Solène CORNEC, Aline BUREAU, Destins de sorcières, 15
femmes, 15 esprits libres, 15 vies meurtries, éditions Milan, 2024, 128
pages, 16, 90€
Sur la couverture cartonnée aux nuances pourpres
de ce magnifique ouvrage, se dessine le profil très doux d’une jeune fille, la
main tendue vers une fleur comme pour la cueillir ou la caresser. Sa chevelure
rousse à la même couleur que les fleurs et son long vêtement les mêmes tons de
vert que leurs tiges – ceux de la nature. Tant est douce et attirante
l’image que l’on n’a de cesse d’ouvrir l’ouvrage. Mais quel lien relie ce
délicat portrait avec le titre au message bien sombre : Destin de
sorcières 15 femmes, 15 esprits libres, 15 vies meurtries ?
Les premières pages déjà nous retiennent par
l’harmonie, la sensibilité des illustrations de l’artiste Aline Bureau tandis
que, dès l’introduction du livre, l’érudition de l’autrice Solène Cornec et son
écriture poétique, limpide, nous captivent.
Entre les pages de garde, qui présentent le
tableau d’un ciel brûlé, empli de fauve violence, une introduction nourrie se
prolonge dans les dernières pages par une explication du sort réservé aux
femmes dans certains pays ainsi que des raisons du féminisme – qui a su
prendre la sorcière comme emblème. S’y ajoute, avant un glossaire aussi précis
que précieux pour la compréhension des lectrices et lecteurs, une frise
historique où sont présentés, dans leur époque, quinze visages de femmes. À
cette frise, fait écho, vers la fin, une carte géographique situant leur pays.
Peut alors commencer l’évocation de certaines de ces femmes qui furent, du XIVè
au XVIIIè siècles, accusées de sorcellerie et que ni la vindicte, ni
la religion, ni le pouvoir n’épargnèrent.
XIVè :
Alice Kyteler (Irlande) est la narratrice. La mort de
son petit chien, celle de ses différents maris, la jalousie des bien-pensants,
sa réussite sociale sans l’appui d’hommes, sont prétexte aux rumeurs et
accusations de sorcellerie. Si elle a pu s’enfuir en amenant avec elle la fille
de son amie Pétronilla, cette dernière est la première femme condamnée et
brulée vive en Irlande, en cette année1324.
XIVè : Jeanne de Brigues (France). Son histoire est racontée par une jeune femme, amie et confidente de
Jeanne, surnommée « la divine » parce qu’on lui prête des dons
divinatoires. Cependant son dévouement auprès des personnes malades et son art
de soigner ne doivent rien à la magie, mais à ses connaissances acquises dès
l’enfance sur les plantes et leurs utilisations. Son intelligence et son charme
vont provoquer l’inimitié du monde ecclésiastique qui la rend coupable de pires
méfaits et de morts inopinées. Accusée de sorcellerie par le parlement de
Paris, emprisonnée, torturée, elle est brûlée vive le 19 août 1391.
Début du XVè : Véronika de
Desenice (Slovénie). L’autrice évoque dans un
premier temps l’histoire de la Slovénie, expliquant ainsi que ce pays longtemps
déchiré par de nombreuses invasions est, durant la vie de Véronika de Desenice,
sous la domination des Hasbourg.
L’histoire de Véronika est racontée par Frédéric,
qui fut son ami d’enfance puis son amoureux et après leur mariage clandestin,
son époux. Le père de Frédéric, Herman II, est un homme autoritaire et
puissant. Refusant leur union qu’il considère comme une mésalliance, il accuse
Véronika de sorcellerie et la fait emprisonner. Juste après la libération,
faute de preuves, il commandite son assassinat.
XVè : Jeanne d’Arc (France). Après un rappel historique présentant l’état de la France au XVè
siècle, puis la trêve permise en 1420 par le Traité de Troyes, devenu obsolète
à la mort des monarques français et anglais qui l’avaient signé, l’autrice
donne vie à une jeune fille, nommée Jeanne d’Arc, qui animée de courage, a
combattu l’ennemi et permis au dauphin Charles de devenir roi de France. C’est
un simple greffier qui témoigne du procès inique attenté par un aéropage
d’hommes d’église contre cette jeune fille. Ils l’ont accusée de sorcellerie,
elle que le roi Charles VII a omis de défendre, alors qu’il lui doit son règne.
C’est à cause de la justice des hommes de pouvoir et du monde ecclésiastique,
une justice tronquée, qu’elle est brûlée vive en mai 1431.
XVIè : Ursula Southeil
(Angleterre). C’est la voix d’Ursula qui raconte sa propre
histoire, celle d’une enfant abandonnée par son père et que sa mère, trop
jeune, confie à une femme, Lisa, qui l’adopte et l’élève avec tendresse. Ursula
est si laide, dit-on, qu’elle fut exclue de l’église par la vindicte populaire.
Elle épouse pourtant un jeune charpentier, Toby Shipton. Par sa finesse
d’esprit, elle a su se rendre indispensable jusqu’au pouvoir royal et malgré la
rumeur, les soupçons, elle ne sera jamais condamnée.
XVIè Jeanne d’Harvilliers (France). C’est une toute jeune fille, Rosalie, qui en nous lisant leur
correspondance clandestine, raconte l’histoire de sa mère, Jeanne
d’Harvilliers. Celle-ci est en prison, accusée de sorcellerie tandis que
Rosalie se réfugie en divers lieux que sa mère lui a indiqués pour la protéger
de la justice des hommes, criminelle et inique en ces temps, et de l’éloigner
de ce personnage inquiétant et sombre qui a mis main basse sur leur destin en
faisant d’elle, Jeanne, pour la vindicte, un être malfaisant, une sorcière. Le
philosophe Jean Bodin, connu pour être un homme de raison, n’empêche pas la
condamnation de Jeanne qui fut brûlée vive le 30 avril 1578. Il a écrit au
contraire un ouvrage qui fait florès dans ce monde misogyne en renforçant la
répression contre les femmes accusées de sorcellerie, La démonomanie des
sorciers.
XVIè Franchetta Borelli et les femmes
de Triora (Italie). Écrit à la troisième
personne, le récit se penche sur le destin de Franchetta Borelli, femme de
milieu aisé de Triora, en Italie. Pour nous relater les évènements qui ont
tourmenté les habitants de Triora, l’autrice élabore un journal. La simple
rumeur, le moindre soupçon murmuré, va, au fil des jours, aller en
s’amplifiant, provoquant l’arrestation et l’exécution d’un nombre de plus en
plus important de femmes pour sorcellerie. La méfiance contre les personnes
étrangères soupçonnées, par des religieux, d’aggraver la famine, mêlée à la
haine à l’encontre des femmes connaissant les vertus des plantes et s’adonnant
à la médecine, provoque les foudres des notables, du pouvoir ecclésiastique et
de l’Inquisition. Entre 1587 et 1589, plus de deux cent femmes en furent ainsi
victimes.
XVIè° Agnès Sampson (Écosse). Les vents violents, qui secouèrent le navire où naviguaient le roi
d’Écosse Jacques VI et la reine du Danemark Anne, provoquèrent leur colère à
l’encontre de personnes accusées de sorcellerie, coupables selon eux d’avoir,
par malveillance et sortilège, provoqué cette tempête.
C’est une jeune fille nommée Lila qui nous
raconte alors l’histoire d’Agnès Sampson victime, comme un grand nombre de
femmes et d’hommes, de leur cruauté… victime de ce que l’on nomme « la
chasse aux sorcières ». Le pouvoir royal, teinté d’obscurantisme, fait
fi de la vie humaine ; celle d’Agnès par exemple dont l’unique crime était
d’aider les futures mamans à accoucher.
XVIIè : Alizon Device
(Angleterre). Dans ce récit écrit à la troisième personne,
l’autrice use d’une plume envoûtante, quelque peu inquiétante, pour décrire le
village de Pendle dans le Lancashire, en 1612. Ce village abrite deux familles
de sorcières depuis toujours rivales ainsi que des « récusants »,
c’est-à-dire des personnes à la mauvaise réputation qui refusent l’Église
d’Angleterre. Aussi deux colporteurs, Abraham et son fils John, parcourant
cette contrée enténébrée, ne sont pas rassurés. Arrivant près de Pendle, ils
rencontrent une jeune fille, qu’ils ne tardent pas à traiter de voleuse. Sous
l’insulte, Alizon leur lance un regard acéré. Abraham en est comme foudroyé et
ne peut se déplacer sans l’aide de son fils… Il n’en faut pas plus pour accuser
Alizon de sorcellerie. Plusieurs procès s’ensuivent, attisant la haine et les
rivalités et provoquant un grand nombre de condamnations à mort. Déjà rencontré
lors du procès d’Agnès Sampson, le roi d’Écosse, devenu Jacques premier, roi
d’Écosse et d’Angleterre, poursuit, avec l’aide de la Religion et de la
Justice, sa « chasse aux sorcières ».
XVIIè : Anne de Chantraine
(Belgique). Anne de Chantraine est la jeune fille au
portrait si doux dessiné sur la première page de couverture. Elle nous raconte
son histoire douloureuse où nombre de jeunes lectrices et lecteurs se
retrouveront peut-être, parce qu’elle a connu le harcèlement et l’inimitié,
parce que sa différence l’a rendue « coupable », « coupable
d’exister ». Ayant perdu sa mère toute petite, elle accompagne son
père, un marchand ambulant très pauvre… si pauvre que, ne pouvant subvenir à
ses besoins, il la confie à un orphelinat. Là, sa gentillesse, son charme,
attirent la jalousie d’une bande de filles qui l’accusent de tous les méfaits
et d’être « fille du diable ». Quand les insultes deviennent
menaces, Anne s’enfuit pour trouver refuge et affection auprès d’une vieille
femme qui lui apprend les vertus des plantes. Mais après la mort de cette dame,
alors que le pays s’enfonce dans la misère et que l’Inquisition fait rage et
cherche des boucs émissaires, Anne de Chantraine est accusée de sorcellerie et
sera brûlée vive à dix-sept ans.
XVIIè°: Marie Navart (France). C’est Marie Navart qui, elle aussi, nous raconte son histoire. Venue
d’une lignée, où les femmes, connaissant les bienfaits des plantes, se
consacrent à soigner les malades et à aider les parturientes lors des
accouchements, elle se croit acceptée dans le petit village du nord de la
France, Templeuve, où elle a épousé un enfant du pays, Olivier. Mais à la mort
de ce dernier, elle devient « l’étrangère », celle dont on se
méfie. La haine et la jalousie redoublent lorsqu’elle se lie avec Martin, son
nouveau mari. Leur bonheur, leur nouvelle aisance financière attirent l’envie
et les médisances. Elle est bientôt torturée et jugée coupable de sorcellerie
puis brûlée vive en décembre 1656.
XVIIè : Marguerite Tiste
(Belgique). Le récit de vie de Marguerite Tiste est raconté
par sa marraine, Gomar, qui, dès leur enfance, a pris soin d’elle et de sa sœur
Marie. Orphelines de mère, les fillettes vivent chez leur père, devenu
alcoolique et violent après le décès de sa femme. Gomar nous dit comment,
parties un après-midi pour rechercher des champignons. Surprises par la pluie
et la tombée du jour, c’est dans l’obscurité que, malgré les menaces de leur
père et afin de ramasser le plus possible de champignons dont elles goûtent une
belle partie, elles continuent leur cueillette. Arrivées chez elles, devant
leur père en colère, les deux adolescentes s’évanouissent, tombent malades.
Marie meurt quelques mois plus tard. Si elle survit à sa sœur, Marguerite est
prise d’hallucinations fréquentes et se dit envoûtée par le diable. Mal
conseillée, elle fait appel à un exorciste. C’est un prêtre qui prévient les
autorités. Marie, malade, très fatiguée, avoue tout ce dont on l’accuse lors du
procès, « injuste et impitoyable » comme le dit Gomar dont le
témoignage n’empêche pas la condamnation à mort, le 27 juin 1671, de la toute
jeune fille.
XVIIè : Catherine Deshayes, dite
la Voisin (France). Dans ce récit écrit à la
troisième personne, l’autrice décrit « l’affaire des poisons »
qui a entaché de longues années le règne de Louis XIV. À cette époque en effet,
un grand nombre de gens aisés et d’aristocrates sont morts de manière peu
naturelle. Elle imagine une jeune fille pauvre, Gisèle, qui venue à Paris est
devenue livreuse afin de gagner sa vie. Pour lui apporter ses commandes, elle
se rend souvent chez une femme à la réputation sulfureuse : Catherine
Deshayes, dite La Voisin. Deux amies préviennent Gisèle du danger à côtoyer
cette femme. Elle est en effet soupçonnée de vendre des filtres d’amour, mais
pire encore de pratiquer des sacrifices humains et des messes sataniques. Elle
le ferait pour satisfaire les commandes et exigences de personnes haut placées
voulant s’attirer mille faveurs. Madame de Montespan, la maîtresse du roi et
mère de ses enfants, serait impliquée. Pour éviter le scandale, Louis XIV, s’il
répudie sa favorite, la blanchit. Par contre plus de quatre cent personnes de
1679 à 1682 vont être condamnées. Catherine Deshayes, qui pour se protéger
avait noté dans ses carnets le nom de ses commanditaires, est pourtant brûlée
vive le 22 février 1680, frappée de plein fouet par l’autorité et l’injustice
royale.
Fin du XVIIè : Betty Parris et
les sorcières de Salem (Massachussetts, États-Unis). Betty Harris est la jeune fille au profil songeur, emmitouflée dans un
grand châle aux reflets mauves et moirés, qui devant sa fenêtre, penchée sur le
frimas de l’hiver, se souvient d’un autre hiver, dix ans plus tôt, lorsque ses
paroles d’enfant de neuf ans ont été prétexte à nombre d’arrestations et
condamnations dans son village de Salem.
Elle est alors la petite fille représentée sur la
page de couverture qui clôt le livre… C’est une image qui n’offre que douceur
et tendresse, devant l’enfant réconfortée par une femme noire et ses bras
accueillants. Cette femme se nomme Tibuta, c’est l’esclave du père de Betty, le
pasteur Samuel Parris, révérend de Salem Village où ils habitent. C’est un
homme très dur, très sévère et Betty s’échappe quelquefois du monde rigide de
sa famille grâce à ses rencontres avec ses amies un peu plus âgées qu’elle dont
Abigaël sa cousine. Ensemble, elles s’amusent à jouer aux sorcières,
lisant dans les lignes de la main, comme l’a appris Tibuta à Betty, et même
selon la recette de Tibuta, en préparant un filtre d’amour… Mais après avoir bu
ce breuvage, sans doute empoisonné, elles tombent en pâmoison et délires. Pour
le pasteur Samuel Parris, ce n’est que l’œuvre du diable et il arrive à
extorquer à sa fille très malade des aveux impliquant Tibuta, cette femme
chaleureuse qu’elle aime tant. Bientôt tout un aéropage de notables et
religieux accuse plus de cent personnes de commerce avec le diable. La chasse
aux sorcières, 85% des accusés étant des femmes, va durer deux ans, jusqu’en
1693.
Ainsi l’embrigadement familial, social et
religieux, la terreur qu’inspire l’autorité de certains pères, celle du
révérend Parris sur sa fille, ont provoqué des condamnations immondes, comme
celles qui ont endeuillé le village de Salem à la fin du XVII° siècle.
Fin du XVIIIè : siècle, Anna
Golden (Suisse). Ce récit raconté à la troisième personne est
souligné par les dialogues très vivants entre Anna et Rosa, employée comme
servante chez les Tschüdis, une famille aisée et influente de la bourgade de
Glaris, en Suisse. En cette fin du XVIIIè siècle on ne
croit plus aux envoutements ni aux sortilèges, la chasse aux sorcières, est, soi-disant,
devenue obsolète. Mais, l’art de ressentir et comprendre par intuition et
empathie, celui de prendre soin d’autrui et de guérir, l’art ancestral de la
connaissance des plantes, qui furent l’apanage des femmes, ont été anéantis et,
comme elles, muselés… Pourtant c’est à cette époque-là, en Suisse, qu’Anna sera
accusée de pratiques diaboliques. Victime de la haine de sa patronne jalouse de
son charme, de son intelligence attentive auprès des enfants du couple, à cause
aussi de l’attirance du patron, elle est condamnée à mort le 13 juin 1782…
L’évocation de ces quinze femmes au destin brisé
se clôt par le très beau portrait, harmonieux et pur, d’Anna.
Pour chacune de ces femmes pourchassées,
meurtries, l’artiste Aline Bureau, fidèle à son désir d’offrir « des
rêveries ou des poèmes peints », souligne le charme magique,
mystérieux de l’écriture de Solène Cornec. Aline Bureau crée un monde de
douceur où la beauté des tableaux-poèmes illustre en contrepoint
l’atrocité, la cruauté dont furent victimes ces femmes. Pour chacune d’entre
elles, l’écrivaine Solène Cornec use d’une narration différente : tantôt
c’est la victime qui parle et tantôt un être proche, une amie, une enfant, une
marraine, un époux, et tantôt un témoin, comme pour Jeanne d’Arc… Certains autres
récits sont écrits à la troisième personne, une personne aux paroles savantes.
Ces narrations, dans leur différence, attirent d’autant plus que l’art d’écrire
offre un récit de vie unique et touchant, émouvant. Tout au long des pages,
affleurent des messages féministes d’empathie, de volonté émancipatrice … Les
deux autrices ont créé un chef-d’œuvre, à lire dès 11 ans.
Annie Mas