Anachroniques

27/07/2025

Biographie d’une légende… fictive

VALSECCHI Tommaso, Clifford Hicks, traduit de l’italien par Laurent Laget, dessin et couleur Riccardi ROSANNA, Glénat, 2025, 152 p, 24€

Ce volumineux roman graphique est l’histoire d’une vie, celle d’un garçon noir arraché à sa mère par le racisme, le machisme et le banditisme dans l’Amérique de la fin de la première moitié du vingtième siècle. On suit les pérégrinations du garçon devenu adolescent puis jeune homme et adulte, enfin vieillard. On les suit de la vie de hobo à celle d’ingénieur du son pour les plus grands, de musicien doué en quête de succès, un succès qui arrive avec sa rencontre d’une chanteuse, Jamila. On suit sa dérive épousant ses rêves brisés, ses plongées dans le refuge de l’alcool et des drogues dures, dans ses frasques de criminel accidentel, de cambrioleur amateur ; on est à ses côté à la prison puis à sa sortie de prison jusqu’à sa mort.

Le roman graphique raconte son histoire, celle fictive d’un génie du jazz au sort rendu défavorable par le racisme et l’inégalitarisme américain. C’est là que les auteurs innovent avec brio. La biographie devient le point d’appui d’une réflexion sur le besoin de légende. Si Clifford Hicks, titre épousant le surnom de scène du personnage, semble prendre le chemin du récit d’apprentissage, il dérive vers le récit de légende : l’album ne consiste pas tant à construire un héros en devenir, mais à présenter sa vie en accomplissement vers la légende. Juste avant la mort, le personnage déclare à un fan, ancien détenu comme lui, devenu son protecteur des vieux jours : « Tu vois, parfois, l’histoire est façonnée par des mystères insondables, des désastres naturels ou des secrets destinés à disparaître avec leurs gardiens. Mais d’autres fois, ce sont les événements qui façonnent des personnes qui ne sont pas à leur place, avec un nom qui ne leur ressemble pas ». Auparavant, il avait affirmé qu’en fait, par les pérégrinations incessantes : « je ne cherchais pas une maison… je cherchais un but ». Clifford Hicks n’est donc pas un récit de formation mais un récit d’accomplissement. La biographie tourne alors à la légende autour de deux clés, l’espérance jamais disparue et la foi, celle du personnage en sa musique. La musique est la force opératoire de sa vie, celle qui seule lui permet de s’arracher au statut de jouet du mal comme du bien pour le faire entrer dans l’univers de la légende qui transcende son individualité. La fin de la bande dessinée n’a pas d’autre sens. En tant qu’objet du bien ou du mal, le personnage est saisi comme pris passivement dans son destin, en tant que légende, il sort de lui-même et comme le dit André Jolles à propos de la figure du saint dans la culture : « le saint ne donne pas l’impression d’exister par soi et pour soi, mais par la communauté et pour la communauté » (1). Clifford Hicks est donc une légende, mais une légende que les adeptes vont transmettre en l’élevant en exemple de l’accomplissement possible d’une vie profane. Le besoin de légende fait épouser à l’artiste maudit le rôle du saint dans la mentalité religieuse. Mais le personnage du roman graphique se débat avec sa conscience, sans lien avec le tragique chrétien. L’abandon par son père, l’assassinat de sa mère par des malfrats, clignotent tout au long de l’histoire, amplifiés par d’autres marqueurs de la vie, offrent la figure devenue légende aux admirateurs et disciples. Elle devient un réceptacle à leurs souffrances, un point d’appui auquel se raccrocher pour aller de l’avant sans sombrer dans le puits du désespoir. Surtout, la légende rend sensible, visible à l’esprit, l’accomplissement de la vie c’est-à-dire le but que chacun lui donne en trouvant la force dans la légende.

La fatalité, qui brise le rêve musical de l’enfant, parfaitement identifiée à la société capitaliste américaine, trouve son revers et son contrepoint dans le besoin de l’Autre, un besoin maintes fois itéré par le personnage. Celui-ci se refuse dans ses actes négatifs, cette face maudite qui l’envahit et dans son devenir légende, il rayonne tel un saint : « L’homme est sa propre impossibilité, puisque cette créature refuse sa détermination finie au nom d’un infini qu’il ne peut même concevoir » disait Sartre (2). Le dessin de Rosanna rend scrupuleusement cette double nature de Hicks, qui à travers les âges conserve une douceur ingénue sur le visage et dans les yeux une soif tendre de curiosités et de désirs du beau, de la note parfaite. La lecture des dernières pages éclaire le sens de l’accomplissement de sa vie : entrer en coïncidence avec soi-même, non pas avec ce qu’on a toujours été mais avec ce que l’on s’est construit. Le roman graphique se libère alors définitivement de la référence religieuse. L’accomplissement n’a rien à voir avec une ascension aux cieux mais avec une coïncidence de soi pour la vie dans la communauté humaine de sa classe sociale et de couleur, ce que Hicks, au fond, a toujours recherché sans rogner sa flamme de musicien. C’est ce qui permet à la bande dessinée de relier à l’histoire américaine la légende construite. Celle-ci est une mise en ordre des contradictions, des hétérogénéités de comportements du personnage. Toutefois, en regard de la forme canonique de la légende, elle déroge à l’anhistoricisme avec lequel la légende se définit : « La légende organise sa matière d’une manière univoque et contraignante ; elle l’isole du contexte de l’histoire contemporaine, qui ne peut plus réagir sur elle ni la troubler » (3). Pourtant, pour les lecteurs et lectrices de Clifford Hicks, la légende vaut comme principe de vie non pas supra-terrestre mais immédiat. Et c’est ce qui fait que la légende construite, par la force imitatoire qu’elle entretient chez les admirateurs et admiratrices, se coule dans les actes d’autres personnes impliquées dans le cours de l’Histoire. C’est si vrai que l’album Clifford Hicks peut être lu comme une « grande fresque musicale dans une Amérique en pleine effervescence » (4).

Philippe Geneste

Notes : (1) Jolles, André, Formes simples, traduit de l’allemand par Antoine Marie Buguet, Paris, éditions du Seuil, 1972, 217 p. – p.35. — (2) cité par Debray Genette, Raymonde, Métamorphoses du récit. Autour de Flaubert, Paris, éditions du Seuil, 1988, 315 p. – p.140. — (3) Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 2007, 561 p. – p.29. — (4) Communiqué de presse des éditions Glénat.

 


20/07/2025

Destins brûlés de femmes

Solène CORNEC, Aline BUREAU, Destins de sorcières, 15 femmes, 15 esprits libres, 15 vies meurtries, éditions Milan, 2024, 128 pages, 16, 90€

Sur la couverture cartonnée aux nuances pourpres de ce magnifique ouvrage, se dessine le profil très doux d’une jeune fille, la main tendue vers une fleur comme pour la cueillir ou la caresser. Sa chevelure rousse à la même couleur que les fleurs et son long vêtement les mêmes tons de vert que leurs tiges – ceux de la nature. Tant est douce et attirante l’image que l’on n’a de cesse d’ouvrir l’ouvrage. Mais quel lien relie ce délicat portrait avec le titre au message bien sombre : Destin de sorcières 15 femmes, 15 esprits libres, 15 vies meurtries ?

Les premières pages déjà nous retiennent par l’harmonie, la sensibilité des illustrations de l’artiste Aline Bureau tandis que, dès l’introduction du livre, l’érudition de l’autrice Solène Cornec et son écriture poétique, limpide, nous captivent.

Entre les pages de garde, qui présentent le tableau d’un ciel brûlé, empli de fauve violence, une introduction nourrie se prolonge dans les dernières pages par une explication du sort réservé aux femmes dans certains pays ainsi que des raisons du féminisme – qui a su prendre la sorcière comme emblème. S’y ajoute, avant un glossaire aussi précis que précieux pour la compréhension des lectrices et lecteurs, une frise historique où sont présentés, dans leur époque, quinze visages de femmes. À cette frise, fait écho, vers la fin, une carte géographique situant leur pays. Peut alors commencer l’évocation de certaines de ces femmes qui furent, du XIVè au XVIIIè siècles, accusées de sorcellerie et que ni la vindicte, ni la religion, ni le pouvoir n’épargnèrent.

 

XIVè : Alice Kyteler (Irlande) est la narratrice. La mort de son petit chien, celle de ses différents maris, la jalousie des bien-pensants, sa réussite sociale sans l’appui d’hommes, sont prétexte aux rumeurs et accusations de sorcellerie. Si elle a pu s’enfuir en amenant avec elle la fille de son amie Pétronilla, cette dernière est la première femme condamnée et brulée vive en Irlande, en cette année1324.

XIVè : Jeanne de Brigues (France). Son histoire est racontée par une jeune femme, amie et confidente de Jeanne, surnommée « la divine » parce qu’on lui prête des dons divinatoires. Cependant son dévouement auprès des personnes malades et son art de soigner ne doivent rien à la magie, mais à ses connaissances acquises dès l’enfance sur les plantes et leurs utilisations. Son intelligence et son charme vont provoquer l’inimitié du monde ecclésiastique qui la rend coupable de pires méfaits et de morts inopinées. Accusée de sorcellerie par le parlement de Paris, emprisonnée, torturée, elle est brûlée vive le 19 août 1391.

Début du XVè : Véronika de Desenice (Slovénie). L’autrice évoque dans un premier temps l’histoire de la Slovénie, expliquant ainsi que ce pays longtemps déchiré par de nombreuses invasions est, durant la vie de Véronika de Desenice, sous la domination des Hasbourg.

L’histoire de Véronika est racontée par Frédéric, qui fut son ami d’enfance puis son amoureux et après leur mariage clandestin, son époux. Le père de Frédéric, Herman II, est un homme autoritaire et puissant. Refusant leur union qu’il considère comme une mésalliance, il accuse Véronika de sorcellerie et la fait emprisonner. Juste après la libération, faute de preuves, il commandite son assassinat.

XVè : Jeanne d’Arc (France). Après un rappel historique présentant l’état de la France au XVè siècle, puis la trêve permise en 1420 par le Traité de Troyes, devenu obsolète à la mort des monarques français et anglais qui l’avaient signé, l’autrice donne vie à une jeune fille, nommée Jeanne d’Arc, qui animée de courage, a combattu l’ennemi et permis au dauphin Charles de devenir roi de France. C’est un simple greffier qui témoigne du procès inique attenté par un aéropage d’hommes d’église contre cette jeune fille. Ils l’ont accusée de sorcellerie, elle que le roi Charles VII a omis de défendre, alors qu’il lui doit son règne. C’est à cause de la justice des hommes de pouvoir et du monde ecclésiastique, une justice tronquée, qu’elle est brûlée vive en mai 1431.

XVIè : Ursula Southeil (Angleterre). C’est la voix d’Ursula qui raconte sa propre histoire, celle d’une enfant abandonnée par son père et que sa mère, trop jeune, confie à une femme, Lisa, qui l’adopte et l’élève avec tendresse. Ursula est si laide, dit-on, qu’elle fut exclue de l’église par la vindicte populaire. Elle épouse pourtant un jeune charpentier, Toby Shipton. Par sa finesse d’esprit, elle a su se rendre indispensable jusqu’au pouvoir royal et malgré la rumeur, les soupçons, elle ne sera jamais condamnée.

XVIè Jeanne d’Harvilliers (France). C’est une toute jeune fille, Rosalie, qui en nous lisant leur correspondance clandestine, raconte l’histoire de sa mère, Jeanne d’Harvilliers. Celle-ci est en prison, accusée de sorcellerie tandis que Rosalie se réfugie en divers lieux que sa mère lui a indiqués pour la protéger de la justice des hommes, criminelle et inique en ces temps, et de l’éloigner de ce personnage inquiétant et sombre qui a mis main basse sur leur destin en faisant d’elle, Jeanne, pour la vindicte, un être malfaisant, une sorcière. Le philosophe Jean Bodin, connu pour être un homme de raison, n’empêche pas la condamnation de Jeanne qui fut brûlée vive le 30 avril 1578. Il a écrit au contraire un ouvrage qui fait florès dans ce monde misogyne en renforçant la répression contre les femmes accusées de sorcellerie, La démonomanie des sorciers.

XVIè Franchetta Borelli et les femmes de Triora (Italie). Écrit à la troisième personne, le récit se penche sur le destin de Franchetta Borelli, femme de milieu aisé de Triora, en Italie. Pour nous relater les évènements qui ont tourmenté les habitants de Triora, l’autrice élabore un journal. La simple rumeur, le moindre soupçon murmuré, va, au fil des jours, aller en s’amplifiant, provoquant l’arrestation et l’exécution d’un nombre de plus en plus important de femmes pour sorcellerie. La méfiance contre les personnes étrangères soupçonnées, par des religieux, d’aggraver la famine, mêlée à la haine à l’encontre des femmes connaissant les vertus des plantes et s’adonnant à la médecine, provoque les foudres des notables, du pouvoir ecclésiastique et de l’Inquisition. Entre 1587 et 1589, plus de deux cent femmes en furent ainsi victimes.

XVIè° Agnès Sampson (Écosse). Les vents violents, qui secouèrent le navire où naviguaient le roi d’Écosse Jacques VI et la reine du Danemark Anne, provoquèrent leur colère à l’encontre de personnes accusées de sorcellerie, coupables selon eux d’avoir, par malveillance et sortilège, provoqué cette tempête.

C’est une jeune fille nommée Lila qui nous raconte alors l’histoire d’Agnès Sampson victime, comme un grand nombre de femmes et d’hommes, de leur cruauté… victime de ce que l’on nomme « la chasse aux sorcières ». Le pouvoir royal, teinté d’obscurantisme, fait fi de la vie humaine ; celle d’Agnès par exemple dont l’unique crime était d’aider les futures mamans à accoucher.

XVIIè : Alizon Device (Angleterre). Dans ce récit écrit à la troisième personne, l’autrice use d’une plume envoûtante, quelque peu inquiétante, pour décrire le village de Pendle dans le Lancashire, en 1612. Ce village abrite deux familles de sorcières depuis toujours rivales ainsi que des « récusants », c’est-à-dire des personnes à la mauvaise réputation qui refusent l’Église d’Angleterre. Aussi deux colporteurs, Abraham et son fils John, parcourant cette contrée enténébrée, ne sont pas rassurés. Arrivant près de Pendle, ils rencontrent une jeune fille, qu’ils ne tardent pas à traiter de voleuse. Sous l’insulte, Alizon leur lance un regard acéré. Abraham en est comme foudroyé et ne peut se déplacer sans l’aide de son fils… Il n’en faut pas plus pour accuser Alizon de sorcellerie. Plusieurs procès s’ensuivent, attisant la haine et les rivalités et provoquant un grand nombre de condamnations à mort. Déjà rencontré lors du procès d’Agnès Sampson, le roi d’Écosse, devenu Jacques premier, roi d’Écosse et d’Angleterre, poursuit, avec l’aide de la Religion et de la Justice, sa « chasse aux sorcières ».

XVIIè  : Anne de Chantraine (Belgique). Anne de Chantraine est la jeune fille au portrait si doux dessiné sur la première page de couverture. Elle nous raconte son histoire douloureuse où nombre de jeunes lectrices et lecteurs se retrouveront peut-être, parce qu’elle a connu le harcèlement et l’inimitié, parce que sa différence l’a rendue « coupable », « coupable d’exister ». Ayant perdu sa mère toute petite, elle accompagne son père, un marchand ambulant très pauvre… si pauvre que, ne pouvant subvenir à ses besoins, il la confie à un orphelinat. Là, sa gentillesse, son charme, attirent la jalousie d’une bande de filles qui l’accusent de tous les méfaits et d’être « fille du diable ». Quand les insultes deviennent menaces, Anne s’enfuit pour trouver refuge et affection auprès d’une vieille femme qui lui apprend les vertus des plantes. Mais après la mort de cette dame, alors que le pays s’enfonce dans la misère et que l’Inquisition fait rage et cherche des boucs émissaires, Anne de Chantraine est accusée de sorcellerie et sera brûlée vive à dix-sept ans.

XVIIè°: Marie Navart (France). C’est Marie Navart qui, elle aussi, nous raconte son histoire. Venue d’une lignée, où les femmes, connaissant les bienfaits des plantes, se consacrent à soigner les malades et à aider les parturientes lors des accouchements, elle se croit acceptée dans le petit village du nord de la France, Templeuve, où elle a épousé un enfant du pays, Olivier. Mais à la mort de ce dernier, elle devient « l’étrangère », celle dont on se méfie. La haine et la jalousie redoublent lorsqu’elle se lie avec Martin, son nouveau mari. Leur bonheur, leur nouvelle aisance financière attirent l’envie et les médisances. Elle est bientôt torturée et jugée coupable de sorcellerie puis brûlée vive en décembre 1656.

XVIIè : Marguerite Tiste (Belgique). Le récit de vie de Marguerite Tiste est raconté par sa marraine, Gomar, qui, dès leur enfance, a pris soin d’elle et de sa sœur Marie. Orphelines de mère, les fillettes vivent chez leur père, devenu alcoolique et violent après le décès de sa femme. Gomar nous dit comment, parties un après-midi pour rechercher des champignons. Surprises par la pluie et la tombée du jour, c’est dans l’obscurité que, malgré les menaces de leur père et afin de ramasser le plus possible de champignons dont elles goûtent une belle partie, elles continuent leur cueillette. Arrivées chez elles, devant leur père en colère, les deux adolescentes s’évanouissent, tombent malades. Marie meurt quelques mois plus tard. Si elle survit à sa sœur, Marguerite est prise d’hallucinations fréquentes et se dit envoûtée par le diable. Mal conseillée, elle fait appel à un exorciste. C’est un prêtre qui prévient les autorités. Marie, malade, très fatiguée, avoue tout ce dont on l’accuse lors du procès, « injuste et impitoyable » comme le dit Gomar dont le témoignage n’empêche pas la condamnation à mort, le 27 juin 1671, de la toute jeune fille.

XVIIè : Catherine Deshayes, dite la Voisin (France). Dans ce récit écrit à la troisième personne, l’autrice décrit « l’affaire des poisons » qui a entaché de longues années le règne de Louis XIV. À cette époque en effet, un grand nombre de gens aisés et d’aristocrates sont morts de manière peu naturelle. Elle imagine une jeune fille pauvre, Gisèle, qui venue à Paris est devenue livreuse afin de gagner sa vie. Pour lui apporter ses commandes, elle se rend souvent chez une femme à la réputation sulfureuse : Catherine Deshayes, dite La Voisin. Deux amies préviennent Gisèle du danger à côtoyer cette femme. Elle est en effet soupçonnée de vendre des filtres d’amour, mais pire encore de pratiquer des sacrifices humains et des messes sataniques. Elle le ferait pour satisfaire les commandes et exigences de personnes haut placées voulant s’attirer mille faveurs. Madame de Montespan, la maîtresse du roi et mère de ses enfants, serait impliquée. Pour éviter le scandale, Louis XIV, s’il répudie sa favorite, la blanchit. Par contre plus de quatre cent personnes de 1679 à 1682 vont être condamnées. Catherine Deshayes, qui pour se protéger avait noté dans ses carnets le nom de ses commanditaires, est pourtant brûlée vive le 22 février 1680, frappée de plein fouet par l’autorité et l’injustice royale.

Fin du XVIIè : Betty Parris et les sorcières de Salem (Massachussetts, États-Unis). Betty Harris est la jeune fille au profil songeur, emmitouflée dans un grand châle aux reflets mauves et moirés, qui devant sa fenêtre, penchée sur le frimas de l’hiver, se souvient d’un autre hiver, dix ans plus tôt, lorsque ses paroles d’enfant de neuf ans ont été prétexte à nombre d’arrestations et condamnations dans son village de Salem.

Elle est alors la petite fille représentée sur la page de couverture qui clôt le livre… C’est une image qui n’offre que douceur et tendresse, devant l’enfant réconfortée par une femme noire et ses bras accueillants. Cette femme se nomme Tibuta, c’est l’esclave du père de Betty, le pasteur Samuel Parris, révérend de Salem Village où ils habitent. C’est un homme très dur, très sévère et Betty s’échappe quelquefois du monde rigide de sa famille grâce à ses rencontres avec ses amies un peu plus âgées qu’elle dont Abigaël sa cousine. Ensemble, elles s’amusent à jouer aux sorcières, lisant dans les lignes de la main, comme l’a appris Tibuta à Betty, et même selon la recette de Tibuta, en préparant un filtre d’amour… Mais après avoir bu ce breuvage, sans doute empoisonné, elles tombent en pâmoison et délires. Pour le pasteur Samuel Parris, ce n’est que l’œuvre du diable et il arrive à extorquer à sa fille très malade des aveux impliquant Tibuta, cette femme chaleureuse qu’elle aime tant. Bientôt tout un aéropage de notables et religieux accuse plus de cent personnes de commerce avec le diable. La chasse aux sorcières, 85% des accusés étant des femmes, va durer deux ans, jusqu’en 1693.

Ainsi l’embrigadement familial, social et religieux, la terreur qu’inspire l’autorité de certains pères, celle du révérend Parris sur sa fille, ont provoqué des condamnations immondes, comme celles qui ont endeuillé le village de Salem à la fin du XVII° siècle.

Fin du XVIIIè : siècle, Anna Golden (Suisse). Ce récit raconté à la troisième personne est souligné par les dialogues très vivants entre Anna et Rosa, employée comme servante chez les Tschüdis, une famille aisée et influente de la bourgade de Glaris, en Suisse. En cette fin du XVIIIè siècle on ne croit plus aux envoutements ni aux sortilèges, la chasse aux sorcières, est, soi-disant, devenue obsolète. Mais, l’art de ressentir et comprendre par intuition et empathie, celui de prendre soin d’autrui et de guérir, l’art ancestral de la connaissance des plantes, qui furent l’apanage des femmes, ont été anéantis et, comme elles, muselés… Pourtant c’est à cette époque-là, en Suisse, qu’Anna sera accusée de pratiques diaboliques. Victime de la haine de sa patronne jalouse de son charme, de son intelligence attentive auprès des enfants du couple, à cause aussi de l’attirance du patron, elle est condamnée à mort le 13 juin 1782…

L’évocation de ces quinze femmes au destin brisé se clôt par le très beau portrait, harmonieux et pur, d’Anna.

 

Pour chacune de ces femmes pourchassées, meurtries, l’artiste Aline Bureau, fidèle à son désir d’offrir « des rêveries ou des poèmes peints », souligne le charme magique, mystérieux de l’écriture de Solène Cornec. Aline Bureau crée un monde de douceur où la beauté des tableaux-poèmes illustre en contrepoint l’atrocité, la cruauté dont furent victimes ces femmes. Pour chacune d’entre elles, l’écrivaine Solène Cornec use d’une narration différente : tantôt c’est la victime qui parle et tantôt un être proche, une amie, une enfant, une marraine, un époux, et tantôt un témoin, comme pour Jeanne d’Arc… Certains autres récits sont écrits à la troisième personne, une personne aux paroles savantes. Ces narrations, dans leur différence, attirent d’autant plus que l’art d’écrire offre un récit de vie unique et touchant, émouvant. Tout au long des pages, affleurent des messages féministes d’empathie, de volonté émancipatrice … Les deux autrices ont créé un chef-d’œuvre, à lire dès 11 ans.

Annie Mas

 

 


13/07/2025

Sémiologie de l’attachement : à la vie à la mort

Comment s’intériorisent les conduites par lesquelles l’enfant se sent protégé ? Comment construire avec l’enfant cette proximité complice grâce à laquelle il va construire les schèmes internes d’attachement (selon les théories de Bowly et Zazzo) ? Deux albums croisent cette problématique : l’un met en scène la si délicate question de l’endormissement et l’autre emprunte un parcours biographique pour interroger l’attachement à un animal compagnon de vie depuis l’enfance, mais soudain disparu.

 

GRENAUD Sophie, Nuit comme jour, illustrations d’Anouck Boisrobert, rouergue, 2025, 26 p. 15€

Cet album couvre, tant du point de vue de l’enfant que du parent, le moment de l’endormissement. Les illustrations d’Anouck Boisrobert s’appuient (sauf deux exceptions, nous y reviendrons) sur des aplats bleu nuit avec surimposition de dessins stylisés mais géométriques et de jeux de traits blancs ou d’étoiles blanches qui parfois configurent des ébauches (mer, visage, chemin…) et parfois aboutissent à une figure blanche complète (lune, chat, horloge). La peur du sommeil, les stratégies pour en éloigner le moment où l’enfant se retrouve dans la nuit et seul. Or cette déprise du réel l’inquiète et pour qu’elle ne soit pas une déprédation, l’enfant sollicite le parent pour que se poursuive la vie diurne, ainsi que l’indique le titre, Nuit comme jour.

Réussir l’alliance du côté expérimental de l’album et du climat de tendresse qui baigne sa lecture est une gageure, ici réussie. L’album explore la relation de confiance qui a besoin d’être installée ou réitérée pour que le sommeil emporte l’enfant. Mais c’est une relation et dans une très belle double page, la mère et l’enfant se sont endormis, un doux dégradé de couleur s’étant alors substitué à l’aplat bleu nuit. C’est d’une grande intelligence, l’endormissement étant le moment clé de l’apaisement qui clôt une journée et la signifie comme vie à perpétuer. L’image montre l’enfant et l’adulte présents et pourtant, dormant, ils se sont absentés ; mais grâce au rite de l’endormissement, la relation semble se poursuivre. Et elle se poursuit la double page suivante, et dernière de l’album, sur l’arrière-plan en aplat bleu lumineux, celui du matin où chacun va qui à son travail qui à l’école.

L’album est aussi l’illustration, en négatif, du sommeil comme repos donné à la curiosité : un repos non pas une suspension, car les rêves peuvent prendre le relai des désirs et des demandes de l’enfant cherchant à différer l’heure de l’extinction des feux. L’image de l’horloge générée par les pointillés blancs sur l’aplat bleu nuit figure, dirait-on, l’acceptation de l’impératif du sommeil signalé par l’horloge interne ; cette image parle au corps et au soma de l’enfant. On le sait, c’est la nécessité de ce repos qu’il est difficile de faire reconnaître à l’enfant qui semble le craindre comme une mort. Et pour le parent, n’est-ce pas la preuve que l’enfant ne veut pas fuir la relation qu’ils entretiennent mais veut la poursuivre, l’étoffer, encore et encore, comme l’illustre l’album ? Et la mère répond, dessine pour conserver à l’enfant cette sécurité qu’il a acquis de la vie diurne, la conserver pour sa vie nocturne. Quel défi !

Mais c’est le défi de l’album. Tout son aspect expérimental est mis au service de la réponse à ce défi. En effet, lire l’album à l’enfant au moment de l’endormissement, c’est rejouer sur la scène du réel ce que l’album représente en images et narration. Le rite de la lecture pour l’endormissement devient le code qui, s’il est connu de l’enfant donc reconnu par lui dans cette fonction, lui permet d’accepter que vienne le sommeil, que le sommeil l’emporte, parce qu’il saura qu’il ne perdra rien de la relation à l’adulte, qu’il retrouvera, au petit matin, le monde et ses occupations et la curiosité pour les explorer.

 

DOMERGUE, Agnès, Le Silence des porcelaines, images Valérie LINDER, CotCotCot éditions, 2025, 80 p. 15€90

Le titre annonce un ouvrage de poésie ; le format de poche, solidement cartonné, hésite entre le récit de prose poétique et l’album ; l’illustration des couvertures laisse deviner une histoire suggérée, une réalité surréalisée, collage de rêves peut-être. Le livre ouvert, les aquarelles et le travail aux crayons de couleur enveloppe tout le récit d’une douceur immense, entre paysages grandioses où les couleurs flirtent avec le cosmos, univers ou géographie terrestre, et puis les intérieurs douillets d’un appartement ou d’une maison qui livrent en reflet l’image de l’habitante.

Les vingt-sept poèmes sont composés de strophes plutôt brèves : deux monovers, neuf distiques, sept tercets, huit quatrains, un quintil, un sixain. Les vers sont plutôt harmonieux dans le rythme, avec une prédilection pour les unités de quatre syllabes.

La poésie est narrative, racontant comment un chat errant élit domicile chez la poétesse qui trouve en retour un compagnon avec qui partager sa vie. C’est le temps qui vient. Les aquarelles et tout le travail des couleurs et des tableaux soutiennent cette problématique rassurante, enveloppante. Et puis le chat disparaît. C’est la marque du temps qui passe. Disparition ou mort ? Le chat n’a-t-il pas été saisi comme « ombre », « revenant », « parti » « un jour gris » ? Les dessins ne le silhouettent-ils pas par les lignes du corps conservées, un corps transparent, qui laisse paraître les couleurs d’arrière-plan : les lignes seraient-elles alors la trace persistante car intemporelle d’un passage, et donc de la fugacité des présences du vivant au monde qu’il habite ? Et puis, ce « silence des porcelaines », qui s’impose une fois le chat parti, c’est-à-dire ayant cessé de jouer parmi les objets de la maison, ayant donc cessé d’animer les objets inanimés.

Dans cet album très spatial, tant par le texte et ses échappées géographiques que par l’image et ses délicates aquarelles aux couleurs vives ou sombres, le temps imprime sa marque par la présence-absence du chat, par le dessin de la poétesse enfant devenue jeunes femme ou adulte. Or, avec le temps, c’est l’humanité du monde qui s’installe au centre de l’album. Les aquarelles endossent alors la tristesse humaine d’avoir perdu le chat, elles soulignent la continuité rompue des sensations tactiles, olfactives, auditives, gustatives dont s’était imprégné l’animal et dont il reflétait en retour les qualités d’envoûtement du lieu. Reste, certes, à la poétesse, le souvenir, la ressouvenance, autant dire le rêve d’un univers aquarellé, aux couleurs non violentes suscitant l’onirisme autant que la sensibilité à nue.

Le Silence des porcelaines est un album dont la problématique profonde est de convaincre que le monde ne s’appréhende au fond que par la sensation, la sensibilité, le sentiment. Et sensation, sensibilité, sentiment ne sont que trois manifestations de la présence de l’autre, univers, animal aimé, humain. Peut-être devrait-on lire Le Silence des porcelaines comme un livre de l’attachement. L’aquarelle en serait le mode privilégié d’expression, parce qu’elle densifie l’espace jusqu’à en perdre l’horizon, pendant que les contours se dissolvent pour que le tableau rayonne en vision. Le Silence des porcelaines est d’un grand lyrisme, éperdu de beauté et de lien où les traits des figures réalistes s’esquivent et fuguent en simplification irréaliste.

                                                                                                                       Philippe Geneste 

06/07/2025

L’art de la biographie en bande dessinée

GROLLEAU, Fabien, Tsar Bomba. Les paradoxes d’Andreï Sakharov, illustration Cyril ELOPHE, Glénat, 2025, 160 p. 22€50

« La guerre nucléaire peut survenir à partir d’un conflit ordinaire

et un conflit ordinaire, comme on le sait, provient de la politique »

Andreï Sakharov

Ce roman graphique est une biographie, qui allie fiction et connaissances historiques. Le traitement du personnage principal est sûrement le trait le plus marquant de cette bande dessinée, notamment par l’étroite symbiose de conception qui prévaut pour le dessin et le scénario. Alors que dans les biopics américains, le personnage est magnifié abstraitement à fin de conformité idéologique justifiant un figement de sa personnalité, dans Tsar Bomba, la vie d’Andreï Sakharov se définit par rapport au devenir historique travaillé par les aléas de la vie nationale, internationale, et les épreuves de la vie. Ici, contrairement au genre dominant du biopic, le devenir du personnage est intimement lié au devenir de la société où il vit, au devenir de la société de savants où il exerce sa profession, au devenir des relations internationales entre la deuxième guerre mondiale comprise et la guerre froide. Deux grands traumatismes vécus intérieurement scandent le devenir du personnage : Hiroshima, le 7/08/1945, soit la soif de domination du monde au prix de massacres de populations par les américains, alors que la guerre contre le nazisme se menait contre une politique servant le règne de l’inhumain ; la course effrénée de l’Union Soviétique à la maîtrise de bombes toujours plus puissantes pour rivaliser avec les USA, au mépris des vies humaines de la part des politiques. Ces deux traumatismes s’articulent à l’histoire de l’époque avec le stalinisme et sa dictature bureaucratique, la mort de Staline (5/03/1953), le rapport Khrouchtchev, le post-stalinisme de la guerre froide, la vie des dissidents soviétiques.

Toutes les épreuves que subit le personnage sont directement liées à sa réussite en tant que physicien au sein d’une équipe triée sur le volet. Les étapes de cette vie sont détaillées, un enfant dont la curiosité scientifique est alimentée par le père, une adolescence studieuse, les premières réussites universitaires, l’entrée dans l’équipe de physiciens d’élite choyée par le pouvoir communiste, le travail, les interrogations à chaque résultat concret des recherches, la prise de conscience pacifiste en faveur de l’engagement, la dissidence. Les auteurs maintiennent toujours une approche non héroïsante de leur personnage afin de laisser se développer ses débats intérieurs. Ses recherches ont pour but la fabrication de la bombe atomique pour contrecarrer la menace que le gouvernement américain fait peser depuis Hiroshima sur le reste du monde et l’Union Soviétique en particulier, avec la guerre froide entre les deux pays. Sakharov épouse au début l’idée que l’équilibre de la terreur est seul à même de préserver le « socialisme dans un seul pays » et maintenir ainsi l’espoir d’un monde de paix pour l’avenir.

En même temps qu’il échappe aux conventions du biopic, le scénariste et le dessinateur se détournent de l’hagiographie. La vie de Sakharov est dépeinte enracinée dans sa conviction que le progrès de la science vaut progrès de l’humanité. Le personnage n’est pas héroïsé ni figé dans un destin à jamais établi. Il reste humain, évoluant sous l’effet des conflits de sa conscience qu’il affronte et ne refoule pas : « Imaginons le temps comme l’ensemble des chemins qui s’offrent à nous dans une vie mais que nous empruntons tous en même temps ! Chaque décision, chaque choix, chaque possibilité sont ainsi réalisés, accomplis comme autant d’hypothèses valables » nous dit la voix du physicien atomiste mais aussi cosmologiste hors pair. Au fil des événements de l’existence, le personnage comprend que toute course à la puissance scientifique est muée par les pouvoirs, quel qu’en soient le régime politique, en course à l’hégémonie planétaire, avec, effets collatéraux, la destruction par contamination de populations entières, et pour finalité géopolitique l’assujettissement de l’intelligence au pouvoir, la maîtrise sans borne de la planète qui mène à la fin même de l’humanité sur une planète inhospitalière. Le pouvoir politique et sa soif d’hégémonie devient principe actif contre le vivant.

Le chercheur avait sous ses yeux la démesure d’une course aux essais nucléaires pour perfectionner la bombe A en bombe H et décupler leur puissance : c’est notamment l’explosion dite de Castle Bravo sur l’atoll de Bikini, une des 23 explosions nucléaires perpétrées de 1946 à 1958 par le pouvoir américain qui rayèrent de la carte trois des îles. La biographie, ni hagiographie ni biopic, nous l’avons souligné, avance – par le jeu des relations internationales en contexte de guerre froide, par le contexte social et historique –, vers la réflexion et l’avénement conscient de la dissidence nécessaire.

Celle-ci n’est pas abordée comme d’habitude, en l’isolant dans la sphère du pouvoir soviétique, mais prend son sens de la confrontation géopolitique dans laquelle baigne le centre de recherche atomique où travaille Sakharov et les autres ingénieurs, théoriciens et chercheurs. L’anti-communisme n’est pas la ligne de crète de la biographie, pas plus que la morale chrétienne du bien et du mal chère au biopic. Les auteurs rejettent l’un et l’autre pour traiter avec objectivité et dénoncer les purges staliniennes, la répression, – tout le récit baigne dans une atmosphère d’oppression et les personnages vivent dans la peur – mais aussi comment celles-ci ont partie liée avec l’hégémonie guerrière de l’impérialisme américain. La bande dessinée œuvre par la fiction à faire entrer le lectorat dans l’imaginaire de la paix. Comment peut se réaliser une humanisation du monde sinon en sortant des stéréotypies où les pouvoirs enferment l’humanité où l’économie du profit enclot les esprits.

Le récit biographique s’étend alors hors du seul temps biographique, de la seule époque de Sakharov, pour prendre la main sur notre temps contemporain soumis aux mêmes problématiques. « Dissuasion nucléaire », « équilibre de la terreur », toutes ces expressions diplomatiques accumulent par devers elles des centaines de milliers de morts, des morts invisibilisées car morts par contamination pour la plupart. La force de cette biographie est de reposer sur le temps historique et non sur une abstraction temporelle individuelle. Les personnages secondaires ne sont pas des faire-valoir, mais remplissent une fonction indispensable à l’appréhension de la vie du personnage principal. La profession de Sakharov, sa situation sociale, son parcours familial sont consubstantiels à sa vie et non pas des ornements dans un récit psychologique individualisant.

Il n’y a pas d’héroïsation et là, le dessin dans la tradition de la ligne claire est capital car il évite avec persévérance ce glissement de Sakharov en héros hors du commun, hors du temps tout autant. Les illustrations contextualisent ses actions, le personnage est entouré, il dialogue avec ses pairs, et ce sont les résultats concrets de leurs actes, et donc des siens, qui sont exposés et non pas des généralisations à partir de ces résultats qui œuvreraient à une abstraction. La couverture dans son style constructiviste en est un exemple qui à la fois souligne le vertige de la conscience, la chute anticipée de l’humanité, et des éléments propres à la fiction biographique de l’album. Pour Andreï Sakharov, chaque acte apporte une touche, qui s’ajoutant à d’autres, peu à peu se fait transformatrice d’une conscience et génératrice de la décision de dissidence. Le jeu de la voix narrative dans les planches introductives comme dans les relations des cauchemars du personnage, insistent sur cette maturation intérieure.

Philippe Geneste