Anachroniques

25/05/2025

Dans l’enfance de l’émancipation

JEAN Didier & ZAD, Où Cours-Tu Petite Plume ?, Utopique, 40 p. + 1 CD

« Car au goût de la liberté, les poulets,

 eux, préférèrent le goût du blé »

Pour les petits enfants entendants, l’histoire sera accessible aisément par l’écoute du cédérom qui dure 14 minutes 13 secondes et que prolonge durant 5 minutes et 1 seconde, la chanson correspondante de l’histoire. En même temps, l’enfant pourra, aidé au début par l’adulte, suivre l’histoire par les images de l’album qui sont d’un assez grand format, aux couleurs chaleureuses et au papier doux. L’adulte peut aussi lire l’album à l’enfant et fouiller avec lui les images pour y retrouver les composants du récit, les détails et suivre l’enfant dans sa découverte propre. Ainsi, l’album de Didier Jean et Zad joue de trois approches d’une même histoire : l’écriture, l’image et l’enregistrement, soit la lecture et l’écoute. À cette richesse déjà notoire, il faut ajouter le quadruple vecteur générique : l’album, le conte, la musique et la chanson. Voilà un soin de conception et de composition qui suffirait à lui seul pour recommander l’ouvrage à l’achat comme son utilisation dans les classes ou dans les dispositifs de lecture parascolaire.

Mais l’histoire ? Petite Plume est une variante de La Chèvre de Monsieur Seguin d’Alphonse Daudet. Nul besoin d’avoir lu Daudet pour lire Jean & Zad, mais dans les deux cas la problématique de la liberté est posée avec, chez Jean & Zad, celle de la servitude volontaire. Petite Plume est un poussin malin, fugueur, et qui a soif de découvrir le monde en dehors du poulailler. Un jour, par hasard, cependant, il se trouve coincé en dehors du poulailler et va devoir passer la nuit dehors ; Il va connaître la peur, les effets paniquants de son imagination encore empreinte de son asservissement de membre d’une basse-cour.

Mais un ours le prend sous sa protection et avec lui, il va découvrir la beauté de la nature dont le vecteur principal est le racontage d’histoires : entrer dans l’imaginaire du récit, du conte, de la chanson, pour s’approcher au plus près du réel, le mieux voir, y apprendre, bref, faire connaissance avec tout ce qui n’est pas soi, avec l’environnement physique et vivant.

Anicet, le petit poussin aux petites plumes, va vouloir rapporter ses découvertes à la basse-cour. Au grand désespoir de son ami l’ours, il repart donc au poulailler. Là il va comprendre que les poules ne sont nourries que pour être rôties plus tard, il va comprendre que ses consœurs et confrères ont intériorisé leur servitude et volontairement préféré la sécurité de leur connu au risque de la liberté. Dépité, Petite Plume va choisir de repartir dans la vie libre, non sans ayant fait une adepte avec une poulette, elle aussi intrépide et voulant rompre les chaînes qui la mèneront inéluctablement à la casserole de la fermière.

Racontée sur le CD par la voix aux intonations humoristiques et de confiance de Gérad Bertin, le CD épouse la douceur des dessins réalistes et classiques mais ô combien appropriés au jeune lectorat. À cette voix s’ajoutent des chœurs et les voies chantées de Malo Marie et Danielle Jean, le tout composé, enregistré, mixé par Didier Jean. Quant aux illustrations, réalisées, mais cela n’est pas une découverte, avec brio, elles sont finement pensées. En effet, l’album ne comporte aucun visage humain. On ne voit que les trois-quarts du corps de la fermière vue du point de vue du poussin, c’est-à-dire en contre-plongée, des pieds à la poitrine, on revoit ensuite la fermière, mais au lointain emportant une malheureuse volaille à la cuisine, et surtout, de dos. Les humains jouent autant le rôle du loup du conte-fable de Daudet (remplacé ici par un renard lourdaud et grossièrement goulu) que le rôle de l’ogre du conte traditionnel. Et pour y échapper, il faut savoir déchiffrer les dressages sociaux. L’intelligence de l’album est de montrer que pour accomplir cette dernière tâche, Petite Plume a eu besoin de la société des animaux, de leurs histoires animalières et naturelles transmises de générations en générations. Où Cours-Tu Petite Plume ? n’est pas centré sur l’individu mais sur la nécessité pour le poussin de développer sa socialisation pour devenir lui-même et, peut-être, avec d’autres, bâtir un monde sans prison, sans entrave, sans tuerie. La liberté c’est le risque pris pour l’épanouissement de la part d’humanité que nie l’individualisme de nos sociétés autant que l’univers hiérarque contemporain à la recherche des profits… mais c’est là interprétation, preuve au moins que Où Cours-Tu Petite Plume ? est un livre qui ouvre la réflexion.

 

CHAZERAND Émilie, Jeannette, la vie du bon côté. La sieste, illustrations d’Anna GUILLET, Milan, 2025, 24 p. 10€90

Ils sont quatre : un petit être qui répond au nom de Jeannette, la régulatrice du groupe, Sergio l’ânon bougon, Lévi le castor et Max le gentil escargot tout baveux. Ils sont quatre figures animalières des petits enfants au moment de la sieste.

Or, Sergio n’a pas son doudou. Jeannette tente bien de recréer le lien émotionnel avec un autre objet, mais ça ne marche pas. Max lui propose bien le sien, mais Sergio le repousse comme ne lui correspondant pas, comme s’il ne pouvait pas être lui-même avec cet objet. Toute l’histoire va tourner autour de l’acceptation de Sergio d’un doudou autre que le sien mais où il se retrouverait, lui. Tant qu’il ne l’a pas trouvé, Sergio est trop désorienté pour dormir et laisser dormir ses amis. Il lui faut retrouver cette relation sécurisante à ce que représente pour lui le doudou, à savoir son univers affectif le plus intime et en ce sens inséparable de lui (1).

Heureusement, dans l’histoire d’Émilie Chazenard mis en dessin de couleurs par Anna Guillet, il va se trouver un objet que Sergio va accepter comme doudou : ce sera un objet neutre au sens de n’appartenant à personne, donc libre d’appropriation par l’affectivité du personnage qui est mal de par l’absence du sien. L’histoire montrerait donc que le doudou ne ferme pas l’enfant au monde et que la mère, si l’on suit Françoise Dolto, a peut-être varié les objets qui accompagnaient leurs relations, par exemple au moment de la tétée (2).

L’album, à lire aux enfants, va même plus loin. Jeannette, épuisée par les efforts qu’elle a fournis pour calmer l’agitation de Sergio, s’endort… sans son doudou…

Philippe Geneste

Notes: (1) C’est une caractéristique de l’objet transitionnel mis à jour par Winnicott avec le fait que cet objet est aussi « une possession de quelque chose qui n’est pas moi » (cité par Laplanche, Jean et Pontalis J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, sous la direction de Daniel Lagache, Paris, PUF, 1981, 523 p. – p.296). - (2) « C’est tout de même une relation de la mère avec lui, que l’enfant projette » sur l’objet transitionnel. Dolto, Françoise, Séminaire de psychanalyse d’enfants I, édition réalisée avec la collaboration de Louis Caldaguès, Paris, éditions du Seuil, 1991, 238 p. – pp.236-237.


18/05/2025

La filiation de l’humain par la filiation de la femme

Qui veut approcher une théorie de la civilisation doit comprendre ce qui, de la sélection naturelle porte à la sympathie universelle (1). Personne ne niera que les formes de relations humaines engendrées par une société caractérisent celle-ci à l’intérieur de ce processus civilisationnel. Les relations entre les hommes et les femmes en sont donc aussi des marqueurs clés, directement en relation avec la sélection liée au sexe, étudiée par l’anthropologie darwinienne. Voici un écho de cette problématique à l’intérieur du champ de la littérature destinée à la jeunesse et aux jeunes adultes.

*

DAUGEY Fleur, Fortes et flamboyantes ! Les femelles dans le monde animal, illustrations d’Émile VANVOLSEM, éditions du Ricochet, 2025, 36 p. 14€50

Que ce livre sorte en mars ne doit rien au hasard, car il a pour fonction de renverser des stéréotypes dont ceux véhiculés par les sciences biologique, zoologique, naturaliste. C’est que toute science opère à l’intérieur d’un bain idéologique qui est celui de la société. Et l’idéologie dominante vient imprégner les travaux scientifiques, à leur insu souvent, parfois par obligation de pouvoir poursuivre leurs travaux. Fleur Daugey donne une illustration de ce fait, illustration qu’elle réalise sans jargon, sans discours théorique qui perdrait le lectorat de 8 à 12 ans visé. Avec sa complice en images, d’Émile Vanvolsem, elle propose de vérifier la thèse couramment énoncée, selon laquelle, dans le règne animal, les mâles emportent la palme des attributs esthétiques, celle de l’agressivité, celle de l’indifférence quant à la progéniture, celle de la corpulence donc de la force. Or, le travail documentaire et le travail iconique se conjuguent pour révéler des contre-exemples : l’autour des palombes, l’hyène, l’orque, la veuve noire australienne, l’éléphant, les abeilles, le rat-taupe, l’antilope topi, la caille japonaise, l’émeu d’Australie, la rynchée peinte, le grizzli, autant d’exemples où la stéréotypie de la différence des sexes chez les animaux est prise en défaut sur une ou plusieurs de ses affirmations.

L’album, au format italien est bien un documentaire, un documentaire aussi fameux que tous ceux qu’ont déjà publiés les éditions Ricochet. Il ajoute aux excellences connues, une réflexion sur la science dans son rapport à l’idéologie. On l’a dit, ce qui est formidable, c’est d’initier cette réflexion sans amoindrir la fonction documentaire de l’album et sans mettre le livre hors de portée du jeune lectorat… et on pourrait ajouter, tout l’intérêt que les plus âgés trouveront à cet ouvrage !

Fortes et flamboyantes ! Les femelles dans le monde animal invite d’une part à sortir du regard social où domine le machisme et l’infériorisation de tout ce qui touche à la femme, donc aussi à la femelle dans le monde animal, pour magnifier l’homme donc aussi le mâle dans ce même monde animal. Il invite, d’autre part, à mieux observer la réalité des comportements chez les humains afin de voir que bien des nuances existent dont ne rendent pas compte les stéréotypes idéologiquement construits sur la différenciation des genres. Il invite enfin à se demander comment peut se réaliser l’égalité tant évoquée jamais réalisée entre les sexes. Matérialistes, Émile Vanvolsem et Fleur Daugey veulent croire en une science plus attentive, donc au progrès de la recherche scientifique sur des bases anthropologiques non soumises à l’ordre politique. Et puis, reste la question jamais encore résolue des conditions économiques et sociales pour la construction d’une humanité sans hiérarchie, évoluant dans l’égalité intégrale… Et cet ultime volet de la réflexion laissée en suspens par les autrices n’est pas plaqué sur l’album, puisque l’animal humain marque dans l’évolution le moment où, comme le théorise Patrick Tort, la sélection naturelle engendre son inverse sur la base notamment des instincts sociaux développés dans le règne animal.

 

HALIM, Seule contre Hollywood. La première actrice à avoir dénoncé le système, Steinkis, 2025, 112 p. 20€

Halim a puisé dans le travail d’enquête du journaliste David Stenn, mené en 1990, sur une affaire effacée des studios de la MGM à Hollywood, pour construire son scénario. Halim raconte l’histoire de Patricia Douglas, une aspirante à devenir actrice de cinéma. La jeune fille est retenue lors d’un casting pour le tournage d’un film par la Metro-Goldwyn-Mayer. Le 5 mai 1937, Patricia Douglas et les cent-vingt jeunes filles choisies par la MGM se retrouvent offertes aux commerciaux de l’entreprise dans une soirée privée. Patricia Douglas sera violée. La firme hollywoodienne achète le silence des autres participantes, truque les expertises médicales, soudoie la justice et la police. Enfin, après un premier temps prometteur, elle écarte par la corruption l’avocat ; Patricia Douglas se retrouve seule contre Hollywood. Elle est seule face au pouvoir patriarcal qui a institutionnalisé « la soumission et l’esclavage feutré de ces femmes qui étaient perçues comme le “sexe faible” à éduquer, guider ou protéger » (citation tirée de la biographie donnée en annexe de Patricia Douglas). L’histoire est édifiante en ce qu’elle montre la collusion des institutions de la démocratie américaine (industrie culturelle, presse, justice, police, médecine) qui relaient le pilier politique du sexisme.

Grâce à l’enquête de David Stenn, Patricia Douglas (1917-2003) a pu raconter son histoire. Grâce à la bande dessinée d’Halim, cette histoire est relayée plus amplement auprès du public contemporain, quatre-vingts ans plus tard, où #MeToo a libéré la parole des femmes par l’affaire Weinstein, un des nombreux successeurs de Ross (le violeur de Patricia Douglas), Mayer (directeur général des studios) et les cadres dirigeants de la MGM. La question demeure la même et porte sur les enjeux politiques, économiques et sociaux de la sexualité, sur les voies d’une libération possible de la justice de classe intimement patriarcale, sur l’abolition de l’exploitation économique des femmes des classes populaires (la famille de Patricia Douglas n’était pas une famille bourgeoise). Plus même, la recomposition en bande dessinée de l’affaire Patricia Douglas, interroge le point de vue des historiens, trop enclins à s’intéresser aux puissants quand la dynamique historique se trouve dans les gestes des exploités, des opprimés et dominés, par exemple, dans le geste de Patricia Douglas pour que le viol soit reconnu comme un crime, pour que cesse la réification des femmes et la banalisation de leur manipulation oppressive au nom du sexe mâle.

Philippe Geneste

Notes : (1) Lire les travaux de Patrick Tort, notamment L’Effet Darwin. Sélection naturelle et naissance de la civilisation, Paris, éditions du Seuil, 2008, 236 p., Darwin, Charles, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, traduction coordonnée par Michel Prum, préface de Patrick Tort, Paris, Institut Charles Darwin International & éditions Syllepse, 1999, 825 p. (ouvrage réédité par la Librairie Champion en collection de poche).


11/05/2025

Parmi les traversées narratives de l’Afrique

SOW Seydi, Le Talibé, préface de Abdoulaye Racine Senghor, L’Harmattan, 2024, 87 p. 15€

Ce roman pour les enfants de 9/10 à 12/13 ans est illustré par l’auteur, une illustration narrative et colorée qui conforte la lecture. Le Talibé et un roman d’éducation qui explore les structures de l’enseignement coranique au Sénégal. En suivant le parcours de Birane, cet enfant de 12 ans confié à un marabout qui trahit la confiance des parents, le roman traverse la société sénégalaise à hauteur d’enfant. Le récit décrit, de la misère à la réconciliation sociale, les étapes du développement de Birane en lien avec la tradition musulmane du pays.

D’une certaine façon, le roman de Seydi Sow s’apparente au conte puisqu’il décrit une métamorphose qui aboutit à une fin euphorique. Mais contrairement au conte, cette métamorphose s’ancre dans les conditions sociales et économiques de la vie. Celle-ci traversent les besoins « spirituels » du héros, s’immiscent dans ses pensées, travaillent son imaginaire à commencer par ses rêves comme ceux du marabout gredin Thierno Moulaye.

Facile à lire, précis dans sa narration descriptive, alerte dans les échappées imaginaires, Le Talibé rend compte de la vie au doudal des enfants sénégalais élèves de marabout assurant une éducation coranique.

 

M’BOH Mariame, Les Contes de M’Boh, illustrations d’Almanmy Saad WAGUE, préface de Juliana Diallo, L’Harmattan, 2024, 68 p. 13€

Ce recueil de contes a été écrit par une enfant guinéenne de 11 ans. Ils sont d’une facture très classique, intégrant sa culture guinéenne, avec une volonté de faire court. Chacun des seize contes se termine par une morale qu’il illustre. Les thèmes traités sont l’amitié, la hiérarchie, la bonne volonté, le rapport à l’autre, l’ingratitude, l’amour maternel, l’enfance, l’orgueil, le mensonge, la situation d’orphelin, la présence ou l’absence du père, la ruse…

Un tel livre est un bon vecteur pour solliciter des enfants d’âge primaire d’écrire à leur tour des contes.

 

SYLLA Omar, Le Coq vaniteux, bilingue bambara-français, L’Harmattan, 2025, 16 p.

Cet album bilingue exemplifie l’utilisation de la morale comme axe privilégié de la construction du conte qu’utilise Marianne M’Boh. Ici, le conte vient illustrer par une histoire animalière de basse-cour, la morale « La Vanité est mauvaise conseillère ». La langue bambara est celle de peuples du Mali. 

 

N’KALOULOU, Bernard, Les Larmes du crocodile. Contes nsoundi, L’Harmattan, 2024, 67 p. 11€

Le Nsoundi est une ancienne province du royaume du Kongo. La langue en était le kongo. Bernard N’Kaloulou est un conteur congolais qui puise dans la tradition orale, une tradition qu’il s’est employé aussi à enrichir, pour constituer ses spectacles de contes et de nombreux recueils. Dans ce volume de la collection « la légende des mondes », il a rassemblé neuf contes. Certains sont des contes animaliers, proche de la fable comme « Mbwa le chien et Mbakou le renard ». D’autres sont une exploration de sentiments et d’émotions que l’on retrouve dans les contes du monde, par exemple, la ruse est particulièrement présente. Certains scrutent des coutumes humaines (« Mabina et les trois chasseurs » pourrait y être classé), exploration de l’énigme de la mort (le magnifique « Baniakina », le captivant « L’oublié de la mort »). D’autres contes tissent leur structure autour des liens entre hommes, animaux et nature (le conte pygmée, « Le Mokélé Mbembé » par exemple). Bien sûr, d’autres apportent une explication sur l’origine de certains phénomènes (la perte de la parole par les animaux dans « La Tortue fâchée ») ou expressions (« Les Larmes du crocodile »).

Dans tous les cas, le travail d’écriture est d’un soin exceptionnel et au service de compositions éprouvées. La dimension initiatique avec ses différentes épreuves (obstacles qui semblent insurmontables, énigmes à résoudre, difficulté à écarter) est très présente. À écouter la réaction des membres de la commission lisezjeunesse, il semble que le succès des contes repose sur cette dimension initiatique, totalement disparue en tant que telle de nos sociétés mais probablement, comme le pensait Mircea Eliade, qui demeure vivace au fond de l’être humain.

Dans les contes de Bernard N’Kaloulou, la morale reste ouverte à d’autres interprétations, ce qui s’appuie sur la richesse des contes où plusieurs motifs se croisent et s’articulent les uns aux autres. L’imaginaire ici est triomphant, les textes jouant sans ambiguïté sur le genre du conte à l’exclusion du mythe – même si les portes restent entrouvertes y compris avec la légende.

On l’aura compris, ce recueil est d’une très grande qualité littéraire, d’une belle précision civilisationnelle et donne grand plaisir aux lectrices et lecteurs qui s’y aventurent

Philippe Geneste

Note: 1 Il en voyait une trace dans les manifestations du passage d’un âge à un autre, « de la nescience (…) à l’âge spirituel de l’adulte ». Eliade, Mircea, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1973, 249 p. – p.244. 

04/05/2025

Ruth Rewald et le parti pris de l’Histoire ouverte

REWALD Ruth, Quatre garçons dans la guerre d’Espagne. 1936-1939, traduit de l’allemand par Danielle Risterucci-Roudnicky, L’Harmattan, 2024, 196 p. 19€

Quand Ruth Rewald (1906-1942) écrit Quatre garçons dans la guerre d’Espagne elle vit en exil, ayant fui, avec son mari et sa fille, l’Allemagne nazie. Pour cette famille juive communiste, il n’y avait pas d’autres choix. Elle est arrêtée à Les Rosiers-sur-Loire, en 1942, par la Gestapo, déportée puis assassinée à Auschwitz. Sa fille aura le même sort deux ans plus tard.

En 1937, Ruth Rewald se rend à Madrid où son mari est engagé dans les Brigades Internationales. Elle y reste quatre mois et visite, nous dit la traductrice, l’orphelinat Ernst Thäleman où elle s’entretient avec de enfants. Ce séjour et ce qu’elle apprend de la bouche de son mari sur le rôle des enfants républicains nourriront l’écriture du roman qu’elle écrit à son retour aux Rosiers-sur-Loire. Dans sa précieuse postface, Danielle Risterucci-Roudnicky souligne qu’il s’agit du seul roman en langue allemande consacré à la guerre d’Espagne.

Quatre garçons dans la guerre d’Espagne se passe principalement à Penarroya. Après les élections législatives de 1936 et la victoire du Front Populaire, un espoir se lève dans la population. Le roman le retrace en particulier, en décrivant la nouvelle école qu’anime un instituteur inspiré par les conceptions rationalistes de l’école moderne de Francisco Ferrer (1859-1909). Mais les réactionnaires vaincus par les urnes veulent reprendre le pouvoir par les armes. Depuis le Maroc, le général Franco en programme la reconquête. Il est à la tête d’une armée soutenue et fournie en logistique par les fascistes italiens et les nazis allemands. Le pouvoir républicain met en place des milices populaires mais sans aucun soutien des « démocraties occidentales », pas même du Front Populaire français.

Le roman fait une place de choix aux Brigades internationales, comme réalisation de l’internationalisme prolétarien. Ce n’est pas un hasard si, à la fin du roman, les quatre garçons affamés, épuisés sont sauvés par la treizième Brigade internationale Tchapaïev, celle-là même qui intervint début 1937 contre l’offensive franquiste sur Malaga que le roman évoque. En revanche, l’autrice ne présente pas les composantes anarchistes, poumistes, communistes staliniens, elle n’éclaire pas les conflits internes du camp républicain et, d’ailleurs, les dialogues des personnages miliciens ouvriers n’en laissent rien percer non plus : peut-être est-ce parce que le roman est paru en 1938 (donc a été achevé, vraisemblablement, durant le premier semestre 1938), à un moment où le sort de la révolution espagnole n’est pas scellé ; peut-être aussi que l’autrice a cherché à assurer le vraisemblable de la perception de la guerre par les enfants et adolescents.

Le roman met en scène la situation de guerre, sur les deux années 1936 et 1937. L’Espagne vérifie l’observation historique qu’en période de guerre, la révolution passe par la guerre civile. La toile de fond en est la bataille de Madrid dont le roman laisse en suspens l’issue puisque celle-ci n’interviendra qu’après la rédaction du livre. Dans Penarroya, occupé par les fascistes, la population est divisée en deux camps irréconciliables qui correspondent à un clivage de classes sociales. Tandis que les notables, les commerçants et propriétaires appuient les franquistes, les travailleuses et travailleurs des campagnes, des mines et des villages mettent tout leur espoir dans les républicains qui se battent, entre autres, à Madrid, avec peu de moyen et beaucoup d’enthousiasme pour la liberté conquise et à, plus pleinement encore, réaliser.

Le roman décrit la vie du peuple asservi de Penarroya, asservi par l’occupant. Il détaille les conditions de travail des exploités, leurs conditions de vie, notamment celles des femmes, souvent seules car les hommes sont partis dans le maquis. Enfin, le roman suit la vie enfantine en temps de guerre.

Quatre garçons dans la guerre d’Espagne est l’histoire de quatre garçons, fils du peuple ou de petits commerçants, unis dans la haine du franquisme, qui prennent conscience de la nécessité de l’engagement, de leur force de soutien auprès des parents, des mères d’abord, puis, à la fin du roman, en tant que force d’appui dans les milices ouvrières et l’armée républicaine.

On retrouve, ici, un motif propre au roman historique pour la jeunesse qui endosse le genre du roman d’apprentissage (1). En voici six caractéristiques :

- l’apprentissage de la vie recouvre l’intégration dans un monde social accepté ;

- cet apprentissage se fait par l’observation des adultes qui se battent (contre les fascistes mais aussi pour la survie des enfants et des proches) ;

- la formation de la personnalité équivaut à une formation idéologique contre le franquisme, le fascisme et le nazisme ;

- les héros enfantins restent de bout en bout positifs ;

- les enfants gagnent en autonomie, et ce dès l’expérience de l’école moderne qui voit le jour après les élections avant d’être éradiquée quand les franquistes occupent Penarroya, et cette autonomie est assortie d’une rupture avec les parents, rupture involontaire quand un parent est mort ou volontaire, quand les enfants décident de quitter le village pour rejoindre les combattants de la liberté ;

- enfin, le contexte historique détaillé encadre quatre destins suspendus, inachevés.

Cette conformité générique est au service d’une vision du monde démocratique révolutionnaire.

Ruth Rewald, qui compose le livre entre 1937 et 1938, participe de cet élan d’intellectuels engagés contre le fascisme, pour le communisme ou pour l’anarchisme. Visant le lectorat enfantin, il est logique qu’elle privilégie les scènes de la vie quotidienne aux scènes de combat et qu’elle se centre davantage sur les conditions de vie durant la guerre que sur les scènes militaires. Pour elle, la littérature endosse une fonction similaire à celle de la photographie, du photoreportage, de l’affiche (2), à savoir rallier les peuples hors de l’Espagne à la défense de la république espagnole, avec l’espoir que les opinions publiques des démocraties occidentales (Ruth Rewald est alors exilée en France) pourraient forcer leurs gouvernements respectifs à s’impliquer auprès des républicains contre le franquisme soutenu par l’Italie et l’Allemagne.

Il est rare, enfin, qu’un roman historique s’écrive alors que les événements sont en cours. C’est ce que fait Ruth Rewald. Grâce à sa maîtrise de l’écriture, à la rigueur de sa composition, elle réussit à ne pas laisser le roman d’apprentissage englober le roman historique et à conserver, donc, la primauté du genre historique. Mais bien sûr, le présent est sa préoccupation et elle s’appuie sur sa documentation pour tracer un point de vue qui va façonner la vision du monde étroitement liée aux enfants qui sont les personnages principaux du livre. De ce fait, Danielle Risterucci-Roudnicky a raison d’écrire que le but de Ruth Rewald semble bien de mettre « en lumière : le pouvoir dans l’union, l’espoir dans la liberté » (3). L’Histoire serait donc ouverte… Puisse cette foi rencontrer sa vérité aujourd’hui où la guerre, ses discours et la soif de profits qu’elle sert et qui la génèrent, se déchaînent en visant le vol des consciences. Les enfants palestiniens, congolais, ukrainiens, birmans, haïtiens, soudanais, russes, libanais, sahéliens et subsahéliens, … sont là pour rappeler l’actualité sanglante de cette problématique.

Philippe Geneste

Note : (1) Lire Geneste, Philippe, « Le Roman historique pour la jeunesse » dans Escarpit Denise, La Littérature de jeunesse. Itinéraires d'hier et d'aujourd'hui, Magnard, 2008, pp.416-433. – (2) Lire Lapeyre, Karine, « L’Image de l’enfant dans l’Espagne républicaine en guerre » dans Attikpoéé, Kodjo et Foucault, Jean, L’Image de l’enfant dans les conflits, Paris, L’Harmattan, 2013, 270 p. – pp.161-176. – (3) Risterucci-Roudnicky, Danielle, « Postface » dans Rewald, Ruth, Quatre garçon dans la guerre d’Espagne. 1936-1939, traduit de l’allemand par Danielle Risterucci-Roudnicky, L’Harmattan, 2024, pp.183-191 – p.188.