Anachroniques

25/08/2024

Fêlures d’enfances

Parole de voyou

PANDAZOPOULOS Isabelle, L’honneur de Zakarya, éditions Gallimard, collection Scripto 2022, 259 p., 13,50 €.

Sur la première page de couverture de ce roman, le visage troublant d’un adolescent sort de l’ombre, laissant deviner seulement la moitié de son visage, de son regard, de son sourire. C’est que Zakarya dont l’histoire est ici narrée, se ressent comme « la moitié d’un ». La partie sombre, cachée, de son être est façonnée par l’empreinte de son père-patron, juste un géniteur et aussi son bourreau, prodigue de violence et de coups qu’il lui assénait dès son plus jeune âge, lors de rares apparitions, faisant de lui, Zakarya, un enfant battu, un enfant bâtard. C’est que lors de ces entrevues, cet homme voulait être seul avec Yasmina qu’il employait dans son entreprise, Yasmina, la mère du petit.

Racontée avec de nombreux détours dans le temps, celui de l’enfance, de l’adolescence, de son passé proche et de retours vers son présent, avec ces échappées du temps où se mêlent l’empreinte des lieux, l’histoire de Zakarya se façonne, se précise. Ainsi enveloppée par la tendresse de Yasmina, apparait son enfance dans un petit village du Morvan, qui, malgré les coups et l’exclusion paternels, va rester dans son souvenir un endroit propice au rêve. Apparaît aussi le temps de la Villa Curial dans le dix-neuvième arrondissement de Paris où avec Yasmina ils se sont installés lors de son adolescence, un temps et un lieu d’exclusion et d’exil jusqu’à son entrée dans un club de boxe dont il va devenir un membre apprécié et prometteur. Vient aussi le temps de son présent mutilé, la prison et son procès – car il est bien question de procès dans le roman qu’encadrent trois parties intitulées : « juger », « prouver », « condamner »… Zakarya sera jugé en effet, et condamné sans que rien ne soit prouvé sur son implication dans le meurtre de Paco Moreno, un camarade du club de boxe, il sera jugé seulement sur des présomptions et sur le silence insolent qui répond au racisme, aux préjugés des témoignages et des juges.

L’autrice, selon ses mots, vient défendre « ceux qui cherchent leur place (…) quand elle ne leur est donnée ni par leur histoire de famille, ni par la société si prompte à rejeter ceux qui vacillent. ». Sont dénoncés le machisme, le racisme, l’état inhumain des prisons tout comme l’idéologie de la compétition, le poids des traditions et de la religion. Sont convoqués, dans cette filiation, de beaux portraits de femmes : Yasmina, femme qui a payé chèrement sa liberté, Léonie, l’avocate avec sa figure et ses défenses magistrales, Zoé et ses fêlures, Aïssatou sous l’emprise des traditions…

Mais pourquoi Zakaria reste-t-il silencieux alors qu’il lui serait si simple de contrer les témoignages qui le condamnent ?

C’est que, bien plus qu’un roman noir, et bien plus qu’un roman social si magistralement écrit, L’honneur de Zakarya laisse entendre la voix de certains jeunes gens que l’on dit « moins que rien », que l’on dit « moitié d’un », eux qui, pour un souffle, pour une promesse, ont donné leur parole de voyou, leur parole d’honneur.

Annie Mas

NB : sur Isabelle Pandazopoulos, lire les blogs des 5/06/2016, 16/10/2016, 27/10/2018, 17/10/2021, 12/06/2022, 14/11/2022, 17/03/2024.

 

Face au vertige des colères

TOUSSAINT Emmanuelle, Qui s’occupe de Martha ?, Illustrations CECILE, Utopique, 2024, 40 p. 18€

L’enfance maltraitée, l’enfance attristée par des conditions de vie en famille où s’immisce la violence, l’enfance où pouvoir pleurer se fait en cachette, l’enfance en proie à la colère, au vertige des déséquilibres en tout genre, voilà le sujet de l’album soumis par les éditions Utopique au lectorat aujourd’hui. Il est écrit par une professionnelle qui connaît bien les foyers de l’enfance, les foyers d’accueil, et le circuit des familles d’accueil. Son interprétation esthétique est confiée à une dessinatrice peintre qui s’est plongée dans l’enfance privilégient des couleurs tendres, multiples, riches, jamais agressives, liée aux ambiances suscitées par le texte au fil de l’histoire de la petite martre, au nom limpide, Martha, dont les parents se déchirent à la maison… Martha va être prise en charge par des adultes, séparée de sa famille pour pouvoir se développer cognitivement, affectivement, sans les dommages des situations dont l’excluent les problèmes parentaux mais qui pèsent sur sa scolarité, sa vie émotionnelle et sentimentale.

Ce bel album, efficace par rapport à son objectif, est réussi en ce qu’il n’est pas un documentaire masqué en fiction mais propose un récit à motif d’enfance maltraitée. Reste à savoir pourquoi l’autrice a privilégié le récit animalier à l’histoire d’une fillette humaine ? Il est probable que ce choix tient à la volonté de mettre une distance entre le récit et l’enfant lecteur afin de faciliter à ce dernier la prise de parole sur le propos de l’album.

Philippe Geneste

NB : Sur le sujet de l’enfance maltraitée, et la vie en foyer d’accueil, lire aussi le blog du 18 février 2024

 

18/08/2024

Rêves en souffrance, comme mutilés. Corps et cœurs vibrants comme terres dévastées

Mukantabana, Adélaïde, Apaiser la mémoire. Conversation avec mon frère Jean, préface de Bruce Clarke, L’Harmattan, 2023, 234 p. 21€50

« Émigrer–S’exiler…Les mots m’inquiètent. Je ne t’avoue pas ce désordre. » (p.182)

Ici même, le 3 avril 2020, l’analyse du premier livre d’Adélaïde Mukantabana (1) s’achevait par cette longue remarque : Lorsque la lecture de son récit nous brûle les yeux et que l’émotion submerge, on peut l’interrompre – mais sans quitter le livre – retrouver au hasard la beauté d’une phrase, la force d’une pensée, que, pour la richesse d’une nouvelle page, on avait délaissées. L’art d’écrire d’Adélaïde Mukantabana, le souffle vibrant de sa poésie, le charme de ses narrations ignorent l’artifice. Son exigence de vérité, de clarté, tend la main à notre détestation du mensonge. Sans elle, notre besoin de connaître, notre volonté de comprendre, seraient floués, trahis, et nos consciences resteraient embrouillées.

Apaiser la mémoire (…), poursuit la quête en maintien de lucidité de L’Innommable (…). Mais alors que cette première œuvre s’inscrivait tout entière dans l’Histoire, Apaiser la mémoire (…) opère un mouvement d’approche du terrain intime de la souffrance. Cette conversation avec le frère mort est aussi conversation de l’autrice avec ces lambeaux que l’on nomme souvenirs et que l’autrice rappelle autant qu’ils l’appellent afin de les tisser, à travers le territoire perdu au temps présent, en tapisserie de mémoire, en re-présentation, au sens littéral du mot, de la vie. En effet, si « les souvenirs deviennent au fil du temps, des armes secrètes que les hommes gardent quand ils ont été dépouillés de tout », ils restent, dans leur pluralité, isolés et ne permettent à la personne qu’une reconstitution discontinue du passé ; or, sortir du traumatisme et de l’horreur, exige le retissage seul à même de construire (et non pas reconstituer) dans le continu de la vie les éclats des événements qui la tronquent, la brisent. Ce à quoi aboutit ce retissage, c’est la mémoire qui comble les trouées d’entre les souvenirs, pour faire vivre au présent ce qu’on ne veut pas être perdu.

L’écriture se livre ici, non à un rentoilage, mais à un retissage des blessures et des gouffres du perdu. Pour la dentelière d’Apaiser la mémoire (…), l’oubli n’apparaît pas comme susceptible d’advenir ; en revanche, est exigé nécessaire de combattre son travail de sape qui déconstruit, effiloche, lacère et troue l’existence. Certains définissent l’oubli comme le travail ordinaire du temps qui passe. Apaiser la mémoire (…) tendrait plutôt à le nommer perte de lucidité car c’est en conservant le lien présent au frère aimé mort que l’autrice veut annihiler le travail de déchirure propre à l’oubli.

Apaiser la mémoire. Conversation avec mon frère Jean prend l’instrument de l’écriture pour refouler déchirement et déchirure. L’écriture rassemble, dans l’instant, la présence de la vie partagée, pour se réapproprier ce temps brisé par le génocide perpétré à l’encontre des Tutsi.

Une telle œuvre intérieure bute sur les modalités de son expression. C’est que devant la parole de la rescapée se dresse l’immense difficulté à rapporter une réalité endurée. Or cette parole rescapée confesse aussi la nécessité de sortir de l’univers fantomatique, toujours susceptible d’évanescence, pour inscrire au présent de l’expression la vérité de ceux qui ne sont plus. C’est pourquoi, sûrement, Apaiser la mémoire (…) semble hésiter dans le genre à adopter :

- Le livre débute par une lettre où on retrouve la veine vibrante de l’écriture qui nous avait marquée dans L’Innommable (…) ; on retrouve aussi l’amour des noms et l’exploration des nominations qui donne lieu, par exemple, à une longue dissertation sur le changement de nom de la mère.

- Le livre, à l’intérieur de ce genre, quitte la plume épistolaire pour laisser entrer la réflexion, des bribes d’essai, le journal du dehors, le journal intime, l’écrit autobiographique, le portrait. Ici, c’est la douloureuse évocation des noms d’état civil avec la dialectique entre eux et les surnoms ou sobriquets, qui vient défaire le moule générique initial pour laisser un temps place au genre du souvenir. Là, des traductions de témoignages, ailleurs encore une chanson funéraire. Et quand le texte intègre en son entier un poème d’amour devenu chant de la Résistance, ne nous dit-il pas que la continuité mémorielle est un lent travail de nouement de ce qui est vécu, de ce qui est maintenu présent malgré l’absence, de cette mosaïque pour laquelle se donne la vie et dont la myriade générique n’est peut-être que l’imitation en sa signification de douleur.

Apaiser la mémoire (…) accompagne les interventions d’Adélaïde Mukantabana auprès des lycéens, et cet accompagnement est aussi l’indice d’un agir par l’acte d’écriture. Non pas qu’Apaiser la mémoire (…) soit une action ayant immédiatement effet sur la scène publique, mais c’est en cela qu’écrire opère dans l’amont et dans l’aval :

- dans l’amont, écrire c’est, par la mémoire, construire une continuité d’existence, c’est, par la mémoire, rattacher au présent ce que les génocidaires ont cherché à éliminer de toute scène, individuelle évidemment, nationale, internationale (jeu des complicités), collective, publique ;

- dans l’aval, écrire c’est appréhender ce que soi-même on peut être dans l’après : l’après de la brisure, de la rupture, de la fosse creusée par les éliminateurs qui sont aussi des éradicateurs de mémoires et des usurpateurs de représentations, l’après de l’émigration, de la séparation, de la dépossession. Et là encore, la prégnance de la nomination survient : garder le nom pour garder la vie. Et n’est-ce pas, au fond, garder en vie la parole de celui qui n’est plus ? La voix d’Apaiser la mémoire (…) se teinte alors de cette autre voix qui elle-même en a appelé d’autres, elles aussi qui se sont tues mais qui adviennent à la mémoire réouverte d’Adélaïde Mukantabana.

Annie Mas & Philippe Geneste

(1) Mukantabana, Adélaïde, L’Innommable Agahomamunwa, un récit du génocide des Tutsi, préface de Bruce Clarke, L’Harmattan, 2016, 406 p. 29€.

11/08/2024

Mer, plage et climat : des vacances pour la réflexion

SAILLE Marie, Laisse de mer, CotCotCot, 2024, 104 p. 12€

Voici un guide de la laisse de mer, cette « bande de débris déposés au gré des marées sur les bords de mer. » Le livre explore ces débris, soit débris naturels soit déchets issus de l’activité humaine. Le livre alterne une page d’écriture autant informative qu’explicative et une planche photographique. Celle-ci est documentaire en ce qu’elle permet au lectorat d’identifier directement le débris présenté par le texte, mais elle introduit aussi une dimension esthétique magnifiée par le petit format, son dos carré cousu-collé, sa couverture souple à rabats, son papier mat, agréable au toucher.

Le livre est donc aussi bien un guide à emporter sur le rivage de l’océan pour l’explorer et il est une aubaine pour le plaisir de lire et s’instruire. Livre pratique, livre de photographie, livre d’écologie marine. Bien sûr, l’ouvrage n’est pas exhaustif, mais il est riche, sa composition ne portant à aucune déception. Après la définition du cordon dunaire, de l’estran et de la laisse de mer, vient la succession des chapitres exploratoires : plantes et algues, crustacés, mollusques, autres (coraux, cténaires, échinodermes, poissons, squelettes, arrêts, larves et plumes), déchets anthropiques, enfin dune de débris.

Ce petit volume est une invitation à interroger le monde environnant, l’activité humaine dont la sienne propre. C’est un livre autant de « sensibilisation à la protection des bords de mer » qu’un recueil de découvertes de l’environnement des rivages océaniques. Respectueux du lectorat, il est écrit avec clarté, débrouillant ainsi des problématiques écologiques en les ouvrant sur des questions d’économie et de société. Esthétique, par le travail de la photographie et de la mise en place et de la mise en page des planches, Laisse de mer ne cache pas son désir d’être lu indissociable du pour le lecteur ou la lectrice du plaisir de le lire.

 

PITON Emmanuelle, Plage interdite, illustrations par Éric HÉLIOT, Glénat jeunesse, 63 p. 11€95

Mi-bande dessinée, mi-documentaire, ce livre est d’une actualité évidente. Il traite des risques littoraux, notamment ceux de la façade Atlantique. Il y est question d’érosion côtière, du trait de côte, de dune, de laisse de mer, du GIEC, de ganivelle, d’oyat, de végétalisation des dunes, de marée verte, de mascaret, de polder, de salinisation des eaux souterraines, de sédiments, de submersion marine, de digue. La seconde partie du livre est conçue comme un cahier de vacances sur les sujets abordés dans la première partie, ce qui est l’occasion d’un approfondissement des connaissances exposées.

La première partie, quarante-sept pages, n’est pas un documentaire, mais une histoire à matière documentaire. Sa composition repose sur un jeu de voix narratives qui rend vivant le propos en y tissant, par-dessus, une histoire toute entière tournée vers le but informatif du livre. La narration emprunte la voie du journal de bord, du dialogue, des planches dessinées, des images, qui se succèdent et s’épaulent. Parfois des fiches techniques explicatives ou informatives sont introduites.

Le livre, qui reste documentaire malgré tout, est bien conçu et l’on en tirera beaucoup de connaissances. Ainsi les préadolescents des régions du littoral océanique, trouveront bien des explications à ce qu’ils peuvent observer chaque jour, chaque saison et chaque année. C’est un livre adapté pour les collégiens.

 

AMATA-DION Iris, Horizons climatiques. Rencontre avec 9 scientifiques du GIEC, dessins, Xavier HENRION, Glénat, 2024, 320 p., 25€

En 2024, chaque mois apporte son lot de record de destruction de la planète, à commencer par la chaleur en hausse comme jamais : « il n’a jamais fait aussi chaud en plus de cent mille ans » (1) dit Carlo Buontempo (directeur du Service européen Copernius concernant le changement climatique). Or le changement climatique est la cause de cette chaleur qui entraîne des famines, la raréfaction des terres cultivables, l’engloutissement prévisible de nombre d’îles aujourd’hui habitées. Cette bande dessinée est un documentaire volumineux sur le Groupe d’Expert Intercontinental sur l’Evolution du Climat (GIEC), créé fin des années 1980. Le scénario est simple mais efficace pour présenter la complexité du fonctionnement du GIEC, son activité, son financement, les modalités pratiques de ses études, et pour aborder son histoire. La narratrice-personnage rencontre neuf experts : Valérie Masson-Delmotte, Christophe Cassou, Roland Séférian, Hervé Douville, Wolfgang Cramer, Virginie Duvat, Céline Guivarch, Henri Waisman, Jean Jouzel. Le déroulement des entretiens et leur ordre permet une présentation claire de l’enjeu climatique car l’ouvrage ne se centre pas que sur l’organisme du GIEC et c’est tout l’intérêt de cet épais documentaire en bande dessinée.

Et ce d’autant plus que les inondations se multiplient en Asie, en Europe et dans le monde, que les incendies ravagent des territoires entiers, de France, de Grèce ou de Sibérie, que des chaleurs s’envolent vertigineusement (le fameux « dôme de chaleur ») avec les famines (populations sahéliennes et sub-sahéliennes, celles du nord-est africain) qui s’ensuivent. Donc, l’intérêt de l’ouvrage est indéniable. Toutefois, quand l’avenir de l’humanité est en cause, la seule communauté scientifique ne saurait être convoquée. Or, comme l’écrivait Stéphane Foucart, c’est un travers des rapports du GIEC de s’accumuler sans entraîner la rupture de l’inertie des gouvernements, des décideurs. Ceux-ci s’appuient sur le GIEC qu’ils financent pour se dédouaner de toute action réparatrice et surtout de toute réorientation économique et sociale dans la marche de leurs économies. En revanche, point de débat politique et on peut s’interroger : « la science a-t-elle été tout ce temps utilisée plus ou moins inconsciemment par le politique comme instrument d’une manœuvre dilatoire ? » (2). L’ouvrage d’Iris Amata-Dion et Xavier Henrion n’aborde pas la question. Elle est pourtant au cœur d’une réponse qui se dirait démocratique au changement climatique et à la destruction accélérée des espaces naturels, donc aussi de tout le milieu du vivant dont l’espèce humaine est une des composantes, celle qui organise la mort à venir par la catastrophe généralisée rendant la planète invivable.

Philippe Geneste

(1) cité par Garric, Audrey, « La terre en proie aux canicules et aux inondations », Le Monde, 17/07/2024 p.6.

(2) Foucart, Stéphane, « À quoi sert le GIEC ? », Le Monde 5 & 6 septembre 2021.

04/08/2024

L’action du dire contre lieux communs et stéréotypes

DAVID François, Je l’ai pas fait exprès, illustrations Sylvie SERPRIX, mØtus, 2024, 48 p. 16€

L’album présente cinq situations où une petite fille fait une bêtise et s’en trouvant désolée s’en excuse par la formule « Je l’ai pas fait exprès ». Les illustrations de Sylvie Serprix allient un certain réalisme stylisé et un surréalisme que Lewis Carroll ne désapprouverait pas. L’histoire en vient à se coller aux couleurs, les objets singent l’action en cause, le décor englobe la problématique et ses personnages. Les couleurs sur papier mat invitent à la réflexion, alliant le sombre au vif tranché. François David joue de l’humour pour faire adhérer le jeune lectorat à a réflexion de vie que chaque situation appelle. Il est aidé en cela par les dix pages sans texte où l’histoire se raconte en dessins et couleurs.

Le texte interroge la formule toute faite qui sert à Louise, l’enfant héroïne de l’album, soit de justification soit d’excuse soit de repentir. Et puis, comme il y a juxtaposition de situations, identiques en leur thématique, la perte de ces sens par la formule vient interroger l’acte verbal de l’excuse entrainant le jeune lectorat à discuter du vrai et du faux dans l’attitude de Louise, c’est-à-dire de la sincérité ou de l’insincérité de sa désolation intime. C’est que « Je l’ai pas fait exprès » n’est pas un acte d’excuse mais une formule conventionnelle voire une formule de politesse où la justification l’emporte sur l’excuse elle-même et où, en tout cas, l’excuse n’est pas obligatoirement accomplie.

On retrouve, ainsi, dans cet album, un fil directeur des écrits de François David, celui de la réflexion sur le langage proposée aux enfants dès les premières lectures. Ici, ce n’est pas par le moyen de la poésie mais par la mise en place de situations liées à une formule figée dont Sylvie Serprix dresse l’espace du jeu. Jouer avec un lieu commun pour en déjouer les pièges et prendre acte du pouvoir du langage et de sa capacité à nous faire agir par lui-même. Et s’interroger : la parole peut-elle nous dédouaner de nos actions ?

 

LEWIS JONES Huw, Blaireau a très faim, illustrateur Ben SANDERS, Milan, 2024, 32 p. 12€90

Ce bel album, rythmé par un jeu de douces couleurs très variées, avec une unité double-paginale, s’adresse aux enfants petits, petits et plus grands, plus grands. Il est gai, drôle, tendre. L’humour ressort de la gourmandise de blaireau, le personnage principal, bien soulignée par des taches de myrtilles sur son pelage. C’est un album allégorique. La trame narrative passe de la satisfaction égoïste du désir au remord et à la repentance pour s’ouvrir, en clausule au partage c’est-à-dire à la réconciliation. Allégorique, l’album l’est aussi en ce que la dynamique de l’histoire repose sur l’honnêteté envers soi-même et envers les autres.

Mais, Lewis Jones et de Sanders ne se contentent pas de mettre en scène des relations interpersonnelles. Ils intègrent la dimension sociale plus large, grâce au personnage du hibou dont le langage est une litanie de proverbes, sentences, maximes populaires. Toutes engagent à vivre par ses actions et dans le respect des autres donc par l’ouverture à l’autre.

Un tel album se lisant avec le petit enfant, le rôle de l’adulte pour initier ce dernier à la lecture est facilité par la composition iconique (et textuelle en fin d’album) : il s’agira de repérer une balle au sein des myrtilles, la fameuse balle perdue par un des personnages… Blaireau a très faim est donc un récit à énigme et l’adulte peut demander à l’enfant de repérer des indices, de mener son enquête… Au final, la naïveté de Blaireau le gourmand suscite toute la sympathie du petit ou du plus petit, du plus grand ou de l’encore plus grand, qui lisent.

 

BENOIST Cécile, Qui Sont les LGBT?, illustrations d’Élodie PERROTIN, éditions du ricochet, 2024, 125 p. 13€

Les études universitaires sur le genre ne cessent de reconfigurer les analyses sur le rapport au corps, à la société, à la sexualité dans tous les domaines de la vie, qu’elle soit familiale, affective, cognitive, sociale, économique, morale, artistique, religieuse. L’hétérosexualité est encore la norme dans toutes les sociétés, mais des minorités luttent pour des droits nouveaux dont quelque uns, dans certains pays commencent à naître voire ont été intégrés dans les législations nationales. Partir de ce que la société désigne comme pratique érotique déviante, c’est pénétrer dans l’ordre idéologique hiérarchique qui est à la source des répressions pour assurer la domination d’un genre sur un autre, d’une doxa morale contre les pratiques jugées déviantes. De plus, on sait que les inégalités de genre ont un lien avéré avec les inégalités liées à la couleur de peau, mais aussi, et malgré ce que certaines des théorisations du genre affirment, qu’elles sont ancrées dans les inégalités de classes. Pour toutes ces raisons, le « livre-guide pour se repérer dans les couleurs de l’arc-en-ciel » proposé par les éditions du ricochet arrive à point nommé.

Il permettra aux adolescents et adolescentes et aussi aux jeunes en âge de pré-adolescence de mieux comprendre certains débats de société, de mieux entrer eux et elles-mêmes dans ces débats et d’y intervenir. Le livre de Cécile Benoist et d’Élodie Perrotin est un formidable instrument pour rompre nombre de stéréotypes, pour débusquer bien des discours figés et manipulateurs. La composition claire et le langage simple mais précis, sont un vecteur de lutte contre l’incompréhension source, souvent, de discriminations et de violences.

De plus, grâce à ses mises au point diverses empruntant à l’histoire des mouvements de libération des mœurs, Qui Sont les LGBT? permet au lectorat de se situer utilement, de se reconnaître dans les dénominations et d’acquérir une pensée ouverte aux cultures dont les cultures dominées. À l’heure où la question de la valorisation des valeurs familiales, du « réarmement démographique », de la protection des mineurs, de la défense des dogmes religieux, ne cessent de se développer dans des contextes nationaux les plus divers, sous des emprises soit d’États soit des Églises soit d’institutions idéologiques et culturelles, Qui Sont les LGBT? et le bienvenu ! Alors que des États légifèrent en faveur de la discrimination et de l’homophobie au nom des valeurs traditionnelles à préserver, la question des droits ouverte par le quatrième chapitre trouve une résonnance assourdissante dans l’actualité.

Philippe Geneste