Éluard Paul, Grain-d’aile, illustré par Chloé Poizat, Réunion des musées
nationaux-Grand Palais/Nathan, 2014, 48 p. 14€90
C’est en 1951 que Paul Éluard
(1895-1952) fait paraître ce conte pour enfant. Il l’a écrit en ayant en tête
son illustration par Jacqueline Duhême, qu’il connaissait depuis longtemps
puisqu’il l’avait connue alors qu’elle était encore ouvrière chez Pathé Marconi
(1). Depuis lors, elle avait fait un long chemin comme pionnière dans
l’illustration de la poésie pour enfants. Elle écrit, en effet, dans ses
carnets : « Je reçois une
lettre de Paul et Dominique Éluard qui sont à Saint-Tropez et me disent de
venir avec mes pinceaux pour le livre que Paul va m’écrire » (2).
Cette circonstance d’écriture est importante et explique peut-être les choix
rhétoriques du poète qui s’adresse à l’enfance. En effet, le conte, qui
commence très traditionnellement par « Il
était une fois une petite fille très gentille… », glisse au
merveilleux par l’emboitement incessant des comparaisons par comme. L’effet est une assimilation du
vent à la terre, de l’air au végétal poussant les mots les plus simples vers
une charge de rêve. Plus qu’un univers de correspondances, le conte ouvre à une
fusion des éléments qui capte le désir de voler de l’enfant. Si voler est un
rêve récurrent de l’humanité depuis le fond des âges, Paul Éluard l’associe à
celui de grandir qui nourrit les actes de l’enfance de génération en
génération. Si la petite fille s’enivre de la liberté procurée par sa
métamorphose en oiseau, ses désirs d’interaction avec ses amis, sa famille, la
société, vont l’amener à rompre le charme pour revenir en humaine condition. L’histoire
devient alors une leçon de vie pour l’enfance, sans morale, mais juste en
éprouvant la construction imaginante
d’un univers désiré, bref, en faisant de la lecture une expérience de vie.
Le choix de la comparaison comme
métier à tisser la fiction du conte s’appuie sur un art des formes
grammaticales de l’intensité : très, si, même, tant, aussi, de tout près,
auxquels se joignent de nombreux mots redoublés par un autre de leur famille
immédiate comme cerise de cerisier etc.
Que dire de ce retour à l’enfance
d’Éluard en 1951 qui sera suivi par un autre conte en 1952, L’enfant
qui ne voulait pas grandir ? La réponse est dans le titre
homophonique du vrai nom d’Éluard : Eugène Grindel. Le titre est une
prononciation du nom de celui qui l’écrit, comme l’histoire est le rêve de la
petite fille qui en maîtrise le désir puis sa réalisation. Ce n’est pas
l’irrationnel dont le conte fait l’apologie même si le merveilleux domine. Cela
signifie que l’imagination est une capacité de l’être humain qui peut lui
permettre de construire son réel. Et c’est là que le travail d’illustrations
prend toute son importance. Ce dernier est indétachable de la genèse même du
conte, mais le passage de témoin de Duhême à Poizat s’opère-t-il sans
heurt ? La première réponse est que l’édition originale parue chez Raisons
d’être en 1951 dans la collection au titre soufflé (3) par Éluard, raisins d’enfance avait été ratée à
l’impression, ce qui a pour conséquence, écrit Jacqueline Duhême, que « le si joli texte n’est pas présenté au mieux »
(4), ce qui irritera Éluard. Mais cette réponse éditoriale à la question que
nous posons n’est pas l’essentiel. En effet, on passe d’une illustration naïve
et légère (Duhême) à une histoire en images qui double le récit éluardien. Le
travail de Claire Poizat repose sur le collage avec dessins et photographies,
non sans rappeler Max Ernst, mais avec une originalité propre. Les oiseaux sont
menaçants dans leur identification aux adultes. Le choix des coloris des fonds
photographiques de même que la coiffure de la petite héroïne rappellent la date
d’écriture du conte, mais posent aussi le tourment de l’enfant en proie au
grandissement. Installant un malaise dans le rêve de légèreté du conte,
littéralisant les images verbales utilisées par le conteur, la mise en page
décidée par le travail éditorial use intelligemment des trois-quarts de double
page pour l’illustration avec quelques variantes de pleine page et une double
illustration sur une page. Le texte est l’image restent distinct, ce qui est
juste au vu de l’œuvre graphique de la créatrice et porte haut l’intérêt du
texte pour le transcender encore en un chef d’œuvre pour la littérature
adressée à la jeunesse et bien au-delà.
Alors qu’Éluard et Grindel, le
poète et l’homme, se trouvent réunis par l’ouvrage destiné à la jeunesse,
l’œuvre graphique de Claire Poizat épouse par la fiction qu’elle effeuille
autant qu’elle la file l’intention actualisée du texte. Lire est toujours
relire car on se rappelle du vers d’Éluard « bien vivre est un voyage sans frontière » : justement cet
affranchissement de son propre corps autant que des espaces connus que
recherche « une petite fille très
gentille presque plus gentille que toi » lectrice ou lecteur…
Geneste Philippe
(1) Histoire du livre de jeunesse
d’hier à aujourd’hui en France et dans le monde, Gallimard, 1993, p.90
(2) Duhême Jacqueline, Une Vie en crobards, Gallimard,
2014, 142 p. p.95. – (3) ibid.
p.95 (4) Ibid. p.95