Anachroniques

15/09/2024

Thèmes buissonniers pour la rentrée des classes

HASSAN Yael, La Vie selon Raf. Une rentrée dys sur dix, Tom Pousse, 2023, 155 p. 13€

Ce livre oscille entre paralittérature et littérature.

De la littérature, il emporte avec lui une composition rigoureuse, où s’organise un faisceau de faits saisis dans la réalité scolaire des collèges publics. Le milieu de la bourgeoisie moyenne inscrit le livre dans une tradition de la littérature de jeunesse qui tend à camper ses personnages sur le terrain socio-économique de sa cible lectorale. L’intrigue est professionnellement menée par l’autrice, ménageant, dans la diégèse, des temps d’intensité qui soutiennent l’attention de la lecture. La narration vise l’identification du lecteur ou de la lectrice aux héros ou héroïnes et pour se faire emprunte la première personne ici, un jeune garçon entrant en sixième.

Cette narration à la première personne rend le vraisemblable friable tant elle s’évertue, par la volonté paralittéraire, à livrer des informations documentaires. Celles-ci portent sur des troubles nécessitant un projet d’accompagnement du narrateur-personnage et sur des dispositifs de différenciation pédagogiques. Le narrateur-personnage est dyspraxique mais aussi TDAH (Troubles du Déficit de l’Attention avec Hyperactivité) et son ami, Alex, est HPI (Haut Potentiel Intellectuel) : or c’est le narrateur-personnage, élève en classe de sixième, qui explicite ces troubles… Le discours littéraire simule alors le discours officiel de la différenciation pédagogique, utilisant adroitement pour cela les interventions des parents, la description des comportements professoraux, mais il faut bien avouer que la littérarité ne résiste guère à l’informationnel.

L’exigence de l’édition (« accompagner les enfants en difficulté d’apprentissage et/ou en situation de handicap ») est de s’adresser aux préadolescents et préadolescentes dyslexiques par une police d’écriture adaptée, par le confort des interlignes, et en utilisant un papier mat. La visée de la collection est de rendre accessible aux collégiens ces questions au centre de l’école inclusive, « école d’excellence » « ouverte à tous » diraient les autorités de l’école. L’autrice nomme les troubles, ne joue pas avec les euphémismes et, en cela, s’inscrit avec pertinence dans la ligne éditoriale d’AdoDys. Moins convaincant, toutefois, est le choix de présenter des élèves brillants (Alex est fortiche en tout, Raf obtient les félicitations du conseil de classe, Shaïna est excellente en français), des professeurs, hommes et femmes, tout d’un bloc, soit tolérants soit intolérants, de reprendre le discours dominant de la différence sans l’interroger selon la multitude des cas de figure liée aux origines sociales des élèves.

La suite des aventures de Raf est parue en juillet 2024, sous le titre La Vie selon Raf. Des vacances dys sur dix, Tom Pousse, 2023, 168 p. 14€.

 

SIMARD Éric, L’Enrequin, Syros, collection mini Soon, 2023, 41 p. 4€

La collection Mini Soon s’adresse aux 8-11 ans. La série Les Humanimaux relève en partie de la science-fiction en ce qu’elle exploite les explorations génétiques sur les êtres vivants. Dans la série, les humains sont les cobayes d’expériences de croisement entre le patrimoine génétique humain et celui de certaines espèces animales. Mais l’aspect scientifique s’arrête à cette généralité. En effet, ce qui intéresse Éric Simard c’est pour chaque humanimal, créature mi-enfant mi-animale, explorer une émotion, un sentiment. Chaque personnage est ainsi campé comme un type. L’enrequin est par exemple une créature soumise à l’agressivité et à la violence. Le cadre de l’histoire est celui d’un Centre des Humains Génétiquement Modifiés organisé tel un établissement scolaire.

Toute l’intrigue repose sur l’interrogation concernant la fatalité des réactions qui animent l’individu. Dans le récit de L’Enrequin, c’est une relation amoureuse qui va permettre de dépasser l’atavisme biologique.

Éric Simard est un auteur généreux, qui croit à la culture et à la lecture pour sortir les cerveaux enfantins et adolescents des stéréotypies de raisonnement.

 

ESCOFFIER Michael, Poulain Poulet Poussin, illustrations d’Ella CHABON, éditions des éléphants, 2024, 20 p. 13€

Ce livre au format (16 x18 cm), aux bouts ronds est approprié à la lecture par des petites mains. Illustré par un dessin stylisé, légèrement vintage, de couleurs vives sur un papier glacé, il propose aux enfants dès deux ans, entourés de leurs parents une histoire allégorique. Poussin, aimerait bien s’élancer dans le monde, mais l’éducation très protectrice de papa Poulet le confine dans son poulailler. Vient un jour où Poulet dormant, Poussin s’échappe et suit Poulain. Il va faire l’apprentissage des dangers, faire l’expérience de l’entraide, et ainsi s’ouvrir à l’autre autant qu’au monde. C’est un Poussin transformé qui revient au bercail où Poulet s’égosillait…

Allégorique, cette histoire animalière est toute proche du conte.

Philippe Geneste


08/09/2024

Dans la trousse buissonnière du temps, les crayons de l’école

MIM et BAJON Benoît, Oups, c’est la rentrée !, illustrations de Coralie VALLAGEAS, Milan, 2024, 32 p. 9€90

Le livre appartient à la collection « Je lis tout haut », collection spécialement conçue pour la lecture à haute voix par les lecteurs débutants du Cours Préparatoire. C’est l’histoire du premier jour de la rentrée des classes, à travers une professeure des écoles qui arrive en retard dans sa classe. Les élèves l’attendent et lui font un accueil chaleureux. Des conseils simples, pas trop nombreux accompagnent le jeune lectorat pour organiser sa lecture à voix haute, une lecture qui s’adresse à lui-même, à ses parents, à ses copains et copines, et à sa classe. Avec son format semi-poche, ses pages en dépliants, les illustrations réalistes de Coralie Vallageas qui suivent scrupuleusement le texte, les situations pleines d’humour du livre intéresseront le lectorat débutant surtout s’il est accompagné par un adulte pour discuter des modalités de la lecture soit, au fond, des modalités propres à l’expression du sens du texte.

 

DIEUDONNÉ Cléa, Le Soleil et toi. Découvre le système solaire, L’Agrume, 2024, 64 p., 14€

Tout le bien dit du documentaire précédent de Cléa Dieudonné, La Lune et toi. Découvre la force d’attraction (lire le blog du 23 juin 2023), ne peut qu’être renouvelé pour cet ouvrage de découverte du système solaire proposée aux enfants de sept à onze ans.

Le livre suit avec tout l’humour du dessin, la naissance du soleil, celle des planètes. Le jeune lectorat est alors invité à entrer dans le système solaire avec ses planètes intérieures (Mercure, Vénus, Terre, Mars) et d’explorer la terre du point de vue toujours astronomique. Puis le livre passe en revue les planètes du dehors (Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune) avec une explication des planètes gazeuses. Enfin, l’ouvrage retourne au soleil.

Vulgarisation scientifique soignée, clarté des exposés que renforce le travail d’illustration, intelligence de l’adresse directe au jeune lecteur ou à la jeune lectrice, l’impliquant ainsi dans le sens à construire. Comme le précédent, ce livre fera le bonheur des enfants, les médiathécaires et bibliothécaires et documentalistes auront à cœur de le présenter à leurs jeunes lectrices et lecteurs.

 

L’HOMME Erik, Ils Viendront. 1 Ce que voient les yeux, illustrateur, DE MARTINO Marcello, Jungle, 2024, 56 p., 13€95

Canicule, théories irrationalistes sur le climat, complotisme, trafic d’organes ou exploitation des organes oculaires, science-fiction, récit d’anticipation biomédicale, S-F avec extra-terrestres, thriller et suspense, le scénario d’Erik L’Homme entrecroise ces différents thèmes en une intrigue structurée par l’action qui mène vers le récit d’aventure autant que le récit d’angoisse. La composition est si serrée que la lecture de l’histoire est haletante.

Pour tisser la diégèse, l’auteur a choisi des personnages marginaux, deux adolescents. L’un, Lukas, est un cycliste slamer adepte de l’école buissonnière, libre comme le souffle des mots ; l’autre, Elma, est une boxeuse bercée par le rythme de chants libérateurs. Les deux sont bien dans leur tête, bien dans leur peau, surtout quand ils sont ensemble. La bande dessinée s’introduit dans le besoin d’autonomie des jeunes de cet âge, ne détestant pas recourir à l’humour dont la fonction est d’éviter de dramatiser le cours des événements pour mieux embarquer le lectorat sur les chemins du genre du récit d’aventure.

Il faut dire que l’étrangeté des événements qui mettent à mal la sagacité de l’inspecteur Grayharm, déroute par un univers étrange qui porte lectrice ou lecteur à se fier aux images et au texte. En période rentrée des classes mais aussi de reprise du travail, rien de mieux qu’une telle fiction pour faire retomber la pression du travail de classe ou pour se libérer des soucis journaliers du boulot et autres entraves administratives de la vie. L’écriture slamée ébouriffe les neurones pendant que dessins et couleurs épousent l’agilité du scénario en ajoutant du mouvement, par exemple en variant les points de vue. Texte et illustration réunis, on entend presque la bande son de la pop culture des années mille-neuf-cent-quatre-vingt / mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix. Et, peut-être, est-ce la problématique de la perception qui se trouve au cœur du projet éditorial des auteurs L’Homme et De Martino. Vu l’entrecroisement des thèmes relevé au début de cet article, il est tentant de s’attendre à un récit mettant en scène une politique de la perception.

Philippe Geneste

01/09/2024

Progrès et regrès dans la civilisation

KANE Patrick, Humain 2.0 Des premières prothèses à l’humain augmenté, Samuel RODRIGUEZ, Milan, 2024, 64 p. 14€90

La bionique se définit par la mise en relation « d’un élément artificiel à un organisme vivant par le biais de l’électronique ». Les prothèses externes ou les prothèses par implant (membres bioniques, prothèse oculaire, implant cochléaire, implant oculaire, pacemaker, exosquelettes – testés notamment par les militaires –, puces électroniques implantables, implants neuronaux, implants cérébraux) sont des apports majeurs pour les personnes atteintes d’un handicap physique. Mais s’en servir pour établir des records serait aller contre l’humanisme de la recherche scientifique éthique et s’orienter en faveur du dernier cri du capitalisme high-tech et des milliardaires à la tête de la croisade transhumaniste.

Saisis de ce point de vue, les jeux paralympiques fournissent une illustration en gros plan de la merveille des avancées de la science et de l’utilisation mercantile de la science. En effet, les discours officiels et journalistiques dans leur majorité, associent l’idéologie de l’inclusion sociale à l’exploit bionique et donc au culte scientiste des sciences œuvrant à la conception transhumaniste de l’homme augmenté. Le livre montre « comment membres bioniques et dispositifs implantables fonctionnent à l’heure des jeux paralympiques ». C’est que la fonction idéologique du spectacle sportif n’est pas que de dériver l’attention des peuples loin des conditions de vie réelle, elle est aussi de promouvoir les principes de base du capitalisme : la concurrence, la hiérarchie entre les êtres, la compétition, la loi du plus fort et l’élimination des plus faibles. Se greffant sur ces principes, la fonction idéologique se diversifie en une apologie de la partie de la science étroitement dépendante du culte de la performance et de la ritournelle du progrès de l’individu humain. La création en 2016 du Cybathlon, présenté par Kane et Rodriguez, montre combien est centrale cette idéologie de la performance et du record. Les performances, la valorisation des records individuels sont utilisés par l’idéologie pour réguler les débats sur l’utilisation des sciences et, par conséquent, d’empêcher un discours critique du sport de se faire entendre en faveur d’un investissement de la science pour la santé pour tous. La critique du sport exprimerait sous forme d’alternative : sport ou santé. L’idéologie sportive, elle, se nourrit du slogan sport et santé. Alternative ou faux lien de causalité additive, dans les deux cas, la critique du sport appellerait une critique sociale de l’accès égal pour toutes et tous à la santé et donc aux progrès de la science. Cette critique sociale ne peut faire bon ménage avec l’élitisme et le dogme de la compétition comme principe privilégié des relations humaines.

Le livre aborde ce sujet d’une brûlante actualité en interrogeant le passage de l’avancée des recherches en matière de prothèses, de compensation de handicap, grâce aux progrès technologiques et bioniques, à la tentation de remplacer des membres ou des organes par des « prothèses plus performantes » et en développant les implants cérébraux dont les implants neuronaux déjà utilisés dans les yeux bioniques : « Aujourd’hui, les prothèses bioniques peuvent changer la vie : on peut équiper les yeux, les oreilles, les bras, les jambes, voire le corps entier ». Une humanité augmentée, le serait pour qui ? Elle le serait pour quoi ?

Comme l’écrivait Hugh Herr, « la frontière entre le biologique, l’humain et l’artificiel se brouille, devient floue », le corps se concevant alors « comme un matériau malléable qu’on pourrait transformer à volonté ».

 

JUSZEZAK Eric, Erectus, d’après Xavier Müller, éditions Philéas, 2024, 104 p., 19€90

Ce roman graphique d’anticipation ou pour mieux le dire avec les pionniers français, roman de merveilleux scientifique, imagine dans le présent ou un proche futur, un accident survenant dans un laboratoire de recherche médicale et scientifique. Pour tout lecteur, la proximité de l’épisode politico-pharmaceutique du COVID donne une épaisseur de vécu à ce qui n’est qu’un rêve de fiction. Le virus généré par les chercheurs suite à une erreur de manipulation et à un trafic d’animaux de laboratoires, provoque une régression évolutive. Au début, l’OMS tait que l’espèce humaine est aussi touchée. Puis, face à la propagation du virus, une course à la montre s’installe entre son expansion géographique et la recherche d’un antidote, entravée par des décisions politico-financières. Quel avenir pour une humanité en régression évolutive retournant au stade d’homo erectus ? Mais aussi, et c’est un intérêt majeur de l’adaptation bédé dessinée de Juszezak, quelle attitude doit adopter l’humanité non touchée par le virus vis-à-vis des humains régressifs ? Les parquer ? Les éduquer ? les éradiquer ?

Le scénario est extrêmement bien structuré, les dessins classiques mais riches en détails, en changement de points de vue, avec une maîtrise structurante de l’art dessiné, les couleurs (dues à Degreff) servent le propos réaliste de cette projection qui loin d’être futuriste propose plutôt un récit d’un présent hypothétique… Qu’un retour de l’homo sapiens à l’homo erectus ne soit pas imaginable, n’empêche pas la bande dessinée de Juszezak de soulever avec pertinence l’hypothèse d’un rebroussement de la civilisation : les conditions de sa réalisation aujourd’hui sont présentes, un monde troublé, en guerre et au capitalisme en sa énième crise, où les dirigeants nationaux, internationaux et transnationaux s’ingénient à faire l’autruche.

Philippe Geneste