Anachroniques

10/08/2025

Guerre et paix

DELITTE, Jean-Yves, Les Grandes batailles navales. Sinope, dessins SANDRO, couleurs LOGIFUN, Grenoble-Paris, Glénat – Musée National de la Marine, 2025, 56 p. 15€50

Voici le neuvième volume de la série des Grandes batailles navales. La bataille de Sinope a lieu le 26 septembre 1853. L’empire Ottoman soutenu par la France et l’Angleterre a, quelques temps auparavant, déclaré la guerre à la Russie. Celle-ci a annexé la péninsule de Crimée en 1783 et le tsar Nicolas Ier cherche un accès aux mers du sud. Les Ottomans convoitent ces terres. Mais l’empire Ottoman est, vieillissant, sur le déclin. Par excès de certitudes, il va perdre Sinope.

Sinope vaincue, une nouvelle guerre se prépare avec, en sous-main, les manigances des grandes puissances impérialistes que sont l’Empire français et le Royaume-Uni (auxquelles s’ajoute, en 1855, le royaume de Piémont-Sardaigne), qui, en 1854, dépêchent une flotte en mer Noire pour occuper des terres, s’approprier les richesses et repousser les Russes. Si on la nomme la « guerre de Crimée », la guerre s’étend bien au-delà de la péninsule, puisqu’elle va toucher les Balkans, puis le Caucase, toucher la mer Blanche et les îles Solovki. En 1856, la guerre s’achève par la défaite russe et par le traité de Paris.

Même si la bande dessinée ne couvre pas l’entièreté de la guerre de Crimée (1853-1856), elle la replace dans l’histoire transnationale. Sinope rend compte du jeu trouble des diplomaties anglaise et française. Les deux puissances impérialistes soutiennent les Ottomans contre la Russie. La bande dessinée nous fait pénétrer à l’intérieur de la décadence ottomane et, aussi, s’installe dans les rangs de l’armée russe, une armée peu encline, à ce moment, à entrer en guerre. De ce point de vue, Sinope propose une image démonstrative de l’événement, se concentrant sur la bataille, les stratégies en jeu, les discordances dans les analyses. Pour capter toute l’attention des lecteurs et lectrices, la bande dessinée crée des personnages propres à la fiction mais symbolisant les protagonistes historiques impliqués. Remarquablement mis en couleurs, le dessin et la composition des planches dignes des grandes bandes dessinées d’aventure, le récit historique Sinope sait emporter l’intérêt du lectorat par un art consommé du récit dessiné. Le beau format de la collection ajoute à cette excellence pour traiter ce que des historiens ont nommé le « premier conflit moderne » puisque, pour la première fois des bateaux à vapeur sont entrés en jeu en usant d’armes dévastatrices.

 

CAMLOT Heather, Bravoure. 16 récits de combats pour la paix, traduit de l’anglais par Laurence Assuid, illustrations Serge BLOCH, Milan, 2025, 80 p. 9€90

Le titre qui associe paix et combat semble vouloir battre sur son terrain le discours belliciste. C’est un choix qui peut être discuté, mais ce qui ne peut pas l’être c’est l’urgence tragique qu’un discours de paix puisse réussir à se faire entendre quand les gouvernements des pays les plus puissants de la planète ne savent plus raisonner qu’en termes de massacres projetés, d’armement, d’armée, d’embrigadement et de haine de l’autre.

La livre de Camlot donne à lire des réponses à la guerre et à la barbarie qui ont eu cours pendant l’histoire contemporaine. Et c’est le meilleur du livre : l’histoire de Desmond Doss, celle de Franz Stigler et Charles Brown, une correspondance scolaire, une initiative artistique collective, le Mouvement des enfants pour la paix qui est né en Colombie, un programme de radio congolais animé par des adolescents. D’autres récits attirent la curiosité comme l’histoire du jeu vidéo 1979 : Revolution, black Friday. D’autres récits s’appuient sur la notoriété de personnalités publiques, sportif, politique, peintre, chorégraphe…

La limite du livre est de laisser croire que les initiatives individuelles sont au cœur de la réponse à la guerre et aptes à la contrer. À aucun moment Camlot ne s’interroge sur les conditions collectives de substituer la préoccupation de la paix à l’obsession de la guerre. Or, c’est quand même le problème central.

Commission Lisezjeunesse & Philippe Geneste

03/08/2025

Le dit de la terre qui parle

DUFRESNE Rhéa, Haïkus du bord de mer, illustrations de Maud LEGRAND, rouergue, 2025, 40 p. 15€80

Le haïku, genre poétique japonais du dixième siècle, est désormais acclimaté à nos contrées, à force de productions poétiques en reprenant parfois la technique, parfois l’esprit, parfois les deux. Haïkus du bord de mer en reprend l’esprit en proposant une promenade contemplative le long des plages du Nord de la France. Peu des dix-huit créations s’appliquent à la répartition stricte des syllabes en fonction des vers, la plupart se contentant de la composition en trois vers plutôt courts, le second seulement plus long que les deux en position l’un d’ouverture, l’autre de clausule. Est respecté, aussi, l’art de la chute qui surprend, saisit le lecteur ou la lectrice, ouvrant l’espace de la représentation à plus d’imaginaire et en même temps venant sonner à la porte de la vie courante.

Rhéa Dufresne, soutenue par la complicité esthétique de Maud Legrand, se plaît à répertorier les multiples variations de la grève, au gré des marées. Chaque nouvel haïku se promène sur l’estran ou bien se réfugie hors d’atteinte des vagues déferlantes, mais c’est toujours pur scruter le ciel, l’horizon, la mer, la terre dévoilée, les galets roulés ou polis ou meurtris, les visiteurs qui les côtoient, ces objets qui gisent sur la laisse de mer, mis avec elle en coïncidence surréaliste.

Chaque page tournée recouvre un moment d’émotion saisi par la tension de la brièveté poétique. Chaque nouvelle page à lire ouvre un nouvel instant dans l’étroitesse des lignes duquel affluent de nouveaux élans d’imaginaire. Pour ce faire, Rhéa Dufresne use de la métaphore, joue des analogies. Le lectorat pressent la contiguïté verbale, use de l’association des mots façonnant syllabe à syllabe, mot à mot, vers à vers, des syntagmes et la phrase, sensifiant leurs accords pour l’unité du poème. Ordre cosmique, ordre géographique, ordre géologique, ordre naturaliste, ordre écologique, ordre social, ordre humain, se concentrent dans l’étroitesse du poème qui est instant, précipité d’univers et précipité du temps porté par la personne qui regarde, par la personne qui lit.

Le haïku du bord de mer incarne dans le verbe la sensation à naître, à constituer. La syntaxe et la chute finale viennent la nourrir. Tout est simple, c’est un principe essentiel du haïku. Mais la simplicité réclame la patience, celle que livre l’attention extrême aux échos sonores, aux renvois morphologiques, aux symétries syntaxiques, aux architectures des mots et aux images. Ces images, les mots les portent avec eux comme une mer montante, puis ils les déposent sur la laisse du dit de la terre qui parle. Le haïku est instant poétique, c’est-à-dire aussi transition pour un nouvel instant dans la page qui se tourne. Le haïku est plénitude, intégrale de sens ; il est aussi passage du sens, passage à autre chose. Le passage est l’éphémère du discours disparu sitôt que construit alors que la plénitude est un absolu du sens clos sur lui-même. La seconde se résout toujours dans le premier et c’est pour cela que le haïku nous parle, nous incite à voir, à entendre, à goûter, à sentir, à toucher des mots l’ordre de l’univers. Le haïku est le genre poétique par excellence du rapport de l’homme au monde.

Dans Haïkus du bord de mer ce rapport passe préférentiellement par le regard. L’humain de l’univers poétique de Rhéa Dufresne s’approprie le monde en visions intériorisées, grâce à une confiance épistémique accordée à la vue observatrice. Le haïku insiste sur l’intensification des actes de perception pour un renouvellement sensoriel continué. Contrairement aux deux grandes techniques de production d’images du réel que sont, aujourd’hui, la photographie et l’imagerie – cette dernière, via les réseaux sociaux et la science médicale particulièrement envahissantes aujourd’hui  –, la technique verbale poétique, celle du haïku qui nous intéresse, ici, en particulier, permet le voyage intérieur aux sources du sentiment provoqué par la vue, elle prolonge en imagination poétique le sens du figuré, elle projette l’humain dans les portions d’univers retenues. Ici, intervient intensément le travail graphique et des couleurs de Maud Legrand.

C’est un travail tout en graphisme qui isole les pierres, les plantes, les animaux, les objets, les insérant dans des paysages souvent éclatés, stylisés, aux couleurs profondes et mêlées. Quand les figures humaines apparaissent, elles s’inscrivent par la couleur dans le paysage, en font partie, s’y enfoncent. Aussi, à l’art verbal, l’album Haïkus du bord de mer ajoute un art pictural de l’émiettement en appel de rassemblement, comme si l’illustration venait se livrer en simulacre de l’interprétation des perceptions.

Elle nous rappelle que l’expression verbale de l’identification perceptive ne se satisfait pas de la dénomination mais exige la rêverie sensificatrice qui l’outrepasse. Avec les illustrations, c’est au lectorat de mettre en rapport, donc de rejouer cet outrepassement. Il s’ensuit que l’album entraîne une double lecture, celle du texte et celle de l’image. Et cet acte double mène le lectorat à croiser le sens élaboré pour le texte et le sens élaboré pour l’image. Les croisant, il construit un sens nouveau, alors il comprend autrement, ou bien il construit un sens intensifié, alors il prend avec lui la sensification des autrices. Et d’instant en instant, la personne qui lit s’aventure un peu plus avant dans son rapport au monde, et chaque instant livre un tout de sensification, où rien ne s’oublie mais où le tout précédent apporte sa pesée. Ainsi va en terre humaine le dit de la mer.

Philippe Geneste

 

27/07/2025

Biographie d’une légende… fictive

VALSECCHI Tommaso, Clifford Hicks, traduit de l’italien par Laurent Laget, dessin et couleur Riccardi ROSANNA, Glénat, 2025, 152 p, 24€

Ce volumineux roman graphique est l’histoire d’une vie, celle d’un garçon noir arraché à sa mère par le racisme, le machisme et le banditisme dans l’Amérique de la fin de la première moitié du vingtième siècle. On suit les pérégrinations du garçon devenu adolescent puis jeune homme et adulte, enfin vieillard. On les suit de la vie de hobo à celle d’ingénieur du son pour les plus grands, de musicien doué en quête de succès, un succès qui arrive avec sa rencontre d’une chanteuse, Jamila. On suit sa dérive épousant ses rêves brisés, ses plongées dans le refuge de l’alcool et des drogues dures, dans ses frasques de criminel accidentel, de cambrioleur amateur ; on est à ses côté à la prison puis à sa sortie de prison jusqu’à sa mort.

Le roman graphique raconte son histoire, celle fictive d’un génie du jazz au sort rendu défavorable par le racisme et l’inégalitarisme américain. C’est là que les auteurs innovent avec brio. La biographie devient le point d’appui d’une réflexion sur le besoin de légende. Si Clifford Hicks, titre épousant le surnom de scène du personnage, semble prendre le chemin du récit d’apprentissage, il dérive vers le récit de légende : l’album ne consiste pas tant à construire un héros en devenir, mais à présenter sa vie en accomplissement vers la légende. Juste avant la mort, le personnage déclare à un fan, ancien détenu comme lui, devenu son protecteur des vieux jours : « Tu vois, parfois, l’histoire est façonnée par des mystères insondables, des désastres naturels ou des secrets destinés à disparaître avec leurs gardiens. Mais d’autres fois, ce sont les événements qui façonnent des personnes qui ne sont pas à leur place, avec un nom qui ne leur ressemble pas ». Auparavant, il avait affirmé qu’en fait, par les pérégrinations incessantes : « je ne cherchais pas une maison… je cherchais un but ». Clifford Hicks n’est donc pas un récit de formation mais un récit d’accomplissement. La biographie tourne alors à la légende autour de deux clés, l’espérance jamais disparue et la foi, celle du personnage en sa musique. La musique est la force opératoire de sa vie, celle qui seule lui permet de s’arracher au statut de jouet du mal comme du bien pour le faire entrer dans l’univers de la légende qui transcende son individualité. La fin de la bande dessinée n’a pas d’autre sens. En tant qu’objet du bien ou du mal, le personnage est saisi comme pris passivement dans son destin, en tant que légende, il sort de lui-même et comme le dit André Jolles à propos de la figure du saint dans la culture : « le saint ne donne pas l’impression d’exister par soi et pour soi, mais par la communauté et pour la communauté » (1). Clifford Hicks est donc une légende, mais une légende que les adeptes vont transmettre en l’élevant en exemple de l’accomplissement possible d’une vie profane. Le besoin de légende fait épouser à l’artiste maudit le rôle du saint dans la mentalité religieuse. Mais le personnage du roman graphique se débat avec sa conscience, sans lien avec le tragique chrétien. L’abandon par son père, l’assassinat de sa mère par des malfrats, clignotent tout au long de l’histoire, amplifiés par d’autres marqueurs de la vie, offrent la figure devenue légende aux admirateurs et disciples. Elle devient un réceptacle à leurs souffrances, un point d’appui auquel se raccrocher pour aller de l’avant sans sombrer dans le puits du désespoir. Surtout, la légende rend sensible, visible à l’esprit, l’accomplissement de la vie c’est-à-dire le but que chacun lui donne en trouvant la force dans la légende.

La fatalité, qui brise le rêve musical de l’enfant, parfaitement identifiée à la société capitaliste américaine, trouve son revers et son contrepoint dans le besoin de l’Autre, un besoin maintes fois itéré par le personnage. Celui-ci se refuse dans ses actes négatifs, cette face maudite qui l’envahit et dans son devenir légende, il rayonne tel un saint : « L’homme est sa propre impossibilité, puisque cette créature refuse sa détermination finie au nom d’un infini qu’il ne peut même concevoir » disait Sartre (2). Le dessin de Rosanna rend scrupuleusement cette double nature de Hicks, qui à travers les âges conserve une douceur ingénue sur le visage et dans les yeux une soif tendre de curiosités et de désirs du beau, de la note parfaite. La lecture des dernières pages éclaire le sens de l’accomplissement de sa vie : entrer en coïncidence avec soi-même, non pas avec ce qu’on a toujours été mais avec ce que l’on s’est construit. Le roman graphique se libère alors définitivement de la référence religieuse. L’accomplissement n’a rien à voir avec une ascension aux cieux mais avec une coïncidence de soi pour la vie dans la communauté humaine de sa classe sociale et de couleur, ce que Hicks, au fond, a toujours recherché sans rogner sa flamme de musicien. C’est ce qui permet à la bande dessinée de relier à l’histoire américaine la légende construite. Celle-ci est une mise en ordre des contradictions, des hétérogénéités de comportements du personnage. Toutefois, en regard de la forme canonique de la légende, elle déroge à l’anhistoricisme avec lequel la légende se définit : « La légende organise sa matière d’une manière univoque et contraignante ; elle l’isole du contexte de l’histoire contemporaine, qui ne peut plus réagir sur elle ni la troubler » (3). Pourtant, pour les lecteurs et lectrices de Clifford Hicks, la légende vaut comme principe de vie non pas supra-terrestre mais immédiat. Et c’est ce qui fait que la légende construite, par la force imitatoire qu’elle entretient chez les admirateurs et admiratrices, se coule dans les actes d’autres personnes impliquées dans le cours de l’Histoire. C’est si vrai que l’album Clifford Hicks peut être lu comme une « grande fresque musicale dans une Amérique en pleine effervescence » (4).

Philippe Geneste

Notes : (1) Jolles, André, Formes simples, traduit de l’allemand par Antoine Marie Buguet, Paris, éditions du Seuil, 1972, 217 p. – p.35. — (2) cité par Debray Genette, Raymonde, Métamorphoses du récit. Autour de Flaubert, Paris, éditions du Seuil, 1988, 315 p. – p.140. — (3) Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 2007, 561 p. – p.29. — (4) Communiqué de presse des éditions Glénat.

 


20/07/2025

Destins brûlés de femmes

Solène CORNEC, Aline BUREAU, Destins de sorcières, 15 femmes, 15 esprits libres, 15 vies meurtries, éditions Milan, 2024, 128 pages, 16, 90€

Sur la couverture cartonnée aux nuances pourpres de ce magnifique ouvrage, se dessine le profil très doux d’une jeune fille, la main tendue vers une fleur comme pour la cueillir ou la caresser. Sa chevelure rousse à la même couleur que les fleurs et son long vêtement les mêmes tons de vert que leurs tiges – ceux de la nature. Tant est douce et attirante l’image que l’on n’a de cesse d’ouvrir l’ouvrage. Mais quel lien relie ce délicat portrait avec le titre au message bien sombre : Destin de sorcières 15 femmes, 15 esprits libres, 15 vies meurtries ?

Les premières pages déjà nous retiennent par l’harmonie, la sensibilité des illustrations de l’artiste Aline Bureau tandis que, dès l’introduction du livre, l’érudition de l’autrice Solène Cornec et son écriture poétique, limpide, nous captivent.

Entre les pages de garde, qui présentent le tableau d’un ciel brûlé, empli de fauve violence, une introduction nourrie se prolonge dans les dernières pages par une explication du sort réservé aux femmes dans certains pays ainsi que des raisons du féminisme – qui a su prendre la sorcière comme emblème. S’y ajoute, avant un glossaire aussi précis que précieux pour la compréhension des lectrices et lecteurs, une frise historique où sont présentés, dans leur époque, quinze visages de femmes. À cette frise, fait écho, vers la fin, une carte géographique situant leur pays. Peut alors commencer l’évocation de certaines de ces femmes qui furent, du XIVè au XVIIIè siècles, accusées de sorcellerie et que ni la vindicte, ni la religion, ni le pouvoir n’épargnèrent.

 

XIVè : Alice Kyteler (Irlande) est la narratrice. La mort de son petit chien, celle de ses différents maris, la jalousie des bien-pensants, sa réussite sociale sans l’appui d’hommes, sont prétexte aux rumeurs et accusations de sorcellerie. Si elle a pu s’enfuir en amenant avec elle la fille de son amie Pétronilla, cette dernière est la première femme condamnée et brulée vive en Irlande, en cette année1324.

XIVè : Jeanne de Brigues (France). Son histoire est racontée par une jeune femme, amie et confidente de Jeanne, surnommée « la divine » parce qu’on lui prête des dons divinatoires. Cependant son dévouement auprès des personnes malades et son art de soigner ne doivent rien à la magie, mais à ses connaissances acquises dès l’enfance sur les plantes et leurs utilisations. Son intelligence et son charme vont provoquer l’inimitié du monde ecclésiastique qui la rend coupable de pires méfaits et de morts inopinées. Accusée de sorcellerie par le parlement de Paris, emprisonnée, torturée, elle est brûlée vive le 19 août 1391.

Début du XVè : Véronika de Desenice (Slovénie). L’autrice évoque dans un premier temps l’histoire de la Slovénie, expliquant ainsi que ce pays longtemps déchiré par de nombreuses invasions est, durant la vie de Véronika de Desenice, sous la domination des Hasbourg.

L’histoire de Véronika est racontée par Frédéric, qui fut son ami d’enfance puis son amoureux et après leur mariage clandestin, son époux. Le père de Frédéric, Herman II, est un homme autoritaire et puissant. Refusant leur union qu’il considère comme une mésalliance, il accuse Véronika de sorcellerie et la fait emprisonner. Juste après la libération, faute de preuves, il commandite son assassinat.

XVè : Jeanne d’Arc (France). Après un rappel historique présentant l’état de la France au XVè siècle, puis la trêve permise en 1420 par le Traité de Troyes, devenu obsolète à la mort des monarques français et anglais qui l’avaient signé, l’autrice donne vie à une jeune fille, nommée Jeanne d’Arc, qui animée de courage, a combattu l’ennemi et permis au dauphin Charles de devenir roi de France. C’est un simple greffier qui témoigne du procès inique attenté par un aéropage d’hommes d’église contre cette jeune fille. Ils l’ont accusée de sorcellerie, elle que le roi Charles VII a omis de défendre, alors qu’il lui doit son règne. C’est à cause de la justice des hommes de pouvoir et du monde ecclésiastique, une justice tronquée, qu’elle est brûlée vive en mai 1431.

XVIè : Ursula Southeil (Angleterre). C’est la voix d’Ursula qui raconte sa propre histoire, celle d’une enfant abandonnée par son père et que sa mère, trop jeune, confie à une femme, Lisa, qui l’adopte et l’élève avec tendresse. Ursula est si laide, dit-on, qu’elle fut exclue de l’église par la vindicte populaire. Elle épouse pourtant un jeune charpentier, Toby Shipton. Par sa finesse d’esprit, elle a su se rendre indispensable jusqu’au pouvoir royal et malgré la rumeur, les soupçons, elle ne sera jamais condamnée.

XVIè Jeanne d’Harvilliers (France). C’est une toute jeune fille, Rosalie, qui en nous lisant leur correspondance clandestine, raconte l’histoire de sa mère, Jeanne d’Harvilliers. Celle-ci est en prison, accusée de sorcellerie tandis que Rosalie se réfugie en divers lieux que sa mère lui a indiqués pour la protéger de la justice des hommes, criminelle et inique en ces temps, et de l’éloigner de ce personnage inquiétant et sombre qui a mis main basse sur leur destin en faisant d’elle, Jeanne, pour la vindicte, un être malfaisant, une sorcière. Le philosophe Jean Bodin, connu pour être un homme de raison, n’empêche pas la condamnation de Jeanne qui fut brûlée vive le 30 avril 1578. Il a écrit au contraire un ouvrage qui fait florès dans ce monde misogyne en renforçant la répression contre les femmes accusées de sorcellerie, La démonomanie des sorciers.

XVIè Franchetta Borelli et les femmes de Triora (Italie). Écrit à la troisième personne, le récit se penche sur le destin de Franchetta Borelli, femme de milieu aisé de Triora, en Italie. Pour nous relater les évènements qui ont tourmenté les habitants de Triora, l’autrice élabore un journal. La simple rumeur, le moindre soupçon murmuré, va, au fil des jours, aller en s’amplifiant, provoquant l’arrestation et l’exécution d’un nombre de plus en plus important de femmes pour sorcellerie. La méfiance contre les personnes étrangères soupçonnées, par des religieux, d’aggraver la famine, mêlée à la haine à l’encontre des femmes connaissant les vertus des plantes et s’adonnant à la médecine, provoque les foudres des notables, du pouvoir ecclésiastique et de l’Inquisition. Entre 1587 et 1589, plus de deux cent femmes en furent ainsi victimes.

XVIè° Agnès Sampson (Écosse). Les vents violents, qui secouèrent le navire où naviguaient le roi d’Écosse Jacques VI et la reine du Danemark Anne, provoquèrent leur colère à l’encontre de personnes accusées de sorcellerie, coupables selon eux d’avoir, par malveillance et sortilège, provoqué cette tempête.

C’est une jeune fille nommée Lila qui nous raconte alors l’histoire d’Agnès Sampson victime, comme un grand nombre de femmes et d’hommes, de leur cruauté… victime de ce que l’on nomme « la chasse aux sorcières ». Le pouvoir royal, teinté d’obscurantisme, fait fi de la vie humaine ; celle d’Agnès par exemple dont l’unique crime était d’aider les futures mamans à accoucher.

XVIIè : Alizon Device (Angleterre). Dans ce récit écrit à la troisième personne, l’autrice use d’une plume envoûtante, quelque peu inquiétante, pour décrire le village de Pendle dans le Lancashire, en 1612. Ce village abrite deux familles de sorcières depuis toujours rivales ainsi que des « récusants », c’est-à-dire des personnes à la mauvaise réputation qui refusent l’Église d’Angleterre. Aussi deux colporteurs, Abraham et son fils John, parcourant cette contrée enténébrée, ne sont pas rassurés. Arrivant près de Pendle, ils rencontrent une jeune fille, qu’ils ne tardent pas à traiter de voleuse. Sous l’insulte, Alizon leur lance un regard acéré. Abraham en est comme foudroyé et ne peut se déplacer sans l’aide de son fils… Il n’en faut pas plus pour accuser Alizon de sorcellerie. Plusieurs procès s’ensuivent, attisant la haine et les rivalités et provoquant un grand nombre de condamnations à mort. Déjà rencontré lors du procès d’Agnès Sampson, le roi d’Écosse, devenu Jacques premier, roi d’Écosse et d’Angleterre, poursuit, avec l’aide de la Religion et de la Justice, sa « chasse aux sorcières ».

XVIIè  : Anne de Chantraine (Belgique). Anne de Chantraine est la jeune fille au portrait si doux dessiné sur la première page de couverture. Elle nous raconte son histoire douloureuse où nombre de jeunes lectrices et lecteurs se retrouveront peut-être, parce qu’elle a connu le harcèlement et l’inimitié, parce que sa différence l’a rendue « coupable », « coupable d’exister ». Ayant perdu sa mère toute petite, elle accompagne son père, un marchand ambulant très pauvre… si pauvre que, ne pouvant subvenir à ses besoins, il la confie à un orphelinat. Là, sa gentillesse, son charme, attirent la jalousie d’une bande de filles qui l’accusent de tous les méfaits et d’être « fille du diable ». Quand les insultes deviennent menaces, Anne s’enfuit pour trouver refuge et affection auprès d’une vieille femme qui lui apprend les vertus des plantes. Mais après la mort de cette dame, alors que le pays s’enfonce dans la misère et que l’Inquisition fait rage et cherche des boucs émissaires, Anne de Chantraine est accusée de sorcellerie et sera brûlée vive à dix-sept ans.

XVIIè°: Marie Navart (France). C’est Marie Navart qui, elle aussi, nous raconte son histoire. Venue d’une lignée, où les femmes, connaissant les bienfaits des plantes, se consacrent à soigner les malades et à aider les parturientes lors des accouchements, elle se croit acceptée dans le petit village du nord de la France, Templeuve, où elle a épousé un enfant du pays, Olivier. Mais à la mort de ce dernier, elle devient « l’étrangère », celle dont on se méfie. La haine et la jalousie redoublent lorsqu’elle se lie avec Martin, son nouveau mari. Leur bonheur, leur nouvelle aisance financière attirent l’envie et les médisances. Elle est bientôt torturée et jugée coupable de sorcellerie puis brûlée vive en décembre 1656.

XVIIè : Marguerite Tiste (Belgique). Le récit de vie de Marguerite Tiste est raconté par sa marraine, Gomar, qui, dès leur enfance, a pris soin d’elle et de sa sœur Marie. Orphelines de mère, les fillettes vivent chez leur père, devenu alcoolique et violent après le décès de sa femme. Gomar nous dit comment, parties un après-midi pour rechercher des champignons. Surprises par la pluie et la tombée du jour, c’est dans l’obscurité que, malgré les menaces de leur père et afin de ramasser le plus possible de champignons dont elles goûtent une belle partie, elles continuent leur cueillette. Arrivées chez elles, devant leur père en colère, les deux adolescentes s’évanouissent, tombent malades. Marie meurt quelques mois plus tard. Si elle survit à sa sœur, Marguerite est prise d’hallucinations fréquentes et se dit envoûtée par le diable. Mal conseillée, elle fait appel à un exorciste. C’est un prêtre qui prévient les autorités. Marie, malade, très fatiguée, avoue tout ce dont on l’accuse lors du procès, « injuste et impitoyable » comme le dit Gomar dont le témoignage n’empêche pas la condamnation à mort, le 27 juin 1671, de la toute jeune fille.

XVIIè : Catherine Deshayes, dite la Voisin (France). Dans ce récit écrit à la troisième personne, l’autrice décrit « l’affaire des poisons » qui a entaché de longues années le règne de Louis XIV. À cette époque en effet, un grand nombre de gens aisés et d’aristocrates sont morts de manière peu naturelle. Elle imagine une jeune fille pauvre, Gisèle, qui venue à Paris est devenue livreuse afin de gagner sa vie. Pour lui apporter ses commandes, elle se rend souvent chez une femme à la réputation sulfureuse : Catherine Deshayes, dite La Voisin. Deux amies préviennent Gisèle du danger à côtoyer cette femme. Elle est en effet soupçonnée de vendre des filtres d’amour, mais pire encore de pratiquer des sacrifices humains et des messes sataniques. Elle le ferait pour satisfaire les commandes et exigences de personnes haut placées voulant s’attirer mille faveurs. Madame de Montespan, la maîtresse du roi et mère de ses enfants, serait impliquée. Pour éviter le scandale, Louis XIV, s’il répudie sa favorite, la blanchit. Par contre plus de quatre cent personnes de 1679 à 1682 vont être condamnées. Catherine Deshayes, qui pour se protéger avait noté dans ses carnets le nom de ses commanditaires, est pourtant brûlée vive le 22 février 1680, frappée de plein fouet par l’autorité et l’injustice royale.

Fin du XVIIè : Betty Parris et les sorcières de Salem (Massachussetts, États-Unis). Betty Harris est la jeune fille au profil songeur, emmitouflée dans un grand châle aux reflets mauves et moirés, qui devant sa fenêtre, penchée sur le frimas de l’hiver, se souvient d’un autre hiver, dix ans plus tôt, lorsque ses paroles d’enfant de neuf ans ont été prétexte à nombre d’arrestations et condamnations dans son village de Salem.

Elle est alors la petite fille représentée sur la page de couverture qui clôt le livre… C’est une image qui n’offre que douceur et tendresse, devant l’enfant réconfortée par une femme noire et ses bras accueillants. Cette femme se nomme Tibuta, c’est l’esclave du père de Betty, le pasteur Samuel Parris, révérend de Salem Village où ils habitent. C’est un homme très dur, très sévère et Betty s’échappe quelquefois du monde rigide de sa famille grâce à ses rencontres avec ses amies un peu plus âgées qu’elle dont Abigaël sa cousine. Ensemble, elles s’amusent à jouer aux sorcières, lisant dans les lignes de la main, comme l’a appris Tibuta à Betty, et même selon la recette de Tibuta, en préparant un filtre d’amour… Mais après avoir bu ce breuvage, sans doute empoisonné, elles tombent en pâmoison et délires. Pour le pasteur Samuel Parris, ce n’est que l’œuvre du diable et il arrive à extorquer à sa fille très malade des aveux impliquant Tibuta, cette femme chaleureuse qu’elle aime tant. Bientôt tout un aéropage de notables et religieux accuse plus de cent personnes de commerce avec le diable. La chasse aux sorcières, 85% des accusés étant des femmes, va durer deux ans, jusqu’en 1693.

Ainsi l’embrigadement familial, social et religieux, la terreur qu’inspire l’autorité de certains pères, celle du révérend Parris sur sa fille, ont provoqué des condamnations immondes, comme celles qui ont endeuillé le village de Salem à la fin du XVII° siècle.

Fin du XVIIIè : siècle, Anna Golden (Suisse). Ce récit raconté à la troisième personne est souligné par les dialogues très vivants entre Anna et Rosa, employée comme servante chez les Tschüdis, une famille aisée et influente de la bourgade de Glaris, en Suisse. En cette fin du XVIIIè siècle on ne croit plus aux envoutements ni aux sortilèges, la chasse aux sorcières, est, soi-disant, devenue obsolète. Mais, l’art de ressentir et comprendre par intuition et empathie, celui de prendre soin d’autrui et de guérir, l’art ancestral de la connaissance des plantes, qui furent l’apanage des femmes, ont été anéantis et, comme elles, muselés… Pourtant c’est à cette époque-là, en Suisse, qu’Anna sera accusée de pratiques diaboliques. Victime de la haine de sa patronne jalouse de son charme, de son intelligence attentive auprès des enfants du couple, à cause aussi de l’attirance du patron, elle est condamnée à mort le 13 juin 1782…

L’évocation de ces quinze femmes au destin brisé se clôt par le très beau portrait, harmonieux et pur, d’Anna.

 

Pour chacune de ces femmes pourchassées, meurtries, l’artiste Aline Bureau, fidèle à son désir d’offrir « des rêveries ou des poèmes peints », souligne le charme magique, mystérieux de l’écriture de Solène Cornec. Aline Bureau crée un monde de douceur où la beauté des tableaux-poèmes illustre en contrepoint l’atrocité, la cruauté dont furent victimes ces femmes. Pour chacune d’entre elles, l’écrivaine Solène Cornec use d’une narration différente : tantôt c’est la victime qui parle et tantôt un être proche, une amie, une enfant, une marraine, un époux, et tantôt un témoin, comme pour Jeanne d’Arc… Certains autres récits sont écrits à la troisième personne, une personne aux paroles savantes. Ces narrations, dans leur différence, attirent d’autant plus que l’art d’écrire offre un récit de vie unique et touchant, émouvant. Tout au long des pages, affleurent des messages féministes d’empathie, de volonté émancipatrice … Les deux autrices ont créé un chef-d’œuvre, à lire dès 11 ans.

Annie Mas

 

 


13/07/2025

Sémiologie de l’attachement : à la vie à la mort

Comment s’intériorisent les conduites par lesquelles l’enfant se sent protégé ? Comment construire avec l’enfant cette proximité complice grâce à laquelle il va construire les schèmes internes d’attachement (selon les théories de Bowly et Zazzo) ? Deux albums croisent cette problématique : l’un met en scène la si délicate question de l’endormissement et l’autre emprunte un parcours biographique pour interroger l’attachement à un animal compagnon de vie depuis l’enfance, mais soudain disparu.

 

GRENAUD Sophie, Nuit comme jour, illustrations d’Anouck Boisrobert, rouergue, 2025, 26 p. 15€

Cet album couvre, tant du point de vue de l’enfant que du parent, le moment de l’endormissement. Les illustrations d’Anouck Boisrobert s’appuient (sauf deux exceptions, nous y reviendrons) sur des aplats bleu nuit avec surimposition de dessins stylisés mais géométriques et de jeux de traits blancs ou d’étoiles blanches qui parfois configurent des ébauches (mer, visage, chemin…) et parfois aboutissent à une figure blanche complète (lune, chat, horloge). La peur du sommeil, les stratégies pour en éloigner le moment où l’enfant se retrouve dans la nuit et seul. Or cette déprise du réel l’inquiète et pour qu’elle ne soit pas une déprédation, l’enfant sollicite le parent pour que se poursuive la vie diurne, ainsi que l’indique le titre, Nuit comme jour.

Réussir l’alliance du côté expérimental de l’album et du climat de tendresse qui baigne sa lecture est une gageure, ici réussie. L’album explore la relation de confiance qui a besoin d’être installée ou réitérée pour que le sommeil emporte l’enfant. Mais c’est une relation et dans une très belle double page, la mère et l’enfant se sont endormis, un doux dégradé de couleur s’étant alors substitué à l’aplat bleu nuit. C’est d’une grande intelligence, l’endormissement étant le moment clé de l’apaisement qui clôt une journée et la signifie comme vie à perpétuer. L’image montre l’enfant et l’adulte présents et pourtant, dormant, ils se sont absentés ; mais grâce au rite de l’endormissement, la relation semble se poursuivre. Et elle se poursuit la double page suivante, et dernière de l’album, sur l’arrière-plan en aplat bleu lumineux, celui du matin où chacun va qui à son travail qui à l’école.

L’album est aussi l’illustration, en négatif, du sommeil comme repos donné à la curiosité : un repos non pas une suspension, car les rêves peuvent prendre le relai des désirs et des demandes de l’enfant cherchant à différer l’heure de l’extinction des feux. L’image de l’horloge générée par les pointillés blancs sur l’aplat bleu nuit figure, dirait-on, l’acceptation de l’impératif du sommeil signalé par l’horloge interne ; cette image parle au corps et au soma de l’enfant. On le sait, c’est la nécessité de ce repos qu’il est difficile de faire reconnaître à l’enfant qui semble le craindre comme une mort. Et pour le parent, n’est-ce pas la preuve que l’enfant ne veut pas fuir la relation qu’ils entretiennent mais veut la poursuivre, l’étoffer, encore et encore, comme l’illustre l’album ? Et la mère répond, dessine pour conserver à l’enfant cette sécurité qu’il a acquis de la vie diurne, la conserver pour sa vie nocturne. Quel défi !

Mais c’est le défi de l’album. Tout son aspect expérimental est mis au service de la réponse à ce défi. En effet, lire l’album à l’enfant au moment de l’endormissement, c’est rejouer sur la scène du réel ce que l’album représente en images et narration. Le rite de la lecture pour l’endormissement devient le code qui, s’il est connu de l’enfant donc reconnu par lui dans cette fonction, lui permet d’accepter que vienne le sommeil, que le sommeil l’emporte, parce qu’il saura qu’il ne perdra rien de la relation à l’adulte, qu’il retrouvera, au petit matin, le monde et ses occupations et la curiosité pour les explorer.

 

DOMERGUE, Agnès, Le Silence des porcelaines, images Valérie LINDER, CotCotCot éditions, 2025, 80 p. 15€90

Le titre annonce un ouvrage de poésie ; le format de poche, solidement cartonné, hésite entre le récit de prose poétique et l’album ; l’illustration des couvertures laisse deviner une histoire suggérée, une réalité surréalisée, collage de rêves peut-être. Le livre ouvert, les aquarelles et le travail aux crayons de couleur enveloppe tout le récit d’une douceur immense, entre paysages grandioses où les couleurs flirtent avec le cosmos, univers ou géographie terrestre, et puis les intérieurs douillets d’un appartement ou d’une maison qui livrent en reflet l’image de l’habitante.

Les vingt-sept poèmes sont composés de strophes plutôt brèves : deux monovers, neuf distiques, sept tercets, huit quatrains, un quintil, un sixain. Les vers sont plutôt harmonieux dans le rythme, avec une prédilection pour les unités de quatre syllabes.

La poésie est narrative, racontant comment un chat errant élit domicile chez la poétesse qui trouve en retour un compagnon avec qui partager sa vie. C’est le temps qui vient. Les aquarelles et tout le travail des couleurs et des tableaux soutiennent cette problématique rassurante, enveloppante. Et puis le chat disparaît. C’est la marque du temps qui passe. Disparition ou mort ? Le chat n’a-t-il pas été saisi comme « ombre », « revenant », « parti » « un jour gris » ? Les dessins ne le silhouettent-ils pas par les lignes du corps conservées, un corps transparent, qui laisse paraître les couleurs d’arrière-plan : les lignes seraient-elles alors la trace persistante car intemporelle d’un passage, et donc de la fugacité des présences du vivant au monde qu’il habite ? Et puis, ce « silence des porcelaines », qui s’impose une fois le chat parti, c’est-à-dire ayant cessé de jouer parmi les objets de la maison, ayant donc cessé d’animer les objets inanimés.

Dans cet album très spatial, tant par le texte et ses échappées géographiques que par l’image et ses délicates aquarelles aux couleurs vives ou sombres, le temps imprime sa marque par la présence-absence du chat, par le dessin de la poétesse enfant devenue jeunes femme ou adulte. Or, avec le temps, c’est l’humanité du monde qui s’installe au centre de l’album. Les aquarelles endossent alors la tristesse humaine d’avoir perdu le chat, elles soulignent la continuité rompue des sensations tactiles, olfactives, auditives, gustatives dont s’était imprégné l’animal et dont il reflétait en retour les qualités d’envoûtement du lieu. Reste, certes, à la poétesse, le souvenir, la ressouvenance, autant dire le rêve d’un univers aquarellé, aux couleurs non violentes suscitant l’onirisme autant que la sensibilité à nue.

Le Silence des porcelaines est un album dont la problématique profonde est de convaincre que le monde ne s’appréhende au fond que par la sensation, la sensibilité, le sentiment. Et sensation, sensibilité, sentiment ne sont que trois manifestations de la présence de l’autre, univers, animal aimé, humain. Peut-être devrait-on lire Le Silence des porcelaines comme un livre de l’attachement. L’aquarelle en serait le mode privilégié d’expression, parce qu’elle densifie l’espace jusqu’à en perdre l’horizon, pendant que les contours se dissolvent pour que le tableau rayonne en vision. Le Silence des porcelaines est d’un grand lyrisme, éperdu de beauté et de lien où les traits des figures réalistes s’esquivent et fuguent en simplification irréaliste.

                                                                                                                       Philippe Geneste 

06/07/2025

L’art de la biographie en bande dessinée

GROLLEAU, Fabien, Tsar Bomba. Les paradoxes d’Andreï Sakharov, illustration Cyril ELOPHE, Glénat, 2025, 160 p. 22€50

« La guerre nucléaire peut survenir à partir d’un conflit ordinaire

et un conflit ordinaire, comme on le sait, provient de la politique »

Andreï Sakharov

Ce roman graphique est une biographie, qui allie fiction et connaissances historiques. Le traitement du personnage principal est sûrement le trait le plus marquant de cette bande dessinée, notamment par l’étroite symbiose de conception qui prévaut pour le dessin et le scénario. Alors que dans les biopics américains, le personnage est magnifié abstraitement à fin de conformité idéologique justifiant un figement de sa personnalité, dans Tsar Bomba, la vie d’Andreï Sakharov se définit par rapport au devenir historique travaillé par les aléas de la vie nationale, internationale, et les épreuves de la vie. Ici, contrairement au genre dominant du biopic, le devenir du personnage est intimement lié au devenir de la société où il vit, au devenir de la société de savants où il exerce sa profession, au devenir des relations internationales entre la deuxième guerre mondiale comprise et la guerre froide. Deux grands traumatismes vécus intérieurement scandent le devenir du personnage : Hiroshima, le 7/08/1945, soit la soif de domination du monde au prix de massacres de populations par les américains, alors que la guerre contre le nazisme se menait contre une politique servant le règne de l’inhumain ; la course effrénée de l’Union Soviétique à la maîtrise de bombes toujours plus puissantes pour rivaliser avec les USA, au mépris des vies humaines de la part des politiques. Ces deux traumatismes s’articulent à l’histoire de l’époque avec le stalinisme et sa dictature bureaucratique, la mort de Staline (5/03/1953), le rapport Khrouchtchev, le post-stalinisme de la guerre froide, la vie des dissidents soviétiques.

Toutes les épreuves que subit le personnage sont directement liées à sa réussite en tant que physicien au sein d’une équipe triée sur le volet. Les étapes de cette vie sont détaillées, un enfant dont la curiosité scientifique est alimentée par le père, une adolescence studieuse, les premières réussites universitaires, l’entrée dans l’équipe de physiciens d’élite choyée par le pouvoir communiste, le travail, les interrogations à chaque résultat concret des recherches, la prise de conscience pacifiste en faveur de l’engagement, la dissidence. Les auteurs maintiennent toujours une approche non héroïsante de leur personnage afin de laisser se développer ses débats intérieurs. Ses recherches ont pour but la fabrication de la bombe atomique pour contrecarrer la menace que le gouvernement américain fait peser depuis Hiroshima sur le reste du monde et l’Union Soviétique en particulier, avec la guerre froide entre les deux pays. Sakharov épouse au début l’idée que l’équilibre de la terreur est seul à même de préserver le « socialisme dans un seul pays » et maintenir ainsi l’espoir d’un monde de paix pour l’avenir.

En même temps qu’il échappe aux conventions du biopic, le scénariste et le dessinateur se détournent de l’hagiographie. La vie de Sakharov est dépeinte enracinée dans sa conviction que le progrès de la science vaut progrès de l’humanité. Le personnage n’est pas héroïsé ni figé dans un destin à jamais établi. Il reste humain, évoluant sous l’effet des conflits de sa conscience qu’il affronte et ne refoule pas : « Imaginons le temps comme l’ensemble des chemins qui s’offrent à nous dans une vie mais que nous empruntons tous en même temps ! Chaque décision, chaque choix, chaque possibilité sont ainsi réalisés, accomplis comme autant d’hypothèses valables » nous dit la voix du physicien atomiste mais aussi cosmologiste hors pair. Au fil des événements de l’existence, le personnage comprend que toute course à la puissance scientifique est muée par les pouvoirs, quel qu’en soient le régime politique, en course à l’hégémonie planétaire, avec, effets collatéraux, la destruction par contamination de populations entières, et pour finalité géopolitique l’assujettissement de l’intelligence au pouvoir, la maîtrise sans borne de la planète qui mène à la fin même de l’humanité sur une planète inhospitalière. Le pouvoir politique et sa soif d’hégémonie devient principe actif contre le vivant.

Le chercheur avait sous ses yeux la démesure d’une course aux essais nucléaires pour perfectionner la bombe A en bombe H et décupler leur puissance : c’est notamment l’explosion dite de Castle Bravo sur l’atoll de Bikini, une des 23 explosions nucléaires perpétrées de 1946 à 1958 par le pouvoir américain qui rayèrent de la carte trois des îles. La biographie, ni hagiographie ni biopic, nous l’avons souligné, avance – par le jeu des relations internationales en contexte de guerre froide, par le contexte social et historique –, vers la réflexion et l’avénement conscient de la dissidence nécessaire.

Celle-ci n’est pas abordée comme d’habitude, en l’isolant dans la sphère du pouvoir soviétique, mais prend son sens de la confrontation géopolitique dans laquelle baigne le centre de recherche atomique où travaille Sakharov et les autres ingénieurs, théoriciens et chercheurs. L’anti-communisme n’est pas la ligne de crète de la biographie, pas plus que la morale chrétienne du bien et du mal chère au biopic. Les auteurs rejettent l’un et l’autre pour traiter avec objectivité et dénoncer les purges staliniennes, la répression, – tout le récit baigne dans une atmosphère d’oppression et les personnages vivent dans la peur – mais aussi comment celles-ci ont partie liée avec l’hégémonie guerrière de l’impérialisme américain. La bande dessinée œuvre par la fiction à faire entrer le lectorat dans l’imaginaire de la paix. Comment peut se réaliser une humanisation du monde sinon en sortant des stéréotypies où les pouvoirs enferment l’humanité où l’économie du profit enclot les esprits.

Le récit biographique s’étend alors hors du seul temps biographique, de la seule époque de Sakharov, pour prendre la main sur notre temps contemporain soumis aux mêmes problématiques. « Dissuasion nucléaire », « équilibre de la terreur », toutes ces expressions diplomatiques accumulent par devers elles des centaines de milliers de morts, des morts invisibilisées car morts par contamination pour la plupart. La force de cette biographie est de reposer sur le temps historique et non sur une abstraction temporelle individuelle. Les personnages secondaires ne sont pas des faire-valoir, mais remplissent une fonction indispensable à l’appréhension de la vie du personnage principal. La profession de Sakharov, sa situation sociale, son parcours familial sont consubstantiels à sa vie et non pas des ornements dans un récit psychologique individualisant.

Il n’y a pas d’héroïsation et là, le dessin dans la tradition de la ligne claire est capital car il évite avec persévérance ce glissement de Sakharov en héros hors du commun, hors du temps tout autant. Les illustrations contextualisent ses actions, le personnage est entouré, il dialogue avec ses pairs, et ce sont les résultats concrets de leurs actes, et donc des siens, qui sont exposés et non pas des généralisations à partir de ces résultats qui œuvreraient à une abstraction. La couverture dans son style constructiviste en est un exemple qui à la fois souligne le vertige de la conscience, la chute anticipée de l’humanité, et des éléments propres à la fiction biographique de l’album. Pour Andreï Sakharov, chaque acte apporte une touche, qui s’ajoutant à d’autres, peu à peu se fait transformatrice d’une conscience et génératrice de la décision de dissidence. Le jeu de la voix narrative dans les planches introductives comme dans les relations des cauchemars du personnage, insistent sur cette maturation intérieure.

Philippe Geneste

29/06/2025

Prendre le handicap et la différence à bras le corps

Pour les plus jeunes et les petits

NOËL Sophie, Une Maman pour Tiki, illustrations Emmanuelle MOREAU, Utopiques, 2025, 32 p.

De beau format, le livre de Sophie Noël et Emmanuelle Moreau est un conte tendre qui se passe au Congo. Il réunit une petite fille, Kimya, et un petit garçon à peine plus âgé, Nono, autour de la naissance d’un agneau dans la bergerie dont s’occupe Kimya. L’intelligence de l’album provient du croisement subtil entre plusieurs thématiques : celle du handicap introduite par l’agneau né aveugle, celle de l’amitié qui solidarise les deux enfants face aux épreuves qui forment les péripéties de l’histoire, celle de la condition des enfants congolais dont la fonction de travailleur ou travailleuse participant à la condition économique de la famille est présente en arrière-plan. Kimya, l’héroïne, a tout pour plaire au jeune lectorat : elle est insouciante, généreuse, maline, vivant à fleur d’émotions. De plus, l’histoire étant aussi un récit animalier, avec l’agneau et une brebis devenant mère de substitution, comble les enfants lecteurs.

Tout, dans la création des autrices, vise à présenter un monde de simplicité, traversé de bout e bout d’empathie, et laisse percer les rêves de Kimya. Le présent de la situation dressée par la narration s’empreint ainsi d’un futur hypothétique dans lequel les petites lectrices ou petits lecteurs sont libres de pénétrer ou non. Plusieurs niveaux de lecture s’offrent, aucun n’ayant de prévalence sur l’autre, comme si les autrices avaient cherché par une tendresse compositionnelle à redoubler la tendresse diégétique. La générosité des illustrations, la douceur des couleurs, la finesse des détails, le jeu rêveur des arrière-plans mais aussi les contrastes d’atmosphères entre le sombre de l’inquiétude, de la crainte du danger et le clair dominant de la vie qui se tisse, de l’amitié qui s’y développe, tout ce travail graphique et pictural rehausse sans cesse la motivation des enfants à lire l’histoire d’Une Maman pour Tiki.

 

Pour les pré-adolescents et préadolescentes

VIGIER, Patricia, Bobine et pop-corn, le muscadier, 2025, 89 p. 11€50

En juillet 2013, dans la continuation de la Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005, la Loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République (1) introduisait dans le Code de l’Éducation la notion d’école inclusive. Elle mettait ses pas dans un mouvement entamé le 11 février 2005 avec la Loi pour l’égalité des chances et des droits (2), et que le décret paru au Journal Officiel du 6 juillet 2024 en application de la Loi pour une école de la confiance (juillet 2019) poursuit. L’inclusion scolaire est donc montée en puissance au fil de ce premier quart du vingt-et-unième siècle.

Le récit de Patricia Vigier nous en fait partager quelques facettes à travers la vie d’une Unité Locale pour l’Inclusion Scolaire (ULIS) sise dans un collège. On y suit les élèves de l’ULIS : Émilie, la principale héroïne, Max, Ninon, Fabien, Élie, Rafaëla, Youri, leur enseignante Amaïa et un Accompagnant d’Élève en Situation de Handicap (AESH). Le livre n’aborde pas l’inclusion à proprement parler, les élèves n’étant jamais vu à l’intérieur des classes différentes où ils sont intégrés, mais seulement dans la salle de l’ULIS du collège, ce qui donne l’impression qu’ils sont toujours ensemble. Peut-être est-ce parce que l’ouvrage veut s’intéresser à l’inclusion de la structure dans l’établissement et au rapport général qu’entretiennent les élèves de l’ULIS avec les autres élèves et réciproquement.

Ainsi sont pointés les préjugés projetés sur les membres de l’ULIS, d’une part, et les difficultés affectives, psychologiques et socio-affectives rencontrées par les jeunes de l’ULIS. L’intrigue se noue autour du cas du harcèlement (3) d’Émilie par un groupe de garçons de classes générales du collège. En même temps, le roman raconte le travail interne à la classe de l’ULIS pour une émission radio qui donnera le titre au roman. L’autrice épouse sans distance le discours officiel sur l’inclusion scolaire, lissant son propos autour de sentiments, certes généreux, mais qui tendent à édulcorer les situations réelles.

Ce réalisme feutré est commun à de nombreux ouvrages du secteur de la littérature jeunesse (4), et on peut se demander s’il ne nuit pas au propos des auteurs. Ici, par exemple, Patricia Vigier propose, de manière presque documentaire, le suivi de la création de l’émission de radio, alors que dans le même temps, les relations conflictuelles trouvent toutes une solution heureuse, ce qui contrevient au réalisme affiché. Le feutrage d’empathie a cet effet de quitter l’exigence réaliste pour se projeter dans l’univers du souhait. La fin ainsi évite d’être déceptive mais l’univers scolaire s’en trouve édulcoré.

Quoi qu’il en soit, Bobine et pop-corn propose un roman pour tous les collégiens dont les collégiens « en situation de handicap » dans un langage adapté à tous. Nul doute que les CDI de collège et les bibliothèques des écoles primaires (pour les CM2) auront à cœur de le proposer aux élèves et que les médiathèques municipales sauront le mettre en avant dans leurs rayons.

Philippe Geneste

Notes

(1) Sur cette loi, lire Geneste Philippe, Le Travail de l’école, contribution à une critique prolétarienne de l’éducation. Contre l’école du tri social. Pour une éducation commune, polyvalente et polytechnique affronter les cohérences institutionnelles et patronales sur la formation, Yainville, éditions le Scorpion brun, 2018, 170 p. notamment les pages 25-32. Lire aussi : Geneste Philippe, Le Travail de l’école, contribution à une critique prolétarienne de l’éducation, La Bussière, éditions Acratie, 2009, 185 p. notamment les pages 15-80.

(2) Sur cette loi, lire Séro-guillaume, Philippe, Langue des signes, surdité et accès au langage, Chambéry, CNFEDS – Université Savoie Mont Blanc, 2020302 p. + 11 feuillets détachables détaillant les composantes et le principe d’une transcription de la langue des signes française (LSF).

 

 

22/06/2025

Poésies et rêveuses pérégrinations

COULIOU Chantal, Dans les Coulisses du jardin, illustrations d’Évelyne BOUVIER, éditions Voix Tissées, 59 p. 15€

Voici un recueil mémoriel où des enfants (Le syntagme « avant de nous quitter » p.66 – avec dans l’illustration deux fillettes –, succède au « je » du premier poème, illustré par une petite fille, identifiable peut-être à la poétesse) se remémorent leur grand-père mort. Tout le recueil, tant du point de vue du texte que du travail graphique et des couleurs, établit la correspondance entre la vie humaine et les lieux traversés, les lieux de vie, les lieux choyés, choisis. Ici, c’est le jardin du grand-père, jardinier au cordeau. Héros du recueil, il l’est mais rejoint par le jardin qui, par ses métamorphoses, signifie le devenir d’une vie et son accompagnement par la nature domestiquée au cordeau puis laissée en liberté.

Chantal Couliou prise ici une poésie narrative. Comme dans un récit, des scènes se font échos comme la scène des pages 18/19 rappelle celle de la page 7 ou bien comme celle des pages 22/23 rappelle celle des pages 12/13. La poétesse s’adresse aux lectrices et lecteurs (p.27) après s’être adressée au grand-père

« Sur le vieil épouvantail

ton chapeau de guingois

devient le lieu

de conversation préféré

des moineaux. » (p.24).

Grâce aux jeux de correspondance avec la nature, les accents de nostalgie qui affleurent ici et là laissent place à la vie qui continue dont la vie mémorielle de l’absent dans le cœur et les mots du recueil. Le grand-père s’en est allé sur les ailes du poème au pays imaginaire qui conforte le réel. L’enfant qui lit peut s’appuyer sur les claires illustrations d’Évelyne Bouvier, qui à la fois confortent la compréhension du texte et ouvrent des espaces de pérégrinations mentales au creux même du chemin tracé par Chantal Couliou.

 

LISON-LEROY Françoise & MEULEMAN Marie, Le Livre en fugue, CotCotCot éditions, 2025, 44 p. 11€

Tercets et distiques dominants, deux monovers (ou vers isolés), rares quatrains, s’accompagnent de photographies argentiques qui donnent du grain aux images en regard des mots. L’art du flou poétique y invalide la référence trop abrupte au réel du milieu, tendant à filer une représentation de sens général qui se hisse hors du propos versifié. Le livre est là, dans cet entrelacement, un livre en poche, un monde en tête, une histoire qui vibrionne, des vers qui scande des séquences, souvent fugitives, de la vie si quotidienne.

L’histoire commence à l’intérieur d’une maison avant, par le souffle du vent, de s’élancer par la fenêtre en libre conquête de lieux du monde, extérieurs pour la plupart, intérieurs parfois et intérieur final d’une salle de classe où se partage la lecture. En retour, la lecture s’offre en partage, elle est le libre partage des liseurs et liseuses ensorcelés par de nouvelles visions des choses, des êtres et du monde.

Un livre est la mémoire de l’espace où le lecteur, la lectrice le saisit, l’effeuille, le lit, le referme, s’en évade, y replonge. Le livre est vagabond, la personne lectrice est une nomade. De lieu en lieu, le livre s’échange ; de main en main, il se partage ; d’attente en attention, il croise les compréhensions, tisse les interprétations. Son espace imaginaire ajouté à l’espace du réel, champêtre ou urbain, se prête à la divagation dans les contrées sans horizons aux lieux oniriques du sommeil et de la rêverie.

Le livre est la lampe de chevet qui relie les femmes et les hommes, les enfants et les sens, l’imaginaire et le réel. Le livre assure la continuité des mal nommés clichés photographiques des faits expérientiels. Les photographies tentent d’en retracer les lieux, d’en révéler les significations. Par-delà son contenu littéral, le livre vient saisir le propos de l’expérience, sinon ses raisons. +

Ainsi, la lecture entraîne-t-elle vers le monde, se jouant de l’actualité du sens de l’histoire contée. Mots en images, photos en vers, Le Livre en fugue est un appel incessant aux significations vaguant à fleur d’interprétation transcriptrice.

Toute littérature, par le port et transport du livre assurée, parcourt la vie en y créant un surréel. Lecteurs et lectrices y éprouvent leur conscience du temps, la durée de la lecture, mais aussi, ici, la durée insaisissable de l’histoire d’une fugue.

Prenant place dans la bien nommée collection « Les baladeurs, des livres qui aiment à se déplacer, sans but précis », le livre investit des fonctions toutes en rapport avec le lien donc aussi avec l’attachement. On pourrait dire qu’il est un objet transitionnel, en ce qu’il met la constellation humaine à hauteur de vie enfantine ou vieillissante, mais toujours nouvelle et recommencée. Mais comme déjà écrit dans ce blog (1), sa vraie vie, au livre, c’est sa lecture au présent.

Philippe Geneste

(1) Lire le blog « Quand le vent ouvre le livre, les nuages s’y déposent » du 16 septembre 2018.

 


16/06/2025

Qui l’eut cru ? Et pourquoi les macaques ont les fesses rouges ?

ERLEND, Loe, Qui a fait disparaître la ville du roi. Une enquête insolite du génial Fluffenberg, le meilleur détective du monde, illustrations de Kim HIORTHØY, éditions L’Agrume, 2025, 48 p. 16€50

Il fait même chavirer l’autorité suprême du roi.

Les enfants de 7 à 12 ans se régalent à lire l’enquête insolite du génial Fluffenberg, car, comme le héros de cette bande dessinée, eux aussi commencent à porter leur action sur des situations hypothétiques. L’insolite des représentations exprimées par Fluffenberg les surprennent toutefois, mais le rire s’empare d’eux et qui rit trouve accommodation avec l’étrange. De plus, cet étrange qui gouverne l’histoire porte à la réflexion. En effet, l’ouvrage met en question le respect unilatéral pour l’autorité… au profit du respect pour l’imaginaire et l’invention.

Approfondissons. Le raisonnement du héros s’appuie non pas sur le réalisme moral mais sur un irréalisme moral, ce qui n’est pas la moindre innovation hilarante de la bande dessinée. Pourquoi les enfants aiment-ils cet aspect de l’album ? parce qu’entre eux, le mensonge est autorisé, alors qu’il est interdit quand ils s’adressent à leurs parents. Qui dit mensonge dit énoncé sans correspondant dans le réel et le vrai. Eh bien, comme dans l’univers enfantin jusqu’à 11 ans, le jugement des protagonistes de Qui a fait disparaître la ville du roi (…) s’appuie sur le verbalisme et comme chez les enfants, leur raisonnement convoque des règles intemporelles mais qui sortent de l’autorité conforme des adultes.

Ainsi, les enfants se délectent-ils du labyrinthique raisonnement de Fluffenberg. Ils aiment le moment où, à la fin de l’intrigue (mais est-ce une intrigue ?), son verdict tombe. Ils aiment ce moment, parce qu’il tombe à la manière d’un raisonnement enfantin, sans fouiller le fond de la conscience des faits.

L’enfant est passionné par la problématique : qu’est-ce qui a causé la disparition de la ville d’Oslo ? Comment trouver le coupable ? Quelle sanction lui infliger ? L’enfant aime les élucubrations morales sur lesquelles repose l’enquête du formidable détective. C’est que, comme Fluffenberg, l’enfant se délecte à trouver des normes. Pour la plus grande réjouissance des enfants lecteurs, l’ouvrage pastiche le discours juridique normatif.

Le livre est impertinent en ce qu’il remet en cause les règles sociales du respect hiérarchique. Par ce biais, l’album remet en cause ces normes impersonnelles que l’éducation tend à faire intérioriser par les enfants. Il le fait par la dérision. Et il entraîne le rire du lectorat, un rire nourri par l’impossibilité d’identifier les valeurs normatives avec lesquelles procède Fluffenberg. L’imagination triomphe, entraînant sur son terrain l’enfant lectrice ou lecteur. D’ailleurs, si la fin établit une sanction, ce n’est que pour la détourner en mutuelle compréhension.

Mine de rien, la bande dessinée d’Erlend et Hiorthøy est un éloge à la libération des contraintes. L’autorité n’y est pas représentée par une personne mais par une approche de la vie. La méthode de Fluffenberg est de briser les croyances issues des normes pour les remplacer par des fantaisies auxquelles on ne peut certes pas croire, mais qui suscitent le plaisir de suivre une enquête joyeuse et carnavalesque. Avec Fluffenberg les normes sont ridiculisées, mais dans le respect d’autrui… Dans nos temps individualistes et où l’agressivité verbale et guerrière suinte à chaque minute, voilà qui est une heureuse contribution à un monde autre, un monde humain. Que le coupable renonce à son point de vue propre, pour l’inscrire parmi l’ensemble des points de vue des protagonistes, confirme cette interprétation de la fantaisie dessinée et verbale d’Erlend et Hiorthøy. Tout est donc affaire de langage, heureux monde de la vie mutuelle des mots… et du triomphe, il faut bien le dire, de la fiction.

 

LÂM Chin-Lan, La Porteuse d’eau et les singes / Cô gái gánh nu’ó’c và loài khí, illustrations de Jean-François LUU, L’Harmattan jeunesse, 2025, 32 p. 10€

Ce conte vietnamien est abondamment illustré avec un travail pictural à l’ordinateur qui valorise les paysages des arrière-plans et livre, sur les visages de personnages, toute une gamme d’émotions liées à l’histoire. Le conte est traditionnel et repose sur la métamorphose. La Porteuse d’eau et les singes illustre ce qu’écrit Valérie Pérez : « la métamorphose est la manifestation d’une vérité, celle de la perfectibilité de l’homme dont l’éducation doit penser les conditions de possibilité de son développement » (1). Elle se double d’une autre dimension, sociale, celle-ci, qui consiste à l’éducation par les exploités de leurs exploiteurs.

Comme dans tout conte traditionnel, on suit une jeune servante humiliée et maltraitée par ses maîtres. Grâce à sa rencontre avec Bouddha, alors qu’elle est de corvée d’eau, une tâche lourde et ingrate qui impose de nombreux aller-retours entre la maison et le puits, elle va revenir richement habillée et sans sentir le fardeau des seaux d’eau suspendus à sa palanche.

Dès lors, les riches propriétaires interrogent la jeune fille et se ruent au puits où Bouddha se trouve encore. Il répond à leurs demandes et leur enjoint la même tâche que celle demandée à la jeune fille innocente et généreuse. Les riches se ruent, certains de faire fortune… Or, leur malhonnêteté et leur appât du gain, leur cruauté envers leurs serviteurs et servantes, amène une métamorphose qui les rend disgracieux, les transformant en macaques aux fesses rouges. On retrouve ici une constante des mythes où le singe est représenté comme un personnage non recommandable, lubrique et cupide. 

Repliés dans la forêt, les exploiteurs devenus macaques laissent les ouvriers, servantes et employés administrer en bonne entente la propriété, devenue collective, afin d’y construire un monde de bonheur.

Mais le conte comporte une autre dimension, elle aussi chère à la littérature du merveilleux. Elle explique par les péripéties de l’histoire, pourquoi les macaques ont les fesses rouges.

Philippe Geneste

Notes

(1) Pérez Valérie, Eduquer, gouverner, lire l’Emile ou de l’éducation de Rousseau avec Michel Foucault, Paris, L’Harmattan, 2017, 240 p. 24€50 – p.145.