Parole de voyou
PANDAZOPOULOS
Isabelle, L’honneur de Zakarya, éditions Gallimard, collection Scripto
2022, 259 p., 13,50 €.
Sur la première page de couverture de ce
roman, le visage troublant d’un adolescent sort de l’ombre, laissant deviner
seulement la moitié de son visage, de son regard, de son sourire. C’est que
Zakarya dont l’histoire est ici narrée, se ressent comme « la moitié
d’un ». La partie sombre, cachée, de son être est façonnée par
l’empreinte de son père-patron, juste un géniteur et aussi son bourreau,
prodigue de violence et de coups qu’il lui assénait dès son plus jeune âge,
lors de rares apparitions, faisant de lui, Zakarya, un enfant battu, un enfant
bâtard. C’est que lors de ces entrevues, cet homme voulait être seul avec
Yasmina qu’il employait dans son entreprise, Yasmina, la mère du petit.
Racontée avec de nombreux détours dans le
temps, celui de l’enfance, de l’adolescence, de son passé proche et de retours
vers son présent, avec ces échappées du temps où se mêlent l’empreinte des
lieux, l’histoire de Zakarya se façonne, se précise. Ainsi enveloppée par la
tendresse de Yasmina, apparait son enfance dans un petit village du Morvan,
qui, malgré les coups et l’exclusion paternels, va rester dans son souvenir un
endroit propice au rêve. Apparaît aussi le temps de la Villa Curial dans le
dix-neuvième arrondissement de Paris où avec Yasmina ils se sont installés lors
de son adolescence, un temps et un lieu d’exclusion et d’exil jusqu’à son
entrée dans un club de boxe dont il va devenir un membre apprécié et
prometteur. Vient aussi le temps de son présent mutilé, la prison et son procès
– car il est bien question de procès dans le roman qu’encadrent trois
parties intitulées : « juger », « prouver »,
« condamner »… Zakarya sera jugé en effet, et condamné sans
que rien ne soit prouvé sur son implication dans le meurtre de Paco Moreno, un
camarade du club de boxe, il sera jugé seulement sur des présomptions et sur le
silence insolent qui répond au racisme, aux préjugés des témoignages et des
juges.
L’autrice, selon ses mots, vient défendre
« ceux qui cherchent leur place (…) quand elle ne leur est
donnée ni par leur histoire de famille, ni par la société si prompte à rejeter
ceux qui vacillent. ». Sont dénoncés le machisme, le racisme, l’état
inhumain des prisons tout comme l’idéologie de la compétition, le poids des
traditions et de la religion. Sont convoqués, dans cette filiation, de beaux
portraits de femmes : Yasmina, femme qui a payé chèrement sa liberté,
Léonie, l’avocate avec sa figure et ses défenses magistrales, Zoé et ses
fêlures, Aïssatou sous l’emprise des traditions…
Mais pourquoi Zakaria reste-t-il
silencieux alors qu’il lui serait si simple de contrer les témoignages qui le
condamnent ?
C’est que, bien plus qu’un roman noir, et
bien plus qu’un roman social si magistralement écrit, L’honneur de
Zakarya laisse entendre la voix de certains jeunes gens que l’on dit
« moins que rien », que l’on dit « moitié d’un »,
eux qui, pour un souffle, pour une promesse, ont donné leur parole de voyou,
leur parole d’honneur.
Annie Mas
NB : sur Isabelle Pandazopoulos,
lire les blogs des 5/06/2016, 16/10/2016, 27/10/2018, 17/10/2021, 12/06/2022, 14/11/2022,
17/03/2024.
Face au vertige des colères
TOUSSAINT Emmanuelle, Qui s’occupe
de Martha ?, Illustrations CECILE, Utopique, 2024, 40 p. 18€
L’enfance maltraitée, l’enfance
attristée par des conditions de vie en famille où s’immisce la violence,
l’enfance où pouvoir pleurer se fait en cachette, l’enfance en proie à la
colère, au vertige des déséquilibres en tout genre, voilà le sujet de l’album
soumis par les éditions Utopique au lectorat aujourd’hui. Il est écrit par une
professionnelle qui connaît bien les foyers de l’enfance, les foyers d’accueil,
et le circuit des familles d’accueil. Son interprétation esthétique est confiée
à une dessinatrice peintre qui s’est plongée dans l’enfance privilégient des
couleurs tendres, multiples, riches, jamais agressives, liée aux ambiances
suscitées par le texte au fil de l’histoire de la petite martre, au nom
limpide, Martha, dont les parents se déchirent à la maison… Martha va être
prise en charge par des adultes, séparée de sa famille pour pouvoir se
développer cognitivement, affectivement, sans les dommages des situations dont
l’excluent les problèmes parentaux mais qui pèsent sur sa scolarité, sa vie émotionnelle
et sentimentale.
Ce bel album, efficace par rapport à
son objectif, est réussi en ce qu’il n’est pas un documentaire masqué en
fiction mais propose un récit à motif d’enfance maltraitée. Reste à savoir
pourquoi l’autrice a privilégié le récit animalier à l’histoire d’une fillette
humaine ? Il est probable que ce choix tient à la volonté de mettre une
distance entre le récit et l’enfant lecteur afin de faciliter à ce dernier la
prise de parole sur le propos de l’album.
Philippe Geneste
NB : Sur le sujet de l’enfance
maltraitée, et la vie en foyer d’accueil, lire aussi le blog du 18 février 2024