PITZ Nicolas, La Dent. La décolonisation selon Lumumba, dessin Pierre LECRENIER, Glénat, 2025, 144 p., 23€
Cette
bande dessinée se saisit de la vie de Patrice Emery Lumumba (1925-1961), un
rare noir à avoir pu faire des études et pour cela catégorisé dans la caste des
« évolués » par le colonisateur belge. En grande complicité,
le scénariste et le dessinateur s’attachent à rendre palpable l’époque du
milieu du vingtième siècle dans les colonies occidentales, ici, celle du Congo
Belge. Le dessinateur, notamment par le travail sur les couleurs, rend
l’origine paysanne de Lumumba (l’épisode de sa visite de son village). Le récit
suit l’évolution de Lumumba à partir d’une aspiration profonde de justice et
d’antiracisme.
On le voit faire ses premiers pas dans
le journalisme et une forme de syndicalisme. Dans les années mille neuf cent
cinquante, se lèvent les revendications nationalistes et Lumumba rêve « d’un Congo uni, libre et unifié au-delà de
la mosaïque des peuples qui le composent ». En 1958 il devient un
dirigeant du mouvement national congolais (MNC) qui se distingue de l’Abako, un
autre mouvement de libération nationale, en ce qu’il refuse une identité
ethnique comme ressort de l’indépendance. Lumumba sera en 1958 invité à
intervenir à la tribune de la Conférence panafricaine d’Accra, aux côtés de
Mandela, Fanon … Il y dénoncera les facteurs qui entravent l’émancipation des
pays d’Afrique : « Parmi ces
facteurs, on trouve le colonialisme, l’impérialisme, le tribalisme et le séparatisme
religieux qui, tous, constituent une entrave sérieuse à l’éclosion d’une
société africaine harmonieuse et fraternelle ».
Le 13 janvier 1959, c’est l’indépendance
du Congo. Mais la Belgique, pays colonisateur, intrigue avec des appuis locaux
parmi les élites locales et au sein même du parti de Lumumba (il se créera un
second MNC-Kalonji en face du MNC-Lumumba). De cette période d’agitation
sortira l’indépendance arrêtée le 30 juin 1960. Mais entre les partisans du
fédéralisme sur base ethnique appuyé par la métropole coloniale comme par
l’église catholique, fédéralisme suscité par l’intérêt belge pour les régions
minières au sous-sol riche du Katanga, et les partisans d’un Congo uni (« je vous demande de tous oublier les
querelles tribales qui nous épuisent » dit Lumumba s’adressant aux
congolais), le torchon s’embrase. Lumumba, au pouvoir du 30 juin au 5 septembre
1960, échappe à des tentatives d’assassinat commanditées par les USA, ou par la
France qui agit de concert avec la Belgique. Celle-ci complote avec l’Union
Minière, société fondée par le roi Léopold II, qui exploite les mines de cuivre
du Haut-Katanga, et qui est liée à des intérêts américains et britanniques,
pour conserver la mainmise sur les richesses du pays. C’est dans ce contexte,
où les impérialismes veulent priver les Congolais de la maîtrise de leur pays,
où l’ONU soutient les impérialistes (américains, belges, britanniques,
occidentaux en général) qui attisent les menées sécessionnistes des régions du
Congo, en manipulant les divisions internes au camp indépendantiste, que
Lumumba va être destitué de son poste de premier Ministre par le vieux
compagnon nationaliste modéré Kasa-Vubu, président du Congo imposé par le
pouvoir belge. Cette destitution sera suivie neuf jours plus tard par le
premier coup d’Etat d’un certain Mobutu, chef d’état-major de l’Armée nationale
congolaise. Lumumba tentera de rejoindre ses partisans mais il sera arrêté,
torturé, assassiné, ainsi que ceux qui l’accompagnaient. Ses tortionnaires,
sous l’égide d’un représentant de l’impérialisme, vont ensuite découper son
cadavre avant de le dissoudre dans de l’acide.
La bande dessinée commence par le
témoignage d’un des bourreaux belges de Lumumba qui avait conservé, comme une
relique de « ses exploits », une dent du révolutionnaire
africain supplicié. En centrant une partie de la biographie sur des histoires
particulières, le scénariste facilite l’entrée du lecteur ou de la lectrice au
cœur de la période relatée et rend sensible les obstacles multiples auxquels se
trouve confronté Lumumba, pendant sa lutte pour l’indépendance et après. Les
auteurs de La
dent. La décolonisation selon Lumumba introduisent pour le besoin de leur récit des éléments fictionnels mais
en prise avec les mouvements sociaux et idéels de l’époque. Par exemple, le
personnage de Pauline, la compagne de Lumumba, introduit une réflexion
féministe au cœur de la question antiraciste et anticoloniale.
La bande dessinée est créée par deux
auteurs belges, qui ont grandi avec le refoulé du passé colonial. L’assassinat
de Patrice Lumumba entretient la mauvaise conscience du pays. Le gouvernement
belge l’a commandité au président sécessionniste katangais à sa botte, Moïse
Tshombé. Ce sont des soldats katangais qui ont exécuté, sous les yeux de
militaires belges et de Tsombé lui-même, Patrice Lumumba. La bande dessinée met
aussi en perspective la souffrance du peuple congolais depuis sa conquête par
l’impérialisme européen jusqu’à aujourd’hui. Le martyre de Lumumba met en
lumière le martyre actuel des Congolais toujours soumis à la prédation des
impérialismes. La
dent. La décolonisation selon Lumumba actualise l’inébranlable vers du poème « Souffles » de Birago Diop : « Ceux qui sont morts ne sont jamais partis. »
Philippe
Geneste
Nota Bene : en complément on peut
conseiller aux jeune lectorat l’excellente biographie de Pinguilly, Yves, Patrice Lumumba, la parole assassinée,
Oskar éditions, collection histoire et
société, 2010, 97 p. (lire le blog
https://lisezjeunessepg.blogspot.com/ du 22 novembre 2015).