Anachroniques

10/08/2025

Guerre et paix

DELITTE, Jean-Yves, Les Grandes batailles navales. Sinope, dessins SANDRO, couleurs LOGIFUN, Grenoble-Paris, Glénat – Musée National de la Marine, 2025, 56 p. 15€50

Voici le neuvième volume de la série des Grandes batailles navales. La bataille de Sinope a lieu le 26 septembre 1853. L’empire Ottoman soutenu par la France et l’Angleterre a, quelques temps auparavant, déclaré la guerre à la Russie. Celle-ci a annexé la péninsule de Crimée en 1783 et le tsar Nicolas Ier cherche un accès aux mers du sud. Les Ottomans convoitent ces terres. Mais l’empire Ottoman est, vieillissant, sur le déclin. Par excès de certitudes, il va perdre Sinope.

Sinope vaincue, une nouvelle guerre se prépare avec, en sous-main, les manigances des grandes puissances impérialistes que sont l’Empire français et le Royaume-Uni (auxquelles s’ajoute, en 1855, le royaume de Piémont-Sardaigne), qui, en 1854, dépêchent une flotte en mer Noire pour occuper des terres, s’approprier les richesses et repousser les Russes. Si on la nomme la « guerre de Crimée », la guerre s’étend bien au-delà de la péninsule, puisqu’elle va toucher les Balkans, puis le Caucase, toucher la mer Blanche et les îles Solovki. En 1856, la guerre s’achève par la défaite russe et par le traité de Paris.

Même si la bande dessinée ne couvre pas l’entièreté de la guerre de Crimée (1853-1856), elle la replace dans l’histoire transnationale. Sinope rend compte du jeu trouble des diplomaties anglaise et française. Les deux puissances impérialistes soutiennent les Ottomans contre la Russie. La bande dessinée nous fait pénétrer à l’intérieur de la décadence ottomane et, aussi, s’installe dans les rangs de l’armée russe, une armée peu encline, à ce moment, à entrer en guerre. De ce point de vue, Sinope propose une image démonstrative de l’événement, se concentrant sur la bataille, les stratégies en jeu, les discordances dans les analyses. Pour capter toute l’attention des lecteurs et lectrices, la bande dessinée crée des personnages propres à la fiction mais symbolisant les protagonistes historiques impliqués. Remarquablement mis en couleurs, le dessin et la composition des planches dignes des grandes bandes dessinées d’aventure, le récit historique Sinope sait emporter l’intérêt du lectorat par un art consommé du récit dessiné. Le beau format de la collection ajoute à cette excellence pour traiter ce que des historiens ont nommé le « premier conflit moderne » puisque, pour la première fois des bateaux à vapeur sont entrés en jeu en usant d’armes dévastatrices.

 

CAMLOT Heather, Bravoure. 16 récits de combats pour la paix, traduit de l’anglais par Laurence Assuid, illustrations Serge BLOCH, Milan, 2025, 80 p. 9€90

Le titre qui associe paix et combat semble vouloir battre sur son terrain le discours belliciste. C’est un choix qui peut être discuté, mais ce qui ne peut pas l’être c’est l’urgence tragique qu’un discours de paix puisse réussir à se faire entendre quand les gouvernements des pays les plus puissants de la planète ne savent plus raisonner qu’en termes de massacres projetés, d’armement, d’armée, d’embrigadement et de haine de l’autre.

La livre de Camlot donne à lire des réponses à la guerre et à la barbarie qui ont eu cours pendant l’histoire contemporaine. Et c’est le meilleur du livre : l’histoire de Desmond Doss, celle de Franz Stigler et Charles Brown, une correspondance scolaire, une initiative artistique collective, le Mouvement des enfants pour la paix qui est né en Colombie, un programme de radio congolais animé par des adolescents. D’autres récits attirent la curiosité comme l’histoire du jeu vidéo 1979 : Revolution, black Friday. D’autres récits s’appuient sur la notoriété de personnalités publiques, sportif, politique, peintre, chorégraphe…

La limite du livre est de laisser croire que les initiatives individuelles sont au cœur de la réponse à la guerre et aptes à la contrer. À aucun moment Camlot ne s’interroge sur les conditions collectives de substituer la préoccupation de la paix à l’obsession de la guerre. Or, c’est quand même le problème central.

Commission Lisezjeunesse & Philippe Geneste

03/08/2025

Le dit de la terre qui parle

DUFRESNE Rhéa, Haïkus du bord de mer, illustrations de Maud LEGRAND, rouergue, 2025, 40 p. 15€80

Le haïku, genre poétique japonais du dixième siècle, est désormais acclimaté à nos contrées, à force de productions poétiques en reprenant parfois la technique, parfois l’esprit, parfois les deux. Haïkus du bord de mer en reprend l’esprit en proposant une promenade contemplative le long des plages du Nord de la France. Peu des dix-huit créations s’appliquent à la répartition stricte des syllabes en fonction des vers, la plupart se contentant de la composition en trois vers plutôt courts, le second seulement plus long que les deux en position l’un d’ouverture, l’autre de clausule. Est respecté, aussi, l’art de la chute qui surprend, saisit le lecteur ou la lectrice, ouvrant l’espace de la représentation à plus d’imaginaire et en même temps venant sonner à la porte de la vie courante.

Rhéa Dufresne, soutenue par la complicité esthétique de Maud Legrand, se plaît à répertorier les multiples variations de la grève, au gré des marées. Chaque nouvel haïku se promène sur l’estran ou bien se réfugie hors d’atteinte des vagues déferlantes, mais c’est toujours pur scruter le ciel, l’horizon, la mer, la terre dévoilée, les galets roulés ou polis ou meurtris, les visiteurs qui les côtoient, ces objets qui gisent sur la laisse de mer, mis avec elle en coïncidence surréaliste.

Chaque page tournée recouvre un moment d’émotion saisi par la tension de la brièveté poétique. Chaque nouvelle page à lire ouvre un nouvel instant dans l’étroitesse des lignes duquel affluent de nouveaux élans d’imaginaire. Pour ce faire, Rhéa Dufresne use de la métaphore, joue des analogies. Le lectorat pressent la contiguïté verbale, use de l’association des mots façonnant syllabe à syllabe, mot à mot, vers à vers, des syntagmes et la phrase, sensifiant leurs accords pour l’unité du poème. Ordre cosmique, ordre géographique, ordre géologique, ordre naturaliste, ordre écologique, ordre social, ordre humain, se concentrent dans l’étroitesse du poème qui est instant, précipité d’univers et précipité du temps porté par la personne qui regarde, par la personne qui lit.

Le haïku du bord de mer incarne dans le verbe la sensation à naître, à constituer. La syntaxe et la chute finale viennent la nourrir. Tout est simple, c’est un principe essentiel du haïku. Mais la simplicité réclame la patience, celle que livre l’attention extrême aux échos sonores, aux renvois morphologiques, aux symétries syntaxiques, aux architectures des mots et aux images. Ces images, les mots les portent avec eux comme une mer montante, puis ils les déposent sur la laisse du dit de la terre qui parle. Le haïku est instant poétique, c’est-à-dire aussi transition pour un nouvel instant dans la page qui se tourne. Le haïku est plénitude, intégrale de sens ; il est aussi passage du sens, passage à autre chose. Le passage est l’éphémère du discours disparu sitôt que construit alors que la plénitude est un absolu du sens clos sur lui-même. La seconde se résout toujours dans le premier et c’est pour cela que le haïku nous parle, nous incite à voir, à entendre, à goûter, à sentir, à toucher des mots l’ordre de l’univers. Le haïku est le genre poétique par excellence du rapport de l’homme au monde.

Dans Haïkus du bord de mer ce rapport passe préférentiellement par le regard. L’humain de l’univers poétique de Rhéa Dufresne s’approprie le monde en visions intériorisées, grâce à une confiance épistémique accordée à la vue observatrice. Le haïku insiste sur l’intensification des actes de perception pour un renouvellement sensoriel continué. Contrairement aux deux grandes techniques de production d’images du réel que sont, aujourd’hui, la photographie et l’imagerie – cette dernière, via les réseaux sociaux et la science médicale particulièrement envahissantes aujourd’hui  –, la technique verbale poétique, celle du haïku qui nous intéresse, ici, en particulier, permet le voyage intérieur aux sources du sentiment provoqué par la vue, elle prolonge en imagination poétique le sens du figuré, elle projette l’humain dans les portions d’univers retenues. Ici, intervient intensément le travail graphique et des couleurs de Maud Legrand.

C’est un travail tout en graphisme qui isole les pierres, les plantes, les animaux, les objets, les insérant dans des paysages souvent éclatés, stylisés, aux couleurs profondes et mêlées. Quand les figures humaines apparaissent, elles s’inscrivent par la couleur dans le paysage, en font partie, s’y enfoncent. Aussi, à l’art verbal, l’album Haïkus du bord de mer ajoute un art pictural de l’émiettement en appel de rassemblement, comme si l’illustration venait se livrer en simulacre de l’interprétation des perceptions.

Elle nous rappelle que l’expression verbale de l’identification perceptive ne se satisfait pas de la dénomination mais exige la rêverie sensificatrice qui l’outrepasse. Avec les illustrations, c’est au lectorat de mettre en rapport, donc de rejouer cet outrepassement. Il s’ensuit que l’album entraîne une double lecture, celle du texte et celle de l’image. Et cet acte double mène le lectorat à croiser le sens élaboré pour le texte et le sens élaboré pour l’image. Les croisant, il construit un sens nouveau, alors il comprend autrement, ou bien il construit un sens intensifié, alors il prend avec lui la sensification des autrices. Et d’instant en instant, la personne qui lit s’aventure un peu plus avant dans son rapport au monde, et chaque instant livre un tout de sensification, où rien ne s’oublie mais où le tout précédent apporte sa pesée. Ainsi va en terre humaine le dit de la mer.

Philippe Geneste