédent opus de Kaldair chez Steinkis, « l’auteur (…) explique très bien en utilisant des exemples concrets. ». Surtout, s’il dédramatise l’utilisation des réseaux sociaux, il souligne l’engrenage et s’interroge : « Pour l’instant, tout va bien, on fait les malins, on en consomme, toute la journée, on en file à nos enfants, on tousse un peu mais bon, on continue. Mais dans 10 ans, on va se rendre compte qu’en fait ça nous tue à petit feu, mais là ce sera trop tard et on mettra des petites bannières sur Insta disant “Les réseaux tuent”. Mais les gens continueront quand même… ». 

Commission Lisezjeunesse

(1) Kalkair, Cookie, Les jeux vidéo et nos enfants, Steinkis, 2023, 128 p, 18€. Lire la chronique que consacre à la bande dessinée Milena Geneste-Mas sur le blog du 21 mai 2023.

 

GRAAF Julie de, Un Livre plein de maisons, illustrateur Pieter VAN EENOGE, éditions Grand Palais RMN éditions, 2024, 64 p. 24€90

Nul doute que ce livre de grand format (24,5 x 34 cm), magnifique livre-cadeau pour les fêtes, ravira les enfants d’âge de l’école primaire et des premières classes du collège. L’autrice présente des maisons hors du commun, les met en correspondance parfois avec des formes pluriséculaires de construction, raconte le processus de leur invention et les circonstances qui ont présidé à leur édification. Les illustrations mettent en scène le texte explicatif en privilégiant l’humour, mais aussi le réalisme pour que les enfants puissent se représenter lesdites maisons ; on y trouve les maisons igloo de R. Buckminster Fuller en face des igloos traditionnels, on y découvre la hutte d’amour qui a inspiré les penthouses de New York, on s’étonne devant les maisons en plastique, l’ingéniosité des maisons sur pilotis ou les maisons flottantes dans plusieurs régions du monde, on se surprend dans un palais bulle. On y croise des artistes, des architectes, et on comprend que la plupart des maisons traditionnelles appartiennent à la créativité de leurs peuples.

Un Livre plein de maisons est un ouvrage savant, composé de quatre parties d’un peu plus de dix pages chacune, et correspondant à ce qui est plus particulièrement traité : Matériau, Forme, Espace(s), Art. Une carte rassemble toutes les maisons présentées, ce qui est une aide précieuse et en même temps un instrument propice à la connaissance circonstanciée. Elle est aussi une preuve tangible de la présentation des éditeurs : « Un livre essentiel pour apprendre à habiter le monde ».

 

LAMBILLY Élisabeth de, CHARDEAU-BOTTERI Stéphanie, Gustave Caillebotte, Grand Palais RMN éditions, 2024, 48 p. 13€50

Cet album pour la jeunesse sera lu avec intérêt par tout amateur de l’histoire de la peinture. Les autrices mettent en regard la vie du peintre avec certaines de ces peintures. Mais plus que de simples correspondances entre la création et la biographie, le texte analyse les œuvres choisies. L’album met l’accent sur le solide jugement esthétique de cet artiste, mécène aussi des peintres impressionnistes avec lesquels il ne cessa de mener le combat pour la reconnaissance de ce qui devint une école aux œuvres mondialement recherchées.

Grâce au texte, le jeune lectorat s’initie à la facture picturale de Caillebotte, son art du point de vue, ses hardiesses, l’influence de la photographie dont son frère Martial était un amateur praticien éclairé. L’album invite à interroger le lien entre le réalisme et l’impressionnisme. Le glossaire copieux mais non pesant est une aide précieuse pour le jeune lectorat qui peut aussi approfondir sa lecture grâce à une série de questions et autre invitation de recherche au cœur du livre.

Quand l’ouvrage est paru, une exposition « Gustave Caillebotte. Peindre les hommes » se tenait au musée d’Orsay. Nul doute que le travail d’Élisabeth Lambilly et Stéphanie Chardeau-Botteri fut une bonne introduction à sa visite.

Philippe Geneste

13/04/2025

Le nom, l’autre et soi

WLODARCZYK Isabelle, Chuchotis de sable, illustrations d’Agnès EYMOND, S’éditions, 2015, 36 p. 11€

Cet album est toujours disponible et c’est un très bel album pour enfants dans la lune comme pour tous les autres. La composition est stricte : des poèmes brefs sur fond blanc, en page de droite, les encres d’Agnès Eymond en page de gauche. Au texte la suggestion onirique et l’insistance à laisser vaguer son imagination ; au dessin la mise en lien de la succession des doubles pages. L’album renverse le rapport habituel où l’illustration saisit une part du texte pendant que ce dernier assume l’histoire. Ici, c’est l’inverse, mais à condition de comprendre que l’un ne va pas sans l’autre, que la suggestion textuelle invite à l’onirisme dont le graphisme réalise le déploiement en un racontage subtil.

Tout, dans Chuchotis de sable, texte comme image, correspond au titre : finesse, délicatesse, élégance, richesse moirée du sens. Les échos comme des rimes intérieures de la composition appellent à la formation de couples. Ainsi, le premier texte, sans image, suggère, à côté une situation de personnage solitaire, un mirage c’est-à-dire sollicite l’imagination. La double page qui suit joue de l’ambiguïté entre la silhouette d’un enfant et son ombre, entre réel et virtuel. De même la deuxième double page ou un couple de moula-moula (nom donné dans le désert au Traquet tête blanche) se dédouble en ombre. La troisième double page met en présence des traces de pied des oiseaux et le pied écorché de l’enfant.

Cette introduction dans l’histoire signifie, assez clairement, un désir de rencontre. La page sans image puis la quatrième double page et son image réalisée en plan rapproché, la cinquième double page et la sixième, nous mettent en présence de l’enfant qui fomente un rêve de rencontre. Dès lors, l’imagination emporte le lectorat et l’univers onirique prend contact avec le reste du monde. La septième double page est une imitation fine du chant intime qui habite l’enfant. La métamorphose du désert s’amplifie alors jusqu’à ce que survienne l’âme sœur : le désert et le monde s’interpénètrent, deux êtres se rencontrent, une amitié est née.

C’est un album magnifique, doux, délibérément intimiste mais qui délivre un chant de grande humanité. L’imagination au pouvoir… semble-t-il déclarer à notre époque ensanglantée et devenue braillarde de chants de guerres. Un chef d’œuvre de poésie et de graphisme qu’il serait dommage de ne pas offrir à la lecture dès l’école primaire jusqu’à bien au-delà : la poésie n’a pas d’âge…


BAUM Gilles, Le Surnom, Mercès GALI, amaterra, 2024, 40 p., 15€90

Cet album traite du surnom empathique, de celui qui permet de faire groupe, qui est une reconnaissance de la personne par ses pairs. Intelligemment mené par Gilles Baum, l’historiette de Blaise interroge le jeune lectorat sur la réalité de ce que pense le petit garçon : avoir un surnom sert-il à « s’inventer mille personnalités » ? Peut-on vivre sans surnom : « il me faut absolument un surnom. Le surnom totem, mon blason » ? Et il est vrai que : « un surnom c’est sérieux ».

Mais, au fait, pourquoi Blaise ne se satisfait-il pas de tous ces surnoms que ses parents aimants lui donnent : « fiston », « chaton », « mon Loulou-Roudoudou » ? Pour sa sœur, on le comprend, elle le surnomme « Crotte-de-Nez » … Mais, est-ce que Blaise ne chercherait pas à travers un surnom, une notoriété ?

Bref, pour tout savoir sur le rapport de Blaise au surnom, le mieux est encore d’aller lire le livre de Gilles Baum et Mercès Gali. L’humour des dessins est une garantie contre l’ennui, la lassitude. Et puis Mercès Gali nous rend bien sympathique ce petit Blaise. On en vient d’ailleurs à espérer d’autres albums au sujet du surnom, parce que si cet album traite d’une catégorie de surnom, il en existe bien d’autres. Et on sait combien le surnom est important, ça, Blaise l’a compris, combien il peut rendre fier mais aussi combien il peut faire chavirer dans le cauchemar. Le choix de Gilles Baum et de Mercès Gali est ici de faire rire et sourire tout en portant le jeune lectorat ou regardeur à s’interroger sur le langage de la dénomination.

Philippe Geneste

06/04/2025

On ne fabrique pas l’autre

CANNAVÒ Marco, Frankenstein. Au nom du père, dessin et couleurs Corrado ROI, d’après l’œuvre de Mary Shelley, Glénat, 2025, 112 p. 22€50

« Une espèce nouvelle me bénirait comme son créateur. Combien de natures heureuses et excellentes, me devraient l’existence ! Aucun père n’aurait jamais aussi complètement mérité la gratitude de ses enfants que moi je mériterais la leur ». (Ainsi s’exprime le personnage du savant Victor Frankenstein, au chapitre 3 du livre de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne)

Cette adaptation dessinée est une exploration du sous-titre du chef-d’œuvre de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne. Marco Cannavò avec la complicité de Corrado Roi, se centre sur la relation entre le désir du savant Victor Frankenstein à créer la vie et l’inconnu de la créature qui en naît.

Pour ce faire, Marco Cannavò fait intervenir le savant italien Luigi Galvani (1737-1798) à travers la figure de son neveu. Galvani avait expérimenté l’effet de l’électricité sur les muscles d’êtres vivants. Marco Cannavò introduit aussi le savant Frederik Ruisch (1638-1731) spécialiste de la conservation des cadavres et de la momification. À travers Ruisch, c’est le poète italien Léopardi qui s’immisce dans les références de l’histoire de la bande dessinée (1). L’histoire, certes à distance, convoque aussi La Vénus d’Ille de Prosper Mérimée.

Quant à Corrado Roi, il ramène à la surface de l’histoire le Dracula de Bram Stocker ainsi que l’atmosphère propre au roman gothique anglais. Bien sûr, il joue aussi de l’imagerie de la peur dès la couverture : squelettes, monstre, et nom de Frankenstein. Le dessin, les lavis, les jeux entre le noir et le gris et le blanc, façonnent une atmosphère de mystère et d’épouvante. Le graphisme correspond à la collection où paraît le volume, « Les classiques de l’horreur ». Le lavis noir et blanc, l’expressionnisme des dessins (choix des lieux typés, torturés ou oppressants qualifiant moralement voire psychologiquement les personnages, jeu du clair et de l’obscur, action des ombres accompagnant le mouvement rendu inquiétant), la faveur donnée aux plans moyens et rapprochés, instruisent un récit sombre, un récit d’action au rythme enlevé.

Enfin, création textuelle et création graphique entretiennent des rapports évidents avec le cinéma, de Norferatu aux films consacrés à ou dérivés de Frankenstein, mais aussi la production cinématographique sur les zombies. Toute cette intertextualité foisonnante renvoie au fond à la complexité du personnage de la créature qui porte sur son corps les traces de son origine cadavérique et celles des objets utilisés pour son montage par Victor Frankenstein. Fait remarquable est le soin entretenu par Corrado Roi de tenir à distance la figure du Frankenstein incarné par Boris Karlov… La complexité du personnage en ressort magnifiée, créature vivante faite d’organes morts, c’est-à-dire figure symbole du mort-vivant.

S’il y a des gros plans, c’est sans abus car l’œuvre de Cannavò et Roi vise la réflexion à partir du fantastique et au-delà de la peur. De plus, ce Frankenstein. Au nom du père ne joue pas que sur l’émotion. L’adaptation joue de l’actualité de l’interrogation centrale de Mary Shelley quant au progrès scientifique et à ses dérives. Dans quelle mesure la science peut-elle s’affranchir d’une éthique de l’humaine condition ? Aujourd’hui où le clonage, les mères-porteuses, la procréation médicale assistée, la sélection génétique des embryons sont devenus des réalités, le mythe de Frankenstein trouve à nouveau de quoi s’imposer. 

L’œuvre de Marco Cannavò et Corrado Roi ne réduit pas, comme il est souvent de coutume en bande dessinée, la trame dramaturgique du roman de Mary Shelley aux événements qui la composent, ni aux seules péripéties que la postérité a retenues pour en faire des symboles liés à la situation sociale. Aussi, plutôt que d’adaptation, il serait plus juste, suivant en cela la classification proposée par Gérard Genette dans Palimpseste (2), de parler de transposition du roman en bande dessinée. Mais on ne peut pas dire, ici, que le motif stylistique qui transporte le texte du registre de la littérature à celui de la bande dessinée s’identifie au passage à un registre jugé moins soutenu, celui de la bande dessinée. Frankenstein. Au nom du père est un chef-d’œuvre graphique et vient titiller les adaptations littéraires dont il dépasse bon nombre par son exigence de composition et la richesse de l’intertextualité. Et ceci d’autant plus que, grâce au dessin, la bande dessinée ajoute une dimension nouvelle à l’œuvre ainsi retravaillée.

C’est ainsi que, comme il est dit au début de cette chronique, Frankenstein. Au nom du père vient enrichir le mythe qui s’origine dans le roman, mythe de l’homme prométhéen. Parmi les enrichissements, il y a l’approfondissement du thème de la solitude : « Je suis méchant parce que je suis seul » ; « Tout le monde a droit à une compagne pour son cœur, même les bêtes ! Moi seul suis destiné à la solitude » dit la créature. Et ce thème est étroitement articulé à celui du rejet, de l’expulsion, de la discrimination : « Tous les êtres doués de raison vivent, comme c’est leur droit, leur propre bonheur. Mais moi, il m’a été brutalement refusé. Les humains ne veulent rien partager avec ce que je suis, une créature horrible et difforme ».

Un premier réseau thématique se structure ainsi au fil des planches : peur, rejet de l’autre, solitude et donc désir de l’autre, quête du bonheur sur la terre. Et ce réseau s’articule à un second auquel il doit, d’une certaine façon, son déploiement : volonté de savoir, désir de dominer la nature et l’engendrement de la vie, institutions humaines et leur envers (catacombes, expérimentations, secrets). Cette articulation est si forte qu’encore aujourd’hui, la plupart des gens croient que Frankenstein est le nom de la créature et non du savant créateur.

Frankenstein. Au nom du père allie la dynamique de l’effroi et l’interrogation de la solitude, dans une interprétation éblouissante qui se fait nouvelle création. L’album interroge le mal à travers la croyance absolue au progrès de la science. Et cela dans deux directions.

D’abord, dans un monde contemporain assailli par la terreur, les appels aux tueries guerrières, dans un monde où les gouvernants font retour au thème de la destruction finale par l’atome, où ils plébiscitent, pour beaucoup, le génocide au cœur d’une économie qui mène à la mort de la terre, l’album de Marco Cannavò et Corrado Roi endosse une résonnance d’évidence : ne s’agit-il pas de ressusciter de l’humanité au cœur des êtres humains ? Mary Shelley a imaginé la résurrection d’un corps composé de membres et d’organes disparates, elle n’avait pas songé à la résurrection d’un corps complet, d’un mort. L’invention est présente dans l’album non sans lien, là encore, avec l’actualité transhumaniste.

Ensuite, c’est la seconde direction, Frankenstein. Au nom du père pointe les dérives de la volonté de maîtriser l’autre en le façonnant selon les représentations positivistes et scientistes. L’album est une critique sourde de ce pouvoir recherché de contrôle total des individus et, à l’inverse, Marco Cannavò et Corrado Roi laissent percer la nécessité de laisser l’homme se construire lui-même grâce à sa relation aux autres. Fabriquer l’autre c’est aller à la mort et à la destruction de l’humanité. En une époque où l’autoritarisme gagne les sommets des États, l’album acquiert un intérêt supplémentaire dans cette invitation à approfondir la réflexion.

Philippe Geneste

Notes : (1) Comme le développe Marco Grasso dans la riche postface à l’album « Frankenstein, célèbre et inconnu ». – (2) Genette, Gérard, Palimpseste. La littérature au second degré, Paris, éditions du Seuil, 1992 (1ère édition 1992), 576 p.